Journal d’▶un retour
Janvier 1946
Faut-il rentrer ? — On me dit que Mauriac a écrit : « Faut-il partir ? » (pensant aux jeunes Français, répondant non). Que Bernanos s’est écrié : « Mais partez donc ! ◀la▶ Terre est vaste ! » Que d’autres ont protesté que ce débat était antipatriotique, ou anticommuniste, je ne sais plus. On m’écrit cela ◀de▶ Paris et ◀l’▶on ajoute que je ferais bien ◀de▶ rentrer, sous peine de ne pas comprendre ◀la▶ réalité européenne en général, et française en particulier. Je pourrais me contenter ◀de▶ répondre : c’est plutôt vous qui devriez sortir, sous peine de ne pas comprendre ◀la▶ réalité mondiale. Après tout, il y a 40 millions ◀de▶ Français, sur trois milliards ◀d’▶habitants ◀de▶ ◀la▶ planète, non moins réels, guère moins accablés ◀de▶ problèmes. Mais je ne cherche pas à m’en tirer par une réplique, même ◀de▶ bon sens, et j’ai quelques raisons ◀de▶ prendre ◀la▶ France plus au sérieux, plus au tragique, que ◀les▶ chiffres stupides n’y inviteraient.
Je reprends ◀la▶ question dans ◀les▶ termes où ◀l’▶on me dit qu’elle est posée dans nos pays : Faut-il partir ? (Peut-on partir est une tout autre affaire.) Il se trouve que j’habite, pour quelques semaines encore, du côté où ◀les▶ jeunes Européens devraient aller s’il s’agissait pour eux ◀de▶ partir. Je vois ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ses défauts, mieux qu’ils ne sont en mesure ◀de▶ ◀les▶ imaginer. Cela se discuterait à ◀l’▶infini. Il n’est qu’une solution, qui est ◀d’▶aller voir, et ◀d’▶essayer ◀le▶ pays comme un nouveau costume. Et je me dis que ◀le▶ problème est mal posé. Il ne s’agit ni ◀de▶ « partir » ni ◀de▶ rester, au sens pathétique ◀de▶ ces mots. Il s’agit simplement ◀de▶ circuler. Ce n’est pas très facile, pratiquement ? Mais partir, ou rester, ne ◀le▶ sont pas non plus, apparemment, puisqu’on pose ◀le▶ problème.
Supposez que nous soyons libres ◀de▶ circuler à notre guise. Je répondrais sans hésiter : il ne s’agit ni ◀de▶ choisir une terre et ses morts contre ◀le▶ globe et ses vivants ; ni ◀de▶ choisir ◀le▶ nomadisme permanent et ◀l’▶exil par principe ou dégoût. Mais simplement ◀de▶ vivre au xxe siècle, en tenant compte des réalités que nous avons créées ou laissé s’imposer ; ◀de▶ ◀la▶ rapidité des transports, par exemple.
Combien ◀d’▶hommes ◀d’▶aujourd’hui vivent leur temps et se trouvent pratiquement en mesure ◀de▶ ◀le▶ vivre ? Combien sont-ils encore du Moyen Âge, ou du bourgeois et lent xixe siècle ! Serait-ce manque ◀d’▶imagination ? Certes, il en faut une dose non ordinaire pour se rendre contemporain ◀d’▶un monde qui change beaucoup plus vite que Jules Verne n’a pu ◀le▶ rêver. C’est cela, et c’est aussi ◀le▶ cauchemar des visas. Si cette folie furieuse et inutile ne régnait pas sur ◀le▶ monde ◀d’▶après-guerre, ◀le▶ problème partir ou rester se résoudrait en termes simples : on verrait vite que c’est un faux dilemme.
Nous allons en dix heures ◀de▶ Lisbonne à New York au Pacifique. Un très long voyage aujourd’hui nous ramènerait nécessairement au point ◀de▶ départ, après un petit tour ◀de▶ planète. Nous changeons ◀de▶ continent comme on part en week-end. ◀Le▶ mot partir a donc changé ◀de▶ sens. Il a perdu son aura dramatique. Plus question ◀de▶ couper ◀les▶ ponts, ◀de▶ brûler ses pénates, et autres rites attestant devant ◀les▶ mânes des ancêtres un choix farouche, irrévocable. Se déplacer devient un geste naturel, et partir annonce revenir comme on prend un billet ◀d’▶aller et retour. ◀La▶ poésie des voyages a vécu, ◀la▶ tragédie des départs a vécu. Mais ce qui naît, ce qui peut naître parmi nous, c’est un amour plus large ◀de▶ ◀l’▶humain, une conception ◀de▶ ◀la▶ fidélité qui ne soit plus exclusive ◀de▶ ◀la▶ curiosité, un accueil plus ferme et plus souple ◀de▶ ◀la▶ diversité des êtres et des coutumes.
Aimez votre terre et quittez-◀la▶. Quittez-◀la▶ trois fois et revenez-y trois et quatre fois, selon ◀l’▶arithmétique du cœur. ◀Le▶ nomade n’aime pas sa terre, n’y revient donc jamais vraiment. ◀Le▶ paysan n’aime que sa terre, ne ◀l’▶aime donc pas ◀de▶ ◀la▶ meilleure manière, s’il refuse tout ◀le▶ reste, et ◀la▶ comparaison. Il faut s’ouvrir. Il faut aimer. Il faut cesser ◀de▶ trouver cela nigaud, et ◀de▶ faire ◀le▶ coq ◀de▶ village tout hérissé, griffu, inefficace. Circulez donc, allez voir, et aimez. Puis choisissez. Revenez si ◀le▶ cœur vous en dit.
Mais je sais bien qu’il y a ◀les▶ visas. N’acceptons pas que cet accident tardif ◀de▶ ◀la▶ démence nationaliste dénature ◀le▶ problème humain. Lançons une campagne mondiale pour ◀la▶ suppression des visas, ◀de▶ ces anachronismes scandaleux qui nous empêchent ◀de▶ rejoindre ◀le▶ siècle, ◀de▶ ◀l’▶habiter et ◀d’▶user ◀de▶ ses dons. Forçons ◀les▶ gouvernants à nous répondre : à quoi servent ces barrages ◀de▶ tampons ? Comment peut-on ◀les▶ justifier ? Ils n’ont pas arrêté un seul espion, tout en causant ◀la▶ perte ◀de▶ milliers ◀d’▶innocents. Ils rendent vains ◀les▶ progrès matériels dont notre époque pourrait enfin s’enorgueillir. Ils représentent dans ◀l’▶esprit des modernes ◀la▶ Fatalité imbécile. Pourquoi donc ◀les▶ acceptons-nous comme des moutons, sans qu’une seule voix proteste ?
Février 1946
Vers ◀le▶ milieu du xxe siècle, ◀les▶ hommes firent en sorte ◀de▶ réduire à peu de chose ◀les▶ avantages que ◀la▶ machine menaçait ◀de▶ leur procurer, après ◀les▶ avoir décimés. ◀L’▶avion permettait ◀de▶ voyager vingt fois plus vite qu’en bateau. On décida en conséquence de rendre vingt fois plus pénible et longue ◀la▶ préparation des voyages. Passer ◀d’▶Amérique en Europe ne demandait plus que quelques heures ◀de▶ vol ? On y ajouta plusieurs semaines ◀de▶ démarches et contrôles épuisants, ramenant ainsi ◀la▶ longueur du voyage, pratiquement, à ce qu’elle était au bon vieux temps ◀de▶ Christophe Colomb.
J’ai quelque chance ◀de▶ pouvoir m’envoler vers ◀la▶ fin ◀de▶ mars, au terme ◀d’▶un travail commencé en janvier dans une douzaine ◀de▶ bureaux différents. Encore n’y serais-je pas arrivé sans ◀l’▶appui ◀de▶ ma légation.
27 mars 1946
Entre ◀les▶ deux mondes. — ◀L’▶avion partira dans trois jours.
Déjà, par ◀l’▶imagination, j’habite ◀l’▶Europe. Je circule quand je veux dans ◀les▶ hauts corridors et dans ◀le▶ vestibule qui sent ◀le▶ fruit ◀de▶ notre ancienne maison de campagne, et mon pied reconnaît cette brique, près de ◀l’▶escalier, qui basculait un peu du temps ◀de▶ mon enfance. (On ne ◀l’▶a donc jamais recimentée ?) Pourquoi faire ce voyage vers ◀les▶ lieux et ◀les▶ choses que toujours et partout je porte en moi ? Mais il faut aller vers ◀les▶ êtres, car ce sont eux qui changent et qui s’éloignent.
Un autre sentiment que je connais ◀d’▶avance et ne pourrai que retrouver là-bas, c’est celui ◀de▶ ma nostalgie ◀de▶ ◀l’▶Amérique. ◀De▶ ce présent que je vis déjà comme passé dans ◀le▶ futur que j’anticipe. Je me promène dans un New York déjà quitté, récapitulant mes regrets… Nostalgie ◀de▶ cette avenue, à telle heure du jour ou ◀de▶ ◀la▶ nuit, j’y vais encore une fois, pour ◀la▶ retrouver déjà… Que signifie tant de puérilité ? ◀Le▶ doute n’est plus permis. J’aime ◀l’▶Amérique.
Ils me demanderont pourquoi, je ne saurai pas répondre. Sait-on jamais pourquoi ◀l’▶on aime un être ? Voici longtemps qu’on a cessé ◀de▶ penser qu’il est meilleur ou plus beau que tout autre, mais avec lui ◀l’▶on se sent bien. Ses défauts crèvent ◀les▶ yeux, il vous a fait souffrir, on vous démontrera qu’il n’est pas fait pour vous, mais près de lui vous éprouvez une liberté. Et cette constatation, bien entendu, ne signifie rien sur sa valeur « en soi » ni sur ◀la▶ vôtre, que personne ne peut mesurer. Mais dans cette relation, vous existez.
J’aurai beau faire, ils me diront encore : « Vous estimez vraiment que ◀l’▶Amérique est si bien ? Vous préférez y vivre ? Vous reniez ◀l’▶Europe ? » Mais je ne sais pas du tout si ◀l’▶Amérique est bien ou mal, si elle vaut mieux que ◀l’▶Europe, si j’y reviendrai jamais ! Et ◀l’▶homme est né pour circuler, non pour s’enraciner comme une victime des dieux subitement transformée en lierre ou en légume. On peut aimer un pays comme sa mère, un autre comme sa femme, un autre comme ◀les▶ femmes, un autre enfin comme une passion. ◀L’▶amour n’est pas encore rationné, que je sache ? Et s’il est vrai, s’il n’est pas ◀le▶ masque ◀d’▶une haine, s’il m’ouvre à ◀l’▶Être au lieu de me refermer sur quelque obsession ◀de▶ ◀l’▶Avoir, chaque amour enrichit tout ◀l’▶amour. Entre deux mondes aimés différemment, que ◀l’▶amour ne soit pas déchiré ! Mais qu’il s’anime et vole et se réjouisse, et qu’il exige enfin sa pleine mesure, toute ◀la▶ Terre promise à tout ◀l’▶homme !
75e rue, 30 mars 1946, sept heures du matin
Une dernière fois, je me laisse envoûter par ◀les▶ bruits ◀de▶ ◀la▶ rue, par ◀la▶ lumière, par ce que je vois encore ◀de▶ ◀l’▶Amérique, sur ma droite, au rectangle ◀de▶ ma fenêtre.
Levé depuis longtemps, j’attends assis devant ma table que ◀le▶ téléphone me donne ◀le▶ signal du départ. À ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ matinée, j’aurai quitté New York et six ans ◀de▶ ma vie. Quelle tiédeur, quelle chaleur déjà pour cette heure et pour ◀la▶ saison !
Je vois ◀le▶ trottoir ◀d’▶en face, en partie encombré ◀de▶ meubles ◀d’▶occasion, tables vertes, miroirs, appareils à Coca-Cola, fourneaux, fauteuils, vieux frigidaires. Un type en bleus arrose au tuyau ◀le▶ trottoir et des portes ◀de▶ garage, minutieusement. Un peu plus loin, ◀le▶ revendeur est assis dans un vaste fauteuil ◀de▶ cuir, près de ◀la▶ porte ouverte ◀de▶ son garage. Je vois ◀l’▶avant de son auto, et ◀le▶ bric-à-brac empilé tout autour. ◀L’▶homme porte une chemise rose bâillant sur sa poitrine velue, et un large chapeau ◀de▶ cow-boy. Il est parfaitement immobile. Il suit des yeux ◀les▶ emballages ◀de▶ carton, ◀la▶ paille, ◀les▶ papiers qui glissent par à-coups sur ◀l’▶asphalte ruisselant. Plus haut, des murs ◀de▶ brique rouge et ◀de▶ brique jaune, des lessives roses et bleues devant le dernier étage, un trapèze ◀de▶ ciel brillant. ◀Les▶ camions font trembler ◀les▶ vitres et légèrement tinter ◀le▶ téléphone posé devant moi sur ◀la▶ table. J’attends. Je n’ai pas souvenir qu’il fasse jamais si clair, si lumineux, si matinal dans une grande ville ◀de▶ ◀l’▶Europe. Je dois me tromper. Je verrai cela demain… Ces deux types vont rester ici. Leur journée est sur ce trottoir, leurs soucis vivent en Amérique. Je pourrais rester moi aussi, laisser partir ◀l’▶avion, oublier l’autre vie. Rien de plus facile. Rester assis dans ◀la▶ rêverie, reprendre ◀la▶ suite quotidienne… Il est déchirant ◀d’▶être libre. ◀Le▶ tél…
Début ◀d’▶avril 1946
◀La▶ Guardia Field dans une matinée bleue, c’était déjà presque ◀l’▶été. Cinq heures plus tard, nous avons rejoint ◀l’▶hiver, un ouragan ◀de▶ neige horizontale sur ◀le▶ désert des forêts canadiennes aux lacs gelés. Nous dûmes passer toute une nuit dans ◀les▶ lugubres baraquements ◀de▶ ◀la▶ base ◀de▶ Gander, à Terre-Neuve.
Une aurore boréale nous avait arrêtés, non point que sa beauté nous eût cloués sur place, mais parce qu’elle provoquait des tempêtes magnétiques qui ont pour effet ◀d’▶aveugler ◀les▶ avions aux appareils plus délicats que ◀les▶ sens ◀de▶ ◀l’▶homme. Cette belle crise radio-poétique s’étant heureusement dénouée dans ◀les▶ hauteurs du ciel arctique, nous montâmes en spirale à 5000 mètres, au-dessus ◀d’▶une mer morte ◀de▶ glace.
J’allais écrire : « ◀L’▶avion s’élance pour franchir ◀l’▶Océan ◀d’▶un seul bond. Nous volons à tire-d’aile vers ◀l’▶Irlande ». Mais ce cliché et ces jolies syllabes décrivent mal un voyage aérien. Car voyager, aujourd’hui, c’est attendre. Non seulement attendre son tour dans ◀la▶ queue devant des guichets, mais encore, une fois installé dans ◀le▶ fauteuil profond ◀de▶ ◀l’▶avion, attendre que ◀la▶ boule au-dessous de nous ait tourné jusqu’au point désiré, pour y descendre et s’y poser. Rien ne donne une idée ◀de▶ ◀l’▶immobilité comme ce vol sans repères en plein ciel, à 150 mètres à la seconde, sans vibration ni courant ◀d’▶air, et sans nul signe apparent ◀de▶ mouvement.
◀Les▶ uns écrivent, d’autres déjeunent. Je regarde par mon hublot. ◀La▶ mer est blanche, un peu houleuse et cotonneuse. Mais tout ◀d’▶un coup elle se déchire : ce n’était qu’une couche ◀de▶ nuages. Trois-mille mètres plus bas paraît une surface bleue, comme un papier grenu ponctué ◀de▶ défauts blancs. Un petit fuseau clair y traîne sa fumée, c’est un paquebot qui en est à la troisième journée du trajet que nous ferons à rebours en trois heures.
Nous sommes partis tout au début ◀de▶ ◀la▶ matinée. Voici déjà ◀l’▶après-midi, voici ◀le▶ soir, nous volons contre ◀le▶ soleil et ◀le▶ temps coule deux fois plus vite. ◀La▶ stratosphère se dore. Des cumulus élèvent des tours et des créneaux ◀d’▶un rose feu sur ◀l’▶horizon follement lointain, tandis que nous survolons des profondeurs multipliées, cavernes ◀d’▶ombre et gonflements majestueux où ◀la▶ lumière fait ses grands jeux ◀de▶ tous ◀les▶ rouges au bleu ◀de▶ plomb.
Aux approches ◀de▶ ◀l’▶Irlande vient ◀la▶ nuit. Derrière nous, tout est flamme et or. Mais un toit ◀d’▶ombre épaisse descend obliquement, rejoint ◀la▶ mer, ferme ◀le▶ monde devant nous. En deux minutes nous sommes passés ◀de▶ ◀la▶ gloire aux ténèbres denses. Il n’y a plus, tout près sur nos têtes, que ◀les▶ lampes en veilleuses, et ◀le▶ ronron assourdi des moteurs. Une petite secousse, une longue promenade sur des pistes en ciment. Et ◀l’▶arrêt doux. Shannon, Irlande.
◀Le▶ restaurant ne manque pas ◀d’▶élégance. Une dame qui vient de passer ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ guerre en Amérique frémit ◀de▶ toutes ses fourrures et se récrie : « Quel goût ! Voilà ◀l’▶Europe enfin ! Et des fleurs vraies ! Ah mon cher, ici, tout est beau !… — Mais tout ici a été fait par ◀les▶ Américains pendant ◀la▶ guerre… — Taisez-vous, me crie-t-elle, je retrouve ◀l’▶Europe ! Ce n’est pas ◀le▶ moment ◀d’▶être objectif ! »
Elle adore ces rideaux trop rouges, ces meubles blancs, et ce grape-fruit. Ils ◀la▶ vengent, croit-elle, ◀d’▶une Amérique « où tout est laid », mais ◀d’▶où ils viennent.
2 avril 1946
◀Les▶ oiseaux ◀de▶ Paris. — Nous roulons dans un petit autobus, du terrain ◀d’▶Orly vers Paris. Sept ans bientôt, depuis que je ◀l’▶ai quitté… Par quelle porte allons-nous entrer ? Je ne puis pas distinguer ◀les▶ noms des rues sur ces maisons jaunes ou grises et si basses. Je cherche à voir, ◀le▶ nez contre ◀la▶ vitre, et tout ◀d’▶un coup : rue Claude-Bernard, — en plein cinquième arrondissement — quand je me croyais encore dans ◀la▶ banlieue… Déjà nous descendons une rue déserte et provinciale. C’était cela, ◀le▶ boulevard Saint-Michel ? Mais sur ◀les▶ quais, où ◀le▶ car nous dépose, j’ai retrouvé ◀les▶ grandes mesures ◀de▶ Paris. Dans quel silence, à quatre heures du matin.
Trouverons-nous quelques chambres pour ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ nuit ? Deux jeunes Américains du convoi m’interrogent. Cet hôtel ne leur plaît qu’à moitié. Je ◀les▶ décourage ◀d’▶aller chercher ailleurs. Crise des logements.
— Est-ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude. — Et New York donc ? Si vous y connaissez des chambres libres, faites-moi signe. (Comme ◀les▶ Américains paraissent bizarres, ici. Comme ils se mettent immédiatement à ressembler à ce que ◀l’▶on pense ◀d’▶eux en Europe.)
Il y a des chambres, et même des salles ◀de▶ bains. Mais comment dormirais-je cette nuit ? J’arrive au rendez-vous après sept ans, furtivement, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une nuit déserte. Un rendez-vous dont j’avais bien souvent désespéré, après cet au revoir en juin 1940, qui sonnait malgré moi comme un adieu… ◀Le▶ jour point derrière ◀les▶ rideaux. Je vais sortir sur mon balcon, je vais ◀la▶ voir…
Tout d’abord je n’ai distingué qu’un paysage ◀de▶ toits bleus, médiéval. Et voici qu’une cloche très fine a sonné cinq coups délicats. Puis une autre plus loin, et plusieurs en écho. Je ne savais plus, après six ans ◀de▶ New York, qu’il y a des cloches qui sonnent ◀les▶ heures aux villes, et qui s’accordent à ◀la▶ suavité aiguë du petit jour. Et cette rumeur soudain ◀de▶ cris menus et ◀de▶ sifflets, ◀de▶ tous côtés, comme les premières gouttes ◀d’▶une averse, ce sont bien des oiseaux ! Dans une ville ! Point d’autres sons… Si ! Je ne rêve pas : un coq qui crie, tout là-bas vers ◀les▶ Invalides. ◀L’▶or pâle du dôme s’avive au-dessus des toits bleus, des toits roux et des murs couleur du temps, où quelques taches ◀de▶ rose clair ou ◀de▶ noir achèvent ◀de▶ composer une harmonie qui fait venir ◀les▶ larmes aux yeux.
Premier bruit ◀de▶ pas dans ◀la▶ rue. Semelles ◀de▶ bois. Une femme ◀de▶ ménage sort ses clés, ouvre une porte ◀de▶ service à côté du portail ◀d’▶un ministère. Un vieux monsieur très grand, vêtu ◀de▶ noir, aux pantalons étroits, aux longs souliers pointus, sort ◀d’▶un xixe siècle ◀d’▶illustrés ◀de▶ mon enfance. Des jeunes gens en chandail, portant ◀de▶ grosses valises, se hâtent vers ◀la▶ gare ◀d’▶Orsay.
Paris a reculé ◀d’▶un siècle, en direction ◀d’▶une beauté oubliée.
Mais que dire ◀de▶ ◀la▶ foule que j’ai vue ◀le▶ lendemain aux trottoirs des Champs-Élysées. Je me disais : non, ce n’est pas vrai, je vais me réveiller, je ne suis pas à Paris. Et c’est bien un ◀de▶ ces tours que nous jouent ◀les▶ cauchemars, ◀de▶ rapetisser méchamment tous ◀les▶ êtres, ◀d’▶effacer ◀les▶ visages, et ◀de▶ multiplier ◀les▶ traits bizarres, ◀les▶ signes ◀d’▶anxiété…
7 avril 1946
Plus Suisse que nature. — Que ◀la▶ Suisse soit restée aussi suisse m’a paru proprement incroyable. Je ne trouve ici ◀d’▶autre sujet ◀de▶ m’étonner que ◀de▶ n’en point trouver, justement. Tout est pareil à mes souvenirs, à peine un peu plus ressemblant. Tout est intact. ◀La▶ brusquerie des employés intacte, quand on demande un petit renseignement et qu’on ◀les▶ voit s’identifier en un clin d’œil avec ◀les▶ règlements « pareils pour tous », non point avec votre situation ◀d’▶usager perplexe ou anxieux. ◀La▶ bonhomie des mêmes employés intacte, une fois qu’on leur a laissé ◀le▶ temps ◀de▶ revenir à leur naturel. (Et ce n’est pas toujours au galop.) ◀Les▶ quartiers extérieurs des villes intacts, et si parfaits dans ◀le▶ propret-coquet-scolaire 1910 que ◀l’▶imagination se rend sans condition après ◀la▶ plus rapide reconnaissance des lieux. J’ai revu des amis intacts, et dont ◀l’▶amitié seule avait mûri comme un bon vin. Et j’ai feuilleté des éditions si belles qu’on se demande quels talents ◀les▶ méritent.
Ce qu’il y a de plus intact en Suisse, peut-être, c’est ◀le▶ mythe helvétique par excellence ◀d’▶une décence fondamentale. Il se peut que ◀la▶ Suisse ait seule gagné ◀la▶ guerre, et seule n’ait pas été contaminée par ◀le▶ gangstérisme à ◀la▶ mode. C’est clair : ◀le▶ mal y est mal vu, tout simplement. On ◀le▶ tient encore pour anormal. J’ai ◀l’▶impression qu’on exagère un peu, à cet égard. Mais ◀le▶ reste du monde se charge bien ◀de▶ rétablir un équilibre « humain », sur ◀les▶ modèles récemment présentés par MM. Hitler et Staline.
Je m’en tiens là dans mes jugements, j’arrive à peine.
Mais si j’essaie ◀de▶ situer ce pays dans ◀le▶ cadre ◀de▶ mon voyage, voici comment il m’apparaît. ◀L’▶Europe ancienne s’est rétrécie à ◀la▶ mesure ◀de▶ nos frontières. En une semaine, aux deux bouts ◀de▶ mon voyage, je viens de voir du monde à peu près tout ce qu’il en reste ◀de▶ solide et que ◀l’▶on est autorisé à voir : l’un des deux grands et ◀le▶ Tout Petit, dernière paroisse intacte du continent. Un peu plus loin j’irais buter contre ◀le▶ fameux « rideau ◀de▶ fer » marquant ◀l’▶entrée du règne ◀de▶ l’autre Grand. Entre ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Suisse, il se peut que bientôt ◀l’▶on ne survole plus qu’un no man’s land, où s’affrontent sournoisement ◀les▶ seules puissances qui comptent.
12 avril 1946
Fin et Suite. — J’ai revu Genève et sa cyclophilie torrentielle, allègre et intacte. Et j’ai revu ◀la▶ SDN ◀le▶ jour ◀de▶ sa liquidation publique, dans son palais sans patine, sans fantômes. Pourtant cette grande figure voûtée qui lui ressemblait à s’y méprendre, c’était bien, finalement, Lord Cecil… Un tiers ◀de▶ salle, un ton ◀d’▶obsèques officielles mais sans tristesse. Ce fut une glorieuse journée, comme disent ◀les▶ Anglo-Saxons, pensant au temps qu’il fait, tout simplement. ◀Les▶ délégués paraissaient regretter « ◀l’▶atmosphère ◀de▶ Genève » plus que leur job manqué, d’ailleurs repris par ◀l’▶ONU. Et sur ce thème inépuisable, j’improvisais à part moi ◀le▶ discours que nul, parmi ◀les▶ officiels, ne se risquait à prononcer :
« Messieurs, nous voici réunis pour célébrer une défaite victorieuse. On a parlé ◀de▶ funérailles. Il ne s’agit que ◀d’▶un déménagement. Car ◀l’▶idée ◀d’▶une Ligue des Nations a survécu au déchaînement nationaliste. En attendant une vraie Ligue des Peuples, préparons-nous à ◀de▶ nombreux voyages. ◀La▶ SDN ressemble à ◀l’▶ONU comme ◀le▶ négatif ◀d’▶un cliché au positif que ◀l’▶on va proposer à notre admiration. Elle tient ses dernières assises dans ◀le▶ pays qui lui offrait son modèle, mais qui est ◀le▶ seul encore, ou presque, à ne point faire partie ◀de▶ ◀la▶ ligue nouvelle. ◀Les▶ deux grands qui là-bas occupent ◀la▶ scène ne sont pas représentés dans cette enceinte. Nous laissons à ◀la▶ Suisse minuscule un gigantesque palais vide, pour nous ruer vers ◀la▶ grande Amérique où ◀l’▶on ne trouve pas une chambre à louer pour plus ◀d’▶une nuit. Paradoxe ◀de▶ ◀la▶ crise des logements ! Mais qu’importe. Notre idée se “développe” comme on ◀le▶ dit en photographie. Nous partons pour une Ligue meilleure. Et plus heureux que Moïse, nous nous sentons certains ◀d’▶entrer dans ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ Terre unifiée, qui était ◀le▶ but ◀de▶ nos travaux diserts. Nous y touchons, messieurs, vraiment — il ne s’en faut que ◀d’un atome… »