Une▶ longue et vieille histoire (7 juin 1969)d e
On appelle la jeunesse à se libérer de toute espèce de tabous sexuels, et d’abord ◀des▶ tabous chrétiens. L’ennui, c’est que l’Évangile ne connaît pas de tabous, et que tout érotisme suppose ◀un▶ système de règles sociales : sans gênes, il n’est pas de plaisirs.
Pour aider quelques-uns à sortir d’◀une▶ confusion très générale, mais plus particulière à l’avant-garde, essayons de poser quelques repères.
L’Évangile n’apporte aucun code, aucun système d’interdictions rituelles, pas ◀une▶ recette de fécondité ni de plaisir ; il admet simplement les rites judaïques (la circoncision notamment). La vie sexuelle n’y joue qu’◀un▶ rôle quelconque, à peu près invisible et sans drame. (Paroles de Jésus à ◀une▶ prostituée, ou à la femme de cinq maris : paix et pardon à cause de l’amour.) S’agirait-il d’◀un▶ refoulement ? Non, car la tentation correspondante n’est pas sensible : la volupté ou la luxure ne figurent pas au nombre ◀des▶ tentations majeures que Satan fait subir au Christ dans le désert. On me dira que l’Église s’est rattrapée ? Très tardivement, très partiellement, et la désinvolture ◀des▶ papes de la Renaissance ou ◀des▶ évêques du xviiie siècle construisant ◀des▶ palais pour leurs maîtresses — agrémentés de farces et attrapes, comme à Salzbourg — contraste avec l’extrême sévérité que l’on réserve aux hérésies.
Les traités ◀des▶ Pères de l’Église sur le mariage et sur le sexe « rappellent ◀des▶ dissertations sur l’élevage », écrit Berdiaev. « La destinée et l’amour personnels y font totalement défaut. Le phénomène de l’amour, qui se distingue radicalement à la fois du phénomène physiologique de la satisfaction sexuelle et du phénomène social de la vie de l’espèce dans la famille, n’est mentionné par personne. » C’est de l’absence, non de l’excès de rigueur d’◀un▶ code de la sexualité dans le christianisme, qu’est né le problème de l’érotisme en Occident. Et c’est la gnose qui lui a donné sa forme au xiie siècle. Malgré le christianisme, et parfois contre lui, ce sont ◀des▶ influences gnostiques qui se trouvent avoir fomenté l’érotique occidentale et qui lui ont proposé ◀des▶ moyens d’expression, cependant que les mythes et les tabous païens (égyptiens, syriaques, helléniques) ne cessaient d’animer le rêve médiéval.
Car même si l’on décrète l’impossibilité d’◀un▶ lien quelconque entre la cortezia ◀des▶ troubadours et le catharisme — en dépit de la coïncidence ◀des▶ lieux, ◀des▶ dates, ◀des▶ partisans et ◀des▶ ennemis, — il est certain que les spéculations sur l’amour sexuel et divin, constitutives de l’érotisme littéraire, sont le fait ◀des▶ gnostiques et non ◀des▶ scolastiques, ◀des▶ hérésies et non de l’orthodoxie, ◀des▶ poètes et ◀des▶ mystiques plutôt que ◀des▶ bons moines ou ◀des▶ conteurs gaulois.
L’amour-passion, qui naît au xiie siècle dans les romans anglo-normands et les chansons ◀des▶ troubadours comme dans le cœur d’Héloïse et l’esprit d’Abélard, s’adresse à l’ange dans l’âme et à l’âme dans le corps. Il refuse toute facilité, cherche l’obstacle à surmonter — social, moral et spirituel, — veut tous les raffinements du désir par l’ascèse et les exaltations du sentiment par son expression rhétorique. Toutes les femmes qu’il célèbre sont mariées, deviennent objet d’adoration, et reçoivent le serment d’allégeance dû au Seigneur. Dans le même temps, la Vierge devient l’objet d’◀un▶ culte (première fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame à Lyon en 1140) et reçoit le titre de Regina Cœli. Cependant que la dame ou reine devient la pièce maîtresse du jeu d’échecs, et que le premier troubadour ose écrire de la dame de ses pensées : « Par elle seule je serai sauvé ! »
Tout cela — qui est d’abord occitan, arabe, celte et anglo-saxon — va donner en français, par Béroul et Chrétien, le modèle du roman d’amour mortel, théologico-poétique, thème principal ◀des▶ variations constituant nos littératures jusqu’à ce siècle.
Laissons ici de côté les fort plaisants récits de prouesses plus ou moins sportives dans la tradition de l’Arétin, de Nicolas Chorier ou Casanova (la Fanny Hill de John Cleland ou Ma vie de Frank Harris), pour ne retenir que les œuvres qui ont marqué ◀un▶ style de l’amour.
Si l’on définit l’érotisme comme l’usage non procréateur de la sexualité, au service du plaisir raffiné, ◀des▶ beaux-arts, et surtout de la littérature, on peut dire que l’Astrée est la première version d’◀une▶ érotique sentimentale dans la littérature française.
Avec Racine, tout s’érotise, à ◀un▶ tel point que la sexualité en devient comme superflue, ce n’est plus que « Vénus » dans les alexandrins. ◀Une▶ allusion, ◀un▶ regard, ◀un▶ air, ◀un▶ rien, et flambe la passion. Conventions et signes suffisent. Les jeux de la cour ont remplacé les cours d’amour, et la morale ou casuistique post-tridentine la courtoisie, exténuée en préciosité.
Le xviiie dissocie l’érotique. Tout est sexe, et le mariage nul, dans les Liaisons et dans Faublas. Tout est sexe, et le sentiment nul, chez Sade, qui traduit cyniquement le système ◀des▶ valeurs de la noblesse — hédonisme arrogant, arbitraire absolu, droit de la force, c’est-à-dire du prestige et de la richesse autant que de l’épée. Don Juan a remplacé Tristan.
Seul Rousseau s’inspire de l’Astrée, de Pétrarque, ◀des▶ troubadours et d’Abélard, et rend au sentiment la primauté, mais il est Suisse et démocrate. Sur lui se fonde l’érotique protestante, mais hors de France : Goethe, Richardson et Laurence Sterne dans la première génération de ses disciples, les romantiques allemands dans la deuxième, et les grands romanciers victoriens dans la troisième : retour en force du mythe de la passion mortelle avec Les Hauts de Hurlevent et, plus tard, Tess d’Urberville.
À la faveur de ces excès contraires, la bourgeoisie de l’ère industrielle choisira de fonder le mariage en principe sur le seul sentiment (ce qui est absurde), en fait sur l’héritage (ce qui est souvent odieux), et tous les écrivains ignorent le sexe comme tel. Voici enfin le tabou restauré ! Comme il est entendu qu’on ne doit parler ni de l’argent, ni de ces choses auxquelles pensent parfois les jeunes gens, Marx et Freud, au tournant du siècle, apparaîtront comme ◀des▶ libérateurs : leur doctrine « explique tout » puisqu’elle rend compte d’◀un▶ grand nombre de faits précis à partir de ce que l’on taisait ou censurait.
Le freudisme n’a nullement « déchaîné la sexualité », comme le répètent ceux qui l’attaquent sans le connaître : il a seulement autorisé ◀une▶ manière nouvelle de parler ◀des▶ choses du sexe. Et il a montré les relations profondes de l’érotisme avec le rêve — ce rêve dont l’épanchement dans notre vie consciente est peut-être ◀une▶ obscure tentative de compenser la mécanisation de l’existence…
L’écrivain érotique, désormais, a toujours l’air, au mieux, de se raconter sur le divan d’◀un▶ analyste, au pire, de réclamer avec les enragés l’abolition du complexe d’Œdipe. Et l’érotisme, qui était en somme ◀une▶ forme littéraire de la sexualité, tend à relever de plus en plus de l’investigation ◀des▶ sciences humaines.
Certes, avec Georges Bataille et Pierre Klossowski, il a retrouvé sa problématique originelle, qui est religieuse (la gnose contre la raison), de même qu’Histoire d’O renouait avec ◀une▶ imagerie et ◀des▶ poncifs sadiques, mais tout cela se trouve curieusement transposé dans l’atmosphère du masochisme qui domine la psyché occidentale depuis la fin du siècle dernier. (Voir Nietzsche et Lou Salomé, les symbolistes, La Porte étroite, Proust). Mais, au total, l’enquête sociopsychologique me paraît désormais déterminante dans ce domaine désacralisé par la levée ◀des▶ censures sociales, les statistiques et la publicité.
L’excitation de la nouveauté, ressort secret de l’érotisme, a bien plus de chances aujourd’hui de se faire sentir dans les médias audiovisuels et tactiles, qu’en écriture. Il en sera sans doute ainsi jusqu’à ce qu’◀un▶ jour se constitue ◀une▶ érotique fondée sur l’amour même, c’est-à-dire sur le sens de la personne, du rêve personnel et du mystère ultime de l’autre : le prochain dans son autonomie.