De▶ l’Aar à l’Europe (1969)ah
I
Les plus anciennes pensées philosophiques ◀de▶ notre tradition occidentale, celles ◀d’▶Héraclite l’Obscur, qui florit à Éphèse au vie siècle avant notre ère, sont nées ◀de▶ la considération ◀d’▶un fleuve. Il s’agissait sans nul doute du Méandre, puisque cet ancêtre éponyme ◀de▶ tous les cours ◀d’▶eau sinueux s’incurvait près ◀d’▶Éphèse, vers Priène et Milet, où il trouvait son embouchure dans l’Égée.
En ce temps-là, temps des cités et ◀de▶ l’Ionie, patrie ◀de▶ nos idées, les réflexions sur l’homme et sa place dans le cosmos, entre les choses et les dieux, ne partaient pas encore du seul langage, ni ◀de▶ l’histoire, ni des sciences exactes, et encore moins ◀de▶ l’économie, mais ◀de▶ la contemplation ◀de▶ ce qui coule, résiste, brûle ou s’évapore, c’est-à-dire des quatre éléments ◀de▶ la nature primordiale, saisie par notre esprit et l’informant. Méditation sereine, lyrique ou ombrageuse, sur le flot et le rythme éternel ◀de▶ toutes choses, ou participation sensuelle aux paysages : par le regard ou par le bain, Héraclite a déduit du fleuve ces sentences :
Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et toujours autres sont les eaux qui s’écoulent, et les âmes à partir des liquides s’en vont en vapeurs…
La mort pour les âmes est ◀de▶ devenir eau, pour l’eau ◀de▶ devenir terre. ◀De▶ la terre naît l’eau et ◀de▶ l’eau naît l’âme…
Nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas dans les mêmes fleuves…
On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve.
II
Il est permis ◀de▶ lire bien des choses dans ces phrases.
Elles décrivent la métamorphose des éléments : le feu solaire qui aspire en vapeur l’eau des fleuves jaillis des blessures ◀de▶ la terre, puis l’apaisante pluie renouvelant les sources, ◀de▶ la surface herbue aux cavernes profondes. Le rythme naturel et saisonnier devient, dans l’esprit ◀d’▶Héraclite, succession ou présence en conflit des contraires : naissance ◀de▶ la dialectique. Ce discours méandrique nous dit aussi qu’un fleuve est à la fois mouvement perpétuel et dessin permanent, flot sans fin dans une forme arrêtée, celle des rives qu’il a formées, événement toujours fuyant et qui fascine, figure originelle ◀de▶ ce qui change sans relâche dans un trajet presque immuable, qu’il faudra plusieurs millénaires pour déplacer ◀de▶ quelques champs…
Deux prodigieux spectacles ont fixé son regard (écrit Nietzsche parlant ◀d’▶Héraclite) : le mouvement éternel, négation ◀de▶ la durée et ◀de▶ l’immobilité, et la loi unique qui règle ce mouvement.
Et s’illustrent ici les deux sens et la profonde ambiguïté du mot durée : il désigne à la fois « ce qui ne change pas » et l’écoulement du temps irréversible ; le devenir indéfini et ce qui dure en résistant précisément à la durée ; ce qui est posé et sa métamorphose ; le Même et l’Autre vus ensemble, génialement assumés par la pensée des visionnaires ◀de▶ l’Ionie.
Enfin les sentences ◀d’▶Héraclite me proposent une idée ◀de▶ l’Europe, telle qu’on l’a quelquefois définie par ses vertus paradoxales ◀d’▶innovation au sein de la tradition, et ◀de▶ révolution dans l’ordre créateur.
III
Rien de plus spécifique ◀de▶ l’Europe — depuis l’aurore des temps, bien avant l’homme ! — que ce réseau ◀de▶ fleuves et ◀de▶ rivières qui a si profondément découpé, dentelé, raviné, compartimenté jusqu’en son cœur le continent promis aux enfants ◀de▶ Japhet.
Les fleuves ont dessiné le visage ◀de▶ l’Europe, ses vallées, ses verdures et ses estuaires. Nulle part ailleurs on ne trouvera plus grande longueur ◀de▶ côtes pour la surface des terres, ni plus dense réseau ◀de▶ fleuves et ◀de▶ rivières, plus complexe entrelacs ◀d’▶affluents et ◀de▶ lignes ◀de▶ partage des eaux ; ni plus ◀de▶ ports.
L’Asie, l’Afrique, les Amériques, sont fendues, blessées par des fleuves trop larges et trop longs pour l’usage ◀de▶ l’homme. Ils divisent et isolent plus qu’ils ne mettent en relations civilisantes. Ils inondent plus qu’ils n’irriguent. Mais les fleuves et rivières ◀de▶ l’Europe sont pareils aux artères ou aux nerfs dans un corps, aux racines des grands arbres enserrant la terre lourde et à leurs branches divergeant librement dans le ciel. Ils embrassent les peuples et ils les organisent, eux et leurs paysages, en très nombreux bassins largement définis non point par des frontières mais bien par des courants venus d’ailleurs et allant ailleurs : c’est la circulation continuelle qui crée le visage ◀d’▶un pays.
Europe sans déserts et sans steppes, jardin du monde, fille des fleuves !
IV
Rien de plus fluvial que la Suisse.
Si l’Europe est la terre des ports, où les fleuves ont formé plus ◀de▶ baies favorables que n’en comptent ensemble les plus grands continents, la Suisse est la terre des sources.
Cinq bassins fluviaux s’originent au massif du Gothard, château ◀d’▶eau ◀de▶ l’Europe. Par eux la terre des Suisses est liée sans relâche à l’océan du Nord, où va le Rhin, et à trois mers du sud, où vont le Rhône, l’Inn danubienne et les deux moindres fleuves adriatiques, Adige et Pô, par le Tessin.
Ces bassins prolongent la Suisse dans toute l’Europe germanique et latine : du sommet du Gothard, écrivait le chevalier ◀de▶ Boufflers, « l’on peut cracher dans l’Océan et dans la Méditerranée ».
Et les ports répondent aux sources comme les fleurs répondent aux graines, le système scientifique à l’éclair ◀de▶ voyance ◀d’▶un génie, et l’œuvre d’art à l’émotion.
Les fleuves nés du cœur granitique ◀de▶ la Suisse nous quittent après avoir formé deux grandes nappes ◀de▶ tous les bleus du monde, le Bodan, le Léman, vastes miroirs horizontaux en réponse inversée aux clivages abrupts ◀de▶ l’Alpe proche, invitation au voisinage et ouverture vers le nord et le sud, après l’affirmation farouche, le nœud serré des gorges du Gothard.
Les grands fleuves nous bordent et nous quittent. Mais il est une rivière qui ◀d’▶un large mouvement du sud à l’ouest, puis à l’est, ramasse toutes les autres rivières du Plateau suisse et les déverse ◀d’▶un seul geste dans le Rhin, vers l’Atlantique.
Elle relie les deux pôles du drame originel ◀de▶ notre histoire, le Gothard des premières communes confédérées, vaste massif aux flancs duquel elle prend ses sources, et ce district ◀de▶ forteresses médiévales édifiées sur un camp romain autour de la colline ◀de▶ la Habsbourg, où confluent dans ses eaux la Limmat et la Reuss, tout près de son terme rhénan.
L’Aar n’est pas seulement la plus longue des rivières qui coulent en Suisse ◀d’▶un bout à l’autre (280 kilomètres, c’est la longueur exacte du Méandre !), mais elle draine tous les lacs entièrement suisses, du lac ◀de▶ Joux à l’ouest, à travers ceux ◀de▶ Neuchâtel, Morat et Bienne, au lac ◀de▶ Wallenstadt à l’est, à travers le lac ◀de▶ Zurich, tandis que la Reuss lui amène les eaux des Quatre-Cantons, ◀de▶ Sarnen, ◀de▶ Zoug et ◀d’▶Aegeri. — Sempach, Baldegg, Hallwil et d’autres plus petits la rejoignant isolés ou par paires.
V
Ainsi ◀de▶ sa source, à quelques kilomètres ◀de▶ celle du Rhône, jusqu’à son confluent avec le Rhin, l’Aar draine tous nos lacs dans l’espace intérieur, mais aussi, dans le temps, tous les moments les plus typiquement suisses ◀de▶ notre histoire : les voici disposés tout au long ◀de▶ son cours dans leur ordre chronologique !
Le Hasli doit peut-être, comme Schwyz, à quelque fort ancienne immigration suédoise ses grands hommes blonds. Comme Uri, il fut terre ◀d’▶Empire et longtemps défendit contre Berne ses libertés traditionnelles. Il illustre au départ torrentueux l’esprit des communes médiévales, source des libertés confédérales.
Berne ensuite et le cours plus large et plein ◀d’▶un fleuve, c’est le moment ◀de▶ la conquête tournée principalement vers l’ouest. Berne est la seule cité ◀de▶ la communauté suisse qui ait été carrément impérialiste, étendant ses pouvoirs par la force ou l’astuce ◀de▶ l’Oberland, où le Hasli résiste, jusqu’au Jura, où l’Ajoie, comme ses eaux, tend plutôt vers le monde rhodanien, et du Pays ◀de▶ Vaud à l’Argovie, contrées assujetties pendant des siècles. Berne si bien nommée « la République de l’Aar » parce qu’elle a montré les mêmes pouvoirs souverains ◀de▶ rassemblement, Berne est une expression ◀de▶ l’Aar.
Et puis, quand la rivière une première fois s’émancipe ◀de▶ Leurs Excellences, voilà Soleure et sa noblesse aux noms français, son ambassade du Roy ◀de▶ France, le souvenir ◀de▶ Besenval et celui ◀de▶ Casanova, Soleure qu’un pasteur indigné décrit comme « un centaure franco-allemand », mais qui nous laisse une image classique des régimes patriciens du xviiie . L’Argovie, ou « pays ◀de▶ l’Aar », vient ensuite, en aval dans l’histoire comme sur la carte : libérée par la Révolution, c’est elle qui va donner naissance à plusieurs des mentors ◀de▶ la Suisse nouvelle et ◀de▶ son régime radical.
Ce cours ◀de▶ l’Aar ◀d’▶ouest en est qui fut jadis route commerciale des Romains, ◀d’▶Aventicum à Vindonissa, puis route des vins du Pays ◀de▶ Vaud et route du sel ◀de▶ la Bourgogne — produits sur lesquels les gens ◀d’▶Aarburg prélevaient des taxes en vertu d’un privilège impérial — va devenir au xxe siècle le cours du progrès social et ◀de▶ la conquête industrielle. Olten est le symbole du mouvement ouvrier, comme Brugg du syndicalisme paysan, cependant que ◀de▶ Sienne à Baden les grandes usines blanches et transparentes dans la verdure crue des forêts et des prés enserrent les ruines et le mutisme désolé des forteresses féodales. Les seigneurs ◀de▶ la production industrielle fondent ici leur empire efficace, aux lieux ◀d’▶où les Habsbourg jadis prirent leur élan vers d’autres continents à découvrir et les futurs marchés mondiaux.
VI
Et maintenant, comme l’Aar nous l’enseigne avec force, qui rassemble vingt lacs et vingt rivières en un courant puissant qu’elle jette au large Rhin, rassemblons en un seul faisceau nos arguments sur les fleuves et la Suisse pour les faire déboucher sur l’espace et le temps du continent ◀de▶ notre destin.
L’Europe est partout dans l’histoire comme dans le cours physique ◀de▶ l’Aar.
À cause des fleuves, qui sont un phénomène tellement typique ◀de▶ cette « péninsule occidentale ◀de▶ l’Asie », ainsi que l’on nommait l’Europe dans les traités ◀de▶ géographie, au xviiie siècle déjà.
À cause de l’histoire impériale, j’entends romano-germanique, et généralement gibeline, qui fait du massif du Gothard le lieu le plus européen du continent. Et nos libertés en sont nées, comme en naissent les fleuves coulant vers quatre mers.
Et parce qu’enfin la rivière Aar est la plus suisse ◀de▶ toutes, et seulement suisse : à cause de cela, mieux que toute autre — Rhône ou Rhin, Danube ou Adige —, elle me paraît illustrative ◀d’▶une authenticité européenne.
VII
Car l’Europe, ce n’est pas un produit synthétique, ni une substance philosophique, ni une nation, et encore moins une race. C’est l’accord des tons purs ◀de▶ nos diversités.
Ce qui est européen n’est pas d’abord ce qui est international, ce qui est le même partout, dans chacun ◀de▶ nos pays, indifférent au lieu et sans accent ; mais bien, et au contraire, ce qui est différent, s’affirme singulier et manifeste une vocation incomparable.
Il n’y a pas ◀d’▶accent européen, mais l’Europe est partout où une langue est parlée, écrite et chantée librement par une communauté ◀d’▶hommes libres.
Rien n’est authentiquement européen qui ne soit d’abord ◀d’▶un pays.
◀D’▶un pays à nul autre pareil et pourtant fraternel au voisin, accueillant à ce qui diffère. Ouvert et fermé à la fois. Fidèle à soi mais dans le mouvement — comme un fleuve.
Aucun pays ne m’apparaît alors ◀d’▶une plus forte densité européenne que la Suisse : autour de son cœur, quatre langues et autant ◀d’▶accents que ◀de▶ vallées, mais aussi l’origine ◀de▶ quatre grands systèmes ◀de▶ ramifications des eaux, des routes, autant ◀de▶ voies ouvertes à l’imagination vers les plaines du continent et les quatre points cardinaux.
Et rien en Suisse n’est suisse avec plus ◀de▶ robustesse que cette rivière germano-celte romanisée qui porte le nom même du cours ◀d’▶eau en soi, fait du redoublement ◀de▶ la première — insistance sur l’origine et sur la force originante —, l’Aar gothique et qu’on retrouve dans toute l’Europe, mais ici tirant après soi un r qui roule comme les pierres charriées par les torrents alpestres.
Ainsi l’Aar est européenne.