La▶ lune, ce n’est pas ◀le▶ paradis (1er août 1969)x y
Ce mois-ci, ce n’est pas sur ◀la▶ Terre que nous allons chercher ◀l’▶actualité qui sera notre sujet ◀de▶ réflexion, mais sur ◀la▶ Lune. Il m’est venu une question, Denis de Rougemont, et j’ai envie ◀de▶ ◀la▶ poser au philosophe que vous êtes : est-ce que nous savons pourquoi nous y allons ?
Ce qui me frappe dans ◀l’▶aventure ◀d’▶« Apollo », c’est qu’elle est ◀l’▶entreprise qui a coûté ◀le▶ plus cher dans toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité — on ◀la▶ chiffre à peu près à 100 milliards ◀de▶ francs — mais cette opération, ◀la▶ plus chère du monde, est aussi ◀la▶ moins motivée. ◀Les▶ motifs que ◀l’▶on a allégués en public sont puérils : ◀le▶ président Kennedy avait annoncé il y a huit ou neuf ans : « Nous serons sur ◀la▶ Lune avant 1970. »
Cela voulait dire : avant ◀les▶ Russes, aussi.
Cela voulait dire uniquement cela. Cela voulait dire : nous serons les premiers. C’est un motif puéril, je ◀le▶ répète, une gaminerie.
Il y a d’autres motivations, tout de même.
Une motivation ◀de▶ curiosité, naturellement, et ◀de▶ record technique — battre ◀les▶ Russes sur ce plan — et finalement, en dernier lieu, un motif ◀de▶ connaissance pure, scientifique.
Tout cela ramène toujours au même motif : être les premiers. Et alors, on peut se dire ceci : on aurait pu avoir ◀les▶ mêmes motifs — puérils — et ◀les▶ appliquer à un autre but, dont ◀l’▶utilité eût été plus immédiatement apparente ?
Oui, on aurait pu consacrer ne fût-ce qu’une partie ◀de▶ ces 100 milliards ◀de▶ francs suisses à augmenter ◀la▶ beauté ◀de▶ notre Terre, à diminuer ◀la▶ famine, à lutter contre ◀la▶ pauvreté ou pour une meilleure hygiène. Pourquoi est-ce qu’on a choisi ◀l’▶espace, concrétisé par ◀la▶ Lune, dans ◀le▶ cas qui nous occupe ?
Je pense qu’il y a là une espèce ◀de▶ fuite devant ◀les▶ problèmes du monde, un phénomène psychologique assez facile à expliquer et à comprendre : ◀les▶ Russes et ◀les▶ Américains, affrontés sur ◀la▶ Terre, ayant une peur mortelle ◀les▶ uns et ◀les▶ autres que cela saute, ont été amenés — peut-être inconsciemment — à transposer leur conflit dans ◀l’▶espace, à ◀l’▶envoyer au ciel, à effectuer un transfert dans ◀les▶ nuées ◀de▶ cet affrontement trop dangereux sur ◀la▶ Terre. Au fond, c’est dans ce domaine seul qu’ils ont réussi à trouver ◀les▶ moyens ◀d’▶une espèce non pas ◀de▶ coopération — c’est encore trop tôt — mais ◀de▶ coexistence.
Si vous voulez ◀le▶ fond ◀de▶ ma pensée sur ◀l’▶aventure ◀d’▶« Apollo », je vous ferai remarquer ceci : on dit que c’est une aventure scientifique, mais qu’est-ce qu’on met dans ◀les▶ modules spatiaux ? Pas des savants, mais des colonels. Et ils font cela en service commandé : au service ◀de▶ ◀l’▶armée américaine. Et généralement, quand ils reviennent après une expédition qui a bien réussi, ils étaient partis colonels et ils deviennent généraux. On pourrait dire que tout ce qu’ils ont été chercher là-haut, c’est une étoile — une petite étoile en cuivre qu’ils se mettent sur ◀l’▶épaulette.
Néanmoins, ce sont ◀les▶ savants qui ◀les▶ font aller là-bas. Alors il y a un petit jeu subtil entre ◀les▶ militaires et ◀les▶ savants, dans cette affaire ?
◀Les▶ savants peuvent dire que ce sont eux qui transforment ces colonels en projectiles à têtes chercheuses. ◀Les▶ savants pourraient dire — et ils ◀le▶ pensent peut-être — que ce sont eux qui utilisent ◀le▶ prétexte militaire en faveur d’une connaissance scientifique. Probablement que ◀les▶ militaires font ◀le▶ même raisonnement en sens inverse.
Qui faut-il croire ?
◀Les▶ véritables motifs, on ne ◀les▶ saura que beaucoup plus tard, et ce ne seront pas ◀les▶ « bons » (◀les▶ vrais) que ◀l’▶on décidera ◀d’▶adopter officiellement, dans ◀les▶ livres ◀d’▶histoire par exemple. Je pense que si on découvre un jour dans ◀l’▶espace, grâce à des stations mises sur orbite autour de ◀la▶ Terre — qui feront des observations sur ◀le▶ temps, sur ◀le▶ trajet des nuages ou des maladies — je ne sais quoi ◀d’▶inattendu aujourd’hui, qu’on ne cherche donc pas consciemment, on dira : c’est pour cela qu’on était parti et qu’on avait fait tout ce programme si coûteux !
Il s’est produit exactement ◀la▶ même histoire avec Christophe Colomb, mais en sens inverse : dans ◀les▶ livres ◀d’▶histoire ◀d’▶aujourd’hui, vous lisez très couramment que si Christophe Colomb est parti avec ses petites caravelles, c’est parce qu’il était au service ◀d’▶un roi d’Espagne rapace, cupide, qui voulait ◀de▶ ◀l’▶or et des esclaves, et qui ◀l’▶a envoyé découvrir ◀l’▶Amérique pour cela. Or ◀les▶ motivations réelles ◀de▶ Christophe Colomb étaient ◀d’▶un tout autre ordre — on peut ◀le▶ vérifier dans son journal : c’était ◀de▶ financer une dernière croisade pour délivrer Jérusalem — motif mystique. Il ne pensait pas du tout découvrir ◀l’▶Amérique. Il voulait trouver ◀les▶ Indes, parce qu’on lui avait dit qu’aux Indes ◀les▶ cités étaient pavées ◀d’▶or et ◀les▶ palais recouverts ◀de▶ tuiles ◀d’▶or. Or Christophe Colomb a trouvé ◀l’▶Amérique, qu’il ne cherchait pas. Et bien après lui, on y a trouvé ◀de▶ ◀l’▶or. Et un peu après lui, on y a recruté des esclaves. Mais ◀la▶ motivation était ◀d’▶un ordre complètement différent.
Je voudrais vous poser une autre question, toujours sur ◀le▶ même sujet : est-ce que vous êtes déçu, finalement, ou est-ce que vous avez envie ◀d’▶aller dans ◀la▶ Lune ?
Je suis profondément déçu. Je suis dans un sentiment ◀de▶ désenchantement. J’ai ◀l’▶impression que ◀les▶ rêves ◀de▶ ◀l’▶humanité depuis des siècles — ◀les▶ rêves ◀de▶ poètes, ◀les▶ rêves ◀de▶ fantaisistes comme Cyrano de Bergerac, ◀les▶ rêves ◀de▶ Jules Verne — dépassaient ◀de▶ beaucoup ce que nous sommes en train de faire. ◀Le▶ rêve dévalorise ◀l’▶actualisation ◀de▶ ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀la▶ Lune. Cyrano de Bergerac, par exemple, dans ◀le▶ fameux récit ◀de▶ son Voyage dans ◀les▶ empires ◀de▶ ◀la▶ Lune et du Soleil, décrit ◀la▶ Lune comme quelque chose ◀d’▶absolument idyllique, c’est ◀le▶ paradis terrestre transporté, il y rencontre des hommes très bien, il y rencontre ◀le▶ génie ◀de▶ Socrate, tout se passe merveilleusement. Eh bien ! au fur et à mesure qu’on avance vers ◀la▶ substance ◀de▶ ◀la▶ chose, quand on est prêt à ◀la▶ toucher, on s’aperçoit que ◀la▶ Lune est une malheureuse, vilaine chose, couverte ◀de▶ tuf volcanique, ◀de▶ lave pulvérulente. En somme, c’est une sorte ◀de▶ banlieue poussiéreuse ◀de▶ ◀la▶ Terre.
… et inhabitée ! Car ◀l’▶essentiel des rêves des poètes ou ◀de▶ Cyrano de Bergerac, c’était ◀d’▶imaginer une race ◀d’▶hommes supérieurs, intelligents, meilleurs que nous, qui habitaient ◀la▶ Lune.
Eh bien ! on s’aperçoit qu’il n’y a personne.
Il y a un texte qui m’a frappé, que vous avez cité dans un article il y a sept ou huit ans — à ◀l’▶époque où on envoyait le premier obus sur ◀la▶ Lune : c’est un texte ◀de▶ Werner von Braun, qui est un des pères du voyage dans ◀la▶ Lune, et qui nous décrit ◀le▶ paradis qui nous attend là-bas. Il nous dit que nous aurons là-bas des hôtels ◀de▶ grand luxe, avec des paysages extraordinaires. Alors on arrive à se demander aujourd’hui : est-ce que ◀l’▶on a dépensé 100 milliards — 100 milliards n’étant qu’une partie ◀de▶ ◀la▶ dépense totale — pour avoir un Moon-Hilton ?
… devant des paysages désolés, absolument désertiques ! Je dois dire que quand je pense à ◀l’▶éventualité ◀d’▶un exil sur ◀la▶ Lune, il me prend un amour passionné ◀de▶ ◀la▶ Terre, ◀de▶ ◀la▶ surface terrestre, des arbres, ◀de▶ ◀l’▶herbe…
Ce sont des réactions subjectives que nous exprimons. Mais on peut imaginer des réactions objectives. Alors je voulais vous rappeler une déclaration célèbre ◀de▶ Lénine. H. G. Wells, ◀le▶ célèbre romancier anglais, qui est l’un des pères ◀de▶ ◀l’▶anticipation, était allé ◀l’▶interviewer. « Je dis à Lénine, raconte Wells, que ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ technique humaine pourrait un jour changer ◀la▶ situation mondiale : ◀la▶ conception marxiste elle-même n’aurait plus ◀de▶ sens. » Et à ◀la▶ grande stupéfaction ◀de▶ Wells, « Lénine, dit-il, me regarda et me répondit : Vous avez raison ; en lisant votre roman ◀La▶ Machine à explorer ◀le▶ temps, je ◀l’▶ai compris moi aussi. Si nous arrivons à établir ◀les▶ communications interplanétaires, il faudra réviser toutes nos conceptions philosophiques, sociales et morales. Dans ce cas, ◀le▶ potentiel technique, devenu illimité, imposerait ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ violence comme moyen et comme méthode ◀de▶ progrès ». Dans ◀la▶ bouche ◀de▶ Lénine, c’est une prophétie assez extraordinaire : est-ce qu’elle est complètement fausse ?
Sûrement pas, car ◀la▶ recherche spatiale, ◀l’▶arrivée sur ◀la▶ Lune notamment, est d’une part une concurrence entre ◀les▶ Américains et ◀les▶ Russes, mais d’autre part elle suppose certaines formes ◀de▶ coopération discrète et en tout cas ◀de▶ coexistence.
Lénine dit aussi : « Il faudra changer nos conceptions philosophiques, sociales et morales. »
Alors là, il parlait pour lui ! Si pour lui, ◀la▶ seule doctrine véritable est ◀le▶ marxisme, qui est une doctrine des rapports ◀de▶ productions, il est évident qu’elle ne vaut plus rien si on va sur ◀la▶ Lune — où ◀les▶ rapports ◀de▶ productions ne sont en rien comparables à ce qu’ils étaient au xixe siècle, quand Marx a écrit sa théorie.
Il n’y a pas ◀de▶ prolétariat sur ◀la▶ Lune, pour ◀l’▶instant.
Justement, et on ne va pas en créer un, j’espère que non… Où Lénine se trompe à mon sens complètement, c’est quand il dit que toutes ◀les▶ doctrines philosophiques et morales devront être révisées dans ces nouvelles dimensions ◀de▶ ◀l’▶espace. Car si vous prenez une doctrine comme ◀le▶ christianisme, dont ◀la▶ base est ◀l’▶amour du prochain, je ne vois pas en quoi elle serait modifiée si deux hommes arrivent sur ◀la▶ Lune. Ils auront ◀les▶ mêmes problèmes ◀de▶ s’aimer activement, ◀de▶ s’entraider, qu’ils auraient sur ◀la▶ Terre ou sur Mars.
D’ailleurs, cette question ◀de▶ dimensions, qui va changer quand nous aurons ◀l’▶espace et pas seulement ◀la▶ Terre et ◀le▶ petit coin ◀de▶ ciel que nous voyons, permet ◀de▶ tirer des conclusions très ambiguës. Moi, j’ai une impression ◀de▶ frustration, à me dire : ◀la▶ Lune, ce n’est pas aussi beau, ce n’est pas aussi paradisiaque qu’on ◀le▶ pensait. Au fur et à mesure que ◀l’▶homme va plus loin dans ◀l’▶espace, je me sens plus enfermé sur ◀la▶ Terre. C’est-à-dire que je suis frustré par ◀les▶ dimensions physiques augmentées dans ◀l’▶espace. Et cela me ramène à ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ Terre. Plus encore, cela me ramène à cette idée que ◀la▶ véritable aventure humaine est à l’intérieur de chacun ◀de▶ nous, non pas à ◀l’▶extérieur, dans ◀l’▶espace, ◀le▶ cosmos physique. Je crois que même du point de vue ◀de▶ ◀la▶ technique, ◀les▶ plus grands achèvements humains sont ◀les▶ plus simples, ceux qui demandent ◀le▶ moins ◀d’▶argent et qui finissent par se faire en un clin d’œil, à ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ pensée. Eh bien ! ◀l’▶aventure intérieure, elle ne demande rien, elle ne demande pas ◀de▶ crédits spéciaux. Pour entrer dans ◀le▶ fond ◀de▶ soi-même, pour y découvrir des choses complètement nouvelles, et réellement stupéfiantes souvent, elle ne demande ni crédit, ni gadget. En quoi je pense qu’elle est vraiment ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀l’▶aventure humaine.
Relisant au lendemain du retour des cosmonautes ◀la▶ transcription ◀de▶ cet entretien télévisé, je ne vois rien à modifier à ce que je disais un mois avant ◀le▶ départ ◀d’▶Apollo 11.
Il y avait là comme un écho anticipé ◀de▶ ce que tant d’autres ont dit depuis, parmi lesquels, une bonne moitié des citoyens américains, et quelques-uns ◀de▶ nos meilleurs esprits européens : « Quel merveilleux exploit technique ! Mais si ◀l’▶on découvrait demain que cela ne sert à rien ? »
Ce qui importe, c’est qu’un profond mouvement se dessine déjà, jusque dans ◀l’▶administration Nixon, pour que soit reportée sur ◀la▶ Terre une part ou moins des centaines ◀de▶ milliards qu’on destinait à se perdre au ciel vide.
Quant à ma conclusion, elle m’a valu des lettres qui disaient en substance : ◀l’▶aventure intérieure, très bien, mais cela se pratique comment ?
Voilà ◀le▶ type même ◀de▶ ◀la▶ question qui peut ouvrir, obscurément, ◀la▶ voie, mais à laquelle personne au monde ne peut répondre pour un autre — ou sinon, où serait ◀l’▶aventure ?