Vingt ans après La Haye : où en est l’▶Europe ? (mai 1968)y
1. Il y a vingt ans, se tenait à La Haye ◀le▶ « Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Quel est ◀le▶ souvenir ◀le▶ plus marquant que vous conservez ◀de▶ cette grande manifestation européenne ?
Alternances ◀d’▶euphorie et ◀de▶ frustration, dans une longue insomnie, et ◀le▶ sentiment, dès ◀l’▶ouverture solennelle, que désormais un mécanisme a été mis en marche et nous porte, mais pas nécessairement où nous voulions aller. Depuis trois mois nous avions travaillé, chacun dans son secteur et très souvent en groupes, à Paris et à Londres surtout, puis, pendant ◀la▶ semaine précédant ◀le▶ congrès à La Haye même, où ◀les▶ séances du Comité ◀de▶ coordination des six mouvements participants se prolongeaient jusque fort avant dans ◀la▶ nuit (4 h 30 du matin ◀le▶ 6 mai, par exemple). Quand Churchill se rassit après son discours inaugural, toute ◀la▶ salle se leva pour une longue ovation, mais je me revois sur une photo prise à ce moment, entre Retinger et Dautry, encadrant ◀le▶ grand homme qui essuie une larme : ma déception commence à ce triomphe verbal.
D’autres diront ◀les▶ apports politiques, sociaux, économiques et culturels ◀de▶ ce congrès sans précédent : je ne voudrais évoquer ici qu’un incident ◀de▶ couloir dont personne n’a parlé, et dont je fus alors ◀le▶ seul à ressentir, non sans colère ni douleur, ◀la▶ vraie portée.
Lorsque Duncan Sandys et Retinger, organisateurs du congrès, étaient venus à Ferney demander mon concours, j’avais posé clairement mes conditions : je ne prendrais en charge ◀la▶ section culturelle que s’il était bien entendu qu’il lui reviendrait ◀de▶ dire ◀le▶ sens ◀de▶ toute ◀l’▶entreprise, ◀d’▶inspirer et ◀d’▶harmoniser ◀le▶ vocabulaire des rapports et résolutions, et ◀de▶ rédiger un préambule définissant ◀les▶ buts communs des mouvements pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ces conditions acceptées en principe, je me mis au travail. J’obtins ◀la▶ collaboration ◀d’▶une cinquantaine ◀de▶ grands noms ◀d’▶intellectuels, ◀d’▶éducateurs et ◀d’▶organisateurs ◀de▶ ◀la▶ vie culturelle, je discutai avec eux ◀les▶ termes du préambule, puis je ◀le▶ soumis au comité ◀d’▶organisation du congrès. Celui-ci décida, ◀le▶ 8 avril, que « ◀le▶ texte appelé jusqu’ici préambule constituerait un Message aux Européens à faire approuver par acclamations » et formerait ◀la▶ conclusion du congrès. Ce succès était dû en grande partie aux efforts ◀de▶ Joseph Retinger, qui m’écrivait ◀le▶ 29 mars :
Je suis ◀d’▶avis que cette déclaration doit fournir ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ notre action commune après ◀le▶ congrès et doit devenir ◀le▶ manifeste ◀de▶ tout ◀le▶ Mouvement européen. […] Nous devons tenter ◀de▶ réunir des millions ◀de▶ signatures ◀d’▶Européens, et ◀de▶ créer ◀de▶ ◀la▶ sorte un puissant mouvement populaire… Cela ne manquerait pas ◀d’▶exercer une pression supplémentaire sur ◀les▶ gouvernements timides et récalcitrants.
◀Le▶ lancement ◀d’▶un tel manifeste doit constituer l’un des objectifs principaux et immédiats du congrès et ◀de▶ notre mouvement. ◀Le▶ fait ◀de▶ recueillir des signatures doit maintenir nos idées constamment actives dans ◀les▶ masses. Chaque meeting organisé par un ◀de▶ nos groupes affiliés devra se terminer par une collecte ◀de▶ signatures (et peut-être ◀de▶ quelques sous donnés par chaque signataire, pour faire marcher ◀la▶ campagne)37.
Discuté pendant deux mois, mis au point une dernière fois à ◀la▶ veille même du congrès, ◀le▶ Message avait été imprimé au haut ◀d’▶un long rouleau ◀de▶ fort papier parcheminé, et il était entendu qu’au terme du congrès, tous ◀les▶ participants, Churchill en tête, signeraient ◀le▶ document, qui circulerait ensuite dans toute ◀l’▶Europe pour récolter ◀les▶ millions ◀de▶ signatures prévues par Retinger et devenir ◀l’▶instrument ◀d’▶une puissante campagne européenne.
Or, ◀le▶ 11 mai, en fin ◀d’▶après-midi, tandis que se terminait dans ◀la▶ Ridderzaal ◀la▶ séance plénière sur ◀l’▶économie, qui devait être suivie, après une brève suspension, ◀de▶ ◀la▶ séance ◀de▶ clôture du congrès, je fus appelé ◀d’▶urgence par Duncan Sandys, que je trouvai flanqué ◀de▶ son beau-frère Randolph Churchill (qui n’était là qu’à titre de journaliste). Ils m’apprirent que ◀le▶ Message aux Européens ne pourrait être présenté à ◀la▶ séance finale, parce qu’il contenait cette petite phrase : « Nous voulons une défense commune », que ◀le▶ congrès n’avait pas discutée et qui ne figurait pas dans ◀les▶ résolutions finales.
Au cours de ◀l’▶explication orageuse qui s’ensuivit, Sandys et Churchill Jr invoquèrent ◀l’▶unanimité nécessaire et firent état ◀de▶ trente délégués, sans doute anglais, dont ils affirmaient savoir qu’ils s’opposeraient à mon Message à cause de ◀la▶ phrase sur ◀la▶ défense. Par chance, un journaliste, qui était en train de m’interviewer lorsque Sandys m’avait fait appeler, et qui avait assisté au début ◀de▶ ◀l’▶incident, revint me dire que tous ◀les▶ syndicalistes, Français en tête, quitteraient ◀le▶ congrès à grand bruit si on m’empêchait ◀de▶ lire ◀le▶ Message . Paul van Zeeland, sur ma demande, vint arbitrer ◀le▶ différend : on décida que je lirais ◀le▶ Message , mais en omettant ◀la▶ petite phrase.
Ainsi fut fait une demi-heure plus tard. ◀L’▶acclamation fut unanime, mais ◀la▶ campagne populaire du même coup se trouvait annulée : plus moyen ◀de▶ signer un document où ◀l’▶on aurait barré une phrase aussi voyante, et qui d’ailleurs semblait s’être volatilisé au secrétariat ◀de▶ ◀la▶ presse38.
C’est à ce moment précis que ◀les▶ maîtres du congrès retirèrent ◀la▶ parole au peuple européen, pour ◀la▶ donner à des ministres, qui en ont fait ◀l’▶usage que ◀l’▶on sait.
2. Ne vous semble-t-il pas paradoxal qu’en mai 1948, alors que n’existaient encore ni ◀le▶ Conseil de l’Europe, ni surtout, ◀les▶ Communautés européennes, ◀la▶ fédération européenne apparaissait plus accessible qu’aujourd’hui ?
Nous imaginions une Europe constituée par ◀les▶ « forces vives » ◀de▶ tous nos peuples, c’est-à-dire par ◀le▶ peuple européen. Nous sous-estimions ◀la▶ force ◀de▶ persistance (inertie, vested interests) des États-nations. Pour réussir ◀l’▶Europe du peuple européen, il eût fallu :
1) lancer une campagne populaire ◀de▶ très grande envergure (or on vient de voir comment ◀les▶ « unionistes » ◀la▶ tuèrent dans ◀l’▶œuf) ;
2) fonder ◀la▶ fédération sur d’autres éléments constitutifs que ◀les▶ États-nations inutilisables et irréformables (mais nous n’avions pas encore élaboré ◀la▶ doctrine adaptée aux temps nouveaux — celle des régions…).
3. Certains « européens » (mais non ◀les▶ fédéralistes) ont nourri ◀l’▶espoir que ◀le▶ Conseil de l’Europe — créé à ◀la▶ suite du congrès ◀de▶ La Haye — conduirait progressivement à ◀l’▶unification politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Cet espoir, ils ◀l’▶ont reporté ensuite sur ◀les▶ Communautés européennes. Après ◀l’▶expérience ◀de▶ ces dernières années, pensez-vous aujourd’hui que ◀les▶ Communautés peuvent constituer ◀l’▶amorce ◀d’▶une fédération européenne ? Estimez-vous que ◀l’▶on puisse encore compter sur ◀les▶ gouvernements nationaux pour « faire ◀l’▶Europe » ?
◀L’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe n’a pas progressé ◀d’▶un centimètre depuis que Churchill (en 1946 à Zurich) parlait ◀de▶ son urgence dramatique. ◀La▶ preuve est faite ◀de▶ ◀la▶ foncière hostilité des États-nations à toute forme ◀d’▶union réelle (fédérale) et ◀de▶ leur radicale incapacité non seulement à ◀la▶ vouloir mais à ◀l’▶accepter.
Cramponnés aux mythes ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue et ◀de▶ ◀l’▶indépendance (ils n’osent plus parler ◀d’▶autarcie), nos États-nations n’ont plus d’autres pouvoirs réels, à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde, que négatifs. Ils peuvent encore soit refuser ◀les▶ mesures ◀d’▶union qui s’imposent, soit abaisser ◀les▶ barrières douanières et supprimer ◀les▶ chicanes ◀de▶ visas, ◀de▶ convertibilité monétaire, ◀d’▶établissement, ◀de▶ circulation ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre, etc. Mais ils ne peuvent rien de plus. (Il se cachent aujourd’hui derrière ◀les▶ refus gaulliens. Demain, ils trouveront d’autres prétextes.)
Trop petits et trop grands à la fois 39 — trop petits pour assurer seuls leur défense, leur prospérité économique, et pour jouer un rôle à ◀l’▶échelle mondiale ; trop grands pour animer toutes ◀les▶ parties ◀de▶ leur territoire, et surtout pour ménager à chaque individu ◀la▶ possibilité ◀d’▶une participation réelle à ◀la▶ vie civique, — ◀les▶ États-nations ne feront rien pour nous unir. Ils ne ◀le▶ veulent pas, ils ne ◀le▶ pourraient pas. Et il faut redouter que ◀les▶ Communautés, bridées par ◀les▶ nations qui ◀les▶ composent, loin ◀d’▶amorcer un processus quelconque ◀d’▶union politique, n’atteignent même pas ◀l’▶objectif minimum ◀de▶ ◀la▶ chute réelle des barrières douanières…
Mais on ne bâtira pas ◀l’▶union sur ◀le▶ respect inconditionnel des obstacles à toute union.
4. ◀Le▶ Mouvement européen — créé lui aussi au lendemain du congrès ◀de▶ La Haye — a-t-il tenu ses promesses ? Quelles furent son action et son influence en près de vingt années ◀d’▶existence ? Comment voyez-vous son avenir ?
Comment voir ◀l’▶avenir du Mouvement européen quand on ne voit même plus son présent ? Son impuissance avérée tient au fait qu’il a opté, dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ La Haye, pour ◀les▶ notables contre ◀les▶ militants. Ce qu’il a initié dans ◀le▶ domaine économique et mis sur pied dans ◀le▶ domaine culturel, par exemple, peut être attribué ◀d’▶une manière très précise aux projets ◀de▶ quelques non conformistes libéraux ou socialistes, et à ◀l’▶action ◀de▶ quelques militants fédéralistes, fortement minoritaires dans ◀les▶ conseils directeurs du Mouvement. Ce qu’il a proclamé avec une si louable mesure, et, il faut bien ◀le▶ reconnaître, dans ◀l’▶indifférence générale, c’est ◀l’▶opinion prudente, rassurante, et par là même inefficace, des politiciens « réalistes » et pragmatistes à ◀l’▶anglo-saxonne qui n’ont cessé ◀de▶ répéter, bien avant de Gaulle, que ◀les▶ choses étant ce qu’elles sont, il convenait ◀d’▶adapter ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀l’▶union aux intérêts nationaux, considérés comme intangibles.
5. Par rapport à vos espérances ◀de▶ mai 1948, comment jugez-vous ◀la▶ situation européenne actuelle ?
Si ◀l’▶on entend par espérance ◀l’▶attente fervente mais plus ou moins passive ◀de▶ quelque chose qui ne peut manquer ◀de▶ se produire du fait des autres, ou ◀de▶ ◀la▶ providence, ou du « mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire », alors oui, nous en sommes pour nos frais. Mais j’appelle espérance ◀l’▶intuition qu’il existe des moyens ◀de▶ rejoindre ◀le▶ but que ◀l’▶on veut atteindre. Et cette espérance-là, je ◀l’▶éprouve aujourd’hui plus vive que jamais ; s’il est vrai qu’on ne peut bâtir sur ◀de▶ ◀l’▶ancien (◀les▶ États-nations), mais seulement sur des réalités neuves, eh bien, nous ◀les▶ avons enfin, ces réalités ! Ou plutôt nous ◀les▶ voyons naître et nous allons nous employer à ménager, favoriser, puis imposer leur existence. Bâtir sur autre chose que sur ◀les▶ cadres durs mais en train de se vider des États-nations, cela signifie dorénavant et concrètement, bâtir sur ◀les▶ régions ethnoéconomiques. Et bâtir ◀l’▶Europe des régions, ce sera tenir enfin ◀les▶ engagements ◀de▶ La Haye.