À la▶ fontaine Castalie (1969)ag
Ce n’est pas pour aller quelque part mais pour être-en-voyage, absolument, que parfois je quitte mon lieu. Un certain état d’âme, ◀d’▶alerte au monde est ◀le▶ vrai but du dé-placement : il renouvelle ◀la▶ syntaxe émotive ◀de▶ mon dialogue avec ◀la▶ nature et ◀l’▶histoire. Mais voyager en Grèce est une autre aventure. Qu’on ◀le▶ veuille et ◀le▶ sache ou non, c’est un itinéraire spirituel que ◀le▶ hasard propose et dont ◀les▶ mythes disposent, si peu que ◀l’▶on y prête ◀de▶ sensibilité. Pas question ◀de▶ s’y préparer ni ◀de▶ rien combiner à ◀l’▶avance : ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶itinéraire exige en vérité son invention sur place ; ses étapes sont des prises ◀de▶ conscience ; et il n’a ◀d’▶autre fin que ◀d’▶être parcouru. ◀Le▶ voilier — un schooner ◀de▶ vingt-deux-mètres — cherche ◀la▶ voie qu’il va tracer sur ◀l’▶eau. Nous venons de quitter Poros, non loin des portes ◀de▶ Trézène. En Grèce, on va vers des noms émouvants. Quelqu’un dit : Delphes.
Jusqu’au pied du Parnasse j’irai,
et dès que dans ◀l’▶ombre des chênes
Aux yeux de ◀l’▶errant brillera
ton flot surgissant, Castalie…
◀Le▶ chauffeur a orné son tableau ◀de▶ bord, ◀le▶ pourtour du parebrise et ◀le▶ feutre du plafond ◀de▶ photos miniatures encadrées, fleurs séchées, amulettes, ◀croix▶ grecques, images ◀de▶ saints aux belles couleurs ◀d’▶émail, serties ◀de▶ perles. Soudain, quittant ◀l’▶immense ombrage des vergers ◀d’▶oliviers ◀de▶ ◀la▶ plaine ◀d’▶Itea, striés ◀de▶ vives lueurs sur ◀le▶ sol rose, ◀la▶ route monte en lacets vers un col dénudé. Des pans ◀de▶ montagne s’élèvent, cachant ◀les▶ hauteurs du Parnasse. ◀Le▶ paysage s’assombrit, s’agrandit en même temps devant nous, et ce changement ◀de▶ dimensions s’éprouve comme ◀l’▶approche ◀d’▶un vertige, mais au bord de ◀l’▶espace intérieur. Très loin maintenant, beaucoup plus bas, sur ◀la▶ mare scintillante du petit port, par instants j’ai cru voir ◀le▶ bateau, comme un trait.
Passons ◀le▶ village, laissons à gauche ◀l’▶enceinte sacrée et ◀les▶ temples, allons jusqu’au pied des rochers qui dominent et referment ◀le▶ cirque, là où ◀la▶ route s’infléchit vers ◀la▶ droite, longe ◀la▶ base ◀d’▶une haute falaise puis ◀la▶ contourne, pour redescendre en direction ◀de▶ Thèbes. Arrêtons-nous dans ◀l’▶ombre épaisse des chênes.
Un bref sentier sous ◀les▶ feuillages conduit au bas d’une gorge ravinée entre ◀les▶ parois nues des roches Phaedriades — ◀la▶ Rousse devant nous, ◀la▶ Flamboyante à droite. Tout en haut, dans ◀le▶ bleu, deux milans planent. Soudain l’un n’est plus là. Puis ils sont trois qui virent, s’évanouissent dans ◀la▶ lumière et reparaissent, tombent sur quelque proie dans ◀l’▶ombre. ◀Les▶ roches brillent, argentées et dorées sur un ciel mat griffé ◀de▶ pins légers. À leur pied, dans ◀l’▶obscure fraîcheur, voici « ◀les▶ eaux saintes et sobres » ◀de▶ ◀la▶ fontaine Castalie.
Une façade immense et tranchée en plein roc. À mi-hauteur elle est creusée ◀de▶ larges niches irrégulières et peu profondes, aux voûtes surbaissées ; l’une abrite un fût ◀de▶ colonne ; une autre est vide ; et la dernière comme une porte noire semble s’ouvrir vers ◀l’▶intérieur du rocher.
Au bas de ◀la▶ paroi court une sorte ◀d’▶auge creusée dans ◀la▶ pierre calcaire ; elle débouche à gauche dans une vaste pièce ◀d’▶eau rectangulaire. (Au-delà, un escalier monte vers ◀la▶ gorge noire.) Vers ◀la▶ droite, elle disparaît derrière une cloison ◀de▶ dalles verticales, puis s’enfonce dans ◀le▶ flanc du rocher.
Pieds nus dans ◀l’▶eau lustrale et remontant ◀le▶ flot, avec piété, malgré ◀l’▶angoisse grandissante, je suis entré dans ◀le▶ rocher, je me suis avancé à tâtons jusqu’au fond ◀de▶ ◀la▶ fente étroite et haute, doucement modelée par ◀la▶ source qui sourd des entrailles ◀de▶ ◀la▶ Terre, par mille veines ◀de▶ ◀la▶ pierre, et suinte ◀de▶ ◀la▶ nuit des Temps.
Jamais plus près du Néant primordial, dans ◀le▶ noir pur.
Plus tard, nous avons essayé ◀de▶ mieux voir ◀l’▶ensemble du site et ◀d’▶en prendre quelques photos. Mais il y a peu de recul, peu ◀d’▶espace libre entre ◀les▶ chênes denses, ◀le▶ grand bassin ◀d’▶eau verte et ◀les▶ parois monumentales. Cet espace est pourtant ce que ◀l’▶on voudrait « prendre », mais aucun objectif ne pourra ◀l’▶enregistrer, il y faudrait un œil ◀de▶ ◀l’▶âme, œil intérieur : on est ici dans ◀l’▶événement à voir, et non devant…
Une autre résistance obscurément s’oppose à ◀l’▶idée même ◀d’▶une « prise ◀de▶ vue ». Quelque sourd interdit règne ici. Quelque chose ici s’est passé et peut-être se passe encore — mais toujours vient ◀d’▶être accompli. Il en reste un silence énorme, ces pierres nues, et ◀la▶ paix solennelle. ◀Le▶ silence qui suit ◀le▶ crime et ◀la▶ naissance, stupéfiant ◀le▶ monde et notre cœur.
Là-haut ◀le▶ feu ◀d’▶un ciel très clair baigne ◀la▶ crête des Brillantes. Ici ◀l’▶ombre et ◀le▶ creux, ◀la▶ chênaie, ◀l’▶antre humide.
◀La▶ Grande Bouche ◀de▶ ◀la▶ Nuit, ◀l’▶oracle primordial était ici, près de ◀la▶ source et ◀de▶ ◀la▶ pierre sacrée, ◀l’▶omphalos lourd et noir, centre du Monde.
Au retrait ◀de▶ ◀l’▶ombre des chênes, j’ai trompé ◀le▶ sommeil pour tenter ◀de▶ surprendre ◀l’▶éveil du mythe dans ◀l’▶espace du rêve, et pour entendre ce qu’on voit ici. Épiant ◀le▶ lent progrès ◀de▶ ◀la▶ réminiscence.
◀Le▶ mot crime… Deux crimes obscurément sont liés à ◀l’▶attrait ◀de▶ ces lieux.
Là sur ◀la▶ gauche, à une centaine ◀de▶ pas, dans ◀la▶ gorge où conduit ce très lourd escalier, dévalant des hauteurs vers ◀le▶ fond du ravin, ◀le▶ dieu solaire a tué Python, ◀le▶ grand serpent, défenseur ◀de▶ ◀la▶ nuit maternelle. Il a forcé ◀le▶ sanctuaire ◀de▶ ◀la▶ Terre. Sa prêtresse, il ◀la▶ garde, elle servira son culte. Apollon fils du Ciel a vaincu, imposant ◀la▶ loi du soleil, qui est celle du Père, à ce lieu dont ◀le▶ nom reste ◀l’▶Ombre.
Mais ici même, près de ◀la▶ fontaine, où je suis, où ◀l’▶oracle était, Œdipe s’est tenu devant lui, attendant ◀la▶ parole ◀de▶ son destin, et ◀l’▶ombre du destin ◀l’▶a revêtu. Selon ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ Nuit, ◀de▶ ◀la▶ Terre, du sol profond et ◀de▶ ◀la▶ caverne où suinte ◀l’▶eau sacrée du sanctuaire maternel, selon ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶aveuglant Désir, il va prendre ◀la▶ route ◀de▶ Thèbes — celle que rejoint à droite ce bref sentier — vers ◀le▶ carrefour fatal où il tuera ◀le▶ Père.
À ◀la▶ fontaine Castalie, c’est ◀le▶ combat fondamental qui s’est livré. ◀Le▶ drame originel s’accomplit, à jamais suspendu dans ◀l’▶instant ◀de▶ stupeur qui vient après ◀l’▶acte tragique.
Paix sur ◀le▶ cœur du héros criminel dans son triomphe, ◀l’▶Ordonnateur ! Et piété pour ◀les▶ mânes ◀de▶ ◀l’▶aveuglé, mon frère. (Faute ◀d’▶un pardon pas encore inventé.)
Des jeunes filles en cortège, conduites par un pope noir, sont venues se désaltérer au grand bassin. ◀Le▶ prêtre a béni ◀l’▶eau païenne. Elles sont parties.
Noté sur une des pages ◀de▶ garde ◀de▶ mon guide. Paix du bassin, eau verte et noire, ◀le▶ silence et ◀l’▶ombre dorée devant ◀l’▶immense paroi nue. Splendeur archaïque, eaux, rochers, gorge, dragon, dieux, brûlure et fraîcheur.
Nous errons maintenant parmi ◀les▶ champs ◀de▶ ruines, vers ◀la▶ palestre, ◀la▶ tholos, et ◀le▶ temple deux fois frappé par des roches tombées du Parnasse : dans ◀la▶ lumière précise des hauteurs, dans ◀la▶ proximité aimable des colonnes à demi rénovées — en blanc ◀les▶ parties neuves reliant ◀les▶ blocs ◀d’▶ancien, ◀d’▶un gris fauve rongé et poreux — parmi ◀les▶ oliviers géants, incultes, ◀les▶ chèvres, et trois touristes silencieux… Tout paraît naturel mais à tel point que parfois une arrière-pensée se meut dans ◀l’▶ombre : est-ce bien ainsi ? n’est-ce que cela ? n’y a-t-il Personne ? Ces grands buissons, ces murets ◀de▶ pierre sèche, ces sentiers ◀de▶ troupeaux entre deux pâturages bosselés — ils me rappellent parfois ◀les▶ hauts plateaux du Jura familier ◀de▶ mon enfance…
Delphes s’est tue. ◀Le▶ sombre esprit ne parle plus qu’au silence monumental ◀de▶ ◀la▶ fontaine Castalie.
(Plus tard, j’ai repris Hölderlin :
Nous avons déjeuné sur une terrasse ◀d’▶auberge accrochée juste au-dessous du tournant ◀de▶ ◀la▶ route, à deux-cents pas ◀de▶ ◀la▶ fontaine. Pain gris, fromage ◀de▶ chèvre, énormes olives noires et une cruche bien fraîche ◀de▶ vin rouge du pays. Bonheur pur.