Intermède douanier
Après avoir été interrogé pendant une heure par deux fonctionnaires avides de▶ mes « impressions » ◀d’▶Argentine, je suis libéré bon dernier, et je sors du bateau par une petite passerelle ◀de▶ service, la grande ayant été retirée.
Mes valises sur le quai, sous la lettre R. Non, rien à déclarer… C’est ce qu’ils vont voir ! Un douanier avise ma valise ◀de▶ manuscrits. Tiens, tiens, tiens ! Des textes en français et en anglais, des livres en espagnol et en allemand… Curieux. Suspect. Intolérable !
— Que faites-vous ?
— Je suis écrivain.
— Qu’écrivez-vous ?
— What kind of philosophy ? (Quelle sorte ◀de▶ philosophie ?)
— Heu… ◀de▶ la philosophie… existentielle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Eh bien, vous savez ce que c’est que la philosophie, puisque vous me demandez quelle espèce. Vous savez ce que c’est que l’existence ? C’est ◀de▶ quoi je m’occupe.
C’en est trop pour cet Irlandais. Il fait signe à trois agents « en bourgeois », qui s’approchent les mains dans les poches ◀de▶ leur pardessus beige, l’air fermé. Chacun ◀de▶ ces messieurs opère une prise au hasard dans mes manuscrits. Puis ils s’éloignent, tenant mes pages ◀de▶ toutes formes et couleurs entre deux doigts, feignant ◀de▶ les lire — probablement à l’envers, comme les jurés dans Alice au pays des merveilles — hochant la tête et crachant par terre. Le résultat ◀de▶ leur examen m’est carrément défavorable. Ils m’emmènent dans une baraque ◀de▶ police où l’on appose des scellés sur ma valise. Ils m’annoncent qu’elle est confisquée. Quant à moi ils me relâchent mais ils m’auront à l’œil.
Il m’a fallu dix jours, à raison ◀d’▶un bureau par jour, pour rentrer en possession ◀de▶ mes conférences, lettres, journaux intimes, coupures ◀de▶ journaux, carnets ◀d’▶adresses, manuscrits et livres. On m’a d’ailleurs rendu la valise scellée. Personne n’avait eu le temps ◀de l’ouvrir.