Il faut réinventer l’▶Université (29 juin 1968)aj
En Suisse (comme en France, naguère encore), celui qui s’interroge sur ◀le▶ destin ◀de▶ ◀l’▶Université commence par brider sévèrement son imagination, obsédé qu’il est par ◀la▶ crainte que ses projets ne soient pas « sérieux », c’est-à-dire puissent paraître « nouveaux », et ne correspondent pas à un poste du budget courant. Ce « réalisme » conduit au marasme ou à ◀la▶ révolution, selon ◀le▶ tempérament des peuples. Mais subitement, après ◀les▶ nuits ◀de▶ mai du Quartier latin, ce qui était utopie devient nécessité, ce que ◀l’▶on qualifiait avec un sourire indulgent ◀de▶ Zukunftsmusik devient urgence (peut-être même est-il trop tard), et chacun ◀d’▶affirmer qu’il ◀l’▶avait toujours dit… Sans plus de précautions, et pour faire court, je condenserai en quelques thèses des réflexions parfois anciennes5 sur ◀le▶ plus actuel des sujets.
1. Qu’est-ce que ◀l’▶Université ? À sa naissance, aux xiie et xiiie siècles, c’est une commune autonome, qui assure sa propre police et s’administre elle-même. Elle est formée par ◀la▶ totalité (universitas) des maîtres et des élèves, et en même temps elle représente ◀la▶ totalité des savoirs acquis et des recherches en cours (universitas scientiarum). Au sein de cette communauté, ◀les▶ idées sont débattues selon ◀la▶ méthode scolastique du sic et non (◀le▶ débat des pour et des contre) mise à ◀la▶ mode par ◀le▶ maître à penser des jeunes gens ◀de▶ ◀l’▶époque, Abélard. ◀La▶ substance ◀de▶ cette Université est donc ◀la▶ disputatio, confrontation permanente et contestation méthodique, portant sur ◀les▶ fondements mêmes, théologiques, philosophiques et juridiques, ◀de▶ ◀la▶ société. À côté de cela et avant cela (propédeutique) on enseigne ◀les▶ « arts libéraux », lettres et sciences nécessaires aux professions dites libérales. (Quelques champions étudient ◀les▶ sept arts, et réussissent à tout savoir.)
En fonction ◀d’▶un certain sens ◀de▶ ◀la▶ vie
2. Au sens du mot que je viens de définir, ◀l’▶Université n’existe plus. Ce qu’on persiste à décorer ◀de▶ ce nom n’est que ◀la▶ juxtaposition ◀d’▶une quantité variable ◀d’▶écoles professionnelles, dites facultés, destinées à former des avocats, des dentistes, des ingénieurs, des financiers, des professeurs ou des pasteurs.
Ces écoles n’ont plus en commun que leur location dans une même ville, leurs services administratifs et leur dépendance financière ◀d’▶un même État. À part cela, elles n’ont plus rien à se dire, ni au fond rien à faire ensemble.
3. ◀L’▶Université au vrai sens du terme et ◀les▶ écoles professionnelles ou facultés ont des finalités différentes, presque contradictoires. ◀Les▶ écoles préparent à des métiers : elles servent ◀la▶ Production. ◀L’▶Université devrait préparer à juger, évaluer, orienter ◀les▶ esprits et ◀les▶ activités : elle aurait pour fonction ◀de▶ chercher et ◀de▶ dire ◀le▶ Sens ◀de▶ ◀la▶ société. Il se pourrait qu’au nom du Sens, elle soit amenée à contester ◀les▶ finalités productivistes ◀de▶ la plupart des écoles.
4. ◀Les▶ méthodes, elles aussi, sont différentes, voire opposées. Pour ◀les▶ écoles ou facultés : acquisition, apprentissage, initiation correcte aux savoirs existants. Pour ◀l’▶Université véritable : évaluation critique, recherche, initiative créatrice donc risquée. Là, on s’efforce ◀de▶ « s’adapter aux besoins ◀de▶ ◀la▶ société », ici, on chercherait plutôt ◀les▶ moyens ◀d’▶adapter ◀la▶ société à un certain Sens…
5. Une école doit normalement déboucher sur un job. Elle doit donc, comme ◀le▶ dit un ◀de▶ nos magistrats, « favoriser une meilleure connaissance des débouchés ». Mais ◀le▶ rôle ◀d’▶une Université digne du nom serait plutôt ◀de▶ favoriser ◀de▶ meilleurs débouchés sur ◀la▶ connaissance.
6. Celui qui veut apprendre un métier pour en vivre n’a que faire ◀de▶ ◀la▶ contestation. Et celui qui entend contester ◀la▶ société n’a que faire ◀d’▶une « étude des débouchés ». Cependant, avant de contester ◀la▶ société, il serait bon ◀de▶ ◀la▶ connaître par l’une au moins ◀de▶ ses activités. ◀L’▶école professionnelle ou faculté doit donc précéder ◀l’▶Université, et l’une ne peut se désintéresser des problèmes ◀de▶ l’autre.
7. Je propose que ◀l’▶on traite ces problèmes par ◀la▶ méthode fédéraliste, dont je vais donner ◀le▶ principe.
8. Définition chinoise du fédéralisme : « ◀La▶ rencontre ◀de▶ ◀l’▶oreille et des bruits. » Définition courante en Suisse mais fausse : ◀le▶ micronationalisme cantonal. Définition juste : ◀l’▶adaptation des moyens aux fins, c’est-à-dire des niveaux ◀de▶ décision aux finalités des différentes tâches qu’on se propose.
9. ◀Le▶ fédéralisme, au contraire du nationalisme cantonal, ne consiste pas à vouloir tout partout et à tout prix, mais à répartir ◀les▶ activités selon leurs dimensions aux étages communautaires correspondants. Une école ◀de▶ médecine peut être trop grande pour tel canton, une école polytechnique pour tel autre : elles exigent ◀la▶ coopération ◀de▶ plusieurs cantons, ou ◀la▶ dimension nationale. De même, ◀les▶ recherches nucléaires sont trop grandes pour ◀la▶ Suisse, exigent ◀la▶ dimension continentale, etc. Tous ◀les▶ problèmes des écoles professionnelles ou facultés devraient être revus à l’aide de cette méthode, ◀la▶ seule à mon avis qui ait ◀le▶ droit ◀de▶ se réclamer du fédéralisme.
10. Pourquoi des universités ? Question universitaire par excellence, et qui définit même ◀la▶ fonction spécifique ◀de▶ ◀l’▶Université : une école, en effet, ne saurait se ◀la▶ poser.
Il faut ◀l’▶Université parce qu’un centre ◀de▶ contestation est indispensable à toute société ◀de▶ type européen, d’une part pour faire progresser ◀le▶ savoir (recherches au-delà ◀de▶ ◀l’▶usage prévisible et sans tenir compte des « besoins ◀de▶ ◀l’▶économie »), d’autre part pour orienter ◀la▶ société, c’est-à-dire formuler ses options fondamentales, évaluer et rénover sans cesse ses principes communautaires et ses finalités.
11. ◀L’▶Université doit donc comprendre deux genres ou ordres ◀d’▶activité distincts mais reliés : ◀les▶ recherches et ◀la▶ contestation. Dans l’un, on poussera ◀les▶ spécialisations au plus haut degré pour chaque discipline ; dans l’autre, on se livrera à une perpétuelle mise en question ◀de▶ chaque discipline par ◀les▶ autres (et c’est ce qu’on peut nommer : recherche interdisciplinaire).
12. ◀Les▶ dimensions optimales ◀d’▶un groupe ◀de▶ recherche sont restées celles ◀d’▶un studium médiéval : dix à quinze étudiants pour un maître. Ces groupes pouvant se combiner librement et ◀de▶ manières variables, en départements, selon ◀la▶ nature des recherches.
13. ◀Les▶ cours ex cathedra doivent être conservés : ainsi quand il s’agit ◀d’▶exposer ◀les▶ recherches inédites qu’un maître est en train de faire et qui peuvent intéresser beaucoup ◀d’▶étudiants. Une fois ◀la▶ recherche terminée et « enseignée » une ou deux fois, on remplacera ◀le▶ cours par des groupes ◀de▶ discussion sur ◀le▶ texte polycopié et plus tard, publié.
14. Un professeur ne devrait pas être et avoir été seulement professeur. Il ne devrait pas être jugé sur ses seuls titres universitaires mais sur sa valeur comme praticien, s’il enseigne dans une école, et comme créateur intellectuel, s’il enseigne dans une Université.
15. ◀Les▶ recherches spécialisées en physique, chimie, astronomie, etc., sont trop chères pour une ville, un canton : ◀la▶ concentration des moyens au niveau national (voire international) et dans un seul lieu, s’impose donc. Au contraire, ◀les▶ recherches interdisciplinaires (sciences humaines) sont peu coûteuses, demandent peu ◀d’▶espace, et peuvent s’organiser n’importe où, à ◀la▶ campagne, dans un village ou dans une ville.
Cependant ◀les▶ unes ont besoin des autres : une certaine mobilité des chercheurs, enseignants et étudiants est donc indispensable à ◀la▶ vie ◀d’▶une Université digne du nom.
16. Il ne faut pas redouter qu’une tension s’institue entre écoles professionnelles et Université. Ce qu’il faut redouter, c’est ◀la▶ subordination ◀de▶ ◀la▶ recherche aux besoins ◀de▶ ◀la▶ société et notamment ◀de▶ son industrie. Car une société, de même qu’une science ou une technique, dont ◀les▶ principes ne seraient pas remis en question et « contestés » par ◀l’▶Université, dépérirait ou serait balayée. Tandis qu’une Université subordonnée à ◀la▶ société, donc privée ◀de▶ liberté dans ◀la▶ critique et ◀de▶ gratuité dans ◀l’▶imagination, cesserait du même coup ◀d’▶être une Université, et n’aurait plus qu’à disparaître.
17. Une Université digne du nom, dont ◀le▶ rôle serait ◀d’▶orienter ◀les▶ options fondamentales ◀de▶ notre société, en fonction ◀d’▶un certain Sens ◀de▶ ◀la▶ vie (à découvrir, assumer, critiquer et rénover sans relâche), redeviendrait immédiatement un pôle ◀de▶ création et ◀de▶ rayonnement culturel.
Ce que ne peuvent être, bien évidemment, ces encombrants conglomérats ◀d’▶écoles professionnelles (ou facultés) que ◀l’▶on s’obstine encore à nommer des universités.
18. Il ne faut pas détruire ce qui existe — ◀les▶ écoles professionnelles (ou facultés) — mais éliminer ce qui empêche ◀d’▶exister bien (◀le▶ micronationalisme cantonal, notamment) et ce qui fait croire que ◀l’▶Université existe encore (routines, vanités, ignorance surtout, sans parler ◀de▶ ◀la▶ peur ◀d’▶imaginer). Par-dessus tout cela, il faut réinventer une Université digne du nom. Car sans elle, ◀les▶ écoles professionnelles, ◀l’▶économie, et ◀la▶ société tout entière sont menacées ◀de▶ perdre ◀le▶ sens, en même temps que ◀les▶ moyens ◀de▶ s’en apercevoir.