Jean Paulhan (19-20 octobre 1968)an
Un jour que je montai chez Jean Paulhan, ce devait être en 1937, 1938, je rejoignis dans l’escalier de▶ la NRF Henry Michaux, qui me dit en s’arrêtant sur le dernier palier : « Est-ce que vous sentez toujours votre cœur battre au moment de passer cette porte ? Le jour où moi, je ne sentirai plus cela, je me ferai honte. » Posons ces deux phrases en couronne sur le tombeau ◀de▶ notre ami.
Telle était notre attente et sa folle exigence ; en ce temps-là. Elle s’adressait à cela dans la littérature dont il nous paraissait tout à fait évident que Paulhan détenait les clefs et les mesures. (Mais c’était justement ce qu’il cherchait, comme nous l’apprirent beaucoup plus tard les Fleurs ◀de▶ Tarbes !) Il n’avait encore publié que deux ou trois petits livres un peu trop parfaits par l’écriture et la logique, et son autorité se fondait ailleurs : dans le style ◀de▶ la NRF . Ce n’était pas le sien, bien entendu, il ne récrivait pas nos textes, mais le style ◀de▶ chacun des auteurs ◀de▶ la revue n’eût pas été tout à fait le même sans sa présence et sans son attention. Il était à lui seul notre air ◀de▶ parenté, si différents ou opposés que nous fussions. C’est le seul directeur ◀de▶ revue littéraire qui ait jamais montré dans cet emploi ce qu’il faut appeler du génie. Et le plus libéral qu’on puisse imaginer ! La presse, depuis vingt ans, s’obstine à le traiter ◀d’▶éminence grise ◀de▶ nos lettres. Il était tout le contraire : un maître socratique, indemne ◀de▶ toute secrète volonté ◀de▶ puissance, attentif à ne rien nous imposer qui ne fût ce qu’il avait senti, bien avant nous, qui pourrait être nous. Bien trop curieux pour être autoritaire, il n’avait ◀de▶ goût que pour nos singularités (que d’autres nommeraient vocations) et il les respectait scrupuleusement, quitte à les provoquer ou débusquer par des questions à l’improviste ◀d’▶une mystifiante naïveté — comme il lui arrivait ◀de▶ s’en poser à lui-même, et parfois ◀d’▶y répondre par un opuscule. « Ah ! je suis bien déçu, me disait-il un jour. Je me suis appliqué à relire Cicéron dans l’espoir ◀de▶ le trouver surréaliste, eh bien, non, c’est décidément très ennuyeux… » (Son humour bref était sans doute aussi une façon ◀de▶ couper court aux confidences, plaintes et intrigues qui assiègent en permanence un directeur.)
Chaque jour, ◀d’▶un large bec ◀de▶ plume, il écrivait sur des petites feuilles ◀de▶ papier vert frappées du monogramme fameux des dizaines ◀de▶ billets ◀de▶ quelques lignes aux collaborateurs ◀de▶ la revue : c’était toujours vif et pressant, et tout à trac ; comme la reprise ◀d’▶un entretien interrompu par un coup ◀de▶ téléphone. Il dictait à sa femme les lettres moins intimes. Germaine et Jean, dans ce petit bureau mansardé ◀de▶ la maison Gallimard, faisaient seuls, à eux deux, cette NRF qui a marqué le siècle littéraire comme nulle autre revue, nulle autre école.
◀De▶ 1925 à 1940, à je ne sais quelles exceptions près, ce qui a compté dans la littérature en création, c’est ce qui avait mérité son attention. Être accepté par lui, c’était la preuve, pas toujours suffisante mais nécessaire, qu’on avait quelques chances ◀d’▶exister.
J’ai retrouvé la première lettre qu’il m’ait écrite, en 1926. M’ayant lu dans la Revue ◀de▶ Genève , il me demandait « s’il m’intéresserait quelque jour ◀de▶ collaborer à la NRF ». J’étais admis ! J’allais être reçu ! L’on m’invita à la table des dieux. Valéry, Gide, Claudel et Saint-John Perse ! Étourdi ◀de▶ bonheur je répondis : Je n’ai pas vingt ans et mon tiroir est vide, mais je verrai… Quelques années plus tard, me voici devant Paulhan : comme il est grand ! C’est le plus grand écrivain que j’aie jamais connu : 1 m 90 je pense, larges épaules, grande tête rectangulaire aux très grands yeux6. Mais c’est une voix étrangement légère et gaie, réchauffée par une pointe ◀d’▶assent qui me lance, à peine passé la porte : « Mais il me semble que depuis des années je vous supplie ◀de▶ nous donner des textes ! » Me voici mis à l’aise, et mal à l’aise aussi. Un peu plus tard, il me confie, rêveur : « Comme il est difficile, n’est-ce pas, ◀de▶ se libérer ◀de▶ ses origines protestantes. » Je dis : « Pourquoi ne pas les assumer ? » (Bien sûr qu’à cela, du moins, il n’a jamais songé.) Je l’ai surpris, notre dialogue s’est noué, et il se poursuivra dans plusieurs ◀de▶ mes livres, ◀d’▶une manière que je suis seul à connaître. Je m’arrangerai pour y faire figurer les questions qu’il me soumettra (c’est sa manière ◀de▶ critiquer) après lecture du manuscrit, et je m’efforcerai ◀d’▶y répondre. Toute la première moitié ◀de▶ Penser avec les mains a été composée pour prévenir les objections qu’il avait faites à la seconde, dont je croyais d’abord qu’elle pouvait se suffire. Longtemps, Jean P. (comme il signait ses brefs billets) a joué pour moi le rôle du lecteur idéal dont on suppute et redoute les exigences, ◀de▶ l’interlocuteur invisible qui relit avec vous, par-dessus votre épaule. Mounier notera drôlement, à propos de mes Lettres sur la bombe atomique , que j’écris « un œil sur l’Éternel et l’autre sur Jean Paulhan ».
Ce qui m’engage à rapporter ces petits souvenirs, c’est qu’ils sont personnels… à combien d’entre nous, jeunes auteurs ◀de▶ l’entre-deux-guerres !
Que dirai-je de plus aujourd’hui ? J’aurais aimé pouvoir parler ◀de▶ l’écrivain et pas seulement du grand patron en maïeutique ◀de▶ l’expression. Qu’on me permette au moins ◀de▶ recopier cette page des Fleurs ◀de▶ Tarbes où je retrouve l’étonnante liberté ◀de▶ jugement, mais les scrupules, la fraîcheur ◀de▶ l’attaque mais la précision du trait, l’énergie bien menée mais l’humour amusé (pas du tout noir) qui restent les vertus majeures ◀de▶ l’œuvre entière :
Victor Hugo se prenait pour un pape, Lamartine pour un homme d’État et Barrès pour un général. Paul Valéry attend des Lettres ce qu’un philosophe n’ose pas toujours espérer ◀de▶ la philosophie : il veut connaître ce que peut l’homme. Et Gide, ce qu’il est. Il suffirait à Claudel ◀de▶ reformer sur les débris ◀d’▶une société laïque le monde sacral, tel que l’a connu le Moyen Âge. Breton cependant exige le triomphe ◀d’▶une éthique nouvelle, qui se fonde sur le crime et la merveille. « La poésie, dit-il, a pour cela ses moyens, dont les hommes sous-estiment l’efficacité. » Il semble à Maurras suffisant, mais nécessaire, que l’écrivain maintienne au-dessus ◀de▶ l’eau toute une civilisation qui sombre. Je ne dis rien ◀d’▶Alerte : la poésie lui semble chose si grave qu’il a pris le parti ◀de▶ se taire.
Je ne sais s’il est vrai que les hommes ◀de▶ lettres se soient contentés jadis ◀de▶ distraire ◀d’▶honnêtes gens. (Ils le disaient du moins.) Les plus modestes ◀de▶ nous attendent une religion, une morale, et le sens ◀de▶ la ◀vie▶ enfin révélé. Il n’est pas une joie ◀de▶ l’esprit que les Lettres ne leur doivent. Et qui pourrait tolérer, se demande un jeune homme, ◀de▶ n’être pas écrivain ?
Cet état « singulier » ◀de▶ notre littérature n’autorise pas trop ◀d’▶optimisme.
Il se peut que les hommes soient devenus plus exigeants. Il se peut aussi que les Lettres soient devenues moins donnantes. Tout se passe comme s’il y avait à leur endroit je ne sais quoi ◀de▶ libre, ◀de▶ joyeux et peut-être ◀d’▶insensé, dont nous aurions perdu jusqu’au souvenir et à l’idée.
Mais non pas perdu tout à fait ni pour toujours, puisque ce « je ne sais quoi ◀de▶ libre, ◀de▶ joyeux et peut-être ◀d’▶insensé », c’est toute son œuvre, justement, qui nous en restitue mieux que l’idée : la présence fraîche et vivace.