Entretien avec Denis de Rougemont (6-7 avril 1968)ag ah
La▶ publication ◀de▶ Journal ◀d’▶une époque ◀de▶ Denis de Rougemont constitue, actuellement, l’un des événements ◀les▶ plus importants ◀de▶ ◀la▶ vie littéraire. Pour ◀l’▶élaboration ◀de▶ ce dense recueil, qui groupe ◀Le▶ Paysan du Danube , Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage , Journal des deux mondes , ◀l’▶auteur a entamé une manière ◀de▶ dialogue avec son œuvre, ajoutant aux textes déjà publiés un bon quart ◀d’▶inédits.
J’ai rencontré Denis de Rougemont dans sa maison ◀de▶ Ferney-Voltaire, qui est comme ◀le▶ signe sensible ◀de▶ ◀la▶ situation que ◀l’▶écrivain n’a cessé ◀d’▶occuper dans ◀la▶ culture ◀de▶ notre temps : à proximité, ◀le▶ regard rencontre ◀les▶ champs et ◀les▶ arbres ◀de▶ ◀la▶ campagne genevoise ; à cinq minutes, cependant, vous avez Cointrin, ◀l’▶ouverture sur ◀le▶ monde. Pendant que j’écoutais ◀la▶ voix calme et lucide ◀de▶ Denis de Rougemont parler ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀la▶ personne, du langage, ◀de▶ notre univers, des avions passant dans ◀le▶ ciel apportaient comme un écho ◀de▶ ◀la▶ planète.
◀Le▶ principal morceau inédit, précise Denis de Rougemont, est Sur ◀l’▶Automne 1932 , qui joint Paysan du Danube et Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage . Ce texte reflète un point-charnière dans ma vie et mes préoccupations. C’est à ce moment-là, en effet, qu’avec plusieurs jeunes intellectuels ◀de▶ ma génération, j’ai découvert ◀la▶ crise où se trouvait ◀la▶ société. Des mouvements comme Esprit, L’Ordre nouveau témoignèrent ◀de▶ cette prise de conscience. Nous ne partions pas ◀d’▶une insatisfaction ◀de▶ notre sort. Nous pensions que ◀la▶ société où nous vivions était fichue, qu’on allait à des catastrophes, notamment à ◀la▶ guerre : faire ◀la▶ révolution, pour nous, signifiait refaire un ordre, là où menaçait ◀la▶ guerre, qui résume toutes ◀les▶ injustices. Nous étions frappés par ◀l’▶anarchie des pays dits démocratiques et par ◀les▶ réactions massives des pays totalitaires. Nous décelions également, chez ◀la▶ bourgeoisie capitaliste, ◀la▶ dissolution du principe communautaire. ◀L’▶affirmation ◀de▶ principes ◀de▶ droit international ne servait, en fait, que ◀les▶ nationalismes. Dans ◀le▶ groupement l’Ordre nouveau, nous nous attachions à une doctrine très rigoureuse ◀de▶ ◀la▶ personne qui débouchait sur ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe, liée à ◀la▶ notion ◀d’▶une fédération des régions, concept actuellement repris d’ailleurs, même par ◀le▶ général de Gaulle. À cette époque, ◀l’▶opposition du fascisme et ◀de▶ ◀la▶ démocratie, pour des jeunes gens qui voulaient faire ◀la▶ révolution, n’était pas nette. Nous refusions aussi bien ◀la▶ dictature stalinienne du parti, que ◀la▶ dictature ◀de▶ ◀l’▶État, telle que ◀l’▶incarnaient Hitler et Mussolini.
Quels furent, au niveau des faits, ◀les▶ éléments importants ◀de▶ cet automne 1932 ?
Beaucoup de choses sont sorties à ce moment-là : le premier numéro ◀de▶ ◀la▶ revue Esprit , le premier numéro ◀de▶ Hic et Nunc , une revue ◀de▶ pensée existentielle que je dirigeais, en collaboration avec Roger Breuil, Henry Corbin, Roland de Pury, Albert-Marie Schmidt. ◀Les▶ théologiens et philosophes qui nourrissaient notre pensée étaient Karl Barth, Kierkegaard, et Heidegger que Corbin commençait à traduire. En ce qui concerne L’Ordre nouveau où je retrouvais Arnaud Dandieu, Robert Aron et Alexandre Marc, ◀le▶ mouvement était ◀d’▶inspiration proudhonienne, avec quelques influences marxistes (du jeune Marx surtout). À ◀l’▶opposé du système hégélien, avec sa triade thèse, antithèse, synthèse, nous voulions laisser ◀les▶ choses dans leur état ◀de▶ tension. Quant à Esprit, son premier numéro manifestait une tendance plutôt péguyste, à dominante catholique. Quand le premier ◀de▶ Hic et Nunc parut, Mounier a trouvé que j’y allais un peu fort. Nous avons échangé quelques lettres assez vives. Pour ma part, j’étais relié aux trois mouvements, n’ayant jamais voulu être ◀l’▶homme ◀d’▶une seule secte. Peut-être adoptais-je, sans m’en douter une attitude suisse, par ma volonté ◀de▶ ménager des intermédiaires entre ◀les▶ cultures, en faisant connaître, par exemple, Barth et Heidegger à un public français qui ne ◀les▶ connaissait pas. Pour marquer une différence, je dirai que ◀l’▶on trouvait, chez Esprit plus ◀de▶ méfiance pour ◀les▶ réalités scientifiques et techniques, qui nous intéressaient, à Hic et Nunc ai, comme moyens ◀de▶ libération ◀de▶ ◀la▶ personne. Nous étions également en relation avec Réaction, un mouvement ◀d’▶extrême droite où se trouvait Thierry Maulnier. En décembre 1932, ◀la▶ Nouvelle Revue française faisait paraître un Cahier ◀de▶ revendications , où s’exprimaient tous ◀les▶ mouvements partisans ◀d’▶une révolution.
En reprenant une vue ◀d’▶ensemble sur votre œuvre, avez-vous relevé une évolution quant à votre conception ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
Je dirai que dans ces journaux, qui ne sont pas des mémoires et se tiennent à égale distance ◀de▶ ◀la▶ chronique et du journal intime, s’exprime ◀l’▶évolution ◀d’▶une sensibilité européenne, beaucoup plus que des positions idéologiques. Cette sensibilité est assez fréquente en Suisse, située à ◀la▶ croisée des chemins. C’est ainsi que, Suisse français, je me suis nourri ◀de▶ Goethe, ◀de▶ Novalis, et ◀de▶ Hölderlin que ◀les▶ jeunes Français ne connaissaient pas. On peut d’ailleurs repérer un filon hölderlinien à travers plusieurs écrivains suisses romands ; pensez à Roud et Jaccottet. Il existe un filon ◀de▶ romantisme allemand qui nous est très proche et, chose curieuse, ◀la▶ langue ne constitue pas un barrage. J’ai d’ailleurs toujours, dans ma conception ◀de▶ ◀la▶ liberté, défendu ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ pluralité des allégeances, de même que ◀le▶ droit ◀de▶ faire partie ◀de▶ plusieurs clubs. Je considère que ma patrie est Neuchâtel, ma nation ◀la▶ Suisse, ma nation culturelle ◀la▶ France, ma communauté spirituelle ◀le▶ protestantisme. Rien ◀de▶ tout cela n’a ◀les▶ mêmes frontières et il se produit là un jeu complexe ◀d’▶exclusions et ◀d’▶inclusions, qui s’oppose ◀d’▶une manière systématique à toute idée ◀de▶ nationalisme. Il faut multiplier ◀les▶ communautés ◀d’▶aires différentes qui n’ont pas ◀les▶ mêmes bornes territoriales. Cette indépendance par rapport au territoire des communautés humaines me paraît l’une des grandes nouveautés du xxe siècle. Je vois ◀l’▶homme à la fois cosmopolite et enraciné. Je n’ai jamais senti ◀la▶ moindre gêne à être ◀d’▶un pays où j’ai des racines et à me sentir européen. ◀La▶ seule chose inadmissible est ◀d’▶être enfermé dans ◀les▶ frontières ◀d’▶un État-nation. « ◀L’▶orgueil national, a écrit Simone Weil, est loin de ◀la▶ vie quotidienne. » Je suis très sensible aux particularités ◀d’▶un pays, ◀d’▶une région, qu’il s’agisse du monde germanique ou ◀de▶ ◀la▶ France.
Maintenir ◀les▶ contraires
Dans ◀la▶ préface à votre livre, vous écrivez ceci : « Ou bien ◀l’▶on intériorise ◀l’▶événement, ou bien ◀l’▶on se projette en lui sous ◀le▶ masque ◀d’▶une relation toujours prête à fournir ses preuves ◀d’▶objectivité. Ou écrire ou décrire, en somme… » Cette tension entre ◀la▶ personne qui se crée et ◀l’▶époque qu’elle vit n’est-elle pas ◀la▶ caractéristique fondamentale ◀de▶ votre vie et ◀de▶ votre œuvre ?
Certainement, et c’est un mouvement qui se retrouve à tous ◀les▶ niveaux. Je pense qu’il faut maintenir dans un individu ◀l’▶exigence spécifique, singulière, ◀d’▶une vocation et ◀l’▶exigence communautaire. Dès 1932, je définissais ◀la▶ personne comme ◀l’▶individu que sa vocation distingue ◀de▶ ◀la▶ masse et relie à ◀la▶ communauté. Maintenir dans sa pensée deux réalités antinomiques, valables l’une et l’autre, telle est pour moi ◀la▶ formule ◀de▶ base du fédéralisme. Maintenir ◀les▶ contraires, sans ◀les▶ subordonner et sans ◀les▶ confondre ; ni séparation ni confusion. Dans cette perspective, j’envisage une théorie générale du fédéralisme qui irait ◀de▶ ◀la▶ personne à ◀la▶ fédération mondiale. Je tiens aussi beaucoup, dans ◀le▶ même esprit, à ◀la▶ nécessité conjointe ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action ; « penser avec les mains » ou, comme je ◀l’▶écris dans Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage : « ◀La▶ pensée doit conduire ◀l’▶action : mais sans agir, elle n’est pas vraie pensée. »
Quittant Ferney-Voltaire, où des êtres humains, semblables à des millions d’autres, terminent calmement leur journée sous ◀le▶ soleil, je me sens encore tout imprégné ◀de▶ ◀la▶ sagesse, à la fois moderne et profonde, ◀d’▶un maître authentique. Mais ◀la▶ réalité reprend vite ses droits : avant ◀d’▶emprunter ◀l’▶autoroute, il me faut présenter ma carte ◀d’▶identité au douanier ! ◀L’▶Europe des politiciens n’est pas encore celle des intellectuels, mais une œuvre comme celle ◀de▶ Denis de Rougemont est là pour nous aider à ne pas désespérer complètement ◀de▶ ◀l’▶esprit.