Voyage en Argentine
À bord de l’▶Argentina, 18 juillet 1941
C’était ce qu’il fallait ces musiques, ces orchidées au col des femmes entrevues, ces gerbes ◀de▶ fleurs dans ◀les▶ cabines où sautaient ◀les▶ bouchons ◀de▶ champagne, ces corridors étroits envahis par ◀la▶ foule, et ◀les▶ adieux sur ◀l’▶avant-pont, seul coin désert, entre des paquets ◀de▶ cordage ; et ce départ enfin vers ◀le▶ silence, à minuit, dans ◀la▶ ténèbre chaude. Un vrai départ, déjà dépaysé.
Rien à regarder du pont, sinon dans ◀les▶ hauts draps ◀de▶ brume qui nous serrent, ◀le▶ reflet ◀de▶ nos propres lueurs. Je me suis enfermé dans ma cabine. Je constate que j’y puis écrire sans malaise. Mais je n’ai guère à écrire : je suis trop seul. Et je pense rester seul pendant ◀les▶ dix-sept jours que doit durer ◀la▶ traversée. ◀Les▶ fils qui me liaient aux autres et que ◀les▶ autres ont tirés à l’envi, ils ont cassé pendant que ◀le▶ bateau s’éloignait des mouchoirs et des visages. Le dernier fil, tes paupières ◀l’▶ont coupé en s’abaissant sur des yeux bleus dont je cherchais encore ◀l’▶adieu parmi ◀la▶ foule, refusés…
Un ronron sourd fait vibrer ◀les▶ parois et ◀le▶ plancher ◀de▶ ◀la▶ cabine. ◀Le▶ petit ventilateur pivotant sur son axe promène ◀de▶ gauche à droite, ◀de▶ droite à gauche, une lente caresse fraîche. Je suis seul, en vacance pure. Et pourquoi ne point accepter cette absurde béatitude qui naît parfois ◀d’▶un malheur consommé ? Il y a dans tout échec humain une part inavouable ◀de▶ libération. Avouons-◀la▶, et couchons-nous.
21 juillet 1941, en mer
Nuit des tropiques. Tout à ◀l’▶avant du pont, ◀le▶ vent merveilleusement chaud fait claquer ◀les▶ pans du peignoir sur mes jambes nues, m’embrasse tout entier, m’apaise. Je me sens absolument libre, détaché ◀d’▶hier, prêt à ◀l’▶accueil curieux, ferme et poli, ◀de▶ quelque avenir étranger. Au long souffle appuyé des nuits brûlantes, profond massage, ◀les▶ soucis ◀de▶ naguère se détendent, s’étalent — c’étaient des crispations ◀de▶ ◀l’▶être. Ici, qui est nulle part en pleine mer, sous des étoiles déjà nouvelles, suis-je en train de changer ◀de▶ destin ?
23 juillet 1941, en mer
Je pensais rester seul et je connais tout le monde. Ping-pong avec ce bon ministre belge qui reçoit mes balles dans sa barbe, parties ◀d’▶échecs avec ce baryton viennois ◀de▶ ◀l’▶Opéra ◀de▶ New York, bains ◀de▶ soleil dans un parterre ◀de▶ jeunes déesses américaines, danse aux salons et farandoles sur ◀les▶ ponts, et tout le monde saute dans ◀la▶ piscine illuminée, vers une heure du matin, quand ◀le▶ bar ferme. Une irrésistible euphorie règne parmi notre communauté ◀d’▶inconnus ◀d’▶hier, plongés dans tous ◀les▶ charmes ◀de▶ ◀la▶ paix, incroyablement hors du siècle, et n’y cherchant aucune excuse.
À cette même heure où ◀l’▶orchestre du pont joue ◀la▶ Samba pour des messieurs en smoking blanc et des femmes qui chaque soir montrent une nouvelle robe, — à cette même heure en France, et en Russie… Nous ◀le▶ savons tous. Que sert ◀de▶ comparer ? Quel sens ? Il y a des roses dans ◀les▶ ruines. Des enfants jouent à côté des prisons. L’un subit ◀la▶ torture et ◀le▶ voisin tout en grognant met ses pantoufles. Tel est pris et l’autre laissé. Et ◀le▶ soleil qui se couche ici, au même instant se lève ailleurs. C’est ◀le▶ même soleil. Je pense que si j’étais en prison cette nuit, je n’aurais aucun reproche pour ceux qui dansent. Et ce n’est point que j’aie pris mon parti ◀de▶ ◀l’▶insanité ◀de▶ ◀la▶ vie, mais ◀la▶ ressasser n’arrange rien. D’ailleurs, elle me paraît moins outrageante dans ◀le▶ contraste que je viens de noter que dans ◀la▶ niaise indignation qu’il exciterait probablement chez ceux qui ne sont ni prisonniers ni libres. ◀Le▶ Dandy et ◀le▶ Martyr se comprennent mieux l’un l’autre, qu’ils ne seront jamais compris par ◀les▶ moyens, ceux qui ne risquent rien et qui n’ont rien.
26 juillet 1941, en mer
Je jouais à ◀l’▶appareil à sous, par petites pièces ◀d’▶une dime (10 cents) et je perdais comme ◀de▶ coutume. Mme B… qui survient, m’entraîne à ◀la▶ machine où ◀l’▶on joue par quarters (25 cents). Nous décidons ◀de▶ partager profits et pertes. Je joue deux pièces et gagne cinq dollars. ◀Le▶ soir, elle m’invite à sa table pour une partie ◀de▶ bingo, jeu ◀de▶ hasard. Sur ◀les▶ trois tours, elle en a gagné deux, et nous étions plus ◀d’▶une centaine ◀de▶ joueurs. Or elle n’est pas seulement ◀la▶ personne ◀la▶ plus riche du bateau, mais ◀de▶ son grand pays.
2 août 1941, en mer
Escale à ◀la▶ Barbade, dont je ne savais ◀le▶ nom que par ◀les▶ catalogues ◀de▶ timbres-poste ◀de▶ mon enfance. On nous y montre des maisonnettes coupées en deux du faîte au sol, ◀les▶ moitiés restant séparées par un espace ◀d’▶un demi-mètre : un adultère s’est produit là. ◀Le▶ mari trompé prend sa hache, coupe ◀la▶ maison, rebâtit deux cloisons. ◀Les▶ indigènes sont des métis ◀de▶ nègres et ◀d’▶Hindous importés. Traversée ◀de▶ ◀l’▶île en auto, sous un soleil qui attaquait en piqué. Pendant un kilomètre, il pleut des cordes, et puis cela cesse en quelques secondes, et ◀l’▶attaque solaire recommence. Falaises immenses et striées ◀de▶ tous ◀les▶ rouges ◀de▶ ◀la▶ terre jusqu’au bleu pur, contemplées ◀de▶ ◀la▶ terrasse du cimetière où s’abrite une très vieille chapelle anglicane, sous des flamboyants aux fleurs pourpres.
Escale à Rio de Janeiro, qui décourage ◀la▶ description, plutôt coller ici des cartes postales.
Escale à Santos, et ◀de▶ là, montée dans un petit train ◀de▶ cuivre aux chaises cannées vers São Paulo, à travers des Douanier Rousseau animés ◀de▶ petits singes à derrière bleu. Port ◀de▶ Santos : spectacle fascinant des longues chenilles mécaniques transbahutant des sacs ◀de▶ café par milliers, pendant toute une nuit ◀d’▶insomnie.
Nous entrons dans ◀l’▶hiver du Sud. Sur ◀le▶ pont déserté, un couple passe et repasse à grandes enjambées, c’est Jouvet et Madeleine Ozeray qui viennent ◀d’▶embarquer à Santos.
Encore ◀l’▶escale ◀de▶ Montevideo, demain, puis ce sera ◀l’▶estuaire ◀de▶ ◀La▶ Plata, et Buenos Aires. Je n’ai pas écrit un seule ◀de▶ mes douze conférences. ◀L’▶hiver ramène ses soucis. Mais il est des plus modérés.
4 août 1941, estuaire ◀de▶ ◀La▶ Plata
◀De▶ Montevideo je ne veux noter que ce violet bruni du cirque immense des collines, piquées ◀de▶ villas au soleil, par-dessus ◀le▶ dos gris ◀d’▶un cheval qui broutait ◀l’▶herbe ◀d’▶un marais, près ◀d’▶un cimetière, tandis qu’une amie me disait : « ◀La▶ mort doit être douce à Montevideo… »
Buenos Aires, début ◀de▶ septembre 1941
Un seul gratte-ciel, ◀de▶ vingt étages, mais il fait ◀le▶ profil ◀de▶ ◀la▶ cité, toute blanche, méditerranéenne, sous un ciel au bleu délavé. Buenos Aires est une ville ◀d’▶un grand commerce et plus purement américaine que rien ◀de▶ ce que j’ai vu dans ◀les▶ États-Unis. ◀Les▶ maisons ont des numéros qui indiquent à un mètre près ◀la▶ distance ◀de▶ leur porte au début ◀de▶ ◀la▶ rue : vous pouvez calculer ◀la▶ durée du trajet si vous êtes invité, par exemple, au n° 20 751 ◀de▶ ◀la▶ plus longue artère ◀de▶ cette capitale, qui s’étend sur 25 kilomètres.
Victoria Ocampo, royalement, m’a prêté sa maison ◀de▶ ville où je vis seul, comblé, mélancolique. Grande maison blanche, aux halls jonchés ◀de▶ peaux ◀de▶ vache noire et blanche, et dont ◀les▶ salons cuir et bois sont fleuris ◀de▶ branchages mauves largement évasés devant ◀les▶ hautes verrières. « Vous êtes devenu, dit-elle en me tendant ◀le▶ journal, une rubrique régulière ◀de▶ ◀la▶ Nación ! » Et en effet, il ne s’est point passé ◀de▶ jour qu’on n’y ait publié mon approche, mon arrivée, mes premières impressions, ◀le▶ programme ◀de▶ mes conférences, ce que je vais dire dans ◀la▶ prochaine, ce que j’y ai dit, ◀les▶ discours prononcés au banquet que m’ont offert ◀les▶ écrivains et finalement ce stupide accident — au genou de nouveau, sur un court ◀de▶ tennis — qui va me paralyser pendant quinze jours encore.
Conférences. — Comme aux États-Unis, ne point dépasser ◀l’▶heure. Mais ces Latins ne rient ni ne sourient aux petites plaisanteries ◀d’▶orateur qui amusent si facilement ◀l’▶Américain. Il faut être sérieux et éloquent, devant un premier rang ◀de▶ diplomates, ◀de▶ marquises et ◀de▶ femmes du monde, au-delà desquels je distingue Ortega, et ce grand écrivain que ◀l’▶Europe doit connaître, J.-L. Borgès, et tant d’autres du groupe ◀de▶ Sur, ◀l’▶honneur du Sud…
Avant mes conférences sur ◀l’▶hitlérisme, on a craint que ◀le▶ gouvernement ne m’empêche ◀de▶ parler à la dernière minute. ◀La▶ propagande allemande bat son plein parmi ◀les▶ étudiants, au Jockey Club, et dans certains milieux syndicalistes.
Interdit. — Mon Journal ◀d’▶Allemagne a paru ici en espagnol, augmenté ◀de▶ fragments inédits et ◀d’▶une longue conclusion.
On m’avait parlé à New York, ◀l’▶hiver dernier, ◀de▶ ◀l’▶interdiction récente ◀de▶ ce petit livre non seulement à Paris, par ◀les▶ Allemands, mais par ◀le▶ syndicat français ◀de▶ ◀la▶ librairie ou ◀de▶ ◀l’▶édition (je ne sais plus) dans ◀la▶ zone dont dépend Vichy. J’avais peine à ◀le▶ croire. Hier à dîner, Costa du Rels me dit qu’étant à Nice ◀l’▶hiver dernier, et regardant ◀la▶ vitrine ◀d’▶un libraire, il a vu ce dernier en retirer mes livres. ◀La▶ liste noire venait de paraître88.
◀L’▶Anti-diable. — ◀L’▶avant-veille ◀de▶ ma conférence sur ◀le▶ diable dans notre siècle, un reporter américain avec qui je dînais me proposa ◀d’▶aller voir ◀le▶ directeur ◀d’▶El Mundo, grand journal du soir. Nous entrons à minuit dans son bureau. Il me tend un verre ◀de▶ whisky et une coupure ◀de▶ journal : c’est un article qui doit paraître ◀le▶ lendemain, où ◀l’▶on discute mes idées sur ◀le▶ diable.
— Qu’en savez-vous ? Je n’ai pas encore écrit ma conférence ? Nous savons tout, prenez ce fauteuil.
— Vous en savez en tout cas plus que moi.
— Il se peut. Dans tout ce bâtiment qu’occupent ◀les▶ bureaux ◀de▶ mon journal, on croit au diable et on ◀le▶ connaît, monsieur ! Une fois par mois, il se déchaîne pendant trois jours, et provoque une série ◀d’▶accidents. On ne sait jamais quand cela va commencer, mais ce n’est pas plus ◀d’▶une fois par mois.
— Et que faites-vous ?
◀Le▶ directeur va vers son coffre-fort. Il en sort un objet qu’il jette sur ◀le▶ bureau. C’est une sorte ◀de▶ vis énorme à tête carrée, longue ◀d’▶une douzaine ◀de▶ centimètres, un peu tordue.
— Mon anti-diable ! Dès que ◀le▶ compère est signalé dans ◀la▶ maison, je mets en circulation ◀l’▶objet que vous voyez. Chaque employé doit ◀le▶ toucher et signer ◀la▶ feuille ◀de▶ contrôle. Et sitôt ◀la▶ chose faite, ◀le▶ diable se tient tranquille. On a voulu me proposer des anti-diables plus perfectionnés, une sorte ◀de▶ machine à coudre, entre autres. Eh bien, monsieur, c’était pire que sans rien ! J’ai dû ◀les▶ jeter par ◀la▶ fenêtre.
Il me raconte encore quelques histoires du diable. Je prends congé, nous déjeunerons ensemble, c’est convenu, et j’exprime ◀le▶ souhait ◀de▶ ◀l’▶entendre sur ◀la▶ politique du pays, et ◀la▶ campagne antifasciste qu’il mène avec un beau courage.
— Non, monsieur, je ne crois pas, je regrette… Nous parlerons encore du diable. C’est ainsi. Entre nous, rien n’est plus important !
Dans un taxi, ◀la▶ nuit. — Madeleine Ozeray (◀d’▶une voix angélique) : « Quel beau sujet, ◀le▶ diable ! C’est mon personnage préféré. » Jouvet (◀l’▶œil diabolique) « C’est curieux, moi, j’aime mieux ◀les▶ anges… »
Nueva Helvecia. — Dans ◀la▶ pampa à quelques heures ◀de▶ Buenos Aires, c’est une ville ◀de▶ 5000 habitants, presque tous fils ou petits-fils ◀de▶ Suisses. On m’y reçoit dans une très vaste halle décorée ◀d’▶écussons ◀de▶ nos vingt-deux cantons, je serre ◀les▶ mains ◀les▶ plus énormes et calleuses que j’ai jamais touchées, et ◀le▶ banquet commence incontinent. Nous sommes une bonne centaine, assis à trois longues tables qu’on a dressées sur des tréteaux. ◀Le▶ doyen ◀d’▶âge, auprès duquel je me vois placé, m’exhibe son acte ◀de▶ naissance : il vient de ◀la▶ commune ◀de▶ Saint-Gothard (j’ignorais qu’il y eût un village ◀de▶ ce nom-là) où il est né en 1847. Nous nous comprenons par sourires, aidés des quelques mots ◀de▶ schwyzer dütsch dont ◀le▶ séjour ◀de▶ Berne m’a enrichi. Sans relâche, mon assiette se remplit ◀de▶ quartiers ◀de▶ viande ◀de▶ cinq ou six espèces, qu’on rôtit à ◀la▶ braise dans une cour : cela s’appelle un asado. On en mourrait sans ◀le▶ maté que ◀l’▶on se passe autour de ◀la▶ table et dont on suce ◀de▶ petites gorgées brûlantes et très amères, entre deux rounds.
À quelque distance ◀de▶ ◀la▶ ville, à San Geronimo, autre colonie suisse, j’avais vu ◀la▶ sortie ◀d’▶une école ◀de▶ campagne : ◀les▶ enfants se hissaient légèrement sur ◀de▶ petits chevaux à cru — deux ou trois enfants par cheval, chacun serrant ◀les▶ bras ◀de▶ l’autre et partaient au galop dans toutes ◀les▶ directions, à grands coups ◀de▶ baguette et grands rires.
Estancias près de Mar del Plata. — ◀La▶ voiture nous suivra ◀de▶ loin. Devant nous, une allée ◀d’▶eucalyptus, quatre rangs ◀de▶ chaque côté, pendant des kilomètres. Puis ◀la▶ voûte noire et surbaissée ◀d’▶une allée ◀de▶ lambercianas. À droite et à gauche, des bosquets ◀de▶ mimosas en fleurs, hauts comme des chênes ◀d’▶Europe, dômes ◀de▶ parfums, et des forêts où quand je claque des mains des vols ◀de▶ perroquets s’enlèvent en criant. Milliers, centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶arbres (deux millions à ◀la▶ Armonia) et qui furent plantés un à un dans ◀la▶ pampa rase et venteuse où rien ne pousse naturellement que ◀l’▶herbe grise. ◀La▶ maison ◀de▶ maître se découvre enfin, isolée dans ces immensités, au milieu d’une clairière ◀de▶ pelouses, et c’est tantôt une longue bâtisse à ◀l’▶argentine aux murs jaunes et très basse (on ◀la▶ prolonge sur ◀les▶ ailes quand ◀la▶ famille s’agrandit) ; tantôt une résidence ◀d’▶été américaine, moderne et blanche ; ou comme Chapadmalal, où nous arrivons aujourd’hui, un château anglais entouré ◀de▶ terrasses et ◀de▶ jardins à ◀la▶ française, statues, pièces ◀d’▶eau et boulingrins. ◀Le▶ ciel est sombre et bas à ◀l’▶horizon des perspectives tapissées ◀de▶ hauts mimosas. C’est ◀l’▶hiver et ◀les▶ maîtres sont absents. Mais ◀la▶ porte s’entrouvre à notre approche. Des domestiques circulent sans bruit. Deux grands feux ◀de▶ cheminée brûlent dans ◀le▶ sombre hall, reflétés sur ◀de▶ lourds vieux meubles et dans ◀l’▶argent des coupes et trophées ◀de▶ concours. Des gants blancs nous servent ◀le▶ thé dans un silence fantomatique.
Signons, ce sera poli, dans ◀le▶ livre des hôtes ◀de▶ Mme Martinez de Hoz, au-dessous de Windsor et du tsar des Bulgares.
L’autre jour, sous ◀les▶ eucalyptus géants ◀de▶ ◀la▶ Armonia, V…, prise ◀d’▶un accès ◀d’▶enthousiasme, m’a broyé ◀le▶ bras pour me forcer à crier avec elle ◀d’▶admiration. Elle me croyait indifférent, et j’étais simplement envoûté.
Société. — Pour être plus espagnole ◀d’▶origine que n’est anglo-saxonne celle des États-Unis, ◀la▶ société d’ici n’en compte pas moins bon nombre ◀de▶ noms italiens, anglais, français ou germaniques. Trente à quarante familles tiennent ◀le▶ haut du pavé et sont ◀la▶ société ◀de▶ Buenos Aires. Elles possèdent des domaines infinis, peuplés ◀de▶ bœufs qui nourrissent ◀l’▶Angleterre, et dont elles vivaient à Paris et dans tous ◀les▶ palaces européens. C’est pourquoi ◀l’▶événement mondain ◀de▶ ◀la▶ saison est ◀l’▶Exposition agricole, où ◀l’▶on peut voir ◀les▶ taureaux ◀de▶ concours amenés dans ◀la▶ capitale ◀de▶ toutes ◀les▶ grandes estancias. Certains sont si lourds que leurs pattes n’arrivent pas à ◀les▶ supporter : on leur glisse sous ◀le▶ ventre une large pièce ◀de▶ bois sur laquelle ils reposent leur masse. Leur dos est droit comme ◀l’▶horizon ◀de▶ ◀la▶ pampa, ◀de▶ ◀la▶ naissance des cornes à celle ◀de▶ ◀la▶ queue.
◀L’▶origine agricole ◀de▶ la plupart des fortunes argentines, quoique bien proche, n’est pas sensible dans ◀les▶ mœurs ◀de▶ ce pays comme elle ◀le▶ fut longtemps en France, et ◀le▶ reste encore dans ◀l’▶aristocratie des Allemagnes et ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale. Rien de plus citadin, de plus cosmopolite, que ◀les▶ femmes des estancieros, toujours si strictement vêtues ◀de▶ noir et blanc, et qui prêtaient au Paris ◀d’▶avant-guerre ses plus élégantes Parisiennes.
Gratin sans titres ◀de▶ noblesse, sauf par alliances. ◀Le▶ divorce étant interdit, ◀les▶ femmes s’arrangent — et ◀les▶ maris aussi — avec un minimum ◀d’▶hypocrisie qui passerait dans ◀le▶ Nord pour du cynisme ; mais ce qui ferait scandale à Washington, ici se dissout en potins. ◀L’▶on ne voit que des couples corrects. ◀D’▶où ◀le▶ raffinement ◀de▶ ◀la▶ vie sociale, ◀la▶ subtilité des propos, et ce mélange ◀de▶ secrets tortueux et ◀de▶ coups ◀d’▶audace insolente, ◀de▶ réserve polie et ◀de▶ muflerie très exactement calculée, qui reproduit parfois ◀le▶ bon style espagnol. ◀D’▶où ◀l’▶importance aussi des affaires ◀de▶ ◀l’▶amour, cette chose dont il n’est ‘même pas vrai qu’elle ne soit qu’une bagatelle », comme soupirait ◀le▶ vieux Casanova, que je relis avec plaisir dans ce milieu pseudo-napolitain du xviiie .
◀La▶ tête en bas. — ◀L’▶hémisphère sud est incroyablement moins peuplé que ◀le▶ nord : on n’y trouve guère d’autres terres que ◀l’▶Australie, ◀l’▶Afrique du Sud, et ◀l’▶Argentine, portant une faible densité humaine. Dans ◀l’▶ensemble du monde, ◀le▶ Nord domine, et ses coutumes font ◀la▶ norme. C’est pourquoi ◀le▶ renversement des saisons paraît si confondant dès que nous dépassons ◀le▶ tropique du Capricorne. Ici, Noël tombe en été, ◀le▶ Midi est plus froid que ◀le▶ Nord, ◀les▶ voitures circulent à gauche, et au lieu de dire au téléphone : Allô, on dit : Olla ! Il y a là quelque chose ◀d’▶important. Que ◀le▶ Nord domine, voilà qui signifie que ◀la▶ science domine sur ◀l’▶émotion, ◀la▶ logique sur ◀l’▶astuce vitale, ◀la▶ pensée discursive sur ◀l’▶intuition, et ◀la▶ culture du sentiment sur celle des sensations. Un jour ce qui est « en bas » remontera violemment, et ce qui est « en haut » s’épuisera. Alors ◀le▶ Sud aura sa revanche, comme ◀la▶ Femme sur ◀le▶ monde des hommes.
Suramérique. — Ce terme pourrait désigner ◀le▶ continent américain du Sud, puisque sud se dit sur en espagnol, mais il évoque ◀la▶ qualité super-américaine ◀de▶ ces pays, pourtant latins et catholiques ◀d’▶empreinte.
Il semble qu’ici, plus encore qu’au Canada et aux États-Unis, ◀la▶ terre soit vierge, et qu’elle impose à ◀l’▶homme tous ◀les▶ vertiges ◀de▶ ◀l’▶imagination sur table rase. Et ◀le▶ mélange des races, qui se limite au nord à un brassage des nationalités ◀d’▶Europe, devient au sud un véritable croisement entre ◀les▶ Blancs et ◀les▶ Noirs au Brésil, ◀les▶ Blancs et ◀les▶ Indiens, et même ◀les▶ Jaunes sur ◀la▶ côte du Pacifique. Seule ◀l’▶Argentine fait exception, n’ayant ◀de▶ nègres que ◀les▶ boxeurs américains ◀de▶ passage, et deux petites tribus indiennes qui sont plutôt des Esquimaux fort jaunes, perdus dans ◀le▶ sud et dont ◀l’▶existence même est contestée par ◀les▶ nationalistes virulents. Un dernier trait : ◀le▶ gaspillage américain atteint ici son paroxysme. Mais c’est nous qui ◀l’▶appelons gaspillage. Pour eux, c’est un usage normal ◀de▶ ◀l’▶abondance.
Ici, comme aux États-Unis, mais plus encore, ◀les▶ bonnes manières veulent que bien loin de vider proprement son assiette, ainsi qu’on ◀l’▶inculquait à notre enfance, on ◀la▶ laisse remplie aux trois quarts quand ◀le▶ domestique vient ◀la▶ changer, et que ◀les▶ plats repartent abondamment chargés.
Je disais à José, ◀le▶ maître d’hôtel :
— Quand je suis seul, pourquoi faites-vous ces plats énormes ?
— Ah ! me dit-il, si Monsieur avait vu, du temps des parents ◀de▶ Madame ! Nous ne faisons que pour une personne, mais dans ce temps-là, c’était pour vingt par jour, qu’il y eût des invités ou non.
10 octobre 1941
Mon séjour se prolonge dans ◀l’▶attente ◀d’▶un visa ◀de▶ retour aux États-Unis. Téléphoné ce soir à Jovita B… « Je m’ennuie, je m’énerve, n’auriez-vous pas une estancia, pas trop loin d’ici, pour huit jours ? ».
Rien de plus facile. Sa voiture viendra me prendre à ◀l’▶aube, pour me conduire à trois-cents kilomètres seulement ◀de▶ ◀la▶ ville. J’aurai deux chevaux, deux autos, une cuisinière française envoyée tout exprès, et ◀l’▶ample solitude ◀de▶ ◀la▶ pampa.
Estancia ◀de▶ Los Cerillos, 15 octobre 1941
◀Le▶ seul moyen ◀de▶ connaître un pays, c’est ◀d’▶y rester plus longtemps qu’on ne pensait. Car on ne connaît que par ◀le▶ gaspillage, — ici du temps, ailleurs des efforts malheureux, ailleurs encore des êtres et ◀de▶ ◀l’▶émotion qu’ils causent, et partout en quelque manière ◀de▶ sa vie même.
Vous ne connaîtrez jamais ◀le▶ pays où vous n’avez pas manqué ◀le▶ train, ni rien perdu, pas même votre chemin. Et cela vaut aussi pour ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶âme. Toute connaissance naît ◀d’▶une perte, donc ◀d’▶une dépense volontaire ou forcée, et ◀la▶ plus haute naît ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ soi-même, quand on ne peut plus se retrouver qu’en Dieu. (Quand on est rapporté à ◀l’▶Éternel.)
Sur un horizon ◀d’▶incendie, ce cheval au galop monté par un gaucho tout noir, c’est ◀l’▶Argentine des cartes postales, mais c’est ◀la▶ vraie. Il vient de passer ◀le▶ portail comme sans ◀le▶ voir, ◀le▶ cheval au pas ayant poussé ◀le▶ battant ◀d’▶une patte. Il a levé ◀la▶ main au sombrero : « Buenas tardes, muy sefior » comme sans me voir, mais je ne me suis jamais senti mieux salué.
◀Le▶ ciel entier est une Voie lactée entre ◀les▶ branches véhémentes et ◀les▶ troncs nus des grands eucalyptus. Grappes ◀d’▶étoiles blanches dans ◀les▶ plumets déchiquetés par ◀le▶ vent tiède. Couché sur ◀l’▶herbe, je sens vivre une terre étrange, plus jeune et plus ancienne qu’aucune autre. Galop ◀d’▶un cheval invisible…
Homme infime, ivre ◀d’▶existence pure et seule, tombé du ciel comme un aérolithe dans ces plaines du bout du monde, menu point de vue éphémère sans plus de trajectoire prévisible, que fais-tu ? Tu as compris simplement que ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶homme qui peut se lever, qui peut marcher, est un miracle. Tu te lèves et tu rentres tranquillement par cette porte-fenêtre ouvrant sur ◀la▶ prairie.
◀La▶ maison très longue et très basse — une enfilade ◀de▶ chambres accolées comme ◀les▶ pièces ◀d’▶un jeu ◀de▶ dominos — dort au flanc ◀d’▶une légère ondulation ◀de▶ ◀la▶ pampa. Tout auprès, ◀le▶ vieux ranch ◀de▶ Rosas, couvert ◀de▶ chaume et, sans nul doute, hanté par ◀les▶ victimes du célèbre tyran. ( C’était lui qui forçait ◀les▶ femmes du monde ◀de▶ Buenos Aires à galoper sur des balais, en grande toilette, dans ◀la▶ cour ◀de▶ sa résidence. Lui, au milieu du cirque, faisait claquer son fouet.)
En débouchant ◀de▶ ◀la▶ grande allée des lambercianas, devant ◀la▶ plaine, je me sens retenu par une barrière ◀de▶ fil ◀de▶ fer que je n’avais pas remarquée. Plusieurs centaines ◀de▶ vaches, au bruit léger, ont tourné ◀la▶ tête vers moi, et me regardent immobiles. Très longtemps. Jusqu’à ce que je m’en aille.
Accompagné ◀le▶ jeune intendant suisse — c’est un cavalier consommé — chez ◀les▶ institutrices qui tiennent ◀l’▶école ◀de▶ ◀l’▶estancia. Ces jeunes filles nous ont accueillis avec une aimable réserve, un maté et des disques ◀de▶ jazz. L’une est une Argentine noire, l’autre une Irlandaise aux yeux pâles. Elles habitent un cottage minuscule et fleuri, non loin des bâtiments ◀de▶ ◀la▶ laiterie. Là règne, parmi ◀les▶ machines ◀les▶ plus modernes et ◀les▶ baquets sonores, un Mexicain aux grandes bottes noires, à ◀la▶ courte veste brodée, brutal et beau. ◀Le▶ Suisse voudrait épouser ◀l’▶Irlandaise, mais c’est visiblement ◀l’▶Argentine qui ◀l’▶aime. ◀Le▶ Mexicain tuera quelqu’un. ◀Les▶ peones n’auront rien vu. Petit roman américain.
Au retour ◀d’▶une promenade lointaine dans ◀les▶ allées ◀d’▶eucalyptus traversées par ◀le▶ vol onduleux et soyeux ◀d’▶oiseaux jaunes aux très longues queues, j’ai trouvé ◀l’▶asado préparé sur ◀la▶ pelouse : un agneau grillé à ◀la▶ broche, et dont ◀le▶ jus gouttait sur ◀le▶ gazon. Accroupis et armés ◀de▶ grands couteaux, ◀l’▶intendant, un péon et moi, nous découpions ◀de▶ larges tranches juteuses qu’il faut tenir à deux mains pour y mordre à pleine bouche. Après quoi je me suis endormi à ◀l’▶ombre des ombus et des mandariniers.
Plus tard, nous sommes partis pour ◀les▶ lagunes, à l’autre extrémité ◀de▶ ◀l’▶estancia. Vingt kilomètres ◀de▶ cahots sur des pistes ◀de▶ terre noire, puis à travers des pâturages ◀d’▶un vert violent, sous un ciel en partie voilé ◀d’▶une mauve et grisâtre nuée, en partie clair, ◀de▶ ce bleu délavé et comme déteint particulier à ◀l’▶Argentine. Des veaux bavants, des chevaux fous s’enfuyaient à droite et à gauche, et des cigognes nous accompagnaient. Une nuée ◀de▶ mouettes éclatantes et criardes attaquaient ◀le▶ sillage ◀d’▶une charrue, picorant ◀les▶ vagues ◀de▶ terre fraîche, comme je ◀les▶ avais vues raser ◀les▶ vagues brunes soulevées par notre bateau dans ◀l’▶estuaire ◀de▶ ◀la▶ Plata.
Et je suis demeuré pendant des heures, fasciné, devant ◀la▶ lagune ◀de▶ Maïpo, jusqu’à ce que ◀le▶ soleil couchant ait flambé ◀les▶ plumets des roseaux.
C’est un marécage infini, coupé ◀de▶ rivières et ◀d’▶îlots, où ◀les▶ oiseaux par milliers se rassemblent (mon guide prétendit m’en nommer quelques douzaines ◀d’▶espèces différentes). Tout cela faisait ◀de▶ loin une immense et confuse rumeur. En approchant, ◀l’▶on distinguait une incroyable variété ◀de▶ cris. Sifflets des râles, caquets des agamis, crécelles et trilles ◀de▶ clavecin fêlé des jacanas, hululements, crissements ◀de▶ verre cassé, déchirements ◀de▶ soie grège ◀d’▶un vol dans ◀les▶ roseaux, fouillis ◀d’▶instruments qui s’accordent : où sont ◀les▶ mots capables ◀d’▶évoquer ce vacarme innombrable au ras des eaux ? ◀Les▶ jabirus dits tou-you-you gloussent leur nom. ◀Les▶ poules ◀d’▶eau noires se chamaillent brusquement dans une bagarre ◀de▶ plumes éclaboussées. Des cigognes décollent après trois sauts et planent longuement sur ◀les▶ rives coassantes. Très haut, des compagnies croisent et se poursuivent dans un criaillement suraigu, virent et se posent toutes à la fois parmi ◀les▶ canards en panique, ◀les▶ hérons fins et blancs ◀de▶ toutes tailles, ◀les▶ teros, ◀les▶ teros reales, ◀les▶ huppes, ◀les▶ compagnies ◀de▶ perdrix qui partent en claquant des ailes avec un bruit ◀de▶ castagnettes, ◀les▶ cuervos au long bec recourbé, pareils aux sorcières anguleuses des tapisseries javanaises, ◀les▶ chajas qui ont des corps ◀d’▶autruches mais des têtes ◀de▶ vautours sur des cous déplumés, ◀les▶ chamauzos au vol ◀de▶ buse, qui nettoient ◀les▶ charognes en une nuit et laissent au bord des routes ces grands squelettes blanchis, seuls ornements des grises étendues.
Dans ◀les▶ brumes dorées ◀le▶ soleil s’enlisa, tandis que s’apaisait ◀la▶ rumeur primitive, au ras des prairies nues et des eaux populeuses où semblaient se mêler encore plusieurs jours ◀de▶ ◀la▶ Création.
Buenos Aires, fin ◀d’▶octobre 1941
Notes pour un reportage éventuel :
1. ◀La▶ féodalité agricole des cinquante familles maintient ◀les▶ peones à un niveau très bas. (« Ce sont eux-mêmes qui refusent ◀les▶ améliorations que nous leur proposons. Ils sont heureux dans leur état. ») Le premier meneur venu ◀les▶ ferait se révolter.
2. Des trusts anglo-saxons et italiens (parfois allemands en réalité) se partagent ◀l’▶industrie et ◀le▶ grand commerce.
3. ◀La▶ Constitution, parfaite sur ◀le▶ papier, ne joue pas : ◀la▶ fraude et ◀le▶ clergé réactionnaire sont ◀les▶ plus forts.
4. ◀Le▶ vice-président du Jockey ayant proposé que je donne une conférence dans ◀les▶ salons du club, ◀le▶ président juge prudent ◀d’▶y renoncer, un tiers des membres étant, croit-il, amis ◀de▶ ◀l’▶Axe. Ils sont prêts à soutenir un coup ◀d’▶État fasciste (au nom de ◀l’▶ordre) et je pense qu’ils en seront comme ailleurs ◀les▶ victimes.
5. On me parle tous ◀les▶ jours du coup ◀d’▶État que médite et prépare ◀le▶ général Justo, dernier espoir des démocrates. C’est pour ◀la▶ semaine prochaine, depuis des mois.
6. J’estime que ◀le▶ seul coup ◀d’▶État qu’il faut prévoir sera fait par ◀les▶ colonels. Il serait vain ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀le▶ qualifier ◀d’▶avance en termes européens ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche. Il prendra ◀l’▶argent du Jockey pour armer ◀les▶ faubourgs contre ◀les▶ libéraux.
7. ◀La▶ propagande américaine (du Nord) me paraît travailler à contre-fins. Sous ◀le▶ prétexte sacro-saint ◀de▶ ne pas s’immiscer dans ◀les▶ affaires locales, elle se borne à ◀l’▶exportation ◀de▶ films, ◀de▶ vedettes et ◀de▶ brochures sur Roosevelt et ◀la▶ démocratie. C’est assez pour que ◀les▶ nationalistes parlent ◀d’▶une invasion yankee. Deux croiseurs et un porte-avions dans ◀le▶ Rio de la Plata ne feraient pas pire effet, — bien au contraire.
8. ◀Les▶ libéraux donnent tous ◀les▶ signes ◀de▶ cet optimisme sceptique des vieux routiers ◀de▶ ◀la▶ politique, qui ◀les▶ a perdus en Espagne, en Italie, en Allemagne, et en France.
2 novembre 1941, en rade ◀de▶ Buenos Aires
J’ai retrouvé ◀l’▶Argentina, presque désert, et ses stewards qui me rappellent notre croisière du mois ◀d’▶août, mais ◀les▶ temps ne sont plus ce qu’ils étaient.
Mon séjour a pris fin dans un feu ◀d’▶artifice ◀de▶ fêtes champêtres et citadines. C’était ◀le▶ printemps, San Isidro, ◀la▶ roseraie qui s’ouvre au pied des barrancas sur ◀le▶ Rio calme et violet. Parfums, douceur humide ◀de▶ ◀l’▶air et des branchages, une sorte ◀de▶ magnificence lente, romantique et voluptueuse…
Minuit. ◀Les▶ machines ronronnent. ◀Le▶ petit gratte-ciel du Retiro va disparaître. Un dernier orage rougeoie dans ◀la▶ direction du Tigré. Nous montons vers ◀l’▶hiver américain.
7 novembre 1941, en mer
Saudades do Brazil ! Mélancolie ◀de▶ Rio de Janeiro. Je ◀l’▶avais éprouvée jusqu’au malaise, en août. Cette fois-ci, ◀le▶ départ s’est passé comme en rêve.
On déjeune tard dans ◀les▶ pays du Sud. C’était au-dessus ◀de▶ ◀la▶ ville, dans ces collines pointues, frisées ◀de▶ pins, ◀de▶ palmiers et ◀de▶ cascades, comme on en voit aux tapisseries et aux peintures murales du xviiie . Soudain j’ai remarqué ◀l’▶heure et renversé ma chaise en prenant congé du ministre. Dans ◀les▶ rues fort étroites ◀de▶ ◀la▶ ville basse, tout encombrées ◀de▶ trams, ◀d’▶autos et ◀de▶ parapluies, — une exaltante averse tropicale dominait ◀la▶ situation — ◀la▶ voiture avançait lentement. Je bondis vers ◀la▶ douane, je ◀la▶ force, je patauge dans ◀les▶ flaques du quai, j’entends mon nom crié du pont lugubrement au mégaphone, je gravis ◀la▶ passerelle, on ◀la▶ relève à la seconde où mes pieds ◀la▶ quittent. Déjà ◀le▶ bateau décolle son flanc du quai. Des œillets volent et tombent dans ◀l’▶eau noire. C’est une jeune fille aux bras menus qui, du pont, mais en vain, voudrait atteindre un groupe ◀d’▶amis qui disent adieu. L’un après l’autre ◀les▶ œillets lancés tombent dans ◀l’▶abîme qui s’élargit. Elle tient ◀la▶ gerbe bien serrée dans son bras gauche, elle est très belle et va pleurer. C’en est trop. Je lui arrache une poignée ◀de▶ fleurs et d’un seul coup j’atteins ◀le▶ but. Alors elle s’est retournée vers moi, m’a posé toute ◀la▶ gerbe dans ◀les▶ bras, puis s’est enfuie.
C’est une danseuse, me dit ◀le▶ chef steward, ◀la▶ plus célèbre du Brésil, qui s’en va courir ◀l’▶aventure ◀d’▶un fabuleux contrat ◀de▶ Hollywood.
17 novembre 1941
Premières falaises ◀de▶ ◀l’▶Hudson, au bas d’un ciel tout propre et dur, ô pureté ◀de▶ ◀l’▶air nordique, exactitude du regard ! Dur est ce continent, et ◀la▶ vie qui m’y attend — je ◀l’▶ai connue tout juste assez pour ◀le▶ savoir. Maintenant j’y entre pour ◀de▶ bon.