Solitude et amitiés
New York, 22 novembre 1941
Ainsi le thème de▶ la solitude m’est donné, par cette chambre ◀d’▶hôtel, dirons-nous. (Comme une tranchée peut signifier la guerre, sinon ses causes.)
J’ai retrouvé du moins New York glaciale et belle, ce bleu ◀de▶ poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges le matin, ce bleu ◀d’▶ombre ◀de▶ brique au puits des rues luisantes, dos longs ◀d’▶autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de l’asphalte, et le vent fou ! Si le détail est laid, voyez l’ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n’y a qu’à s’oublier dans l’énergie fusante ◀de▶ cette capitale du matin.
28 novembre 1941
Rêve ◀de▶ la liberté. — Au Cosmopolitan Club une dame me dit :
— Si cet Hitler gagnait la guerre, pensez-vous que notre vie américaine en serait vraiment fort changée ?
— Madame, il faudrait tout un livre pour essayer ◀de▶ vous répondre. Si toutefois vous posez sérieusement cette question…
J’allais me fâcher. Le mari intervient :
— Donnez-moi d’abord un article sur ce sujet, pour ma revue.
L’offre est tentante, la revue tirant à cinq millions. J’ai essayé pendant une heure ou deux, mais non.
Ils veulent des faits, et certes il serait facile ◀d’▶en imaginer des centaines en s’inspirant ◀de▶ ce que l’on sait ◀de▶ l’Europe occupée par Hitler, mais aucun fait qu’on puisse énumérer ni leur ensemble ne me paraît bien convaincant. Si je leur dis qu’Hitler interdirait leur jazz, persécuterait leurs juifs, étatiserait leur industrie, supprimerait la presse libre et la radio privée, ils se demanderont s’il vaut la peine ◀de▶ se faire tuer pour cela, ou à l’inverse, mais pire encore, ils croiront que le jazz, la libre concurrence, et la radio, sont des choses assez importantes pour qu’on se fasse tuer pour elles. Dans les deux cas, l’article serait nuisible. C’est qu’il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀de▶ faits, il s’agit du sens ◀de▶ la vie. Hitler, peut-être, ne changerait pas grand-chose aux faits ◀d’▶une existence déjà standardisée. Si personne ne lui résistait, il n’y aurait pas même ◀de▶ tortures. Mais quand tout serait pareil à leur vue, tout serait changé ◀d’▶une manière indicible…
Ici remonte en moi le souvenir ◀d’▶un rêve que j’eus en 1939, un peu avant de quitter Paris. (Je l’ai noté.)
Je me tiens au carrefour Médicis et je regarde cette partie du boulevard Saint-Michel qui monte vers l’Observatoire. Elle est déserte et sombre. Pas un seul réverbère allumé. Et je comprends que jamais plus je ne pourrai remonter cette rue. C’est tout, mais c’est l’enfer, c’est l’horreur absolue. Il faut fuir, et je me réveille89.
Je n’ai rien ◀d’▶autre à dire à mes amis d’ici. Vous marcheriez le long de vos rues habituelles et vous marcheriez dans l’angoisse. Que me manque-t-il ? Où manque-t-il quelque chose ? Ah ! mais que se passe-t-il donc ? Il ne se passe rien. Il manque seulement un je ne sais quoi dans l’air, en vous, dans la démarche des passants, et voilà l’épouvante et l’horreur. Mais criez donc ! Que quelqu’un crie ! C’est un cauchemar !
Il manque seulement cette chose très vague, la liberté, et cette fois-ci, vous ne pouvez pas vous réveiller.
7 décembre 1941
Une fois encore… — J’étais à la campagne avec un couple ami qui cherchait une maison à vendre, et dans une ferme où nous entrons pour quêter quelque information, on nous dit : « Pas la peine, c’est la guerre. Les Japonais attaquent à Pearl Harbor. Nous venons de l’entendre à la radio. »
Une fois de plus, la vie qui change, un autre avenir qui s’ouvre et qui bée sur la nuit. Je connais la cérémonie.
Mes amis s’étonnaient ◀de▶ mon calme. Que voulez-vous, je me sens tellement plus vieux que vous, étant un jeune Européen. Le « premier jour ◀de▶ guerre » pour nous, c’est déjà presque une routine… 1er août 1914, 2 septembre 1939. L’alerte ◀de▶ Munich, aussi. Et quel jour sommes-nous aujourd’hui ? Eh bien ce sera le 7 décembre ◀de▶ 1941. Si vous voulez savoir comment les choses se passent, allons ce soir, en rentrant à New York, à la gare ◀de▶ Pennsylvanie.
Nous y fûmes. La bannière étoilée pendait immensément du dôme perdu dans l’ombre, deux orchestres alternaient des marches nostalgiques, et des centaines ◀de▶ soldats tenaient chacun une femme et la regardaient longtemps. C’étaient ceux qu’on voyait, parce qu’on s’attend à les voir en pareille occasion. Mais il y en avait beaucoup d’autres, solitaires, au regard lointain. Et je pensais en les regardant à tous les drames intimes et sans issue que la guerre vient suspendre et annuler. À tous ceux pour lesquels ce coup ◀de▶ gong du destin ouvre le champ ◀d’▶une course nouvelle, rend une espèce ◀de▶ liberté qu’ils ne pouvaient pas même imaginer la veille… Qui sait si la guerre n’arrange pas autant ◀de▶ situations sans espoir qu’elle n’en crée ?
Washington, 11 décembre 1941
Manchette énorme ◀d’▶un journal du matin :
Hitler déclare la guerre aux US
Cela tient presque toute la page, et au-dessous, en petits caractères :
Moi aussi ! dit Mussolini.
L’autre soir, à dîner chez la comtesse di Martino, née von Kleist, avec le Secrétaire Assistant du Département ◀d’▶État, Dean Acheson, deux ambassadeurs et d’autres personnages officiels. Propos sérieux, nulle trace ◀d’▶excitation, peu ◀d’▶allusions à l’événement. Au dessert, on apporte une radio, et dans un grand silence nous avons écouté le discours ◀de▶ Roosevelt sur la déclaration ◀de▶ guerre. Un ton si maîtrisé, si simple, presque trop distingué, m’a-t-il semblé. Et à la fin nous nous sommes tous levés, émus, pendant qu’on jouait le Star-Spangled Banner. Je me croyais dans un roman ◀de▶ Dos Passos sur l’autre guerre.
Fin décembre 1941, 5 West 16th Street, New York
Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village90, au haut ◀d’▶une vieille maison ◀de▶ pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.
Un plancher bleu foncé, les murs ◀d’▶un blanc rosé, et la moitié du plafond incliné est en vitrage, noir la nuit, strié ◀de▶ joints blancs. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. Juste en face, le haut building ◀d’▶une imprimerie. Plus à droite, je domine le toit plat, formant terrasse, ◀d’▶une maison ◀de▶ trois étages qui est un couvent. Les nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a pas ◀de▶ barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas ◀de▶ trop et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne.
1er janvier 1942
Au lieu de faire chez moi le bilan ◀de▶ l’an passé, passé la nuit dehors et voici son bilan.
Trois parties dans des mondes bien tranchés. Chez des Français d’abord, récemment émigrés, et qui avaient encore à découvrir la joie ◀d’▶être un million dans la fosse ◀de▶ Times Square. Je les ai laissés courir, tout excités, vers cet énorme malaxage pas à pas ◀de▶ braillards coude à coude, ventre à derrière, et soudain bouche à bouche sur le coup ◀de▶ minuit.
(Pour moi, cette heure, parenthèse hors du temps, dans un silence murmurant et des chants sous une voûte apaisante.)
Puis à Gramercy Park chez Max et Marion A… Conversations tranquilles par petits groupes. Les Maritain, le comte Sforza, Fernando ◀de▶ los Rios (ancien ministre ◀de▶ la République espagnole), Dorothy Thompson, plusieurs publicistes influents et Pertinax… Jo Davidson, le sculpteur des illustres, dit « le dernier chasseur ◀de▶ têtes », se promenait comme un braconnier dans cette réserve. Il ressemble aux nains ◀de▶ Blanche-Neige.
Vers trois heures du matin, nous sortons. Toute envie ◀de▶ dormir s’évapore dans l’air trop vif ◀d’▶une nuit ◀de▶ Manhattan purifiée par la neige immense et lente. Allons chez des Américains.
Salon des J…, musique dans la pénombre. Je reconnais quelques jeunes romancières, des journalistes, des rédacteurs ◀de▶ Life fraternellement mêlés à ceux des little mags, comme le triomphe modeste au mépris tolérant. Heure des définitions profondes et surprenantes, malaisément articulées, dans les groupes qui jonchent les tapis. Quelques-uns dansent. « Florence est folle cette nuit, elle mord les hommes », me dit l’hôtesse, comme on offre un cocktail. Voici Florence. Je reconnais la cover girl la plus photographiée ◀de▶ la saison, être ◀de▶ beauté pure et joie pour tous les yeux, copiée par des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ tendrons. Elle me sourit avec cette grâce à la fois nostalgique et enthousiaste qui est le secret des Américaines, et je sens que je vais être mordu. Mais le poète M. L… la retient ◀d’▶une main vague. Il est debout devant moi, son trench-coat ◀d’▶aviateur jeté sur son smoking, la cravate ◀de▶ travers. Et tout en se balançant lentement ◀d’▶une jambe sur l’autre, comme si le plancher tanguait, il répète ◀d’▶un air sombre : « L’Amour et l’Occident, l’Amour et l’Occident, le voilà donc l’Amour et l’Occident… » Nul ne sait où il veut en venir. On le pousse gentiment vers l’ascenseur.
31 janvier 1942
Déjeuné seul, essayé ◀de▶ trier des papiers, fait des comptes inquiétants, reculé devant une série ◀de▶ téléphones plus urgents l’un que l’autre. Puis rêvé en regardant la pluie tomber sur mon plafond ◀de▶ verre. Soudain j’ai revu et senti des après-midi ◀de▶ pluie ◀de▶ mon adolescence, au péristyle ◀de▶ la grande maison. L’odeur des marronniers, les gouttes le long de la balustrade ◀de▶ fer forgé, les longs soupirs des chiens s’étirant sur leurs pattes, le pare luisant, les hêtres rouges sur le ciel noir. J’avais des livres, je fumais un peu, il n’y avait rien ◀d’▶autre à faire, ni rien dont je me sentisse privé. Tout était là, présent et savoureux, un peu mélancolique, reposé et secret. C’était la paix. Était-ce un rêve, une fuite hors de la vie, ou la vraie vie ?
Ici, le loisir n’est qu’un vide. Rien à regarder que ce mur ◀de▶ briques humides. Rien ◀de▶ vivant, rien à épier longuement, à voir bouger. Rien à sentir. C’est simple : il n’y aurait ici qu’absence et manque, si je ne fabriquais autour de moi et ne réparais, ici ou là, dans ce pêle-mêle compact ◀de▶ la ville étrangère, mon espace humain, mes relations, à coups ◀de▶ téléphone et ◀de▶ rendez-vous. Un monde ◀de▶ signes, ◀de▶ croisements, ◀de▶ hasards, ◀de▶ discontinuités et ◀de▶ rares scintillations sur un fond gris ; un monde qui me paraît soudain, dans son ensemble aussi abstrait que les structures ◀de▶ la physique.
La pluie fait éclore ces pensées, parce qu’elle est la seule chose ◀de▶ nature dans tout ce qui m’environne, à des lieues à la ronde. Des gouttes tombent parfois sur ma tête. C’est au moins quelques gouttes à sentir, à aimer.
14 février 1942
Inauguration ◀de▶ l’École libre des hautes études, université francophone en exil dont le président fondateur était Henri Focillon. Maritain déjà lui succède, seul à parler très bien ce soir. Parrainé par Koyré et Gurvitch. Je donnerai mon cours dès avril dans la section ◀de▶ sociologie. Thème : les Règles du jeu — sacré, mythes, conventions, éléments réguliers ◀de▶ toute société.
16 février 1942
Plusieurs rencontres ces jours-ci avec Alfred Métraux, l’ethnographe suisse que j’avais rencontré à Buenos Aires. Il s’occupe du pouvoir résurgent des mythes, dans quoi je suis plongé depuis des semaines, lisant ou relisant (en vue de mon cours) Jung, Dumézil, Frazer, Hubert et Maus, Frobenius.
Hier c’était au Brevoort, la seule terrasse ◀de▶ café ◀de▶ New York, avec quelques jeunes professeurs ◀de▶ l’École libre. Remarque ◀de▶ Claude Lévi-Strauss : « En Europe, on cherchait ◀de▶ l’argent pour réaliser des idées, ici on cherche des idées pour justifier des dépenses. » (Ainsi jugeons-nous l’Amérique.)
Métraux m’emmène ◀de▶ là au Musée ◀d’▶Art moderne où passe son film sur l’île de Pâques. Nous y retrouvons Buñuel et André Masson. Ce dernier vient de recevoir une lettre ◀de▶ Georges Bataille disant ◀de▶ Paris (avec enthousiasme) : « Et ça sent de plus en plus le cadavre. » (Ainsi l’Europe se juge-t-elle. Du moins par des intellectuels ◀d’▶une certaine sorte, dont on ne peut dire qu’ils sont l’Europe, mais qu’on ne trouve que là.)
Mercredi des Cendres, 18 février 1942
Depuis des mois, j’essayais ◀de▶ m’y mettre91. Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte.
À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord ◀de▶ la table — devant un bloc ◀de▶ papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence ◀de▶ Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi les trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux et cours dîner pour 50 cents à la cafétéria du coin.
22 février 1942
Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits ◀de▶ travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis le prisonnier ◀de▶ mon livre et ferais bien ◀de▶ ne plus m’en échapper.
Je devais aller chez des amis après le dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond ◀de▶ la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je l’entends dire : « Voilà le diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas ◀d’▶autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans diner chez mes amis.
Je n’en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là, je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l’on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille ◀de▶ toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.
26 février 1942
À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi les Variations Goldberg. Pendant une heure et demie, les nerfs aussi vibrants que les cordes du clavecin, combien ◀de▶ fois cette mathématique vierge et vivace comme la sainteté même ne m’a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j’avais travaillé toute la nuit et l’émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré ◀d’▶une ivresse dont j’imagine qu’elle est l’état normal des anges, et décidé à récrire tout mon livre.
Je ne puis entendre Bach sans avoir honte ◀d’▶écrire. Comment frapper les mots ◀d’▶une touche aussi allègre ? Comment les faire danser ◀de▶ cette joie ◀de▶ dire vrai ? Et comment les séduire au rythme sans défaut, sans relâche, et sans repentir, ◀d’▶une pensée qui soit digne encore ◀d’▶être pensée, ◀d’▶être reçue, dans le monde établi par une seule fugue ◀de▶ Bach ?
1er mars 1942
Je constate que ◀de▶ quarante-huit heures je n’ai pas dit un mot à âme qui vive. (À la cafétéria, il me suffit ◀de▶ désigner les plats ◀d’▶un geste). Cela ne se peut que dans une très grande ville ou un désert.
Travail nocturne. Je dors un peu le matin ou l’après-midi. La femme ◀de▶ ménage n’est plus venue. Suie sur les meubles, dans les tasses.
5 mars 1942
Quand je me suis endormi au matin, si le téléphone appelle un peu plus tard et que je fais effort pour reprendre mes esprits en quelques secondes, je comprends bien pourquoi l’on dit : je me réveille, et qu’il s’agit vraiment ◀d’▶un verbe réfléchi.
7 mars 1942
Donné à taper les cinquante premières pages. Puis erré sur Fifth Avenue dans la foule ralentie du samedi.
Ce n’est pas encore le printemps, mais la saison s’émeut obscurément. Un vent doux, venu de la mer, remontait les avenues infinies, très légèrement dorées par le couchant là où elles s’ouvrent sur le ciel. Suffit-il ◀d’▶un vent doux, ◀d’▶un peu ◀d’▶or au lointain, ◀d’▶un beau ciel ◀de▶ nuées atlantiques, pour que le monde soit de nouveau plus grand que la guerre, et le cœur plus libre ◀d’▶aimer ? Oui, ce soir.
14 mars 1942
Promenade autour ◀d’▶un square terne et boueux du bas ◀de▶ la ville, avec E. E. Noth, romancier allemand. Je lui parlais ◀de▶ mon livre en train. « Comment, me dit-il, vous pouvez encore vous passionner pour des idées ? Vous avez encore une vie intérieure ? Moi je suis mort depuis deux ans. Je me sens posthume. » Bien que nous soyons à peu près du même âge, voilà un homme plus moderne que moi.
16 mars 1942
Réveillé il y a quelques minutes, il est onze heures du matin, je me suis dit : « Pourquoi cette lettre est-elle pliée en deux ? Ma boîte est bien assez profonde pour ce format, le facteur devrait le savoir ! » Je voyais une mince enveloppe grise pliée en V derrière la porte sans jour ◀de▶ la boîte métallique. J’ai passé ma robe de chambre et suis descendu les trois étages jusqu’au vestibule : oui, c’est cela, l’enveloppe grise est là, pliée. (Une facture ◀de▶ blanchisseur !) Il me semble que la chose ne m’était plus arrivée depuis douze ou treize ans, depuis Calw… Ma faculté ◀de▶ petite voyance (voyance ◀de▶ détails sans intérêt) ne m’a jamais servi à rien, sinon à vérifier précisément, chaque fois qu’elle se manifestait, que j’étais déconnecté du monde ◀de▶ l’utile.
20 mars 1942
Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées ◀de▶ suie s’écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament ◀de▶ ficelle verte le pied cassé ◀de▶ mon petit fauteuil. Bonheur ◀d’▶écrire et ◀de▶ me sentir libre nuit et jour.
21 mars 1942
Terminé le chapitre sur saint Michel. Cela paraîtra délirant aux « intellectuels libéraux » ◀de▶ New York.
Premier jour ◀de▶ printemps, annoncé par un fort coup ◀de▶ tonnerre à cinq heures du matin. José Bergamin assure que le printemps est la saison du diable. Mais j’aurai terminé dans peu.
23 mars 1942
Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.
25 mars 1942
Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l’aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte ◀de▶ pierre nue. Exorciser en moi la part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.
Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer ◀de▶ le prendre ◀de▶ vitesse.
29 mars 1942
Quand on vient de terminer un livre et que l’esprit reste tout excité mais sans objet sur lequel se jeter, il en fait voir ◀de▶ toutes les couleurs aux rudiments ◀d’▶idées qui le traversent. Il s’empare ◀de▶ leurs mots si vivement qu’il les tord, les renverse, et les rend ridicules. Et son plus grand plaisir est ◀de▶ leur faire avouer tout ce qu’ils peuvent dire ◀d’▶absurde ou ◀de▶ contradictoire. Exemples, dans mes notes ◀de▶ ces jours-ci :
— Quel est le contraire ◀de▶ l’esprit ◀de▶ risque ?
— Littéralement : un corps de garde.
— Et le contraire des risques ◀de▶ l’esprit ?
— Les gardes du corps.
— N’y a-t-il pas une difficulté qui subsiste ? Pouvez-vous la nommer ?
— Vous me parlez ◀de▶ l’état de grâce quand j’ai besoin ◀d’▶un dollar pour déjeuner !
— Vous me parlez ◀d’▶un dollar pour déjeuner quand il s’agit ◀d’▶être en état de grâce !
— J’ai dormi vers la fin du film. Que s’est-il donc passé entre le moment où le fugitif embrassait la fille dans sa mansarde et le moment où il va s’embarquer ?
— Rien.
— J’ai vraiment tout vu ?
— Oui, vous avez rêvé que vous dormiez.
Un réfugié arrivant à New York me dit :
— Puisqu’ils ne croient qu’à l’argent, dans ce pays, je suis bien décidé à le leur faire payer cher !
— Je vois qu’ils vous ont eu, déjà. Et même pour rien.
13 avril 1942, 11 West 52th Street
Emménagé le 1er du mois dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je suis rendu au monde et à la vie courante. Mais pendant que je m’escrimais contre son image fuyante, le diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu’au temps de morille atlantique.
Premiers cours à l’École libre des hautes études. Cela ne fait pas vivre son homme plus ◀d’▶un mois, mais cela fait vivre un peu de culture française — encore que les ouvrages qui m’ont le mieux servi ne soient pas traduits en français : Philosophie und Religion ◀de▶ C. G. Jung, Homo Ludens de J. Huizinga (qu’il m’avait envoyé en allemand après nos entretiens ◀de▶ l’automne 1940) et The Philosophy of Physical Science d’Eddington. Mais la culture française, dès le xviiie , fut une synthèse européenne.
Incertain sur le sort prochain ◀de▶ mon diable. Plus encore sur le sens et la portée réelle ◀de▶ ces Règles du Jeu. Je ne cesse donc ◀de▶ revenir à mon plan : quel en serait l’argument le plus bref ?
1. Rien de plus sérieux qu’une convention (en art, en droit, dans la cité, dans la passion…).
2. Mais nous vivons dans le monde ◀de▶ la tricherie. (La lutte contre les lois est menée par Hitler ; la lutte contre les conventions par l’intelligentsia, au nom de la liberté et du progrès — qu’elle ruine.)
3. Il faut donc retrouver le sens des règles (vital pour toute société, si elle se veut démocratique).
Compris ces jours derniers qu’en cette recherche — quoi qu’il advienne des résultats — convergent et s’articulent mes plus anciens thèmes « formalistes » (Goethe, Kassner, Valéry : archétypes, physiognomonie, rhétorique) et l’actualité qui nous harcèle et qui m’a pourchassé jusqu’ici. Ou encore les formes fixes dans une société donnée, et l’événement ou Histoire appelant des décisions existentielles, au sens ◀de▶ Kierkegaard, ◀de▶ Nietzsche, mais aussi ◀de▶ Karl Marx et ◀de▶ Karl Barth.
18 avril 1942
Pour une Fondation qui me laisse espérer un fellowship, mis au point le plan ◀de▶ mon cours : ce serait le programme ◀d’▶une recherche à mener pendant deux ou trois ans, mais sans doute la collaboration ◀d’▶une équipe (un peu analogue à celle ◀de▶ L’Ordre nouveau ) serait-elle bientôt nécessaire.
les règles du jeu
ou étude ◀de▶ la fonction ludique dans les arts, les sociétés et les religions.
Dissolution des règles. — Lorsque la conscience s’élargit, règles sacrées et conventions sociales sont ressenties comme trop étroites. Ou bien on en instaure ◀de▶ nouvelles, ou bien on déclare toute règle arbitraire et possiblement « fausse ». L’ère moderne s’est livrée sans scrupules à la critique destructive des règles et des symboles. Les liens communautaires défaits, les poussées ◀de▶ l’inconscient sont devenues des éruptions violentes balayant tout. Ainsi Mein Kampf donne un programme ◀de▶ tricherie systématique, ◀de▶ destruction des barrières traditionnelles et des cadres universalistes, ◀de▶ déchaînement ◀de▶ l’inconscient collectif. Autre exemple : la guerre était un art réglé au Moyen Âge (tournois, champs ◀de▶ bataille délimités, conventions méticuleuses déterminant à certains signes le vainqueur et ses droits). La « guerre des nations » abolit ces lois. Guerre totale : tout élément ◀de▶ jeu réglé a disparu, la victoire n’est plus que la destruction physique et morale ◀de▶ la nation adverse entière. Plus ◀de▶ lice ni ◀de▶ champ clos, ◀de▶ déclaration ◀de▶ guerre ni ◀de▶ traité ◀de▶ paix.
Science exacte mais incertaine. — Devant cette dissolution générale des règles — lois, conventions et formes rhétoriques — l’époque moderne demande à la science les éléments ◀d’▶un nouvel ordre. Mais à ce moment précis ◀de▶ l’évolution, la science découvre que ses « vérités » sont relatives aux postulats qui président à ses expériences. Elle se conçoit elle-même comme un jeu (vrai, cohérent, mais dans certaines limites qu’elle s’est choisies et par rapport à ses seules règles convenues). Elle ne peut révéler à la société des fins dernières, des vérités absolues. Ni lui rendre un langage commun et quotidien.
Comment restaurer des règles ? — Pour approcher les éléments ◀d’▶une réponse, considérons d’abord la réalité actuelle ◀de▶ différents domaines où l’importance organique des règles est le plus sensible, et les causes ◀de▶ la tricherie le mieux explicables. Cette méthode descriptive doit prévenir le danger ◀de▶ systématisation inhérent à toute étude du phénomène ◀de▶ règle en soi. Elle permettra aussi ◀de▶ reconnaître le caractère créateur ◀de▶ certaines tricheries, initiant une orthodoxie nouvelle.
Définition du jeu. — Il a un début et une fin clairement annoncés, entre lesquels l’action s’épuise sans reste et qui l’isolent ◀de▶ la « vie sérieuse », domaine des conséquences indéfinies. Il est strictement délimité (échiquier, lice, ring, scène, etc.). Les règles y sont par définition inviolables, car ce qui se passe dans les limites (spatiales et temporelles) n’a ◀de▶ sens que par rapport aux règles. Ici, donc, conventions et réalité, règle et liberté sont strictement corrélatives. Les surprises, inspirations et inventions sont rendues possibles et sensibles par la seule règle. Les partenaires s’entendent et communiquent parfaitement, disposant ◀d’▶un langage exactement défini.
Or les descriptions du sacré chez les primitifs correspondent trait pour trait à cette description du jeu. Les principaux jeux connus tirent d’ailleurs leur origine ◀de▶ rites sacrés.
C. G. Jung montre que l’inconscient collectif communique avec les consciences individuelles par le moyen ◀d’▶un système ◀de▶ symboles, figures constantes ou archétypes, que l’on retrouve partout et en beaucoup ◀d’▶époques, dans les rêves et les rites, — à quoi j’ajoute les figures des jeux.
La fonction ludique. — Elle est analogue dans l’éveil à la fonction onirique dans le sommeil. Rites, symboles constants, figures des jeux, rhétorique, fêtes et liturgies sont les moyens ◀d’▶expression normaux ◀de▶ l’inconscient collectif, les canaux contrôlés qui amènent ses contenus à la conscience. « Les rites préviennent le désordre comme les digues » (sagesse chinoise).
Ce qui permet ◀de▶ dire qu’il y a jeu, c’est le fait qu’une structure se dessine, un ensemble ◀de▶ formes et ◀de▶ combinaisons, et des successions régulières : si tu fais ceci, tu provoques cela d’après la règle du jeu. « C’est régulier. » On reconnaît à cela une structure contraignante, fût-elle fragmentaire, rudimentaire, limitée dans son pouvoir (temps et espace), ou englobant un ensemble.
Il y a jeu quand il y a structure.
Définition ◀de▶ la fonction ludique : jouer, c’est expérimenter les structures du réel.
Ce qui revient à « expérimenter le réel », car ainsi que le dit Eddington : « Quelle espèce ◀de▶ choses puis-je connaître ? La réponse est structure. »
On voit ainsi s’opérer l’assimilation ◀de▶ proche en proche des rites religieux, symboles des rêves, figures et règles des jeux, langages en général, à la réalité communicable. Car « nous ne pouvons communiquer que notre connaissance des structures » (Eddington).
Il y a plus : le mouvement crée la forme (géométrie ou structures dynamiques) qui transmue l’énergie en matière, ou l’inverse.
La notion ◀de▶ magie juste en cela : il s’agit ◀de▶ modifier la matière par la position ◀de▶ formules qui, du seul fait qu’elles informent l’énergie ou structurent la matière, la gouvernent.
Il résulte ◀de▶ ces rapprochements que rien n’est moins « arbitraire » que les conventions et les règles du jeu, sociales, artistiques, religieuses. Rechercher dans tous ces domaines les données régulières et organiques sur lesquelles doivent et peuvent se fonder les règles.
Les ignorer, tenter ◀de▶ les détruire, les tenir pour arbitraires, c’est priver la conscience ◀de▶ tous moyens ◀de▶ communications normales avec l’inconscient collectif. Celui-ci finira par rompre les digues ◀de▶ la raison et ◀de▶ la morale : soulèvement des masses, celles-ci figurant l’inconscient ◀de▶ la société, refoulé. L’hitlérisme comme névrose sociale.
Le jeu dans l’art : rhétorique. — Évolution parallèle des arts : d’abord expression vitale et utilitaire du sacré, langage imagé ◀de▶ la communauté — puis sécularisation progressive : l’art devient décoratif (recherche du « beau ») et psychologique — rejet des canons : expression individualiste, culte ◀de▶ l’originalité — finalement art incommunicable (xxe siècle) — en même temps, réactions « rhétoriques » partielles et artificielles : cubisme, musique pure, poésie pure. Elles échouent, car une rhétorique ne peut être une création individuelle, mais suppose un cadre social. Où le retrouver ?
Le jeu dans la société : le sacré. — Communautés primitives liées par le sacré. — Naissance ◀de▶ la raison et ◀de▶ l’individu : profanation et « tricherie ». — Formation ◀de▶ sociétés contractuelles. — Décadence du respect des lois. — Sociétés modernes imaginées comme sans orthodoxie : paradoxe insoutenable. Éléments ◀de▶ jeu et ◀de▶ sacré subsistants : sports, modes, slogans, superstitions nouvelles, « scientifiques ». — Sociétés trop vastes et informes pour être réglées ; la seule mesure qui subsiste est l’argent : symbole ◀de▶ l’abstraction et ◀de▶ l’arbitraire. — Nihilisme social. — Appel des individus (désormais isolés et sans coordonnées) à une « religion » qui les réunisse et les encadre dans des structures protectrices. — Pas ◀de▶ société possible sans « religion » au sens minimum des sociologues.
Le jeu dans la religion : liturgie. — La liturgie est dans les religions le domaine du jeu réglé, du sacré, ◀de▶ la rhétorique. Elle s’oppose à l’inspiration libre, au prophétisme. Ici apparaît la limite du jeu : dans le christianisme, par exemple, le fidèle peut s’opposer à l’orthodoxie au nom de la fin transcendante qu’elle sert : c’est là le principe positif ◀de▶ la liberté. Il peut faire appel, sans tricherie. L’ordre véritable est alors établi par la subordination du jeu à des fins absolument sérieuses. La foi domine la religion et la réduit à sa juste fonction, — la sauve.
Orthodoxies. — Orthodoxies « ouvertes » ou médiatrices : celles qui ont pour fonction ◀de▶ canaliser les inspirations inconscientes et affectives (rite, liturgie), puis ◀de▶ régler les relations sociales conscientes (lois, morale), enfin ◀de▶ les orienter vers un but ou principe commun, transcendant, à venir, considéré comme Absolu, et auquel chacun peut en appeler contre les abus ◀de▶ pouvoir.
Orthodoxies « fermées » ou totalitaires : celles dont le principe est immanent à la classe, à la race, à la nation, à un passé, indûment absolutisés. Il n’y a pas ◀de▶ recours possible. Jeu et sérieux sont confondus, et se dégradent mutuellement.
Le problème est ◀de▶ sauvegarder à la fois une orthodoxie (sans laquelle ni religion, par suite ni société, ni arts ne sont viables) et un principe ◀de▶ liberté, donc ◀de▶ recours, sans lequel les orthodoxies se ferment et bientôt se dégradent.
Société. — Jeu, art, religion et société sont inéluctablement impliqués et conditionnés les uns par les autres : on ne pourra les restaurer que simultanément. Au plan politique, l’urgence apparaît cependant plus grande. Le gigantisme comme cause ◀de▶ la guerre. La seule solution à envisager est alors ◀de▶ défaire (◀de▶ dis-socier) les sociétés trop vastes pour être réglées ◀d’▶une manière organique (les États-nations). Restaurer des cellules (communes), des foyers locaux (régions) et les fédérer progressivement en réseaux organiques et multiples.
La solution est donc dans le fédéralisme, qui admet une pluralité ◀de▶ communautés juxtaposées ou superposées, unies par la volonté même ◀de▶ la liberté qui assure leur diversité. Chacune peut garder son orthodoxie, à condition que celle-ci reste ouverte. — Liberté fédéraliste : définie par la possibilité ◀d’▶appartenir à plusieurs communautés, ou ◀d’▶en changer : pluralité des allégeances. Dans les communautés restreintes, et là seulement, des structures solides peuvent s’organiser. Les critères sont connus, les mots prennent tout leur sens, les problèmes sont à hauteur ◀d’▶homme, les solutions à dimensions ◀de▶ jeu. Des « masses » ne peuvent jouer, il y faut des équipes. Le fédéralisme est un système ◀d’▶équipes unies par un même respect indiscuté des règles du jeu.
21 avril 1942
Lincoln Kirstein m’invite chez lui pour me faire rencontrer un directeur ◀de▶ revue qui désire publier mon essai sur Kafka. J’arrive très en retard, devant un énorme building. Un portier galonné est assis à l’entrée, sur le trottoir, mais je ne vois personne ◀d’▶autre dans le hall. Les ascenseurs sont au fond, l’un grand ouvert, très large et boisé ◀de▶ chêne clair. J’y entre en me disant qu’un doorman va venir. J’attends. Soudain la porte se met à glisser et se ferme. Je ne sais pas à quel étage habite K…, je tape ◀de▶ petits coups sur la porte. Puis des coups ◀de▶ poing. Rien. Après quelques minutes, la porte se rouvre. Personne. Je cours vers le galonné, toujours assis. Il rit, refuse ◀de▶ rien m’expliquer. K… n’habite pas ici, à sa connaissance. J’insiste. Il consulte une liste et ne trouve rien. Je la lui prends des mains et vois sous K : Kirstein, 12 bis. Je retourne à l’ascenseur. À peine y suis-je entré, la porte se referme et l’ascenseur monte aussitôt. Il s’arrête et la porte se rouvre ◀d’▶elle-même devant un long corridor vert qui fait un coude à droite. Dix portes, toutes pareilles, et pas un nom. J’erre, hésitant. Finalement, j’entends un grand chœur derrière une porte, la Symphonie ◀de▶ psaumes ◀de▶ Stravinsky. Je sonne. K… vient m’ouvrir. « Vous avez un drôle ◀d’▶ascenseur ! — Oui, quelquefois… C’est un peu Kafka. Comme tant d’autres choses à New York. »
28 avril 1942
Saint-John Perse. — Son discours sur Briand, lors de la belle cérémonie organisée par le comte Coudenhove, paraît enfin. Il l’avait prononcé sans regarder ses notes, mais je reconnais, à lire ce texte, les phrases, les rythmes, et jusqu’aux moindres inflexions ◀de▶ l’orateur. Je l’avais écouté ◀d’▶un bout à l’autre avec une émotion soutenue, que je retrouve, ◀de▶ l’attaque dès la deuxième phrase : « Quel était donc cet homme, qui du fond ◀de▶ la mort, avec la même chaleur humaine, tient encore sur nous son regard ◀de▶ vivant ? jusqu’au beau coup ◀d’▶archet ◀de▶ la péroraison : Réuni à son peuple, comme il est dit au livre ◀de▶ l’Exode, des grands vieillards antiques, il attend l’heure ◀de▶ se lever encore parmi nous : pour la France, pour l’Europe et pour l’humanité. » Grande prose musicale, et qui n’est pas indigne du poète ◀de▶ l’Exil et ◀d’▶Anabase.
Lorsqu’il est arrivé en Amérique, il n’a paru ◀de▶ lui qu’une seule photo, encore était-elle prise ◀de▶ dos. (Mais ce trait justement le révélait.) Penché à un balcon ◀d’▶hôtel, au haut ◀d’▶une tour, dominant le paysage épique ◀de▶ Manhattan, il se refusait à l’interview.
À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, les visiteurs qui passent par cette ville ◀de▶ nulle part. Et j’ai songé à cette autre retraite, la maison rose ◀de▶ « La Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent les rumeurs ◀de▶ la planète. Mais l’un questionne et l’autre parle. Il parle ◀de▶ Briand qu’il a servi longtemps ; ◀d’▶Hitler dont il a regardé les yeux ◀de▶ près et qu’il décrit en termes médicaux ; ◀de▶ Staline, pur Asiate mais non dénué ◀d’▶humour. Et je doute si personne aujourd’hui parle un français plus sûr ◀de▶ ses nuances, plus naturellement mémorable.
Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long ◀d’▶avenues anonymes des caravanes ◀de▶ songes planétaires, nourris ◀de▶ maintes connaissances des prestiges, et ◀de▶ la ruse et des métiers de plus ◀d’▶une race… « Chemins du monde, l’un vous suit. » Chemins ◀d’▶exil.
5 mai 1942
Un job. — J’étais allé voir mes enfants à Long Island, le samedi soir, et le dimanche matin j’annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. Je monte l’escalier quatre à quatre, j’ouvre ma porte : le téléphone sonnait. C’est un ami qui vient de quitter l’Office of War Information. La place sera déclarée vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si je vais me présenter dès demain matin, j’ai les plus grandes chances.
J’y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes ◀d’▶information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers la France et retransmis ◀de▶ Londres par la BBC.
28 mai 1942
Bohuslav Martinu et Milos Safranek (son biographe) sortent d’ici. Ils sont venus me proposer ◀de▶ fonder un club ◀de▶ discussion sur une démocratie fédérative à l’échelle ◀de▶ l’Europe ◀d’▶après-guerre : suite ◀de▶ mon cours à l’École libre, et notamment ◀de▶ ses dernières leçons.
Arthur Lourié, autre compositeur qui a suivi quelques-unes ◀de▶ mes conférences, me disait l’autre jour : « Ce n’est pas que nous refusions les règles, et ce n’est pas ignorance ou maladresse, non : les règles existent, nous voulons bien, mais pour quelque raison qu’il faudrait dégager, nous ne pouvons plus nous en servir. »
Raisons que je « dégage » pour ma part :
1. Notre projet n’est plus le même que celui des hommes qui avaient posé ou accepté les règles. Elles nous sont donc défavorables.
2. Nos instruments ont changé, et la nature des résistances aussi : matériaux, timbres, mots, dimensions ◀de▶ l’audience, du public, etc. Les règles ne sont donc plus applicables.
3. Nous cherchons davantage à exprimer une particularité qu’une réalité commune. Notre intention est donc antirégulière, créatrice ◀d’▶un malaise sans cesse renouvelé par définition, par système, et où beaucoup voient la marque ◀d’▶authenticité ◀de▶ leur art.
Pour le livre à rédiger, insister plus que je n’ai pu le faire dans mon cours sur le rôle créateur ◀de▶ la tricherie (rôle du diable ?), mais seulement dans un univers qui croit aux règles : « Le garçon qui a violé outrageusement les règles du football peut être ou bien puni en conséquence par ses camarades, ou bien célébré comme l’inventeur du rugby. » (Eddington.)
Si on ne faisait qu’obéir aux règles ◀de▶ la tribu, point ◀de▶ développement civilisateur. Mais si on triche trop souvent, on se perd dans l’indéterminé et l’on retombe au règne ◀de▶ la force non pas « primitive » mais dégénérée. Civilisation vivante : invention ◀de▶ règles neuves.
Le soulèvement contre Hitler prouve que le sens ◀de▶ la tricherie (donc des règles) est encore vivant dans les peuples. La situation n’est pas encore si mauvaise qu’on ne puisse écrire un tel livre avec quelque espoir ◀d’▶efficacité.
Fin mai 1942
Office of War Information. — Voici donc la section ◀de▶ langue française ◀d’▶un organisme américain qui tient le rang et joue le rôle de ministère ◀de▶ l’Information. Il peut être amusant ◀de▶ noter, pour plus tard, la composition ◀de▶ notre équipe en termes de gazette littéraire.
L’ancien rédacteur en chef ◀de▶ Paris-Soir la dirige, assisté par l’ancien secrétaire ◀de▶ La Revue hebdomadaire. L’ancien secrétaire ◀de▶ la Nouvelle Revue française et l’ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent ◀de▶ la copie. Les anciens directeurs ◀de▶ La Révolution surréaliste et ◀de▶ L’Esprit nouveau parlent cette copie devant le micro. Cependant que s’affairent dans la grande salle centrale ◀d’▶anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires , du Collège ◀de▶ sociologie, ◀d’▶ Esprit , du Figaro , etc. Telles sont les petites surprises ◀de▶ l’exil.
Fin juin 1942
Une journée à l’OWI. — André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer les barreaux ◀de▶ sa cage, apparaît vers cinq heures au fond ◀de▶ la grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée ◀d’▶un léger sifflement, mais il garde pour lui son port ◀de▶ tête et sa présence ◀d’▶esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu’on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu’on lui donne une église à régir, et le beau nom ◀de▶ sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! Mais l’Amérique n’est pas son fort. Il y tient le succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu’il appelle Avida Dollars, le soin ◀de▶ faire monnaie ◀d’▶une étiquette plus prestigieuse ici qu’à Paris même : surréalisme.
Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série ◀de▶ bureaux, ◀de▶ la censure à la polycopie, avant ◀d’▶être remis aux announcers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons ◀d’▶organiser.
Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, les propos échangés dans un style rigoureusement prescrit, les heures réglées, le moindre indice ◀de▶ relâchement dans l’attitude ou le langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à la Surprise… Introduction à la vie hiératique… C’est un rêve ◀de▶ compensation, si l’on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes. Visières vertes aux fronts sous les lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent…
Passe Julien Green, il apporte son texte sur la vie dans les camps ◀d’▶entraînement. Il a trouvé le moyen ◀de▶ se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant l’uniforme simple du GI.
Ces messieurs les announcers, qui sont André Breton, le peintre Amédée Ozenfant et le jeune fils des Pitoëff quand ce ne sont par Georges Duthuit, Claude Lévi-Strauss et Pierre Baudet, se voient priés ◀de▶ passer au studio 16 pour l’émission. Dans cinq minutes, au fond ◀d’▶une campagne française — ce sera déjà la nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : « La Voix ◀de▶ l’Amérique parle aux Français. »
Il est temps que je recueille et dépouille les directives ◀de▶ Washington, ◀de▶ New York, ◀de▶ Londres, pour ma seconde émission, celle ◀de▶ la nuit. Pierre Lazareff, en bras ◀de▶ chemise, sort ◀de▶ sa cage vitrée, le crayon sur l’oreille et le front maculé ◀d’▶encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse ◀de▶ documents, les feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page ◀d’▶un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient ◀de▶ la divination, et c’est juste neuf fois sur dix.
Huit heures et demie. L’équipe ◀de▶ nuit s’installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Téléphone ◀d’▶Henri Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N’êtes-vous pas l’auteur du Secret ? Souffrez que j’en sois la victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps ◀d’▶aller à ce diner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie ◀d’▶échecs et l’écouter parler des malheurs ◀de▶ sa France…
Juin 1942
La guerre va mal, il faut le dire, et persuader l’Europe qu’elle ira bien demain. La campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, les Russes reculent, les Japonais avancent encore. Mais j’ai pu annoncer le premier raid anglais ◀de▶ mille avions, et la promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. »
26 juin 1942
Déjeuné chez des amis belges avec Paul Van Zeeland, et parlé du personnalisme, ◀de▶ la fédération européenne, enfin ◀de▶ l’art nouveau ◀de▶ la propagande. On me demande s’il y a des recettes, j’en indique une.
— Supposez l’île d’Attu, dans le Nord du Pacifique. La science dit simplement que cette île est à trois-cents miles du Japon et à deux-mille miles ◀de▶ l’Alaska. Mais l’art consiste à dire, si on perd l’île : c’est un petit récif perdu à plus ◀de▶ deux-mille miles ◀de▶ notre continent… et si on la reprend : c’est une importante base ◀d’▶attaque, à moins ◀de▶ trois-cents miles du Japon. Dans les deux cas, nous aurons dit une vérité.
2 août 1942
Un climat tempéré. — Une nouvelle vague ◀de▶ chaleur sur New York, et voici les balcons, les terrasses, les jardins suspendus jusqu’au trentième étage qui se couvrent ◀d’▶un peuple nu, quêtant un souffle ◀de▶ la mer, un courant ◀d’▶air ◀de▶ l’East River, quelque soupir… La vie s’arrête. Le business même s’alourdit et s’endort. Dans la rue des gens tombent. Le veston sur le bras, on erre dans un bain ◀de▶ vapeur, cherchant les salles réfrigérées où l’on entre le souffle coupé et ◀d’▶où l’on ressort avec un rhume. La semaine dernière, il gelait presque. L’Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement ◀d’▶appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état ◀de▶ mobilisation permanente, ◀d’▶un bout à l’autre de l’année. Une bonne partie ◀de▶ ses soucis, ◀de▶ ses inventions, ◀de▶ ses dépenses, vont à neutraliser les sautes ◀d’▶humeur ◀d’▶un climat fantaisiste à l’extrême, souvent brutal.
Comme chaque jour à New York, je pense à la planète. Mais je ne puis penser aujourd’hui qu’aux climats inhumains ◀de▶ la planète. À ces îles des tropiques où le litre ◀de▶ rhum qu’on boit par jour et par personne, enfants compris, n’est qu’une défense, d’ailleurs désespérée, contre la torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel ◀de▶ carte postale qui baigne la cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse ◀de▶ tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers, et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans l’ensemble ! Et dans les régions plutôt rares où les conditions naturelles tolèrent la subsistance des vies humaines, c’est au prix ◀d’▶un effort épuisant ◀d’▶adaptation, ◀de▶ protection, ◀de▶ réaction ou ◀de▶ réfrigération, qui laisse peu ◀d’▶énergie ◀de▶ surcroît.
Où trouver un pays qui ne harcèle pas l’homme, et qui lui laisse le loisir ◀d’▶être humain, au lieu de le forcer sans trêve à défendre sa vie ◀d’▶animal ? J’en vois un, c’est peut-être le seul.
Là, point ◀de▶ catastrophes naturelles, ◀d’▶avalanches, ◀de▶ tornades, ◀de▶ volcans, ◀d’▶invasions ◀de▶ sauterelles ou ◀de▶ termites ; rien à craindre des tremblements ◀de▶ terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou ◀de▶ ces moiteurs dissolvantes. Les quatre saisons bien distinctes s’y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans l’hémisphère sud. Pays qui ne connaît d’autres désastres que ceux qu’organise l’homme lui-même : la guerre et la révolution. Seul pays dont tous les manuels nous apprennent dès l’enfance — et nul ne s’en étonne — qu’il possède un climat tempéré. C’est la France. Ses habitants croient que la nature dont ils jouissent est le climat normal ◀de▶ l’homme. Ils ont raison, s’ils n’oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur la planète, est une exception surprenante.
Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », la paix, la lumière blanche, l’atome ◀d’▶hydrogène, la géométrie ◀d’▶Euclide, ou le Français moyen, se révèle à l’analyse du xxe siècle comme autant ◀de▶ cas ◀d’▶exception, dont il est stupéfiant qu’ils se produisent si l’on parcourt les statistiques. La France au climat tempéré, avec son type ◀d’▶humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c’est par cela même qu’elle se trouve chargée ◀d’▶une mission universelle. Pendant des siècles, l’homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, ◀de▶ la politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes ◀de▶ climat dur, ◀de▶ Pascal à Rimbaud, ◀de▶ Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance ◀de▶ créer, pour l’ensemble du genre humain, des normes idéales ◀de▶ l’homme, le luxe même.
La France, disposant des énergies que libère une nature amie ◀de▶ l’homme, se trouve placée par cette nature même au rang ◀de▶ grande puissance ◀d’▶invention — et je prends le mot puissance au sens ◀de▶ potentiel. Si elle doit cesser demain ◀de▶ tirer ◀d’▶un privilège unique les créations qu’on attend ◀d’▶elle dans tous les ordres, que se passera-t-il ? On verra le reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s’efforcer ◀de▶ reproduire et ◀de▶ rejoindre par les plus coûteux artifices, ce climat qu’un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point ◀de▶ départ ◀d’▶une vie vraiment humaine.
10 juillet 1942
André Maurois me disait l’an dernier : « Je suis très heureux qu’il y ait le Maréchal, et je suis très heureux qu’il y ait le Général. » Voulant dire sans doute qu’à eux deux ils assuraient la durée ◀de▶ la France physique et ◀de▶ la France idéale.
Samedi dernier, partant pour un week-end à Long Island, je retrouve dans le train Henri Bernstein qui m’entreprend aussitôt : « Il y a à New York un abominable traître, vous voyez qui je veux dire, qui se répand en articles et conférences, mais je vais le démasquer, j’ai mon dossier ! » Comme je feins ◀de▶ ne pas voir du tout, il nomme A. M… avec imprécations.
Chez nos hôtes, je retrouve Saint-Exupéry. Il m’explique que le Maréchal sauve la « substance » ◀de▶ la France, en acceptant ◀de▶ composer avec l’occupant, car s’il se révoltait ouvertement, les Allemands n’auraient qu’à supprimer les boîtes ◀de▶ graisse, ce qui empêcherait les trains ◀de▶ rouler et bloquerait le ravitaillement. Quant aux gaullistes, ils ne font pas la guerre contre les nazis, mais contre le liftier français ou le chef du Ritz qui a refusé ◀d’▶être ◀de▶ leur faction, et qu’ils tiennent donc pour un traître.
J’ai répondu à Saint-Ex que dans mon pays, nous tenons pour normal ◀de▶ sacrifier ce qu’il appelle la substance à ce que j’appelle la raison ◀de▶ vivre. (La preuve en reste à faire, bien sûr, je parle pour moi, et ni lui ni moi ne sommes pour l’heure sur place, dans le coup.)
Westport (Connecticut), 15 août 1942
Huit jours ◀de▶ vacances à la mer. Je partage cette maison ◀de▶ bois, au bord du Sound, avec les Saint-Exupéry. Parties ◀d’▶échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et ◀de▶ la nuit. Profité ◀de▶ ce bref loisir pour reprendre mon diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « l’amour tel qu’on le parle » et la passion réelle).
Tonio rentre un soir ◀de▶ New York portant gauchement sous le bras une longue boîte noire, ◀d’▶où sort un très jeune chien tremblant. C’est un boxer qu’il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur la plage.
18 août 1942
Peut-être qu’il n’est pas ◀de▶ bonheur plus conscient que celui ◀de▶ l’enfance retrouvée dans une vacance où le travail lui-même est jeu. Tous les prétextes que les hommes se donnent pour en sortir, un jour où l’autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait besoin ◀de▶ beaucoup moins pour la gagner. « Faire une carrière », mais vues d’ici, toutes les « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais la fin du progrès ne peut être qu’une plage, un loisir sur la plage, et nous l’avons ici.
New York, 2 septembre 1942
Quoi de plus sale qu’une ville dont la foule transpire ? II faut être fou pour rentrer… Mais à l’office, notre travail s’intensifie, et les échos nous en reviennent ◀de▶ France.
Leur dire là-bas, dire à la Résistance, que la situation se redresse lentement dans le Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus ◀de▶ bateaux vers l’Europe. Leur dire que la production ◀de▶ guerre américaine peut leur sembler une tartarinade, mais que lorsqu’on la voit ◀de▶ ses yeux, elle donne une sensation directe ◀de▶ la victoire inévitable92. Leur répéter chaque jour quels sont les plans ◀d’▶Hitler pour dépouiller la France ◀de▶ sa main-d’œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes ◀de▶ sabotage, qui seront reprises par la presse clandestine… Mais dire aussi les revers et les défaites : notre consigne ◀de▶ véracité est absolue. Washington part ◀de▶ l’idée juste qu’il n’est pas ◀de▶ mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte.
J’écris vingt à trente pages par jour après des heures ◀de▶ recherches préparatoires. Abondance ◀de▶ documents sur l’Afrique du Nord, depuis quelques jours…
Long Island, fin septembre 1942
Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures ◀de▶ New York, avec les Saint-Ex. J’y passe mes trente-six heures ◀de▶ congé, chaque semaine. C’est Consuelo qui l’a trouvée et l’on croirait qu’elle l’a même inventée : c’est immense, sur un promontoire emplumé ◀d’▶arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré ◀de▶ trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage ◀de▶ forêts et ◀d’▶îles tropicales.
— Je voulais une cabane et c’est le Palais ◀de▶ Versailles ! s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir ◀de▶ Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte ◀d’▶enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds ◀d’▶oiseau des hauts parages, aux doigts précis ◀de▶ mécanicien, il s’applique à manier ◀de▶ petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments ◀d’▶un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois être demain à neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression ◀d’▶un cerveau qui ne peut plus s’arrêter ◀de▶ penser…
Bevin House, fin octobre 1942
Dans cette maison ◀d’▶il y a longtemps, un peu semblable à celles ◀de▶ mon enfance, en marge du temps ◀de▶ la guerre, j’ai vécu des journées soustraites au Destin. La mer est grise, le soir vient, les oiseaux sifflent, et l’automne atténue la sauvagerie ◀de▶ la verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans les bois solitaires ?
Il se peut qu’on m’envoie bientôt en Afrique du Nord, et ◀de▶ là… Et j’éprouve un besoin presque panique ◀de▶ me rassembler, ◀de▶ me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années ◀de▶ violente dérive.
New York, 8 novembre 1942
Débarquement allié en Afrique du Nord. Nous n’avons pas quitté le bureau pendant une trentaine ◀d’▶heures. Émotion ◀d’▶être le premier à rédiger la nouvelle pour la France, à l’instant même où le GQG américain nous fait savoir qu’on peut y aller.