Vingt ans après, ou la▶ campagne des congrès (1947-1949) (octobre 1968)bm
Avec ◀le▶ recul des années, je me sens enclin à croire que, oui, tout est sorti du congrès ◀de▶ La Haye en mai 1948 : les premières institutions européennes, parlementaires, juridiques, culturelles, techniques ; ◀les▶ principes généraux ◀d’▶un Marché commun ; mais aussi : ◀le▶ refus ◀de▶ doter ces institutions ◀d’▶un pouvoir ◀de▶ décision politique imposé par ◀l’▶élan populaire, dont on sentait alors qu’il eût été possible ◀de▶ ◀le▶ déclencher.
Je voudrais fixer quelques points dont ◀l’▶historien futur devra tenir compte. Points ◀de▶ détail et nuances méticuleuses : car c’est seulement dans ◀le▶ détail concret qu’on voit jouer ce qu’on appellera, pour faire court, ◀les▶ « ressorts ◀de▶ ◀l’▶histoire ».
Je voudrais illustrer ainsi ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶engagement intellectuel en politique, tel que nous ◀l’▶avions pratiqué bien avant cette époque ◀de▶ ◀l’▶après-guerre où ◀le▶ mot fit ◀la▶ fortune soudaine ◀de▶ ceux qui nous laissaient ◀la▶ chose148.
Et je voudrais enfin rappeler que ◀le▶ mouvement personnaliste des années 1930 s’est continué dans ◀la▶ pensée et dans ◀l’▶action ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ résistants, ceux qui précisément vont animer ◀le▶ fédéralisme européen ◀de▶ ◀l’▶après-guerre149.
Comme il y eut une « campagne des banquets » qui prépara ◀la▶ révolution ◀de▶ 1848, ◀la▶ révolution européenne, cent ans plus tard, est sortie ◀d’▶une campagne ◀de▶ congrès échelonnés ◀de▶ 1947 à 1949. Ils ont à la fois manifesté et fomenté ◀l’▶état d’esprit et ◀les▶ tendances maîtresses ◀d’▶un mouvement multiforme, hétérogène, étrangement inefficace dans sa tactique et simpliste dans sa stratégie, mais auquel ◀le▶ Conseil de l’Europe doit ◀d’▶exister, ◀les▶ communautés des Six ◀d’▶avoir pu prendre forme dans ◀l’▶imagination ◀de▶ nombreux économistes, et ◀d’▶avoir été acceptées par ◀l’▶opinion, donc par ◀les▶ parlements et ◀les▶ gouvernements qui en dépendaient alors dans nos pays.
Des historiens pourront soutenir que tous ces congrès n’ont rien fait, et en effet, il est normal que des congrès ne fassent rien, ce n’est pas ce que ◀l’▶on attend ◀d’▶eux, en général. ◀Les▶ gens ◀d’▶une même profession y viennent pour s’ennuyer durant ◀les▶ séances et s’amuser ◀d’▶autant mieux après. Mais une sorte ◀de▶ passion très singulière, qui n’existe plus aujourd’hui, était ◀le▶ seul mobile qui rassemblait ◀les▶ militants européens, et elle leur faisait préférer aux réceptions ou à ◀l’▶opéra ◀le▶ travail nocturne des commissions. C’est elle qu’il s’agirait ◀de▶ rendre sensible si ◀l’▶on voulait décrire ◀la▶ réalité psychologique et historique ◀de▶ ◀la▶ campagne des congrès et rendre justice à ◀l’▶action qu’elle a exercée. Je voudrais comparer cette action non pas à celle ◀d’▶un général qui conquiert une position, ni ◀d’▶un législateur qui impose une structure, ni même ◀d’▶un remède qui guérit, mais bien à celle ◀d’▶une concentration concertée ◀de▶ facteurs psychiques et psychologiques qui modifient ◀le▶ terrain et préparent ◀l’▶organisme à résorber certaines toxines, surmonter des inhibitions, et libérer des énergies nouvelles. C’est ce genre-là ◀de▶ métamorphoses profondes qu’on peut appeler ◀de▶ vraies révolutions.
◀La▶ période des congrès s’ouvre en août 1947 à Montreux et se termine en décembre 1949 à Lausanne. Son histoire n’est pas encore écrite, et il faut craindre qu’elle ne puisse ◀l’▶être que ◀d’▶une manière insuffisante ou fausse, si ◀l’▶on ne s’y met sans retard : ◀les▶ documents imprimés, peu nombreux150, ne donnent pas ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀l’▶événement, qui se passa dans ◀les▶ têtes et dans ◀les▶ cœurs. ◀Les▶ documents manuscrits ou polycopiés, déjà plus « vrais », n’ont pas été systématiquement réunis et ne se conserveront pas longtemps (mauvais papier ◀de▶ ◀l’▶après-guerre) ; enfin, ◀les▶ acteurs ◀de▶ cette période s’en vont : sur une photo prise à La Haye, autour de Churchill qui se rassied après son discours inaugural, en essuyant une larme ◀de▶ ◀l’▶index, on voit Raoul Dautry et Paul Ramadier, anciens ministres ; Joseph Retinger, qui fut ◀l’▶éminence grise du congrès ; ◀le▶ sénateur hollandais Kerstens, qui présidait ◀la▶ séance ; et l’un des trois rapporteurs, qui est aujourd’hui ◀le▶ seul survivant du groupe et qui est en train d’écrire ces pages.
Ce ne seront pas des pages ◀d’▶histoire, mais un essai ◀de▶ restituer ◀l’▶atmosphère ◀de▶ ◀l’▶époque, ◀les▶ espoirs, déboires et problèmes des responsables ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ces congrès. Personne, sauf Joseph Retinger peut-être, ne prit part à tous. Je serai donc forcément incomplet et délibérément subjectif dans ◀l’▶approche ◀de▶ ce passé, quitte à recouper mes souvenirs à l’aide de notes ◀de▶ journal intime (mais elles sont rares précisément dans ◀les▶ périodes où ◀l’▶on agit) ou à ◀les▶ confronter avec ◀les▶ lettres, brouillons, procès-verbaux ◀de▶ comités, etc., rassemblés à Genève au Centre européen de la culture. Ce qu’il m’importe ◀de▶ rendre ici, c’est tout ce que ◀l’▶étude objective des rapports et des résolutions ne pourra révéler aux auteurs ◀de▶ thèses ; une certaine fraîcheur créatrice qui animait ◀l’▶entreprise et ◀l’▶eût peut-être fait réussir par surprise, si ◀les▶ calculs ◀d’▶une prudence « réaliste » ne s’y étaient mis comme ◀le▶ ver dans ◀le▶ fruit. Oui, c’est ◀la▶ naïveté ◀de▶ quelques fédéralistes qui a presque « fait ◀l’▶Europe » en 1948, et c’est ◀l’▶habileté politicienne embrassant notre cause comme pour mieux ◀l’▶étouffer qui a ramené toutes choses au niveau du « possible », où ◀l’▶on peut être sûr qu’il n’y aura pas ◀de▶ miracle.
◀Le▶ congrès ◀de▶ Montreux
Je venais de rentrer en Europe après six ans aux USA, et je m’installais près de Genève, mais en France, à Ferney-Voltaire, quand je reçus ◀la▶ visite ◀d’▶Alexandre Marc : il m’apprit ◀l’▶existence ◀d’▶une Union européenne des fédéralistes, dont ◀le▶ siège était à Genève et qui allait tenir un congrès à Montreux. Au nom de notre ancienne camaraderie ◀de▶ combat dans ◀le▶ mouvement personnaliste (L’Ordre nouveau, Esprit, etc., 1931-1939) il me demandait ◀d’▶y venir prononcer un discours. Et certes, durant mes années américaines, je n’avais cessé ◀d’▶imaginer une action pour unir ◀l’▶Europe, si jamais il devenait possible ◀d’▶y rentrer. Pourtant, je me sentais pris ◀de▶ court. Je n’avais pas encore défait toutes mes valises… Avant de me donner ◀la▶ parole en public, il fallait me laisser ◀le▶ temps ◀de▶ m’orienter… Deux jours plus tard, ◀le▶ soir, c’est un journaliste français qui se présente, Raymond Silva, secrétaire général ◀de▶ ◀l’▶UEF, et il vient me relancer au sujet de Montreux. À mes objections réitérées, il répond « Je vous demande simplement ◀de▶ nous lire ◀les▶ pages sur ◀L’▶Attitude fédéraliste que vous avez publiées en 1940151. C’est ◀la▶ doctrine qu’attendent nos militants. Nous serons une trentaine autour ◀d’▶une table, on discutera, vous aurez ◀l’▶occasion ◀de▶ prendre contact avec un groupe où vous ne trouverez que des amis et des disciples. »
notes ◀de▶ journal, 6 août 1947 : « Comment refuser, cette fois-ci ? C’est en songeant à des tâches ◀de▶ ce genre que j’ai décidé ◀de▶ revenir en Europe. Aboutissement ? Nouveau départ ? ◀Le▶ fait qu’A. M. et R. S. aient été mes premiers visiteurs donne peut-être son vrai sens à ma venue dans ce lieu. »
◀Le▶ soir du 26 août, au Pavillon des Sports, en face du Montreux-Palace, voici ◀les▶ trente personnes annoncées par Silva, autour ◀d’▶une table, oui, mais sur une scène, et face à une salle archicomble. Je n’ai en main qu’un texte encore plus condensé qu’à mon ordinaire, prévu pour introduire un débat ◀de▶ table ronde. Henri Brugmans, qui préside, me présente comme l’un des auteurs qu’on lisait dans son camp ◀d’▶otages en Hollande. Si ◀la▶ jeunesse ◀de▶ nos pays n’a pu faire passer dans ◀l’▶action ◀les▶ idées que je représente, c’est qu’elle ne peut encore insérer son effort dans ◀le▶ cadre qui serait seul adéquat, ◀d’▶une Europe fédérée, fédéraliste… Je n’ai plus qu’à m’exécuter.
notes ◀de▶ journal : « Parlé très vite en me disant que j’allais beaucoup ◀les▶ ennuyer. Surpris par des applaudissements pour je ne sais quoi, après une dizaine ◀de▶ minutes, puis d’autres, à ◀de▶ nombreuses reprises, notamment quand j’oppose point par point ◀le▶ totalitarisme et ◀le▶ fédéralisme, et à ◀la▶ fin, une “ovation” je crois bien. Un curieux personnage appuyé sur une canne m’a entraîné loin des interviewers, m’a fait asseoir devant une fine à ◀l’▶eau, dans un hall du Montreux-Palace, et m’a dit. “Tout cela est bel et bon, mais maintenant il nous faut travailler.” C’est un Polonais ◀d’▶une soixantaine ◀d’▶années, ◀le▶ Dr Retinger, qui a des vues sur ◀le▶ rassemblement des très nombreux groupements issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance ou des gouvernements en exil à Londres : tous veulent ◀l’▶Europe unie, me dit-il, vous avez donné ce soir ◀la▶ doctrine, il reste à faire ◀le▶ principal, ◀l’▶action pratique… »
Mais ◀le▶ lendemain matin je quittais Montreux pour retrouver à Sion des amis venus de Paris. Je n’étais pas encore engagé dans ◀l’▶affaire. Tout se passait comme si j’avais jugé que ◀le▶ fait ◀de▶ prononcer un keynote speech était une suffisante prestation.
Notes du 28 août, soir : « Hier, dans ◀les▶ rues ◀de▶ Sion, en fin ◀d’▶après-midi ◀l’▶affiche ◀de▶ ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne me tire ◀l’▶œil : à Montreux, importantes déclarations sur ◀l’▶Europe. Je me dis que j’ai eu tort ◀de▶ quitter ce congrès, j’aurai raté ◀le▶ principal, et je décide ◀d’▶y retourner ◀le▶ soir même. Lu ◀la▶ Gazette dans ◀le▶ train : ◀les▶ « importantes déclarations » c’était tout simplement… les miennes ! Pluie dans ◀le▶ soleil bas près ◀d’▶Aigle, beau soir rose et doré sur ◀le▶ Léman tandis que ◀le▶ train serpente ◀de▶ Villeneuve à Montreux, palmiers, tennis, saules pleureurs dans ◀l’▶eau sombre… Été ce matin à ◀la▶ commission économique, en curieux. ◀Le▶ président Hopkinson MP me prie ◀de▶ venir siéger à ◀la▶ tribune. Après cinq minutes, on m’appelle pour un entretien devant ◀le▶ micro avec Brugmans, Robert Aron, Silva et Duncan Sandys, jeune ancien ministre conservateur qui représente ici ◀le▶ mouvement ◀de▶ Churchill. Il déclare ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu que ◀l’▶action pour unir ◀l’▶Europe doit s’appuyer sur le plan Marshall, et qu’une intégration économique conduira nécessairement à ◀l’▶intégration militaire. ◀Le▶ réalisme commande ◀de▶ se borner à des mesures modestes ◀de▶ coopération, résultant ◀de▶ consultations entre gouvernements. Parlant aussitôt après Sandys, je demande que bien au contraire ◀l’▶action européenne parte des mouvements ◀de▶ militants, bouscule ◀les▶ prudences gouvernementales, et ne revendique rien ◀de▶ moins qu’une fédération politique, sans laquelle ni ◀l’▶économie ni ◀la▶ défense ne sauraient être concertées valablement. ◀Le▶ désaccord est si flagrant que ◀le▶ meneur ◀de▶ jeu interrompt ◀l’▶enregistrement, pour nous permettre ◀d’▶harmoniser nos déclarations. (Ce que nous faisons tant bien que mal avant de reprendre ◀l’▶entretien devant ◀le▶ micro ◀l’▶après-midi.) »
Vingt ans plus tard, il m’apparaît clairement que toutes ◀les▶ difficultés et frustrations qu’allait subir au cours des trois années suivantes notre mouvement étaient en germe dans ce premier affrontement entre ◀l’▶élan des fédéralistes et ◀la▶ tactique des unionistes. « Rien ne peut se faire sans ◀les▶ gouvernements », disaient ◀les▶ uns… « Mais ◀les▶ gouvernements ne veulent rien faire, répliquaient ◀les▶ autres. À nous ◀de▶ montrer ◀le▶ but, et après cela, on cherchera ◀les▶ voies qui peuvent y mener. »
Il se peut que ce soit au fait ◀d’▶avoir été jeté à brûle-pourpoint et publiquement dans ce débat que je puisse attribuer mon engagement réel, dès ce moment-là, au service du fédéralisme européen.
Je n’oserais affirmer, en revanche, que ◀le▶ contenu des discussions et des résolutions votées m’ait fait alors une impression bien forte. Je viens de relire ◀le▶ volume qui réunit ◀les▶ principaux discours et ◀les▶ conclusions du congrès152. Il y a là trop ◀d’▶affirmations ◀de▶ principes pour ◀le▶ peu de conséquences précises qu’on en déduit. ◀La▶ supranationalité est préconisée avec insistance, comme condition ◀de▶ toute organisation européenne, tandis qu’ailleurs on parle ◀de▶ « mise en commun des sources ◀d’▶énergie et ◀de▶ matières premières (charbon, électricité, fer, etc.) », ◀d’▶organisation fédérale des transports, ou ◀de▶ répartition internationale du travail, sans que ces termes soient traduits et exemplifiés par des propositions plus détaillées ◀d’▶institutions ou ◀d’▶organismes à créer.
Toutefois, dans ◀les▶ rapports ◀d’▶Henri Brugmans sur ◀la▶ politique européenne, ◀de▶ Maurice Allais sur ◀l’▶organisation économique, ou ◀de▶ Théo Chopard sur ◀le▶ syndicalisme, je souligne beaucoup de propositions plus riches et plus précises que ◀les▶ motions finales. ◀Le▶ cadre ◀de▶ toute ◀l’▶action ultérieure est posé, ◀le▶ but ultime bien indiqué : « ◀L’▶Europe unie dans un monde uni », organisée selon ◀le▶ mode fédéral pour sauver ◀les▶ autonomies et ◀les▶ diversités valables, non pas pour ◀les▶ réduire à ◀l’▶uniformité. ◀La▶ volonté ◀de▶ réunir tous ◀les▶ peuples européens, ceux ◀de▶ ◀l’▶Est compris, est affirmée comme seul moyen ◀de▶ prévenir ◀le▶ péril ◀de▶ ◀la▶ colonisation par un parti ou par une monnaie. ◀Le▶ mythe du choix fatal et du partage du monde entre ◀les▶ deux Grands, ◀le▶ mythe des souverainetés nationales absolues sont dénoncés et vidés ◀de▶ leur contenu terroriste, de même que ◀les▶ fausses oppositions entre liberté et planification, attachement à ◀la▶ patrie et universalisme, autorité fédérale et autonomie locale. Enfin, un remarquable rapport ◀de▶ Daniel Serruys propose ◀les▶ étapes suivantes pour ◀l’▶organisation économique du continent : ◀l’▶union douanière doit être ◀l’▶expression finale ◀d’▶une union économique, c’est-à-dire ◀d’▶un plan commun ◀de▶ production ; ◀la▶ franchise totale des échanges devrait être obtenue par des abaissements ◀de▶ droits échelonnés sur dix à quinze ans ; « un plan Monnet153 européen est nécessaire », non seulement pour ◀l’▶équilibre des productions française et allemande (charbonnières et métallurgiques), mais pour ◀la▶ production ◀de▶ ◀l’▶Union entière ; il faut mettre en commun ◀les▶ ressources ◀d’▶énergie des marées et ◀d’▶énergie atomique ; enfin, ◀le▶ règlement du « problème agricole ◀de▶ ◀l’▶Europe » étudié sous ◀l’▶angle ◀d’▶une union régionale sera « sans cesse confronté avec ◀le▶ devenir ◀de▶ ◀l’▶économie mondiale ». Avouons que depuis lors on n’a pas ajouté grand-chose à ce programme ; on lui a plutôt soustrait quelques points essentiels, ◀la▶ politique économique, par exemple.
Au surplus, dans ◀la▶ perspective historique qui commence à se dégager après vingt ans, ◀le▶ congrès ◀de▶ Montreux me paraît tenir une place décisive et axiale : c’est là que s’opéra ◀la▶ rencontre ◀de▶ la plupart des courants « européistes » jusqu’alors étrangers ◀les▶ uns aux autres ; c’est là que naquit ◀l’▶idée ◀d’▶un rassemblement ◀de▶ ces forces en une démonstration spectaculaire, celle qui devait se réaliser quelques mois plus tard à La Haye.
Une convergence mémorable
À vrai dire, en quittant Montreux dans ◀l’▶euphorie ◀d’▶une promesse ◀de▶ camaraderie retrouvée et ◀d’▶une grande aventure où s’engager, j’étais loin de mesurer ◀l’▶importance objective ◀de▶ ce qui venait de se passer dans ce palace énorme et désuet. Pour ◀l’▶historien futur, j’indiquerai rapidement ◀les▶ trois composantes principales ◀de▶ ◀l’▶affaire. Elles s’étaient déclarées un an auparavant, par une curieuse coïncidence à la fois dans ◀le▶ temps et dans ◀l’▶espace : à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶été et en Suisse toutes ◀les▶ trois.
Il y avait eu d’abord, fin août, à Hertenstein, près de Lucerne, un colloque qui groupait sous ◀l’▶égide du mouvement Europa-Union (fondé en 1925) des représentants des groupes fédéralistes ◀de▶ France, ◀d’▶Italie, ◀de▶ Belgique, ◀de▶ Hollande, ◀de▶ Danemark et ◀de▶ Grande-Bretagne, mais aussi ◀d’▶Allemagne, ◀d’▶Autriche et ◀de▶ plusieurs pays ◀de▶ ◀l’▶Est. ◀De▶ ce colloque allait sortir ◀l’▶Union européenne des fédéralistes, qui convoquerait ◀le▶ congrès ◀de▶ Montreux, après deux réunions constitutives à Luxembourg (octobre 1946) et Amsterdam (avril 1947).
Mais derrière Hertenstein, il y avait, tous proches, ◀les▶ mouvements ◀de▶ résistance à Hitler et aux nationalismes totalitaires : c’étaient eux qui prolongeaient leur élan dans cette volonté ◀d’▶action européenne154. Et plusieurs ◀de▶ leurs chefs se retrouvaient à Montreux, Italiens et Allemands, Français, Bénéluxiens.
Enfin, derrière ◀la▶ pensée ◀de▶ la plupart des résistants, une source commune : ◀le▶ mouvement personnaliste, constitué d’abord à Paris dès ◀l’▶année 1932 (autour ◀d’▶Esprit et ◀de▶ L’Ordre nouveau) et qui avait essaimé dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe, y compris ◀l’▶Allemagne (groupe des Gegner avec Harro Schulze-Boysen), mais non pas ◀l’▶Italie, où ◀le▶ fédéralisme apparut ◀d’▶une manière autonome dans ◀les▶ camps des îles Lipari (manifeste ◀de▶ Ventotene, 1942, et revue ◀L’▶Unita Europea). Cette composante personnaliste-résistante était représentée à Montreux par des hommes comme Robert Aron et Alexandre Marc (qui avaient été, comme moi, ◀de▶ L’Ordre nouveau et ◀d’▶Esprit), par Eugen Kogon, et par Henri Brugmans, qui a dit ce qu’il devait à Mounier et à Dandieu notamment.
Il y avait eu ensuite, du 1er au 12 septembre 1946, à Genève, les premières Rencontres internationales. En dehors de toute préoccupation politique, elles avaient posé ◀d’▶une manière mémorable ◀le▶ problème ◀de▶ « ◀l’▶esprit européen » dans ◀le▶ monde bouleversé ◀de▶ ◀l’▶après-guerre. Julien Benda, Georges Bernanos, Francesco Flora, Jean Guéhenno, Karl Jaspers, Georges Lukacs, J. R. de Salis, Stephen Spender, et moi-même, nous étions attachés à définir en neuf conférences suivies ◀de▶ débats publics ◀la▶ conscience que ◀l’▶Europe prenait ◀de▶ son destin et des valeurs ◀de▶ sa culture mise au défi par ◀les▶ ambitions (apparemment) contradictoires des deux « Grands ». Appuyé notamment par Jaspers, j’avais préconisé une formule fédérale ◀d’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Avec Jean Guéhenno, plutôt sceptique, Stephen Spender et quelques autres, nous avions même tenté ◀d’▶élaborer une sorte ◀de▶ charte fédérative, dont hélas ! j’ai perdu ◀les▶ brouillons, rédigés au café Landolt par Maurice Druon. Ces Rencontres avaient alerté ◀l’▶attention ◀d’▶une large élite sur ◀le▶ problème européen. Elles avaient contribué à créer un climat favorable et presque une mode intellectuelle.
Il y avait eu enfin, quelques jours plus tard à Zurich, ◀le▶ 16 septembre exactement, ◀le▶ discours ◀de▶ Winston Churchill, proposant, avec une prudente hardiesse, ◀de▶ construire « une sorte ◀d’▶États-Unis d’Europe », dont il retirait, mine ◀de▶ rien, ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀les▶ Soviets, bienveillants témoins ◀d’▶un mariage ◀de▶ raison entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne. Churchill avait fondé tôt après ◀l’▶United Europe Movement, que son gendre Duncan Sandys représentait à Montreux.
À tout cela venait s’ajouter une quatrième composante : il y avait eu à Londres, entre ◀les▶ chefs des gouvernements en exil ◀de▶ ◀la▶ Belgique, ◀de▶ ◀la▶ Hollande, ◀de▶ ◀la▶ Pologne, des États baltes, des États successeurs ◀de▶ ◀la▶ Double-Monarchie, et ◀de▶ ◀la▶ Grèce, des contacts réguliers, des études préparant des projets communs, et même certains accords, officiellement signés, tendant à une future union ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀La▶ cheville ouvrière ◀de▶ cette action avait été ◀le▶ Dr Retinger155, bras droit du général Sikorski, chef du gouvernement polonais. À 56 ans, il avait été parachuté en Pologne occupée, et il en gardait une bizarre claudication. Il avait fondé avec Paul van Zeeland, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀la▶ Ligue européenne ◀de▶ coopération économique, au nom de laquelle il était venu à Montreux.
Je devais découvrir tout cela, par bribes, au cours de ce congrès et des mois qui ◀le▶ suivirent, mais je ne m’en forme qu’aujourd’hui un tableau clair, aux grandes lignes bien marquées. J’avais plongé dans un milieu nouveau dont j’éprouvais ◀l’▶étrangeté, ◀la▶ tonicité, ◀la▶ consistance, ◀les▶ courants imprévus et ◀le▶ dynamisme neuf. En cet automne ◀d’▶il y a vingt ans, je n’étais guère préoccupé ◀de▶ connaître ◀les▶ origines si complexes ◀d’▶une organisation dont je n’étais pas encore membre et ◀d’▶un mouvement aux contours assez vagues mais au sein duquel j’entrevoyais des possibilités ◀d’▶action à développer ◀d’▶urgence.
◀De▶ Montreux à La Haye : une option dramatique
C’est en effet pendant ◀les▶ suspensions ◀de▶ séance au Montreux-Palace que ◀l’▶idée avait été lancée, et tout de suite discutée avec passion, ◀de▶ convoquer dès ◀le▶ printemps suivant des états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous pensions recenser rapidement ce que nous appelions (◀d’▶un terme repris ◀de▶ L’Ordre nouveau ◀de▶ 1933) ◀les▶ « forces vives » ◀de▶ nos pays : syndicats ouvriers, agricoles, patronaux ; coopératives ; magistratures et parlements ; mouvements ◀de▶ jeunesse ; Églises… On ◀les▶ prierait ◀de▶ rédiger des cahiers ◀de▶ revendications et ◀de▶ nommer leurs délégués. Ceux-ci devaient se réunir en ◀de▶ vastes assises délibératives et peu à peu constituantes, à mesure qu’un accord se dégagerait sur ◀les▶ formes nouvelles ◀d’▶une Europe fédérale. Des comités permanents s’occuperaient des problèmes politiques, sociaux, économiques, coloniaux, etc. Leurs dirigeants formeraient ◀le▶ noyau ◀d’▶un futur gouvernement européen156. Nous songions à Versailles comme siège ◀de▶ ◀l’▶Assemblée : ce symbole ◀de▶ ◀l’▶absolutisme, puis des règlements ◀de▶ comptes nationalistes ◀de▶ 1871 et ◀de▶ 1919, devait être racheté en quelque sorte par ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérale.
Mais tandis que ◀l’▶UEF imaginait tout cela, ◀les▶ observateurs des mouvements européens non fédéralistes, présents à Montreux, pensaient ◀de▶ leur côté à convoquer une grande conférence ◀de▶ notables sous ◀l’▶égide prestigieuse ◀de▶ Churchill. On convint ◀de▶ chercher un accord entre militants et ministres.
◀Le▶ 11 novembre 1947, à Paris, ◀les▶ délégués ◀de▶ ◀l’▶United Europe Movement de Churchill, du Conseil français pour ◀l’▶Europe unie (Dautry, Reynaud, Ramadier et André Siegfried), et ◀de▶ ◀la▶ Ligue européenne ◀de▶ coopération économique (van Zeeland, Serruys) se rencontraient avec ceux ◀de▶ ◀l’▶UEF (Brugmans, Silva, Voisin) et constituaient un « comité ◀de▶ liaison international des mouvements pour ◀l’▶unité européenne ».
◀Le▶ 15 novembre, Brugmans rendait compte ◀de▶ cette réunion devant ◀le▶ comité central ◀de▶ ◀l’▶UEF. ◀Le▶ procès-verbal que j’ai sous ◀les▶ yeux permet ◀de▶ reconstituer ◀la▶ situation dramatique dans laquelle ◀l’▶UEF avait à tenir son rôle, ou plutôt à ◀le▶ créer, en prenant ◀de▶ grands risques quoi qu’elle fît.
Brugmans rappelle d’abord ◀l’▶idée qui a germé à Montreux ◀de▶ « convoquer ◀l’▶Europe » au terme ◀d’▶une vaste campagne populaire, afin de créer ◀le▶ noyau ◀d’▶un futur gouvernement. ◀Les▶ autres organisations ont décidé pour leur part ◀de▶ réunir à La Haye ◀les▶ « sommités » européennes, et nous invitent à collaborer. Or, Sandys ayant exigé et obtenu que son comité anglais et ◀le▶ comité français aient chacun une voix, tout comme ◀la▶ Ligue économique et ◀l’▶UEF, cette dernière se trouve seule contre trois.
« Pourtant, si nous refusons, que va-t-il se passer ? Il me paraît difficile ◀de▶ faire ◀les▶ états généraux contre ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye. ◀Les▶ autres se couvriront largement sur leur gauche et nous aurons à envisager bientôt ◀de▶ sérieuses difficultés financières. Très probablement notre action en serait vite paralysée dans ◀l’▶immédiat et c’est ◀l’▶immédiat qui compte, non seulement parce que ◀les▶ événements se précipitent, mais encore parce que nos propres mouvements se désagrégeront si nous ne leur donnons pas un but précis. Nous risquerions ◀de▶ devenir une secte. Pendant ce temps, du reste, ◀les▶ autres agiront. Sans nous, ils ont beau jeu. ◀La▶ droite connaît un renouveau inespéré, ◀les▶ communistes se sont isolés volontairement, et la “troisième force” classique ou bien se retirera sous sa tente, ou bien se liera aux “grands noms” ◀de▶ ◀l’▶“Europe unie” et ◀de▶ ◀la▶ Ligue. Nous pourrions sans doute, dans une certaine mesure, empêcher ◀les▶ autres ◀d’▶obtenir à La Haye un succès complet, mais nous ne réussirons pas non plus, et on se sera paralysé mutuellement. »
Brugmans propose donc ◀de▶ ratifier ◀l’▶accord préparé ◀le▶ 11 novembre, à condition toutefois que ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est soient invités, que des organismes permanents naissent ◀de▶ La Haye, et que ◀les▶ délégués soient choisis par des Comités nationaux, sans droit ◀de▶ veto du Comité ◀de▶ liaison. Dans ◀la▶ discussion qui suit, on sent fort bien qu’en chacun des dix-huit membres du comité central qui s’expriment (sur vingt présents), s’affrontent ◀les▶ mêmes craintes et volontés contradictoires, quoique inégalement dosées.
Rompre avec ◀le▶ parti des « sommités », qui dispose des moyens financiers et ◀de▶ ◀la▶ presse, c’est risquer ◀de▶ courir à ◀l’▶écrasement rapide, ou ◀de▶ « devenir une secte », comme ◀l’▶a dit Brugmans. (Mais n’est-ce pas pour avoir accepté ce risque-là que Lénine a gagné finalement ?) En revanche, aller à La Haye sous ◀le▶ signe ◀d’▶une union vaguement définie par Churchill, au lieu de convoquer ◀les▶ états généraux, n’est-ce pas risquer ◀de▶ perdre à la fois ◀le▶ bénéfice du nombre (◀l’▶UEF groupe déjà vingt-huit mouvements totalisant cent-mille membres cotisants) et ◀le▶ dynamisme créateur, révolutionnaire, qu’apporte ◀la▶ doctrine fédéraliste ?
Faut-il survivre, mais au risque de perdre ses raisons ◀de▶ vivre (et pas seulement ◀l’▶appui des socialistes) ? Ou risquer ◀l’▶isolement et ◀la▶ dislocation, mais aussi ◀la▶ seule chance peut-être ◀de▶ réussir notre révolution fédéraliste ? (◀La▶ gauche, ◀la▶ jeunesse et ◀le▶ reste suivraient.)
Dilemme classique on ◀le▶ voit, que celui qui s’énonce en termes de maxima contradictoires dont il s’agit ◀d’▶optimiser ◀la▶ coexistence en tension.
◀L’▶UEF choisit ce jour-là ◀le▶ risque ◀de▶ collaborer. Elle ◀le▶ fit, semble-t-il, sans enthousiasme, voire avec un certain pessimisme chez beaucoup, comme si déjà cette décision impliquait plus qu’une concession : une sorte ◀d’▶admission ◀de▶ ◀la▶ faiblesse relative ◀de▶ cent-mille militants sincères face à quelques anciens ministres britanniques et français très inégalement assurés ◀de▶ leur droit ◀de▶ parler au nom de ◀l’▶avenir…
Il serait intéressant ◀d’▶analyser dans ce procès-verbal ◀les▶ facteurs politiques et psychologiques, conscients ou inavoués, qui contribuèrent à cette décision fatidique. Il se peut que ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérale se soit joué à ce moment-là pour trois ou quatre décennies.
On peut très bien imaginer que, mieux conscients ◀de▶ leurs vraies forces, ◀les▶ membres du comité central ◀de▶ ◀l’▶UEF aient décidé ce jour-là ◀d’▶annoncer leur rupture éclatante avec « ◀l’▶ancien personnel politique », et leur volonté ◀d’▶assumer tous ◀les▶ risques ◀d’▶une convocation des états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀les▶ comités ◀d’▶anciens ministres et ◀d’▶économistes menacés ◀de▶ perdre ◀l’▶audience des jeunes mouvements ◀de▶ militants, et du même coup leur meilleure chance ◀d’▶intéresser ◀la▶ presse, ou bien cédaient aux exigences toujours plus radicales des fédéralistes (quitte à ◀les▶ « assagir » ou à ◀les▶ berner plus tard), ou bien se voyaient contraints ◀de▶ renchérir sur ◀les▶ conditions réelles ◀d’▶union et ◀d’▶accepter ◀de▶ réviser ◀le▶ dogme des souverainetés nationales absolues. ◀De▶ son côté ◀l’▶UEF voyait venir à elle ◀le▶ mouvement démo-chrétien des Nouvelles équipes internationales, ◀le▶ Mouvement socialiste pour ◀les▶ États-Unis d’Europe (qui refusait ◀de▶ collaborer avec Churchill), et ◀l’▶Union parlementaire ◀de▶ Coudenhove (qui avait tenu un important congrès du 8 au 11 septembre à Gstaad, avec deux-cents parlementaires ◀de▶ dix nations, et demandé une fédération des peuples, au lieu d’une simple société ◀de▶ gouvernements). Dans cette hypothèse, ◀les▶ chances des états généraux eussent été ◀les▶ plus grandes dans ◀le▶ plus court délai : ◀l’▶effet ◀de▶ surprise, je ◀le▶ répète, était une condition décisive ◀de▶ succès.
Certes, on pourrait aussi imaginer ◀l’▶inverse, qui était ce que redoutaient en cas ◀de▶ rupture ◀les▶ fédéralistes hollandais et anglais : ◀la▶ mainmise ◀de▶ ◀la▶ droite libérale sur ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, ◀le▶ fédéralisme évincé, et ses organisations démantelées par ◀l’▶attrait que ◀le▶ « congrès ◀de▶ Churchill » ne manquerait pas ◀d’▶exercer sur beaucoup de responsables impatients ◀de▶ « succès immédiats » plus que ◀d’▶action réelle.
En fait, ◀les▶ militants des NEI et ◀de▶ nombreux éléments socialistes défendirent ◀les▶ thèses fédéralistes avant et pendant ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye et ◀l’▶on ne peut juger que c’eût été ◀le▶ cas si ◀l’▶UEF avait rompu avec Sandys, Retinger et Courtin. Mais gardons pour plus tard ◀l’▶évaluation des résultats ◀de▶ La Haye, du point de vue des fédéralistes, c’est-à-dire ◀de▶ ceux pour qui ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe était ◀le▶ souci primordial ou unique. (◀Les▶ autres s’appelaient « unionistes »…)
◀De▶ Montreux à La Haye : qui formulera ◀le▶ sens ?
◀L’▶UEF attendait des états généraux ◀la▶ naissance ◀d’▶une vie politique fédérale et ◀la▶ formation ◀d’▶un noyau ◀de▶ gouvernement européen. Mais ◀le▶ « Comité ◀de▶ liaison des mouvements pour ◀l’▶Europe unie » fixa comme objectifs au congrès ◀de▶ La Haye :
- 1° ◀de▶ démontrer ◀d’▶une manière frappante ◀la▶ puissance et ◀l’▶ampleur des appuis déjà acquis par ◀l’▶idée européenne ;
- 2° ◀de▶ fournir un matériel ◀de▶ discussions, ◀de▶ propagande et ◀d’▶études techniques ;
- 3° ◀d’▶imprimer un nouvel et puissant élan à ◀la▶ propagande européenne dans tous nos pays.
On mesure ◀la▶ différence ◀de▶ niveau entre ◀les▶ ambitions fédéralistes et ◀les▶ objectifs unionistes. Dira-t-on que ◀le▶ comité ◀de▶ liaison se rapprochait du « possible », c’est-à-dire ◀de▶ ce que ◀l’▶on prévoyait que ◀les▶ partis politiques et leurs chefs admettraient ? Ce serait avouer que ◀les▶ fédéralistes avaient renoncé du même coup à créer du possible, ce qui est ◀l’▶acte essentiel ◀de▶ toute révolution politique ou spirituelle. Je pense plutôt que ◀l’▶UEF gardait encore bon espoir ◀de▶ faire du congrès ◀de▶ La Haye quelque chose de plus qu’un congrès…
Lorsque Duncan Sandys, en janvier 1948, puis Joseph Retinger, ◀le▶ 25 février, vinrent me voir à Genève et à Ferney pour me demander ◀de▶ m’engager à fond dans ◀le▶ mouvement (je leur promis ◀d’▶y consacrer deux ans ◀de▶ ma vie, et m’y voici toujours, après vingt ans), je posai ◀les▶ conditions suivantes à ma prise en charge ◀de▶ ◀la▶ partie culturelle du congrès projeté :
1° ◀La▶ commission culturelle, loin ◀d’▶être une simple adjonction ornementale aux commissions « sérieuses » (◀la▶ politique et ◀l’▶économique), devait assumer ◀le▶ rôle décisif ◀de▶ dire ◀le▶ sens ◀de▶ toute ◀l’▶entreprise et des suites qu’on en attendait.
2° Afin de prouver qu’il partageait cette vue, ◀le▶ comité ◀de▶ liaison devait charger ◀la▶ commission culturelle ◀de▶ rédiger ◀le▶ préambule définissant ◀les▶ buts à long et à court terme du congrès et des mouvements qui ◀le▶ prolongeraient par une action commune.
3° Ce préambule devait contribuer aussi à codifier ◀la▶ terminologie des résolutions ; il importait donc que son contenu, élaboré par ◀la▶ section culturelle, fût discuté avant ◀le▶ congrès par ◀les▶ animateurs des sections politique et économique.
Dès ◀la▶ fin ◀de▶ février, j’avais reçu des promesses ◀de▶ collaboration ◀d’▶une cinquantaine ◀de▶ philosophes, savants, écrivains et éducateurs, auxquels j’avais soumis une première esquisse du rapport qui devait faire ◀l’▶objet des débats ◀de▶ ◀la▶ section culturelle, à La Haye : ainsi, Nicolas Berdiaev, Étienne Gilson, Jules Romains, Ignazio Silone, des évêques, des académiciens, des dirigeants syndicalistes, des ministres ◀de▶ ◀l’▶Éducation (anciens ou imminents). T. S. Eliot m’écrivait : « I feel that at the present time one ought to do what one can to support a movement of this kind, however desperate the attempt. » Et Salvador de Madariaga : « Je consacrerai volontiers (à ◀la▶ Commission) un temps qui, à dire vrai, me manque. »
Retinger m’avait appuyé fort habilement. Il m’écrivait ◀le▶ 29 mars (avec « copie à quelques-uns ◀de▶ nos collègues ») une lettre qui donnait au préambule sa pleine valeur, telle que je ◀l’▶avais souhaitée.
« Je suis ◀d’▶avis que cette déclaration doit fournir ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ notre action commune après ◀le▶ Congrès et doit devenir ◀le▶ manifeste ◀de▶ tout ◀le▶ Mouvement européen. Nous devons tenter ◀de▶ réunir des millions ◀de▶ signatures ◀d’▶Européens, et ◀de▶ créer ◀de▶ ◀la▶ sorte un puissant mouvement populaire… Cela ne manquerait pas ◀d’▶exercer une pression supplémentaire sur ◀les▶ gouvernements timides et récalcitrants. […] ◀Le▶ lancement ◀d’▶un tel manifeste doit constituer l’un des objectifs principaux et immédiats du congrès et ◀de▶ notre mouvement. ◀Le▶ fait ◀de▶ recueillir des signatures doit maintenir nos idées constamment actives dans ◀les▶ masses. Chaque meeting organisé par un ◀de▶ nos groupes affiliés devra se terminer par une collecte ◀de▶ signatures (et peut-être ◀de▶ quelques sous, donnés par chaque signataire, pour faire marcher ◀la▶ campagne)157. »
Lors du comité du 8 avril, à Paris, il fut décidé subitement que ◀le▶ texte appelé jusqu’à ce jour préambule « constituerait un Message aux Européens à faire approuver par acclamations » et serait donc lu à ◀la▶ séance ◀de▶ clôture. Des représentants des trois sections ◀l’▶examineraient avant ◀le▶ Congrès « pour assurer ◀l’▶homogénéité nécessaire des rapports des trois commissions ». C’était à quoi je tenais surtout.
Ce point marqué et qui pouvait être important, restait à obtenir ◀l’▶imprimatur du comité pour ◀le▶ rapport culturel, ◀le▶ rapport politique et économique étant déjà sous presse. On était à dix jours du Congrès. À Londres, ◀le▶ 26 avril, dans une petite salle du palais ◀de▶ ◀la▶ Chambre des communes, je me vis en présence d’un groupe presque purement britannique, qui feignit ◀le▶ plus grand embarras : comment imprimer mon rapport, puisqu’il y en avait là deux autres, ◀d’▶auteurs anglais, pleins ◀de▶ mérites eux aussi… Je rappelais que ◀la▶ commission culturelle travaillait depuis deux mois sur mon texte, et n’avait jamais entendu parler ◀de▶ ces deux autres. On me répondit que mon projet était trop long, qu’il parlait ◀de▶ fédéralisme et qu’on « ne pouvait pas me suivre jusque-là… ». En conséquence, et faute de temps pour raccourcir mon texte, lui incorporer ◀la▶ substance des deux autres et ◀le▶ remettre à ◀l’▶imprimeur (dernier délai demain matin, et je devais repartir ◀le▶ soir même), on se bornerait à proposer au Congrès, mais sans préavis du comité ◀de▶ liaison, ◀les▶ trois documents polycopiés… Je sentais qu’au-delà ◀de▶ mon rapport, on visait ◀le▶ Message final : on tentait ◀de▶ casser ou ◀d’▶émousser cette pointe fédéraliste du Congrès… Je quittai ◀la▶ séance au milieu de ◀l’▶après-midi et allai me recueillir à Westminster Abbey. Puis à pied jusque chez Retinger, que je trouvai devant une patience ◀de▶ cartes. Il m’emmena dîner dans un petit restaurant en face de Victoria Station, où il avait jadis coutume ◀de▶ retrouver Joseph Conrad. Nous convînmes que je ne quitterais Londres que par ◀l’▶avion du lendemain matin, et qu’un secrétaire, alerté par Retinger, viendrait à ◀l’▶aube prendre mon texte pour ◀le▶ remettre à ◀l’▶imprimerie. À ◀l’▶hôtel, un garçon lugubre m’apporta des kippers, ◀de▶ ◀la▶ bière, et une table ◀de▶ bridge. À 6 heures du matin, j’avais fini, à 8 heures mon avion décollait, à midi je m’endormais à Ferney. Mon rapport culturel, à ◀l’▶encre encore humide, fut remis aux délégués le deuxième jour du Congrès. On me dit qu’un des auteurs qu’on m’avait opposés, apprenant au cours ◀d’▶un dîner à Londres que mon texte était sous presse, non le sien, avait pleuré. Nous étions tous assez nerveux, en cette veillée ◀d’▶armes.
◀Le▶ congrès ◀de▶ La Haye : 7 au 11 mai 1948
extrait ◀de▶ mon journal, mai 1948 :
« Cette architecture ◀de▶ grandes poutres, chevrons et traverses sculptées, soutenant un toit immense, tout là-haut, j’ai rêvé un instant qu’enfants, nous sautions ◀d’▶une poutre à l’autre, sans regarder ◀l’▶abîme sous nos pas… Vertige rapide. J’abaisse mes regards le long des parois blanches et nues, jusqu’à cette rangée ◀d’▶écussons aux lions couchés trois par trois. Plus bas, des tapis suspendus. Au-dessus ◀de▶ nous, un large dais carré, tendu ◀de▶ soie rouge et or. J’appuie ma tête contre ◀les▶ plis ◀d’▶un lourd rideau ◀de▶ velours pourpre. Qui sont ces gens autour de moi, dont ◀les▶ visages s’illuminent dans ◀le▶ faisceau des projecteurs ◀de▶ cinéma ? Je suis assis sur ◀la▶ tribune, derrière deux rangs ◀de▶ dos et ◀de▶ nuques fascinantes qui dépassent ◀le▶ dossier des fauteuils. Cette nuque très large et rouge, c’est Ramadier ; cette nuque placide et blonde, c’est van Zeeland ; et cette absence ◀de▶ nuque, c’est Paul Reynaud. Une nuque blanche et gonflée au-dessus du col ◀d’▶une redingote victorienne, Winston Churchill. À ma gauche, à ma droite, quelques profils ◀d’▶amis, ce jeune ancien ministre socialiste hollandais, ce jeune ancien ministre conservateur anglais, ◀les▶ yeux bridés ◀de▶ Coudenhove, ◀le▶ sourire voltairien ◀de▶ Lord Layton, un homme en noir qui porte une longue chaîne en sautoir… Où suis-je ? À quelle époque ? Dans un rêve ? Que se passe-t-il ?
« Churchill, tout près de moi, parle dans un micro, et ◀la▶ voix me revient ◀de▶ ◀la▶ salle :
“The task before us, at this congress, is not only to raise the voice of Europe as a united home. We must here and now resolve that a European Assembly shall be constituted…”158Oui, c’est un rêve, devenu réalité ; et que je faisais depuis vingt ans.
« Devant nous, tout autour de nous, dans cette grande salle des Chevaliers, qui est celle ◀d’▶un très vieux Parlement, mille personnes, mille Européens. Je reconnais dans ◀la▶ foule quelques têtes, ◀la▶ moustache ◀d’▶Anthony Eden, ◀la▶ face concave ◀de▶ Daladier, ◀le▶ profil du chapelier fou ◀d’▶Alice in Wonderland (ce ne peut être que Bertrand Russell), ◀le▶ crâne poli ◀de▶ Prieto, ◀les▶ boucles blanches ◀de▶ William Rappard, un Anglais plus anglais que nature : Charles Morgan, un archevêque qui représente ◀le▶ Vatican, un Lord Bishop qui représente Canterbury, des députés socialistes anglais, un joyeux anarchiste italien, des ministres allemands aux lunettes sans bord… Mais pourquoi cet immense applaudissement ? “◀L’▶Europe, vient de dire quelqu’un dans ◀le▶ micro, c’est ◀la▶ civilisation des non-conformistes !” Je regarde ◀le▶ texte qu’on m’a remis. “◀L’▶Europe, c’est ◀la▶ terre des hommes continuellement en lutte avec eux-mêmes, c’est ◀le▶ lieu où aucune certitude n’est acceptée comme vérité si elle n’est continuellement découverte. D’autres continents se vantent ◀de▶ leur efficacité, mais c’est ◀le▶ climat européen seul qui rend ◀la▶ vie dangereuse, aventureuse, magnifique et tragique — et, par là, digne ◀d’▶être vécue.” (C’est mon ami Brugmans, travailliste hollandais, qui parle ainsi devant douze anciens présidents du Conseil, soixante ministres et anciens ministres, deux-cents députés venus de vingt-cinq pays… Mais je me dis qu’en effet, malgré tout, notre congrès est doublement non conformiste, puisqu’il a su rallier pour une œuvre commune ◀les▶ conformistes et ◀les▶ non-conformistes…)
« Tout à ◀l’▶heure, présidents et rapporteurs, nous avons traversé ◀la▶ salle en procession, Churchill et sa femme conduisant. Il y avait des fleurs partout, et des fanfares dans ◀la▶ cour du palais. “On dirait un mariage !” m’a soufflé mon voisin, Lord Layton.
« Mariage ◀de▶ qui ? Non certes ◀de▶ Churchill et du Labour, mais peut-être des vieux hommes d’État et des générations formées pendant ◀la▶ Résistance ? Ou encore des vainqueurs et des vaincus ◀d’▶hier ? (Nous avons des délégations allemandes, autrichiennes et italiennes.) Ou bien ◀le▶ mariage ◀de▶ ◀l’▶Ouest et ◀de▶ ◀l’▶Est ? Non, pas cela : ◀les▶ quelque trente Roumains, Polonais, Tchèques, Hongrois et Yougoslaves ici présents ne sont encore, hélas ! que des “observateurs”.
« Attendons : ◀le▶ congrès commence à peine. ◀L’▶histoire seule dira ◀le▶ vrai sens ◀de▶ cette cérémonie sans précédent. »
Dès ◀le▶ 8 mai, ◀les▶ congressistes se répartirent en trois sections. Je ne pus en suivre qu’une, celle dont j’avais ◀la▶ charge.
◀Les▶ débats sur mon rapport (création ◀d’▶un Centre européen de la culture et ◀d’▶une Charte des droits de l’homme) se déroulèrent dans ◀l’▶habituelle confusion des congrès, bien illustrée par cette suite ◀de▶ déclarations faites par des membres ◀de▶ ◀la▶ seule délégation nationale qui se présentait comme telle au Congrès, ◀la▶ Britannique. ◀Le▶ romancier Charles Morgan veut qu’on s’en remette pour ◀la▶ culture aux gouvernements (ceux du Pacte ◀de▶ Bruxelles) mais ◀l’▶ancien ministre ◀de▶ ◀l’▶Éducation Kenneth Lindsay pense au contraire que « notre devoir est ◀de▶ constituer nous-mêmes un comité compétent pour continuer ◀l’▶œuvre du Congrès ». ◀Le▶ jeune colonel ◀d’▶aviation Cheshire, du Réarmement moral, exige d’abord un retour à Dieu et dénonce mon rapport comme « antichrétien ». Enfin, Bertrand Russell, tout en relevant qu’« il n’y a pas ◀de▶ raison ◀de▶ proclamer ◀la▶ supériorité ◀de▶ ◀l’▶héritage ◀de▶ ◀l’▶Europe », estime « qu’un Centre aiderait ◀les▶ hommes ◀de▶ pays différents à maintenir un contact étroit et à mieux connaître leurs points de vue respectifs »159. Finalement, tout ◀le▶ contenu positif du Rapport passera dans ◀la▶ résolution votée à ◀l’▶unanimité : Centre culturel, Charte des droits de l’homme et Cour suprême, « instance supérieure aux États à laquelle puissent en appeler personnes et collectivités ». Tout cela verra ◀le▶ jour à partir de 1950, en application des résolutions ◀de▶ ◀La▶ Haye160.
Si ◀l’▶on compare ◀les▶ rapports introductifs des trois sections, on est frappé par ◀la▶ similitude ◀de▶ leur manière ◀de▶ poser ◀le▶ problème européen, c’est-à-dire ◀de▶ fonder ◀les▶ efforts pour ◀l’▶union économique et politique sur ◀l’▶unité ◀de▶ culture déjà existante et sur ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ personne, antérieure et supérieure à ceux ◀de▶ ◀l’▶État ; ◀de▶ revendiquer une forme ◀d’▶union fédéraliste, c’est-à-dire propre à sauver ◀les▶ caractères distinctifs ◀de▶ nos peuples ; et enfin ◀de▶ considérer que cette union sera le premier pas vers une fédération mondiale.
◀L’▶influence des idées fédéralistes est également sensible dans des expressions clés telles que « transférer certains droits souverains des nations pour ◀les▶ exercer en commun », ou « créer une citoyenneté commune sans que soit perdue pour autant ◀la▶ nationalité ◀d’▶origine ». ◀La▶ controverse entre fédéralistes et unionistes laisse une trace sensible dans ◀la▶ résolution politique : ◀l’▶emploi, à cinq reprises, des mots « ◀l’▶union ou ◀la▶ fédération » pour désigner ◀la▶ future Europe. Cependant, ◀les▶ rares précisions qu’on apporte à ◀l’▶idée ◀d’▶union indiquent toutes une forme ◀d’▶union fédérale, j’entends non unitaire, limitée et réelle.
Mais si ◀le▶ fédéralisme réussit à influencer ◀le▶ langage des rapports et des résolutions, il ne triompha que dans ◀les▶ textes. ◀L’▶unionisme, doctrine (ou refus ◀de▶ doctrine) ◀de▶ ceux qui espéraient faire ◀l’▶Europe sans casser des œufs, resta seul maître ◀d’▶exploiter ◀les▶ conséquences ◀de▶ ◀l’▶éclatante manifestation ◀de▶ La Haye. D’une part, ses tenants surent empêcher que ◀le▶ Congrès ne se prolonge en un vaste mouvement populaire, d’autre part ◀les▶ fédéralistes ne surent pas imposer leur tactique : ils se laissèrent berner par des promesses ◀de▶ « résultats modestes, mais concrets ».
◀Les▶ fédéralistes, je ◀l’▶ai dit, espéraient que ◀les▶ états généraux donneraient naissance — mais comment ? — à un noyau ◀de▶ gouvernement européen, dont on ne décrivait pas ◀les▶ compétences. Churchill avait parlé ◀d’▶un « Council of Europe », dont on ne savait pas bien s’il était plus et mieux qu’une alliance ◀de▶ souverainetés nationales absolues. ◀Le▶ rapport politique (◀d’▶inspiration unioniste) proposait un conseil extraordinaire pourvu ◀d’▶un secrétariat permanent, et une assemblée délibérante nommée par ◀les▶ parlements. Mais ◀la▶ résolution politique (votée aussi par ◀les▶ fédéralistes) ne parlait que ◀d’▶une assemblée « élue, dans leur sein ou au-dehors par ◀les▶ parlements ». Enfin, ◀le▶ Message aux Européens revendiquait « une assemblée… où soient représentées ◀les▶ forces vives ◀de▶ toutes nos nations », thèse des fédéralistes intégraux. En fait, ◀le▶ Mouvement européen, constitué par ◀les▶ six organisations réunies à La Haye, aboutit très rapidement à un « résultat modeste mais concret » : ◀la▶ création en neuf mois ◀d’▶un Conseil de l’Europe privé ◀de▶ tous pouvoirs et doté ◀d’▶une Assemblée purement consultative, formée ◀de▶ députés désignés par ◀les▶ parlements nationaux.
Dès ce moment, ◀la▶ teneur en fédéralisme, non seulement des réalisations obtenues mais des exigences mêmes du Mouvement, va décroître ◀d’▶année en année. On sait cela, mais ce qu’on ignore, c’est ◀l’▶incident minime et décisif qui devait couper ◀les▶ ailes à tout espoir ◀d’▶action « révolutionnaire » du congrès ◀de▶ La Haye.
◀Le▶ Message aux Européens , après avoir été discuté pendant deux mois, et mis au point par ◀le▶ comité ◀de▶ liaison à ◀la▶ veille même du congrès, avait été imprimé en haut ◀d’▶un long rouleau ◀de▶ fort papier parcheminé : il était entendu qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ séance ◀de▶ clôture où je lirais ce texte, tous ◀les▶ congressistes, Churchill en tête, signeraient ◀le▶ document, lequel circulerait ensuite dans toute ◀l’▶Europe pour récolter des millions ◀de▶ signatures et devenir ◀l’▶instrument ◀d’▶une puissante campagne ◀d’▶agitation européiste.
Or, tandis que je donnais dans ◀les▶ couloirs une interview à ◀la▶ radio, dix minutes avant ◀l’▶heure fixée pour ◀la▶ séance ◀de▶ clôture, on vint me chercher : Duncan Sandys désirait me voir ◀d’▶urgence dans ◀la▶ salle des Chevaliers, où ◀la▶ séance plénière ◀de▶ ◀la▶ section économique prenait fin. Je vis Churchill debout devant ◀le▶ micro, ◀les▶ mains sur ◀les▶ revers ◀de▶ sa redingote. Par moments, un orage déchaîné faisait baisser et s’éteindre pour quelques secondes toutes ◀les▶ lumières. Au fond ◀de▶ ◀la▶ salle, près de ◀l’▶entrée principale, je trouvai Duncan et son beau-frère Randolph Churchill, lequel me dit : « Vous souhaitez, je pense, ◀l’▶unanimité du Congrès sur ◀le▶ texte ◀d’▶engagement qui termine votre Message. Or je connais trente délégués au moins qui s’y opposeront, à cause de ◀la▶ phrase : “Nous voulons une défense commune”. » Sandys ajouta : « Cette phrase n’a pas été discutée par ◀le▶ Congrès. Désolé, mais il faut renoncer au Message ».
Mon interviewer, Alec Plaut, m’avait suivi, ◀le▶ micro à ◀la▶ main, traînant des fils. Je lui fis signe et, parlant devant ◀le▶ micro, je répétai ce qu’on venait de dire et je conclus : « OK ! Lors du prochain Congrès européen, Staline, qui est plus fort que vous, enverra cinquante délégués ! Et ◀l’▶Europe ne se fera pas ! » J’avais un peu crié, je crois. Des huissiers nous prièrent ◀de▶ sortir. J’envoyai quérir Retinger et Paul van Zeeland, qui étaient à ◀la▶ tribune. Dans une petite salle près de ◀l’▶entrée, nous nous assîmes à six ou sept, et après dix minutes ◀d’▶un débat virulent, au cours duquel, voyant entrer Churchill Jr, je criai aux huissiers : « Faites sortir ce journaliste irresponsable », Paul van Zeeland, qui devait présider ◀la▶ séance ◀de▶ clôture du Congrès fit accepter un compromis : je lirais ◀le▶ Message, mais j’omettrais ◀la▶ petite phrase incriminée. Cela semblait raisonnable et bénin. Cela signifiait en réalité qu’on ne pourrait plus faire signer ◀le▶ Message déjà imprimé, puisque ◀la▶ petite phrase y figurait161.
J’étais encore très pâle, paraît-il, quand van Zeeland me donna ◀la▶ parole pour présenter ◀le▶ Message aux Européens . Au moment où, marquant un temps, j’allais passer à ◀l’▶engagement final en cinq articles, Sandys fit un signe impérieux ◀de▶ ◀la▶ main afin que personne ne se lève dans ◀la▶ salle. J’eus une faible revanche (mais seulement ◀d’▶amour-propre), pendant que ◀le▶ sénateur Kerstens lisait ◀le▶ Message en anglais : j’avais repris ma place à ◀la▶ tribune, juste derrière Churchill, qui faisait basculer son fauteuil, et je ◀l’▶entendais dire à haute voix : « But why ? We should stand up at that ! We should all stand up ! »162 Personne ne bougea cependant. Et ◀le▶ Congrès prit fin dans ◀l’▶enthousiasme, mais il venait de tuer en germe tout espoir ◀d’▶une campagne populaire élargissant son retentissement dans ◀l’▶Europe entière.
Suite et fin des congrès
◀Le▶ Mouvement européen, né au cours des mois suivants et dominé par ◀les▶ unionistes, convoqua d’abord un congrès politique à Bruxelles, en février 1949, qui n’ajouta rien à La Haye, à part ◀l’▶adhésion ◀de▶ P.-H. Spaak ; puis un congrès économique à Westminster, en avril 1949, qui précisa qu’« une Autorité européenne permanente devrait être instituée, à laquelle ◀les▶ gouvernements conviendraient ◀de▶ confier certains pouvoirs spécifiques dans des domaines bien définis ◀de▶ ◀la▶ vie économique ». Pour ◀les▶ « industries ◀de▶ base telles que charbon, fer et acier », une Autorité européenne devrait être créée en vue de supprimer ◀les▶ droits ◀de▶ douane, définir ◀la▶ politique des investissements, ◀de▶ ◀la▶ production, des prix, et des droits sociaux. ◀L’▶influence des socialistes, et surtout ◀d’▶André Philip, vient désormais s’ajouter à celle des libéraux, principaux auteurs des analyses et projets formulés par les premiers congrès. Un an plus tard, grâce au génie réalisateur ◀de▶ Jean Monnet, et à ◀l’▶accord des trois chefs ◀de▶ gouvernement démo-chrétiens ◀de▶ France, ◀d’▶Allemagne et ◀d’▶Italie, ◀la▶ naissance ◀d’▶une Haute Autorité du charbon et ◀de▶ ◀l’▶acier inaugurera une stratégie nouvelle : celle qui consiste à organiser d’abord ◀l’▶économie avec ◀l’▶idée que ◀l’▶union politique devra s’ensuivre, en vertu des mécanismes supranationaux institués dans certains domaines clés.
Enfin, ◀la▶ conférence culturelle ◀de▶ Lausanne (8-12 décembre 1949) organisée par mon « Bureau ◀d’▶études » ◀de▶ Genève et présidée par Salvador de Madariaga, reprit et développa toutes ◀les▶ suggestions même implicites des textes ◀de▶ La Haye. Elle vota vingt et une résolutions, dont il est frappant ◀de▶ constater que dix-neuf sont aujourd’hui réalisées, parmi lesquelles ◀le▶ Centre européen de la culture, ◀le▶ Collège ◀d’▶Europe, et ◀le▶ Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires (CERN) qui a construit l’un des plus grands synchrocyclotrons du monde et a pu, grâce à cela, freiner « ◀l’▶hémorragie ◀de▶ matière grise » qu’étaient alors en train de subir toutes nos nations, trop pauvres pour s’offrir un si grand appareil.
Ainsi ◀les▶ unionistes (◀la▶ droite continentale et ◀le▶ Labour) avaient eu leur Conseil ◀de▶ Strasbourg ; ◀les▶ économistes (libéraux et socialistes) allaient avoir ◀la▶ Haute Autorité ◀de▶ Luxembourg, en attendant ◀le▶ Marché commun ; ◀les▶ culturels avaient ◀le▶ Centre de Genève et par lui ou autour de lui, ◀de▶ nombreuses associations professionnelles et instituts ◀d’▶enseignement ou ◀de▶ recherches. Mais ◀les▶ fédéralistes en tant que tels n’avaient rien obtenu ◀de▶ concret, car leur but spécifique était, précisément, ◀de▶ lier toutes ◀les▶ activités européennes en une vivante interaction organisée ◀d’▶union et ◀de▶ diversités, ◀de▶ puissance et ◀de▶ liberté, idéal politique par excellence. Beaucoup de choses se faisaient en Europe, on ◀l’▶a vu, mais sans liens organiques, sans politique ◀d’▶ensemble. À qui ◀la▶ faute ? ◀Les▶ unionistes avaient mieux travaillé que ◀les▶ fédéralistes, c’est certain, et leur tâche était plus facile, puisqu’ils misaient sur ◀les▶ routines ◀de▶ ◀la▶ politique des nations. Certes, leur succès même risquait ◀de▶ compromettre ◀l’▶avenir ◀de▶ notre idée européenne, comme risquait ◀de▶ ◀le▶ faire dans un autre domaine ◀la▶ stratégie si rapidement mais isolément efficace ◀de▶ ◀la▶ CECA, puis du Marché commun. Certaines satisfactions partielles et à court terme coupent mieux ◀l’▶élan ◀d’▶une révolution que ne ◀le▶ font ◀les▶ refus systématiques ◀d’▶une réaction butée qui indigne ◀l’▶opinion.
Mais ◀les▶ fédéralistes s’étaient montrés incapables ◀de▶ concevoir et surtout ◀d’▶imposer une vision vraiment neuve et fascinante des formes et institutions ◀de▶ ◀l’▶union politique à instaurer. En décembre 1948, ils avaient tenu à Rome, dans ◀les▶ salles du palais ◀de▶ Venise, un grand congrès riche en péripéties dramatiques. Salués par ◀le▶ président Einaudi et par ◀le▶ comte Sforza163, harangués par Pie XII en son palais ◀d’▶été, ils essayèrent en vain ◀de▶ reprendre ◀l’▶initiative saisie par Sandys et Retinger dès avant La Haye. ◀L’▶équipe des dirigeants ◀de▶ Montreux, accusée ◀d’▶avoir trop cédé « aux Anglais », fut injustement désavouée, après des polémiques acerbes. Henri Frenay et moi-même, élus en tête ◀de▶ liste, devînmes l’un président et l’autre délégué général de l’Union. ◀Les▶ thèses « dures » furent acclamées : c’était trop tard. Cette victoire à ◀la▶ Pyrrhus des radicaux (ou tenus pour tels) n’empêcha pas ◀le▶ Mouvement ◀de▶ s’épuiser assez vite en querelles ◀de▶ factions et ◀de▶ personnes, ou en initiatives mal exploitées.
À La Haye, Paul Reynaud avait dépassé ◀les▶ fédéralistes en proposant ◀l’▶élection au suffrage universel ◀d’▶une Assemblée européenne. Il n’avait recueilli que six voix. (◀Le▶ général de Gaulle allait proposer ◀le▶ même projet en 1958.) Reynaud fut ◀le▶ seul tempérament révolutionnaire qui se manifesta à La Haye. À Macmillan qui conseillait ◀de▶ n’avancer que step by step, il répliquait : « On peut tout faire en deux pas, sauf franchir un fossé. »
Plus tard, ◀les▶ fédéralistes demanderaient à leur tour ◀l’▶élection par ◀le▶ « peuple européen » ◀d’▶une Assemblée, mais ils ◀la▶ voudraient constituante. Or il est clair qu’une Assemblée ne saurait innover, imaginer ni vraiment créer quoi que ce soit. Un tel projet ne serait-il pas une manière ◀d’▶esquiver ◀la▶ vraie tâche ◀de▶ ◀l’▶aile marchante du Mouvement européen, j’entends ◀la▶ recherche et ◀la▶ formulation des moyens ◀de▶ rendre fécondes ◀les▶ grandes antinomies valables qui tissent ◀la▶ réalité occidentale : autorité et liberté, plan continental et initiatives régionales, union nécessaire à ◀la▶ force et respect des autonomies, unité et diversité — que dis-je, unité pour ◀les▶ diversités ?
Si je tiens pour licite et opportun ◀de▶ publier aujourd’hui ce protocole ◀d’▶un échec — une bataille perdue, non ◀la▶ guerre — c’est parce qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une analyse impitoyable, conduite par beaucoup d’entre nous, il devient très clair, désormais, que ◀la▶ fédération européenne ne se fera jamais sur ◀la▶ base « réaliste » des États-nations souverains, formule oppressive, négative, quoiqu’aussi coriace que désuète. Elle se fera, elle peut et doit se faire à partir des régions, formule neuve qui réalise exactement ce que demandaient et définissaient ◀le▶ « groupuscule » Ordre nouveau et ◀le▶ mouvement personnaliste des années 1930.
Mais ceci est une autre histoire. Ce sera celle des vingt ans qui viennent. Et certains, que je connais, ◀la▶ préparent.