L’▶écrivain et ◀l’▶événement (7-8 septembre 1968)ak
J’ai longtemps réfléchi aux rapports ◀de▶ ◀l’▶écrivain et ◀de▶ ◀l’▶événement se définissant l’un par l’autre, se mettant l’un l’autre en question. Mon premier livre paru à Paris s’ouvrait par un chapitre sur « ◀l’▶engagement du clerc », sa nécessité et sa vanité, voire son ridicule toujours possible. Depuis ce temps lointain, ◀la▶ notion ◀d’▶engagement a fait demi-tour dans ◀l’▶esprit du public : on croit bonnement qu’un auteur engagé est celui qui s’en est remis une fois pour toutes à ◀la▶ politique ◀d’▶un parti, quand il s’agit ◀de▶ prendre une position publique. ◀L’▶engagement supposait à mon sens tout ◀le▶ contraire : responsabilité pleine et entière — non seulement publiée mais assumée, non seulement frondeuse mais aimante et, à ◀l’▶extrême, sacrificielle — ◀d’▶une personne et ◀de▶ sa pensée en corps à corps avec ◀l’▶époque. « Présence au monde et à soi-même conjointement », disais-je en 1932. Mais on a glissé depuis lors à un sens partisan ou militaire du terme. Mon sens était plutôt poétique, si j’ose dire, moral, philosophique et religieux. ◀De▶ ◀l’▶intime à ◀l’▶ultime, il supposait un passage obligé par ◀le▶ « proxime », ◀la▶ proximité, ◀le▶ prochain, c’est-à-dire ◀la▶ cité humaine, et ce passage était ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀l’▶engagement. Est-il encore praticable ? Autrement dit : quelle peut être aujourd’hui, au fait et au prendre, ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶écrivain dans ◀la▶ cité ?
Responsable est celui qui peut dire, dans une situation donnée : j’en réponds ! Mais ◀de▶ quoi ◀l’▶écrivain comme tel peut-il répondre, sinon ◀de▶ son œuvre elle-même, ◀de▶ sa pensée et ◀de▶ son style ? C’est par son œuvre et non par quelque prise ◀de▶ position occasionnelle face à ◀l’▶événement historique qu’un écrivain est engagé — ou non. Dans ◀le▶ fait, dans ◀le▶ concret vécu, il n’y a pas ◀l’▶écrivain ◀d’▶un côté et ◀l’▶événement ◀de▶ l’autre, deux objets qu’on pourrait isoler, séparer ou rapprocher à volonté. Nul événement social ou politique n’existe en soi sans qu’on ◀l’▶ait exprimé, nommé, écrit, avant ou après ◀la▶ date que ◀l’▶Histoire lui attribue — Histoire qui est ◀le▶ produit ◀de▶ ◀l’▶écriture ! Nul écrivain digne du nom qui ne soit par lui-même événement, et dont ◀l’▶œuvre ne constitue une partie ◀de▶ ◀la▶ réalité qu’il croit décrire quand il ◀l’▶écrit…
On ne peut donc parler que ◀de▶ différents modes ◀de▶ relations entre ◀l’▶œuvre et ◀l’▶époque. Pour simplifier, je distinguerai trois types ◀d’▶auteurs qui se définissent par leur rapport à ◀l’▶événement : ◀le▶ ludion, ◀le▶ contestateur et ◀le▶ prophète, que certains nomment ◀l’▶utopiste.
1. ◀Le▶ ludion réagit passivement à ◀l’▶époque : il n’est pas engagé mais immergé en elle, il en révèle ◀les▶ courants locaux et superficiels ou profonds et en formation, sans essayer ◀d’▶agir sur eux, soit qu’il n’en ait aucune envie, soit qu’il désespère ◀d’▶en avoir ◀les▶ moyens, ou nie que ces moyens puissent même exister. La plupart des conteurs et romanciers du xixe et du xxe siècle peuvent être rangés dans cette catégorie très vaste, dont ◀la▶ limite inférieure serait symbolisée par ◀le▶ nom ◀de▶ Françoise Sagan, ludion des moods à ◀la▶ mode, et ◀la▶ limite supérieure par ◀le▶ nom ◀de▶ Franz Kafka, révélateur par ◀l’▶angoisse du syndrome totalitaire tel qu’il se constituait alors dans ◀l’▶inconscient des peuples. Entre ces deux extrêmes, des chroniqueurs du temps comme Fitzgerald, Morand, Moravia, Proust, et ◀le▶ T. S. Eliot du Waste Land, sans ◀le▶ témoignage desquels ◀la▶ société ◀de▶ ◀l’▶époque n’eût pas eu son portrait tiré, et n’eût assumé devant ◀l’▶Histoire son visage et son style, conditions ◀de▶ ◀l’▶événement.
2. ◀Le▶ contestateur réagit contre ◀l’▶époque et ◀l’▶événement par ◀l’▶analyse impitoyable, ◀la▶ description partiale et sarcastique, ◀le▶ comique dévastant, ◀le▶ lyrisme vengeur, ◀la▶ muflerie délibérée ou ◀la▶ dignité offensée, activités et attitudes dominées par une volonté viscérale ◀de▶ refus et ◀de▶ négation ◀d’▶un certain type ◀de▶ société, ou ◀de▶ toute société humaine.
On peut contester comme Érasme et Voltaire, ou comme ◀d’▶Aubigné et Chesterton, mais aussi comme Kierkegaard ou Rozanov, Unamuno ou Gombrowicz, Malraux ou Silone, ou encore comme Becket, Ionesco et Cioran, c’est-à-dire par ◀le▶ style ◀de▶ pensée polémique, ◀le▶ style ◀de▶ foi ou ◀d’▶athéisme, ◀l’▶imprécation lyrique ou ◀le▶ masochisme transcendantal : tout cela, en tant qu’écrivain, par ◀les▶ moyens propres à ◀l’▶écrivain.
On peut aussi contester comme Trotski, Romain Rolland, Koestler, Sartre ou Marcuse : non par ◀le▶ style lui-même, indifférent, mais par ◀le▶ contenu idéologique ◀d’▶un discours dont ◀l’▶efficacité immédiate suffira.
3. Quant au prophète, que certains nomment ◀l’▶utopiste, c’est toute ◀la▶ grande poésie ◀d’▶Isaïe à ◀l’▶Apocalypse, ◀d’▶Eschyle à Dante, ◀de▶ Hölderlin à Nietzsche et à Rimbaud, mais c’est aussi toute ◀l’▶imagination ◀de▶ ◀la▶ « vraie vie », ◀de▶ Thomas More et Tommaso Campanella à Swift, Rousseau et Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Marx et Mao. ◀Le▶ prophète sent ◀l’▶époque (bien mieux que ◀le▶ ludion) dans ◀la▶ mesure où il ◀la▶ refuse (bien plus radicalement que ◀le▶ contestateur) mais s’il ◀la▶ juge et ◀la▶ refuse, c’est au nom d’une vision meilleure — qu’il annonce, illustre, anticipe…
Bien entendu — mais ◀l’▶ai-je assez laissé entendre — il y a ◀de▶ tout dans chaque catégorie, cela va du pire au meilleur, mais ◀le▶ meilleur écrivain dans chaque catégorie peut se reconnaître au fait qu’il participe peu ou prou des deux autres : reprenez mes exemples.
Instaurer ou restaurer une communauté
Finalement, ce que ◀la▶ société peut attendre ◀de▶ ◀l’▶écrivain confronté à sa crise et à ◀l’▶événement, c’est ◀la▶ donation ◀d’▶une mesure, ◀la▶ création ◀de▶ formes, ◀de▶ concepts, et ◀l’▶expression ◀de▶ modes ◀de▶ sentir qui donnent « un sens plus pur aux mots ◀de▶ ◀la▶ tribu », et instaurent ou restaurent une communauté. Cela comporte bien autre chose que ◀de▶ signer ou même ◀d’▶écrire des manifestes en faveur des victimes ◀d’▶un régime et au nom d’un autre régime qui ferait pire s’il ◀le▶ pouvait.
Cela comporte : donner réponse, dire ◀la▶ réalité du monde nouveau que ◀la▶ révolte obscurément postule, car si elle ◀le▶ concevait elle ◀le▶ susciterait au lieu de simplement « contester » du passé.
Cela comporte aussi ◀l’▶éloge et ◀le▶ chant, ◀l’▶illustration ◀d’▶une communauté et ◀d’▶une autorité heureuse : « Sur trois grandes saisons m’établissant avec honneur, j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi. » (Saint-John Perse.) Paroles ◀de▶ poète, paroles ◀de▶ prophète, c’est autant dire ◀de▶ fondateur.
Ce que ◀l’▶écrivain doit au monde et à ◀l’▶événement, c’est ◀de▶ ◀les▶ créer.
Et ce qu’il faut attendre du meilleur écrivain, c’est qu’il fasse converger dans son œuvre ◀le▶ sentiment baudelairien ◀de▶ son époque, ◀la▶ révolte contre elle ◀de▶ tout homme qui se veut tel, et ◀l’▶annonce admirable ◀d’▶un monde équilibré.