L’▶Amérique en guerre
New York, 31 janvier 1943
◀Les▶ deux décades. — ◀La▶ journée ◀d’▶hier marquait un double anniversaire : dix ans ◀d’▶Hitler et dix ans ◀de▶ Roosevelt. Relevé ◀le▶ parallèle dans mes broadcasts.
◀La▶ décade ◀d’▶Hitler se résume par une série ◀d’▶agressions contre ses voisins, ◀la▶ suppression des syndicats, et ◀l’▶écrasement ◀de▶ ◀l’▶opposition, mais sans réussir à créer ◀l’▶union vivante du peuple. ◀La▶ décade ◀de▶ Roosevelt se résume par une série ◀de▶ pactes ◀de▶ bon voisinage, ◀l’▶essor des syndicats et ◀l’▶union spontanée ◀de▶ tout un peuple, volontiers turbulent dans ◀la▶ libre critique. Tandis qu’Hitler n’eut qu’une idée : enfermer ◀les▶ Allemands dans ◀l’▶autarcie ◀d’▶une forteresse menaçante, Roosevelt a surmonté ◀l’▶isolationnisme, ouvert ◀l’▶esprit ◀de▶ ses compatriotes aux méthodes ◀d’▶entraide des nations.
En dix ans ◀de▶ pouvoir, Hitler a fait ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ◀le▶ pays ◀le▶ plus détesté du monde, Roosevelt a fait ◀de▶ ◀l’▶Amérique ◀l’▶espoir puissant des libertés du monde. L’un qui ne voulait que ◀la▶ guerre est en train de ◀la▶ perdre ; l’autre, qui ne voulait que ◀la▶ paix, en train de ◀la▶ gagner. Même pour conduire ◀la▶ guerre, ◀la▶ liberté démontre qu’elle vaut mieux que ◀la▶ dictature.
◀Les▶ torches que brandissent ◀les▶ troupes ◀d’▶Hitler ont mis ◀le▶ feu à toute ◀l’▶Europe. Elles vont s’éteindre. Mais ◀la▶ torche brandie par ◀le▶ bras gigantesque ◀de▶ ◀la▶ statue ◀de▶ ◀la▶ Liberté éclaire, appelle à ◀l’▶espérance.
À Stalingrad, ◀les▶ Russes triomphent, avec du matériel américain. ◀La▶ grande décade ◀d’▶Hitler est terminée, ◀la▶ décadence est commencée.
1er février 1943
Trouvé un grand appartement duplex penthouse93 sur ◀l’▶East River, au coin ◀de▶ Beekman Place et ◀de▶ ◀la▶ cinquante et unième rue. ◀De▶ ma terrasse vertigineuse, je domine toute proche ◀la▶ maison des Max Ernst, dont ◀l’▶atelier s’avance en éperon vers ◀la▶ rivière ; et presque contiguë, ◀la▶ maison des Saint-Exupéry : quatre étages étroits, qui furent naguère meublés pour Greta Garbo. (Je ne connais rien de plus charmant dans tout New York : moquettes fauves, grands miroirs ternis, bibliothèque vert sombre et vieillotte, une sorte ◀de▶ patine vénitienne, et ◀les▶ bateaux glissent devant ◀les▶ baies vitrées comme au ras des tapis.)
Ces splendeurs sont encore ce qu’on trouve ◀de▶ moins cher dans une ville où personne n’en veut.
◀Les▶ grandes maisons ◀les▶ mettent mal à l’aise, parce qu’ils pensent tout de suite à leur usage physique, non point à ces symboles ◀de▶ ◀l’▶âme que forment ◀les▶ châteaux au fond ◀de▶ nos mémoires.
◀L’▶idéal ◀de▶ ◀l’▶Américain serait sans doute ◀la▶ maison ◀d’▶une seule pièce, avec au centre un grand fauteuil tournant et basculant, qui se transformerait ◀le▶ soir en lit, et ◀d’▶où sans se lever ◀l’▶on atteindrait ◀le▶ téléphone, ◀la▶ poignée du frigidaire, ◀les▶ boutons du fourneau électrique, ceux ◀de▶ ◀la▶ radio, et ◀les▶ robinets ◀de▶ sa baignoire.
3 février 1943
Brentano’s m’a offert une vitrine pour mon diable dans sa grande librairie ◀de▶ la Cinquième Avenue. Que faire, sur ce fond si banal ◀de▶ velours rouge ? J’en parle avec Breton, qui me dit aussitôt que « Marcel aura une idée ». Nous appelons Duchamp. Il arrive et propose un plafond ◀de▶ parapluies ouverts pendus par ◀la▶ poignée. « Toutes ◀les▶ femmes comprendront », ajoute-t-il, mystérieux.
Kurt Seligmann a peint, sur un vaste fond blanc, des emblèmes diaboliques empruntés aux occultistes du xvie siècle. ◀Les▶ parapluies ouverts forment des ailes ◀de▶ chauves-souris géantes. Un antiquaire a prêté sa collection ◀de▶ statues du diable, ◀de▶ toutes ◀les▶ tailles, ◀de▶ tous ◀les▶ temps, et ◀de▶ quinze pays différents. Au milieu, sous ◀les▶ yeux ◀d’▶un petit Baphomet (démon vénéré par ◀les▶ chevaliers du Temple, aux dires ◀de▶ leurs ennemis), quelques poignées ◀de▶ jumping beans tressautent sur une table noire.
Tout est prêt. ◀Le▶ rideau relevé, à midi juste, Breton et moi allons nous poster au bord du large trottoir ◀de▶ ◀l’▶Avenue, pour guetter ◀l’▶effet sur ◀les▶ passants. Voici le premier : c’est un nègre. Il s’arrête et découvre toutes ses dents. Puis il avise ◀le▶ diable tibétain, bariolé ◀d’▶or et ◀de▶ pourpre, qui fait ◀le▶ coin ◀de▶ ◀la▶ vitrine, et brusquement il se met à sauter sur place, à gesticuler, à crier à ce diable des injures accompagnées ◀d’▶incroyables grimaces. Finalement, il tire ◀la▶ langue ◀de▶ toutes ses forces, et sur cette dernière exécration, disparaît dans ◀l’▶attroupement qui s’est formé.
Février 1943
◀De▶ ◀l’▶Imitation. — Mon travail à ◀l’▶OWI me permet ◀d’▶observer ◀de▶ près ◀le▶ comportement américain, et ◀de▶ ◀le▶ comparer au nôtre : car il n’y a guère moins ◀d’▶Européens que ◀d’▶Américains dans nos bureaux.
◀La▶ correction soigneuse ◀de▶ ◀l’▶exposé et ◀le▶ méthodisme un peu pédant des discussions (qu’on dirait germaniques n’étaient ◀les▶ traits ◀d’▶humour) caractérisent ◀l’▶élément américain dans ◀les▶ séances du comité ◀de▶ direction. ◀Les▶ Français ont plus ◀de▶ mordant, mais en fin de compte moins ◀d’▶efficacité quand il s’agit ◀d’▶imposer un point de vue. Pour ◀le▶ travail concret, c’est autre chose. ◀La▶ section française produit des idées et des textes à haute pression, son chef y entretenant une perpétuelle agitation fouettée ◀de▶ mots heureux, ◀de▶ colères blanches et ◀d’▶enthousiasmes contagieux. Aux étages des Américains, tout est calme et bien ordonné, quitte à mettre ◀la▶ jambe sur ◀le▶ bras du fauteuil. Leurs images sont frappantes, leurs idées peu formées.
Mais ◀la▶ comparaison ◀la▶ plus curieuse m’est fournie par ◀les▶ dactylos et secrétaires. Nos Françaises, avec naturel, font des prodiges ◀de▶ vitesse précise, et trouvent encore ◀le▶ temps ◀de▶ nous signaler ◀les▶ tours ◀de▶ phrase qui leur paraissent fautifs. ◀Les▶ Américaines, au contraire, que je vois passer ◀d’▶un pas lent mais dansant, chargées ◀de▶ dossiers impeccables, ont l’air ◀de▶ jouer ◀le▶ personnage ◀d’▶une secrétaire d’après ◀les▶ modèles ◀de▶ ◀l’▶écran. Il semble qu’elles imitent leur rôle, par ◀l’▶extérieur, plutôt qu’elles ne s’y intéressent.
Ce trait ou ce défaut mérite un commentaire, parce qu’il est, à mon sens, fort répandu dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus variés ◀de▶ ◀l’▶existence américaine.
Exemple inquiétant des singes. — Si ◀l’▶on en croit ◀le▶ professeur Kœhler qui enseigne à ◀l’▶Université ◀de▶ Yale et dont ◀les▶ travaux sur ◀les▶ singes établirent ◀la▶ célébrité, ce qui distingue ◀l’▶homme du singe, ce n’est pas ◀l’▶intelligence mais ◀la▶ mémoire. Faute ◀de▶ mémoire, ◀le▶ singe doit chaque matin redécouvrir ce qu’il apprit ◀la▶ veille. Il se voit condamné au sur place épuisant ◀d’▶un esprit qui ne garde rien ◀d’▶acquis. Et justement parce qu’il expérimente sans relâche, il n’a pas ◀l’▶expérience du monde.
◀L’▶Amérique, ennemie ◀de▶ ◀la▶ mémoire, — et même dans ses écoles ◀de▶ ◀la▶ mémorisation, — ◀l’▶Amérique où ◀les▶ livres durent six mois ; où ◀l’▶on néglige ◀l’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶Histoire ; où ◀l’▶actualité prime sur tout autre intérêt ; où ◀l’▶on est peu capable ◀de▶ reconnaître ◀les▶ mille vieilleries qui renaissent chaque jour sous ◀le▶ déguisement ◀d’▶une extravagance enfantine, et qu’on prend pour moderne ; ◀l’▶Amérique sans passé vivant ni traditions instrumentales, s’imagine qu’elle invente sans cesse : mais en fait elle ne trouve ses repères et ses appuis que dans ◀l’▶imitation.
Elle imite ◀le▶ gothique dans ses églises, ses résidences ◀de▶ luxe, ses universités, quand ◀l’▶Europe, patrie du gothique, construit des églises en verre et ciment armé, des universités aérodynamiques. Elle imite ◀la▶ diplomatie du xixe siècle et du Vatican (voir ce qui se passe en Algérie), quand ◀l’▶Europe en est à Hitler, à Staline, à de Gaulle, à ceux qui se préparent à ◀les▶ dépasser. Elle imite ◀les▶ arts ◀de▶ Paris, ◀les▶ vins ◀de▶ ◀la▶ France et du Rhin, ◀le▶ traditionalisme et même ◀le▶ modernisme ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle imite dans ses livres ◀les▶ succès ◀d’▶hier. Et grâce à ◀l’▶influence des films, elle s’imite elle-même.
Autre histoire ◀de▶ singes. — J’en parlais l’autre jour avec M…, ◀de▶ ◀la▶ Fondation Rockefeller : c’est l’un des quelques hommes qui savent tout ce qu’on invente et tout ce qu’on est en train de rechercher dans ◀les▶ laboratoires du monde entier (pour autant qu’il ne s’agit pas ◀de▶ « secrets intéressant ◀la▶ défense nationale »). Il m’a conté ◀l’▶histoire suivante, qui vaut ◀la▶ peine ◀d’▶être notée. Elle se passe en Russie, dans ◀l’▶école ◀de▶ Pavlov, ◀l’▶auteur des célèbres travaux sur ◀les▶ réflexes conditionnés des chiens. ◀Les▶ disciples ◀de▶ Pavlov ont passé récemment des chiens aux singes — se rapprochant ainsi ◀de▶ ◀l’▶homme.
On prend dix singes. On ◀les▶ range dans une chambre ◀le▶ long ◀d’▶une des parois. À l’autre extrémité ◀de▶ ◀la▶ pièce se dresse un grand meuble à tiroirs. Dans ◀les▶ tiroirs on a mis des bananes. Sur un signal donné par une sirène, ◀les▶ singes sont lâchés dans ◀la▶ chambre. Ils découvrent bientôt ◀les▶ tiroirs, ◀les▶ ouvrent et dévorent ◀les▶ bananes. On répète ◀le▶ manège un grand nombre ◀de▶ fois, pour habituer ◀les▶ animaux à courir droit au meuble dès que ◀la▶ sirène se met en marche. Sirène-tiroir-bananes, pour ces singes, c’est tout un. Après un certain temps ◀d’▶interruption, on ramène ◀les▶ sujets « conditionnés » dans ◀la▶ même chambre. ◀La▶ sirène hurle, ◀les▶ singes se précipitent, arrachent ◀les▶ tiroirs, et ◀les▶ trouvent vides ! La plupart de ces animaux montrent alors ◀les▶ signes extérieurs du break down nerveux ◀le▶ plus caractérisé. Ils s’effondrent en se frappant ◀la▶ poitrine. Ils ne bougent plus. C’est ◀la▶ neurasthénie.
Parabole du tiroir vide : irrésistiblement, je ◀l’▶applique à ◀l’▶Amérique, habituée par cent ans ◀de▶ morale du succès à courir vers des frigidaires ou vers des comptes en banque qui doivent être remplis. Comment supporterait-elle ◀l’▶épreuve ◀d’▶une guerre qui ravagerait soudain son propre continent ? Il y aurait lieu ◀de▶ craindre un nervous break down national…
Je vois ◀l’▶Européen, au contraire, qui résiste. Vingt-cinq siècles ◀d’▶histoire ◀l’▶accoutumèrent à trouver ◀le▶ tiroir vide neuf fois sur dix. Survient ◀la▶ guerre, survient ◀la▶ famine hitlérienne. Comment se peut-il qu’il ne s’effondre pas ? J’imagine que cela tient à sa mémoire profonde. Il se souvient — non pas ◀de▶ ces épreuves-là précisément, car on n’avait jamais rien vu ◀de▶ pareil, mais ◀de▶ quelque chose de plus fondamental qui définit ◀la▶ condition humaine. S’agirait-il ◀d’▶une sorte ◀de▶ méfiance ? Disons plutôt ◀d’▶une sobriété devant ◀le▶ destin. Il se souvient que tout peut arriver, même ◀le▶ pire. Il pressent que ◀le▶ sort, ◀l’▶État, ◀la▶ science, ◀le▶ monde moderne et sa prospérité ne sont pas ◀les▶ garants infaillibles ◀d’▶un bonheur qui lui serait dû. ◀L’▶échec pour lui — guerre, privations, retards — n’est pas une déception totalement scandaleuse qui ◀le▶ laisserait tout béant sur ◀l’▶absurde, car une obscure sagesse en lui s’y attendait : elle ◀le▶ tenait prêt à subir en souplesse ◀les▶ mécomptes, à vrai dire normaux ◀de▶ ◀l’▶optimisme automatique conditionné par ◀la▶ publicité et ◀les▶ sirènes du progrès.
Mars 1943
In petto. — Ce n’est pas sans écœurement que je me vois contraint ◀de▶ transmettre à ◀l’▶Europe occupée et torturée ◀les▶ plates déclarations ◀de▶ tel ministre allié, ◀de▶ tel leader ◀d’▶un des grands syndicats américains, ◀de▶ tel chef militaire — des chefs d’État eux-mêmes.
Peu ou point ◀de▶ discours politiques qui révèlent une compréhension vraiment poignante des problèmes brutalement posés par cette guerre. ◀Les▶ prudences qui stérilisent ◀le▶ langage des hommes d’État sont à court terme, quand ◀les▶ risques sont séculaires. Ces prudences sont locales, et ◀les▶ risques mondiaux. Ces prudences sont du plus ou moins, et ◀les▶ risques du tout ou rien. Où sont ◀les▶ chefs à ◀la▶ taille du danger ? Churchill ? Mais il se refuse à définir ◀la▶ juste paix que ◀les▶ peuples attendent. Il recule devant ◀l’▶arme capitale…
Pas un seul appel officiel94 n’a fait naître une seule grande et violente espérance, un seul dévouement fanatique, une seule vision capable ◀d’▶exalter ◀le▶ moindre jusqu’au saisissement du suprême.
◀De▶ fait, qu’opposons-nous à ◀l’▶exaltation totalitaire ? Pas une idée, ni même un rêve. Pas une violence ◀de▶ ◀l’▶esprit, et pas une vision ◀de▶ grandeur. Même pas un sens critique aigu. Rien qu’une plus grande masse ◀de▶ machines. Et beaucoup de préjugés aussi. Et parfois ◀la▶ crainte vague ◀de▶ perdre une liberté dont nous ne savons plus formuler ◀les▶ conditions…
Avril 1943
Restrictions. — ◀Le▶ tiroir commence à se vider : ◀le▶ rationnement fait son apparition. Et contrairement à ce que ◀l’▶on pouvait craindre, ◀les▶ réactions ◀de▶ ◀l’▶Amérique se révèlent souples et disciplinées. Il est vrai que nous manquons ◀de▶ peu de choses encore. Mais ◀la▶ disette se produit par à-coups, soudain totale pour tel produit qui abondait hier et qu’on ne trouve plus nulle part ◀le▶ lendemain. ◀La▶ viande parfois, ou ◀le▶ whisky, ou ◀le▶ beurre, ou ◀les▶ cigarettes. ◀Les▶ marchands vous expliquent gentiment que ◀l’▶armée vient de faire ◀de▶ gros achats, et que tout est parti pour ◀les▶ camps, ou ◀l’▶Algérie, ou ◀l’▶Angleterre. Après une ou deux semaines, ◀les▶ choses s’arrangent : un peu de marché noir et un décret du « tsar » ◀de▶ ◀l’▶alimentation apaisent ◀la▶ campagne ◀de▶ presse.
Démesure et production. — Une armée ◀de▶ neuf millions ◀d’▶hommes a été formée en moins ◀de▶ deux ans. Soixante millions ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes — près de ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ population — participent à ◀l’▶effort ◀de▶ guerre. ◀La▶ production ◀d’▶avions ◀de▶ tous ◀les▶ types atteint ◀le▶ chiffre ◀de▶ huit-mille par mois, que Roosevelt exigeait ◀l’▶an dernier, — et il fut aussitôt traité ◀de▶ pitre par Goebbels et Radio-Paris. Kaiser a fait construire en quatre jours et demi un cargo Liberty ◀de▶ dix-mille-cinq-cents tonnes. On dirait du Disney, pour ◀le▶ rythme. ◀L’▶esprit ◀de▶ Mickey Mouse s’empare ◀de▶ Superman. C’est ici que ◀l’▶Amérique est à ◀l’▶échelle du siècle, et des menaces qui pèsent sur ◀le▶ siècle. Il y fallait une démesure, et celle-là vient du fond de l’âme américaine, puisque ◀les▶ mythes populaires ◀l’▶annonçaient et ◀l’▶avaient à ◀l’▶avance illustrée.
Femmes du monde à ◀l’▶usine. — ◀La▶ nouvelle mode : une jolie femme, jeune et riche, s’engage dans une usine ◀d’▶armements. On en a tant parlé que celles qui ◀le▶ font maintenant, si ◀l’▶on vous cite seulement leur nom, vous pensez aussitôt qu’elles doivent être jolies, jeunes et riches. Je croyais à un bluff, mais non : je viens ◀d’▶en voir une ◀de▶ mes yeux.
Une amie, fort connue pour sa beauté, ayant disparu ◀de▶ New York depuis plusieurs semaines, je téléphone chez elle un samedi soir. « Que devenez-vous ? C’est bien par chance que vous me trouvez chez moi, j’ai mon premier soir ◀de▶ congé… Well, je suis riveteuse dans une usine ◀de▶ Long Island. Dix heures par jour, point ◀de▶ repos hebdomadaire, mais je suis en train de faire fortune ! »
J’essaie ◀de▶ me ◀la▶ représenter avec ses lunettes noires, sa visière verte, et ◀le▶ chalumeau à ◀la▶ main, mais je ne vois encore que du glamour95 .
◀Le▶ rêve américain. — Du sentimentalisme à ◀l’▶épopée, ◀l’▶Amérique ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne, comme celle du mythe politique et planétaire, est un immense glissement à travers ◀le▶ temps et ◀l’▶espace. Tout glisse et passe ici, vers ◀l’▶oubli, vers ◀la▶ vie. ◀La▶ jeune Américaine quitte son fiancé qui s’embarque pour une guerre lointaine : elle pleure un peu ou pas du tout, agite ◀la▶ main, s’en va ◀d’▶un pas étrangement souple avec un sourire parfait, un pas où ◀l’▶on pressent déjà ◀la▶ danse, un sourire gentiment courageux — vous alliez croire à ◀de▶ ◀l’▶insouciance — vers une party… « J’espère que tu t’amuses, que tu as du fun », écrit ◀l’▶ami, du fond du Pacifique. Je pense aussi à celle qui s’était remariée croyant son mari tué en Chine. On ◀le▶ retrouve. Elle déclare aux reporters : « Jim est simplement épatant, mais c’est Joe que j’aimais, je ◀l’▶attends, je vais me séparer ◀de▶ Jim, et je suis sûre qu’il comprendra très bien… » Un mois plus tard, Jim et Joe boivent ensemble à ◀la▶ santé du couple réuni. Ils aiment tout ce qui passe, fait sensation, va plus loin et se perd on ne sait où, dans un autre rêve naissant, dans ◀le▶ rêve du bonheur ◀d’▶un autre… Tout est possible. Il y en a pour tout ◀le▶ monde. ◀La▶ jalousie n’est pas américaine.
Comment décrire ces légers déplacements ◀d’▶accent, vers ◀le▶ sérieux ou vers ◀l’▶humour cocasse, qui créent dans ◀l’▶ensemble une allure, une atmosphère si différente ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Cela tient à des riens ; mais ◀de▶ ces riens multipliés dans ◀la▶ vie quotidienne naît une aisance générale. ◀L’▶Américain ne supporte pas ◀d’▶être gêné aux entournures, matériellement ou moralement. Dès ◀l’▶enfance, il s’arrange pour ménager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus ◀d’▶ampleur aux épaules, un peu plus ◀de▶ souplesse aux chevilles des jeunes femmes ; un peu plus ◀de▶ sourires sans raison échangés avec ◀les▶ passants, ◀les▶ voisins ◀d’▶autobus ou ◀de▶ train. Et je me sens moins jugé, moins jaugé, pour tout dire moins vu qu’en Europe.
Mobilisable. — Je reçois ma nouvelle fiche ◀de▶ classification militaire. J’ai commencé par être un IV B. Puis j’ai gravi depuis un an divers degrés, et me voici I A, c’est-à-dire susceptible ◀d’▶être mobilisé ◀d’▶un jour à l’autre, quoique étranger, père ◀de▶ deux enfants, et ressortissant ◀d’▶un pays neutre. (◀L’▶Amérique est ◀le▶ seul pays qui mobilise ◀les▶ étrangers, si je ne me trompe.)
Cependant mes chances ◀de▶ faire ◀la▶ guerre dans ◀le▶ Pacifique ou en Europe me semblent minces. Je devrais passer un an dans un camp ◀d’▶entraînement, et d’ici là… Ou bien ◀l’▶on me donnerait un uniforme et ◀l’▶on me renverrait à mes broadcasts, qui font partie ◀de▶ ◀la▶ machine ◀de▶ guerre américaine, — comme on renvoie dans leur usine ◀les▶ ouvriers spécialisés.
Mai 1943
Propagande et style. — Depuis un an que je suis à ◀l’▶OWI rédigeant bon gré mal gré mes vingt-cinq pages quotidiennes, je n’ai pu guère écrire que ces notes ◀de▶ journal, et deux ou trois essais pour des revues américaines. Mais ces essais-là m’ont suffi pour déceler ◀l’▶influence sur mon style ◀de▶ ce travail ◀de▶ propagande. Ou bien serait-ce ◀l’▶influence ◀de▶ ◀l’▶Amérique en général ? Mais elles convergent ou même se confondent.
Je constate que j’hésite ou répugne aujourd’hui à écrire certaines phrases, à user ◀de▶ certains tours que je pressens intraduisibles. Car il ne s’agit pas seulement, pour moi, ◀d’▶écrire en vue de traductions américaines, mais également en vue ◀d’▶une transmission directe à ◀la▶ radio. Dans ◀les▶ deux cas, ◀les▶ exigences sont ◀les▶ mêmes. Et elles impliquent ◀le▶ renoncement à toutes ces coquetteries ◀de▶ style imitées ◀de▶ nos « bons » auteurs qu’on trouvait à chaque page chez Valéry, chez Gide et leurs disciples et qui en anglais retombent à plat, à ◀la▶ radio font parasites. Il faut sauter dans ◀le▶ vif ◀d’▶un sujet, sans précautions ◀de▶ langage ni fausse humilité. Puis s’efforcer ◀de▶ suivre ◀la▶ ligne de plus grande efficacité, sans ◀la▶ moindre bavure pour ◀l’▶élégance.
Que serait-ce ◀d’▶être un grand écrivain dans une langue morte ? Ou dans une langue parlée seulement par une petite peuplade dispersée ?
Or une partie ◀de▶ ◀la▶ littérature française moderne, ◀la▶ meilleure justement, s’était mise dans ce cas.
On ne savait plus juger du « bien écrire » sinon par référence à des modèles anciens. (Que ◀de▶ pastiches dans nos lettres modernes !) Mais ces anciens, que ◀l’▶on copie ◀de▶ travers, avaient ◀le▶ secret ◀de▶ « ◀l’▶art ◀de▶ persuader ». Bien écrire, c’est régler ses moyens sur ◀la▶ fin que vise un écrit. Cette fin peut condamner ◀la▶ phrase trop « écrite » ; ou ◀l’▶exiger, selon ◀les▶ cas.
Défaut commun à presque tous nos bons auteurs français contemporains : n’importe qui dira qu’ils « écrivent bien », parce que leurs élégances, trouvailles ou bizarreries restent cousues ◀de▶ fil blanc. On y est fort sensible à Paris. Cependant nous vivons au xxe siècle, et je voudrais un style qui supporte ◀le▶ transport.
◀Les▶ choses que ◀l’▶on publie, si elles sont importantes, ◀le▶ sont soit par nature, soit par position. Elles ◀le▶ sont en vertu de leur qualité, originalité, beauté, vérité intrinsèque ; ou ◀de▶ leur opportunité et ◀de▶ leur pouvoir ◀de▶ signification commune.
Une carrière ◀de▶ grand écrivain commence par ◀la▶ qualité et finit par ◀la▶ signification.
À partir ◀d’▶un certain moment, ◀la▶ gloire ◀d’▶un homme confère ◀de▶ ◀l’▶importance à ◀la▶ moindre opinion qu’il exprime par position. (Et c’est ◀le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ gloire moderne.) Il entre dans ◀le▶ domaine public, dans ◀la▶ banalité au sens propre du terme (ce qui est à tous, comme on ◀le▶ dit ◀d’▶un cœur, ◀d’▶un taureau ou ◀d’▶un four « banal »). Fin ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶un Tolstoï ou ◀d’▶un Goethe ; ◀d’▶un Valéry et ◀d’▶un Gide, parmi nous. ◀La▶ gloire est devenue ◀le▶ droit ◀d’▶énoncer des banalités mais qui ne passent plus pour telles, et qui portent.
Savoir ne point se limiter constamment à ◀la▶ qualité. Car cela irait à préférer au vrai ◀l’▶original, ◀le▶ différent. Or ◀le▶ but reste bien ◀d’▶élever ◀le▶ niveau banal en dégageant des significations communes. (Quitte à mettre en circulation quelques valeurs encore inéchangeables cette année. Mais il convient ◀de▶ ◀les▶ maquiller un peu, pour qu’elles circulent, précisément.)
Classicisme moderne. — ◀Le▶ monde actuel pressent qu’il a besoin ◀de▶ maîtres et ◀de▶ directeurs ◀de▶ conscience, plutôt que ◀de▶ monstres précieux. Cependant, il faut commencer par être un monstre, si ◀l’▶on veut mériter quelque maîtrise. Toute création est en soi monstrueuse, qu’il s’agisse ◀de▶ ◀l’▶automobile, des rayons X, ◀d’▶Altamira ou des Variations Goldberg. ◀Les▶ copies seules sont acceptables à première vue et seules font accepter ◀l’▶original qui fit scandale ou même ne fut pas remarqué. (Balzac « journaliste », Beethoven « cacophoniste », Baudelaire « immoral », Proust « mondain », et Bach inaperçu pendant un siècle après sa mort.)
14 juillet 1943
Washington antigaulliste, mais soucieuse ◀d’▶objectivité, me donne ◀la▶ directive suivante : Citer dix lignes du discours ◀de▶ de Gaulle et dix du discours ◀de▶ Giraud. Il ne me reste qu’à choisir dix belles formules ◀de▶ l’un, dix platitudes ◀de▶ l’autre, c’est facile et ◀le▶ public jugera.
Août 1943
Beekman Place. — Mes dix jours ◀de▶ vacances, que je passe à New York, me permettent enfin ◀de▶ goûter et ◀d’▶habiter vraiment mon grand appartement à peine meublé : j’entends ◀d’▶y travailler à ma façon. Et ◀de▶ faire connaissance avec ◀les▶ heures et ◀la▶ saison ◀de▶ mon quartier, Beekman section, aussi célèbre par ses crimes que par sa tradition mondaine. ◀L’▶ornement en est Beckman Place.
Parallèle à ◀l’▶East River dont ◀la▶ sépare une rangée ◀d’▶hôtels particuliers aux façades étroites, cette rue très courte est l’une des rares — j’en connais trois dans Manhattan — qui à la fois ne portent pas ◀de▶ numéro et ne coupent point ◀les▶ avenues à angle droit. Hors série, modèle ◀de▶ grand luxe, elle s’orne ◀d’▶arbres, ◀de▶ silence et ◀de▶ grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant ◀l’▶été, emplit cet espace fermé par ◀les▶ hauts bâtiments ◀de▶ ◀la▶ cinquante et unième rue, en brique vernie, tout luisants ◀de▶ fenêtres dépourvues ◀d’▶ornements.
Beckman Place est un ◀de▶ ces lieux où ◀l’▶exilé s’écrie : « Mais c’est ◀l’▶Europe ! » parce qu’il y trouve un charme, simplement. Mais quand je ◀la▶ vois du haut ◀de▶ mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée ◀d’▶asphalte et ◀de▶ brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶East River jusqu’à Brooklyn.
Un paysage immense ◀de▶ minéral et ◀d’▶eau. ◀La▶ rivière, sillonnée ◀de▶ remorqueurs toussotants, luit ◀d’▶un éclat ◀d’▶étain pâle. ◀Les▶ ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle ◀d’▶un kilomètre, toute menue dans ◀la▶ distance. Cheminées, mâts, clochers, usines plates et réclames lumineuses en plein jour. ◀Le▶ seul vestige ◀de▶ nature — car ◀l’▶eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots ◀de▶ granit noir couverts ◀de▶ mouettes, et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement ◀le▶ feu vert — cinq secondes ◀de▶ révolution — et ◀le▶ feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme, sauf ◀les▶ mouettes. Qu’on ne me parle plus des lois économiques et ◀de▶ leurs fatales réalités : car ce sont ◀les▶ réalités ◀d’▶un monde tout artificiel que nous, ◀les▶ hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour ◀de▶ goûts et ◀d’▶ambition, ce paysage se transformerait.
Si je me tourne vers ◀le▶ nord, je vois un monde ◀de▶ terrasses, du dixième au trentième étage du River Club, où vivent des milliardaires et des acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent ◀de▶ jeunes femmes en maillot ◀de▶ bain. L’une se penche sur ses géraniums, l’autre ajuste des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, ◀le▶ soir. Un violoniste s’escrime à vingt reprises sur le deuxième Concerto brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’on entend siffler dans ◀la▶ rue…
Je me souviens ◀de▶ ce que j’ai sous ◀les▶ yeux : je ◀le▶ vois déjà comme je me ◀le▶ rappellerai, une fois ◀de▶ retour en Europe. J’en connais par avance ◀la▶ nostalgie. ◀Le▶ soir vient dans un luxe américain ◀d’▶ocres, ◀de▶ roses, ◀d’▶argents et ◀d’▶éclats ◀d’▶or sur ◀les▶ fenêtres des usines. Des fumées traînent, ◀les▶ ponts s’éteignent, ◀le▶ sommet des gratte-ciel se met à luire sous ◀la▶ lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s’ouvre au travail paisible.
◀D’▶heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait ◀le▶ tour ◀de▶ mes chambres blanches posées sur le onzième étage et festonnées ◀de▶ tuiles provençales. ◀La▶ brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas dans ◀les▶ buildings voisins séparés ◀de▶ ma terrasse par un gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée en peignoir rose ouvre son frigidaire, sort ◀de▶ ◀la▶ glace, ôte enfin ◀le▶ peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent ◀d’▶une terrasse obscure, un cliquetis ◀de▶ tiges ◀de▶ verre dans ◀les▶ highballs. Je rentre et j’aligne mes mots.
Petits matins déjà doux des terrasses, moments ◀les▶ plus aigus ◀de▶ ◀la▶ vie, au jour qui point, quand toutes choses et ◀les▶ souvenirs ◀d’▶hier changent ◀de▶ poids et ◀de▶ millésime, quand ◀les▶ mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans ◀la▶ brume ◀d’▶été flottant sur ◀la▶ rivière… Une langue ◀de▶ lumière orangée vient râper doucement ◀le▶ crépi des murs bas, sur ◀la▶ terrasse toute voisine. Un autre jour, ◀le▶ même amour, mais ◀le▶ cour s’ouvre — ◀l’▶aube est ◀l’▶heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain !
Sur ◀le▶ grand fond sonore à bouche fermée des usines ◀de▶ l’autre rive, ◀les▶ sirènes des ferry-boats poussaient leur solo ◀de▶ désastre, ◀de▶ faux désastre et ◀d’▶appel commercial, dans ◀le▶ matin strident ◀de▶ ◀l’▶East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes.
Soudain, passant ◀la▶ tranche ocrée ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ trente étages, à mi-hauteur, sur ◀la▶ rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout ◀l’▶équipage en fête saluant New York ◀d’▶adieux, filant pavois au vent vers ◀l’▶Europe et ◀la▶ guerre…
Été 1943
Intermède politique. — Situation du monde : ◀le▶ conflit militaire qu’a provoqué ◀la▶ crise mondiale masque cette crise, ◀la▶ simplifie abusivement en noir et blanc, nazis contre démocraties. Il s’agit ◀de▶ bien autre chose, mais qui ◀le▶ voit ? J’ai peine à ◀le▶ voir, souvent. Pourtant, L’Ordre nouveau ◀d’▶antan avait bien désigné ◀l’▶État-nation comme une psychose politique. Elle sévit aujourd’hui des deux côtés.
◀Les▶ Alliés occupent ◀l’▶Afrique du Nord, débarquent en Sicile, en Italie… (On a censuré au bureau mes commentaires sur « ◀le▶ petit roi », et pas seulement à cause des célèbres dessins ◀de▶ Soglow dans ◀le▶ New Yorker, qui portent ce titre.) ◀Les▶ Russes avancent. ◀Les▶ autres vont se décider à faire quelque chose, moins pour aller au secours ◀d’▶un allié en détresse que pour prévenir sa victoire. Il n’est pas dit que ◀les▶ Russes acceptent longtemps ce jeu. Ils ont eu 5 millions ◀de▶ tués et blessés. ◀Les▶ Américains ont formé une armée ◀de▶ 8 ou 9 millions dont au maximum 150 000 hommes combattent aujourd’hui, sur 2 millions envoyés overseas. Bien sûr, ◀le▶ gros ◀de▶ ◀l’▶effort est donné dans ◀le▶ Pacifique, où ils ont été attaqués. Bien sûr, il serait odieux ◀de▶ leur reprocher leur allergie aux balles européennes : ils ne sont pas du tout responsables ◀de▶ nos démences nationalistes. Mais ◀les▶ Russes ont ◀le▶ droit ◀d’▶estimer qu’on se moque ◀d’▶eux, et que ◀les▶ Américains font ◀la▶ guerre à leurs dépens, croyant pouvoir ainsi ◀la▶ gagner sans trop ◀de▶ pertes, tout en raflant ◀les▶ marchés mondiaux (flotte, avions ◀de▶ transport, industries neuves, etc.).
Depuis quelques semaines, et à mesure que tout va mieux dans cette guerre, je me sens devenir curieusement étranger à ce qui se passe, et que je traduis en nouvelles ou commentaires. Comme si ◀le▶ vrai débat tragique avec Hitler était réglé et terminé, et qu’il ne restait plus qu’à en tirer des conséquences économiques et militaires sans intérêt spécial pour ceux ◀de▶ ma sorte. Cette guerre n’est-elle plus notre affaire ? Tout se passe comme si Hitler avait cessé ◀d’▶être et ◀d’▶agir en nous, Occidentaux, et n’était plus une tentation pour ◀l’▶âme collective, mais une vilaine et pauvre bête à liquider, dont ◀le▶ sort est déjà décidé. Et ◀le▶ reste intéresse surtout nos grands États, nos grandes Nations. Ne ferais-je pas mieux ◀de▶ retourner à mon travail ?