Un débat sur l’▶objection ◀de▶ conscience : entre Dieu et ◀l’▶État (4 octobre 1969)ai
◀Le▶ 27 juin dernier, ◀le▶ professeur Denis de Rougemont intervenait dans ◀le▶ procès ◀d’▶un objecteur ◀de▶ conscience en adressant au président du Tribunal militaire un témoignage que nous avons publié ◀le▶ 30 juin. Ce témoignage a suscité des controverses, auxquelles ◀le▶ débat que nous présentons ici n’a pas ◀la▶ prétention ◀d’▶apporter une conclusion définitive. Il s’agit avant tout ◀de▶ s’éclaircir ◀les▶ idées.
Examiner ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶objection ◀de▶ conscience, c’est admettre en préalable que ce problème existe. Non pas par ◀l’▶importance du nombre ◀de▶ ceux qui professent ◀l’▶objection et en portent témoignage, mais par ◀la▶ valeur des principes qu’elle révèle et des questions qu’elle pose et qu’elle nous pose. Confrontée au phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀l’▶objection ◀de▶ conscience, paradoxalement, est un problème ◀de▶ temps ◀de▶ paix. C’est dans ce cadre-là, d’abord, qu’elle doit être envisagée et discutée. Car ce n’est que dans ◀la▶ paix que ◀l’▶on s’interroge sur ◀la▶ guerre.
Si ◀l’▶on met à part ◀les▶ Témoins ◀de▶ Jéhova qui constituent un cas particulier, ◀le▶ « portrait-robot » des soixante-quinze objecteurs ◀de▶ conscience que ◀les▶ tribunaux militaires suisses ont condamnés en 1967 peut être rapidement esquissé : ◀l’▶objecteur est généralement ◀de▶ confession protestante, âgé ◀de▶ 20 à 26 ans, célibataire ; il est proportionnellement plus nombreux en Suisse romande.
Si ◀la▶ notion ◀d’▶objection ◀de▶ conscience a été récemment étendue à des motifs ◀d’▶ordre philosophique, elle n’en puise pas moins ses racines dans des motivations chrétiennes. C’est donc par elles que ◀la▶ discussion doit commencer. Et là, deux religions se heurtent : ◀la▶ religion civique et ◀la▶ religion divine. Laquelle doit primer l’autre ?
C’est la première question.
Michel Barde. — Nous examinerons au premier chef ◀l’▶objection ◀de▶ conscience religieuse. N’y a-t-il pas une contradiction dans ◀le▶ fait que ◀la▶ Constitution fédérale stipule que tout Suisse est astreint au service militaire, alors que ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience religieux se réfère à cette même Constitution, dont ◀le▶ préambule commence par une invocation « Au nom du Dieu Tout-Puissant » ?
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — ◀L’▶article 49 ◀de▶ ◀la▶ Constitution garantit ◀la▶ liberté religieuse et ◀de▶ conscience. Mais ◀le▶ paragraphe 5 ◀de▶ cet article dit qu’« on ne peut, pour cause ◀d’▶opinion religieuse, s’affranchir ◀de▶ ◀l’▶accomplissement ◀d’▶un devoir civique ». Donc, ◀le▶ fondement juridique est clair : ◀la▶ Constitution ne permet pas ◀l’▶objection ◀de▶ conscience pour raison religieuse.
Il n’y a donc aucun conflit entre ◀l’▶armée et ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience, dont ◀l’▶attitude est anticonstitutionnelle et non pas antimilitariste. Cela doit être dit car ◀la▶ procédure qui conduit à ◀la▶ sanction peut faire croire qu’il s’agit uniquement ◀d’▶une opposition ◀d’▶intérêt entre ◀l’▶armée et ◀l’▶objecteur.
Michel Barde. — ◀L’▶opposition ◀de▶ ◀l’▶objecteur est anticonstitutionnelle, mais elle peut s’appuyer sur ◀le▶ fait que ◀la▶ Constitution se réfère « Au Dieu Tout-Puissant ». Christian Schaller, vous avez objecté pour des motifs religieux…
◀La▶ religion n’est pas ◀le▶ motif exclusif
Christian Schaller. — Je ne pense pas qu’il y ait ◀de▶ différence dans ◀les▶ aboutissants entre une objection pour des motifs religieux et pour d’autres motifs ◀de▶ conscience. ◀Les▶ questions posées sont communes à beaucoup ◀d’▶objecteurs et dépassent ◀le▶ cadre strictement religieux.
Bernard Béguin. — Donc vous n’invoquez pas ◀le▶ préambule ◀de▶ ◀la▶ Constitution pour vous autoriser à objecter autrement que ◀les▶ autres ?
Christian Schaller. — Non. Je ne fais personnellement pas ◀de▶ différence entre ◀les▶ diverses catégories ◀d’▶objecteurs. Je pense que ce qui est important, c’est ce qu’ils demandent, ce qu’ils préconisent, et que leurs motivations personnelles peuvent être ◀d’▶ordre religieux, humanitaire ou autre.
Michel Barde. — Avez-vous eu ◀le▶ sentiment, en objectant, ◀de▶ faire une œuvre antimilitariste — je précise que ceux qui font du service ne sont pas nécessairement militaristes… — ou une œuvre anticonstitutionnelle ?
Christian Schaller. — Je pense plutôt anticonstitutionnelle. ◀L’▶objecteur choisit un moyen défini ◀de▶ mettre en évidence ◀l’▶injustice ◀d’▶une loi et ◀de▶ préconiser quelque chose de nouveau au moyen ◀d’▶une opposition au système actuel. Il choisit ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ refuser ◀d’▶une certaine manière, mais il s’y soumet par une autre puisqu’il accepte ◀le▶ jugement des tribunaux (ce qui n’est d’ailleurs pas ◀le▶ cas ◀de▶ tous ◀les▶ objecteurs).
D’autre part je ne pense pas que ◀la▶ séparation soit tellement entre militaires et objecteurs qu’entre « conservateurs » et « progressistes », si je puis dire. ◀L’▶objection est l’un des moyens ◀de▶ proposer des solutions nouvelles, et ◀de▶ faire en sorte que ◀les▶ problèmes soient posés, mais ce n’est qu’un moyen parmi d’autres. Et personnellement je me sens très proche des militaires qui, à l’intérieur de ◀l’▶édifice, font ◀le▶ même travail ◀d’▶une autre manière.
Michel Barde. — ◀L’▶objecteur religieux n’est-il pas plus « intimiste » que ◀l’▶objecteur humanitaire, attaché à renverser certaines structures ?
Christian Schaller. — Pas forcément. Un christianisme vécu ou un humanisme vécu, peuvent arriver aux mêmes conclusions.
Denis de Rougemont. — Je suis frappé par ◀la▶ lecture ◀de▶ cet article 49, paragraphe 5, qui dit que dans ◀le▶ cas ◀d’▶un conflit entre ◀les▶ devoirs civiques et ce que ◀l’▶on considère comme ses devoirs religieux, ce sont ◀les▶ devoirs civiques qui ◀l’▶emportent. Que veut dire alors « Au nom du Dieu Tout-Puissant », inscrit au portique ◀de▶ cette Constitution ? Cela ne veut absolument rien dire. C’est une couverture pour quelque chose dont ◀le▶ contenu est une autre religion que ◀le▶ christianisme, à savoir ◀la▶ religion civique. C’est ◀la▶ religion stato-nationaliste fabriquée par ◀la▶ Révolution française et par Napoléon. Il ne faut pas nous raconter ◀d’▶histoires, c’est ◀la▶ religion qui aboutit, dans certains régimes, à ce qu’on sait : au régime totalitaire.
Colonel Voucher. — Pas chez nous.
Denis de Rougemont. — Non. Mais j’ai dit dans certains régimes, et très logiquement. Car là il n’y a plus aucun recours à une transcendance, à quelque chose qui soit au-dessus ◀de▶ ◀l’▶État et des intérêts ◀de▶ ◀l’▶État. Ce qui me paraît absolument hypocrite, c’est ◀de▶ mettre « Au nom du Dieu Tout-Puissant », entendant ◀le▶ Dieu chrétien, en tête ◀d’▶une Constitution qui n’est absolument pas chrétienne.
Bernard Béguin. — Est-elle antichrétienne ?
Denis de Rougemont. — En cas ◀de▶ conflit, oui. Dans ◀le▶ cas du conflit prévu par cet article 49, paragraphe 8, on tranche contre ◀la▶ religion chrétienne.
Bernard Béguin. — Contre ◀l’▶interprétation ◀d’▶un individu…
Denis de Rougemont. — C’est ◀la▶ religion civique qui triomphe. Si ◀l’▶objecteur invoque son christianisme, on lui dira : « Tant pis, c’est ◀le▶ civisme. »
Bernard Béguin. — C’est une interprétation personnelle du christianisme face à celui ◀d’▶une collectivité, qui, elle, a jugé ◀le▶ christianisme compatible avec ◀le▶ service militaire du citoyen.
Moyen légal ou ferment ◀d’▶anarchie ?
Denis de Rougemont. — Voilà ◀le▶ dilemme.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Dans ◀les▶ conseils ◀de▶ nos plus petites communes, chaque séance débute en plaçant cette réunion ◀d’▶une cinquantaine ◀de▶ citoyens « sous ◀la▶ protection divine ».
Christian Schaller. — Mais quel est ◀le▶ sens ◀de▶ cette protection divine que ◀l’▶on utilise pour ◀la▶ religion du civisme ? Est-ce que c’est vraiment ◀la▶ même chose ◀d’▶être chrétien, et ◀d’▶être civique, et ◀d’▶être citoyen ? Il y a ◀les▶ lois, mais il y a aussi ◀l’▶esprit des lois.
Je ne pense pas que ◀le▶ conformisme soit une qualité première du bon citoyen, et je pense que ◀la▶ critique des lois fait partie intégrante des qualités du civisme. Nous avons vu à quoi pouvait aboutir une religion ◀de▶ ◀l’▶État où ◀le▶ citoyen applique ◀les▶ lois et y obéit sans ◀les▶ mettre plus jamais en question.
Bernard Béguin. — Tout dépend si ◀le▶ citoyen est autorisé à ◀les▶ faire, ces lois, ou si elles lui sont dictées. Si elles ont été faites par ◀la▶ collectivité, et si elles sont amendables par elle en tout temps.
Christian Schaller. — Eh bien ! ◀L’▶objection ◀de▶ conscience n’est que l’un des moyens ◀d’▶amener à ce que ◀les▶ lois puissent s’amender. C’est une façon ◀de▶ mettre en évidence certains problèmes qu’on a tendance à masquer ◀d’▶habitude. Par exemple ◀le▶ fait que ce n’est pas ◀la▶ même chose ◀d’▶être chrétien et ◀d’▶être citoyen. ◀L’▶objecteur prend une position particulière pour mettre en évidence un état ◀de▶ fait. Ce n’est pas un anarchiste.
Bernard Béguin. — Il peut être ferment ◀d’▶anarchie. ◀La▶ désobéissance civique peut conduire à ◀l’▶anarchie.
Christian Schaller. — Vous êtes conscient ◀de▶ ce danger-là, mais êtes-vous conscient aussi du danger inverse, qui est ◀le▶ danger ◀de▶ ◀l’▶obéissance inconditionnelle ?
◀La▶ compétence ◀de▶ ◀la▶ justice militaire
Bernard Béguin. — Vous ne connaissez pas ◀les▶ troupes genevoises si vous parlez ◀d’▶obéissance inconditionnelle…
Denis de Rougemont. — Au point de vue des citoyens, c’est beaucoup plus grave. ◀Le▶ conformisme du citoyen qui se croit bon citoyen parce qu’il fait tout ce qu’on lui dit, ce conformisme-là ne conduit pas à ◀l’▶anarchie, mais conduit à ◀la▶ dictature. C’est ◀la▶ démission des citoyens qui fait ◀la▶ force des dictateurs.
Bernard Béguin. — C’est ◀le▶ désordre dans ◀la▶ démocratie qui appelle ◀les▶ dictateurs. Et quand ◀le▶ citoyen récuse ◀les▶ lois ◀d’▶une collectivité démocratique il ne crée pas une superdémocratie, il fait ◀le▶ lit ◀de▶ ◀la▶ dictature. C’est cela qui nous fait peur dans un militantisme qui attaque à sa base une constitution démocratique au lieu de chercher ◀la▶ réforme dans son cadre.
Denis de Rougemont. — J’aimerais rappeler que ◀le▶ problème est celui ◀de▶ ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience vis-à-vis de ◀l’▶armée.
Bernard Béguin. — Il a été dit clairement que ◀le▶ conflit était plutôt avec ◀la▶ Constitution qu’avec ◀l’▶armée. Or en effet c’est ◀l’▶armée qui accueille ◀les▶ objecteurs au moment du recrutement, et c’est ◀l’▶armée qui ◀les▶ juge. ◀Le▶ colonel divisionnaire Dénéréaz a commandé ◀la▶ section du recrutement. Dans quel cadre agissent ◀les▶ colonels recruteurs qui font face à ◀l’▶objecteur pour la première fois, quand il n’a même pas 20 ans, qu’il n’est même pas citoyen ?
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Nous avons quelque 35 000 conscrits qui se présentent au recrutement chaque année. Sur ce nombre, environ 300, pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ Suisse, parlent ◀d’▶objection ◀de▶ conscience. ◀De▶ ces 300, 200 ont une attitude positive à l’égard de ◀l’▶armée et acceptent ◀d’▶être incorporés dans ◀le▶ service ◀de▶ santé. Sur ◀la▶ centaine ◀d’▶irréductibles, une majorité sont des Témoins ◀de▶ Jéhovah. Vous connaissez leur doctrine — je simplifie : il y a ◀le▶ royaume ◀de▶ Dieu, et ◀le▶ royaume ◀de▶ Satan. On est soldat ◀de▶ Dieu dans ◀le▶ ciel, ou soldat ◀de▶ Satan sur ◀la▶ terre.
◀Les▶ directives ? Nous acceptons ◀d’▶incorporer dans ◀le▶ service ◀de▶ santé tous ceux qui ◀le▶ désirent. Nous avons besoin ◀d’▶eux, et cela montre que si nous n’avons pas en droit un statut pour ◀les▶ objecteurs nous ◀l’▶avons en fait. ◀L’▶objecteur peut accomplir ses devoirs civiques sans s’opposer à sa propre conscience.
Pour ◀les▶ autres, ◀l’▶officier ◀de▶ recrutement cherche encore une fois à ◀les▶ convaincre puis il ◀les▶ incorpore ; s’ils persistent dans leur refus ◀de▶ servir, ils arrivent devant ◀les▶ tribunaux militaires.
Bernard Béguin. — Colonel Vaucher, comment ◀la▶ justice militaire prend-elle ce problème : défi constitutionnel et défi à ◀l’▶armée, lorsqu’il s’agit ◀de▶ juger ceux qui ne sont pas encore citoyens, pas encore soldats, et qu’on lui envoie pour leur premier refus ◀de▶ servir ?
Colonel Vaucher. — ◀La▶ justice militaire est compétente parce que ◀la▶ loi ◀le▶ dit. Nous, officiers ◀de▶ justice militaire, nous ne verrions aucun inconvénient à ce que ◀les▶ objecteurs ◀de▶ conscience soient jugés par des tribunaux civils. À leur place, je préférerais être jugé par un tribunal militaire, qui juge essentiellement des honnêtes gens, que par des tribunaux ordinaires qui jugent en majorité des gens plus ou moins malhonnêtes.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Jugez-vous des mineurs dans ◀les▶ tribunaux militaires ?
Colonel Vaucher. — Si, nous pouvons ◀les▶ juger.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Mais ◀le▶ garçon ◀de▶ 18 ans peut obtenir un sursis…
Michel Barde. — Il y en a qui se présentent à 19 ans devant ◀les▶ tribunaux. Ils bénéficient ◀de▶ leur jeune âge, dans ◀l’▶examen des circonstances atténuantes.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Je croyais qu’il pouvait attendre jusqu’à sa majorité.
Colonel Vaucher. — Non, non.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Alors, il y a quelque chose qui pour moi n’est pas très clair.
Colonel Vaucher. — Nous n’y pouvons rien du tout, ce n’est pas nous qui déterminons notre compétence. Nous ne pouvons pas ◀la▶ récuser.
Bernard Béguin. — Pouvez-vous maintenant définir ◀la▶ punition ?
Colonel Vaucher. — ◀La▶ punition ◀de▶ ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience pour motifs religieux, ou pour motifs moraux, philosophiques, peut être atténuée par ◀le▶ tribunal. Au lieu de ◀l’▶emprisonnement tout court, on prononce ◀l’▶emprisonnement à subir sous ◀le▶ régime des arrêts répressifs ; ou bien, on peut aussi prononcer directement ◀les▶ arrêts répressifs. ◀La▶ différence n’est pas seulement théorique : ◀les▶ arrêts répressifs sont limités à trois mois au maximum, tandis que ◀l’▶emprisonnement peut être plus long.
Bernard Béguin. — Mais est-ce que ◀les▶ arrêts répressifs se purgent avec des prisonniers ◀de▶ droit commun ?
Colonel Vaucher. — Absolument pas. ◀Les▶ arrêts répressifs des objecteurs ◀de▶ conscience sont subis dans des prisons, certainement, mais ◀les▶ objecteurs ◀de▶ conscience sont autorisés à travailler pendant ◀la▶ journée dans des établissements hospitaliers.
Bernard Béguin. — Mais sont-ils logés dans des prisons militaires ?
Colonel Vaucher. — Non. À Genève, ce sera Saint-Antoine, et ils travailleront à ◀l’▶hôpital cantonal.
Bernard Béguin. — Cela veut dire, en fait, qu’un garçon ◀de▶ 20 ans condamné pour objection ◀de▶ conscience — vous avez dit que c’est un honnête homme — va loger trois mois à Saint-Antoine, qui est une prison ◀de▶ droit commun.
Colonel Vaucher. — Nous ne sommes pas chargés ◀de▶ ◀l’▶exécution. Ce sont ◀les▶ cantons qui en sont chargés. Et nous n’avons, je dois dire, jamais eu ◀de▶ plainte de la part des condamnés sur ◀les▶ conditions ◀de▶ détention.
Michel Barde. — Il est évident que ◀l’▶on ne peut éviter toute promiscuité, mais ◀les▶ objecteurs ◀de▶ conscience disposent ◀de▶ cellules tout à fait séparées.
Bernard Béguin. — Nous éprouvons tout de même un malaise à juger des honnêtes gens et à ◀les▶ mettre dans une prison ◀de▶ droit commun.
Colonel Vaucher. — ◀Les▶ tribunaux militaires jugent en majorité des honnêtes gens, c’est vrai ; et je ne pense pas seulement aux objecteurs ◀de▶ conscience. Je pense à tous ◀les▶ soldats qui ont commis des actes ◀d’▶indiscipline, qui n’ont pas fait leur service par négligence, ou parce que ◀les▶ conditions ◀de▶ famille à ce moment-là leur causaient un grave préjudice financier. Je ◀les▶ considère tous comme des honnêtes gens. Ils viennent devant nous pour des fautes ◀de▶ discipline.
Condamnés comme des hérétiques ?
Christian Schaller. — À ◀la▶ limite, on pourrait étendre votre définition et dire que tous ◀les▶ gens qui vont devant ◀les▶ tribunaux, ou à peu près, viennent pour des fautes ◀de▶ discipline. J’ai peine à entrer dans une classification ◀de▶ tribunaux pour honnêtes gens et ◀de▶ tribunaux pour malhonnêtes gens.
Bernard Béguin. — Mais si. Il y a un délit constitutionnel qui n’est pas un délit pénal. Il y a un Code pénal qui définit ◀l’▶honnêteté. Vous pouvez ◀le▶ considérer comme arbitraire, mais il existe. Et d’autre part nous avons une Constitution qui définit des obéissances. Par conséquent il y a une très grande différence entre ◀l’▶infraction à ◀la▶ discipline et ◀l’▶infraction contre ◀le▶ Code pénal.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — J’aimerais que ◀le▶ colonel Vaucher parle du sursis.
Colonel Vaucher. — Depuis 1950, ◀le▶ Code militaire n’autorise plus ◀de▶ prononcer comme peine accessoire ◀la▶ privation des droits civiques, à l’encontre des objecteurs ◀de▶ conscience. Quant au sursis, ils ne peuvent en bénéficier, sauf s’ils déclarent être disposés à ◀l’▶avenir à faire leur service. ◀L’▶article 32 du Code pénal militaire, qui est absolument pareil au Code pénal suisse sur ce point, précise que ◀le▶ sursis ne peut être accordé que lorsque ◀le▶ tribunal a ◀la▶ conviction que cette mesure détournera ◀l’▶accusé ◀de▶ commettre ◀de▶ nouvelles infractions. Quelques tribunaux militaires ont essayé ◀de▶ dire qu’ils n’avaient pas ◀la▶ conviction, mais ◀l’▶espoir que ◀le▶ jeune homme réfléchirait et qu’il se présenterait au service militaire. Ces jugements ont été cassés par ◀le▶ tribunal militaire ◀de▶ cassation : conformément à ◀la▶ jurisprudence ◀de▶ tous ◀les▶ tribunaux pénaux suisses, ◀le▶ sursis ne peut être accordé que si ◀le▶ juge a plus qu’un espoir, mais une conviction suffisante. Alors, ◀l’▶objecteur est forcément condamné, puisque ◀les▶ conditions objectives ◀d’▶une infraction (art. 81 du Code pénal militaire : refus ◀de▶ servir) sont réalisées. Mais avec ◀les▶ atténuations dont nous avons parlé.
Bernard Béguin. — Ces atténuations, est-ce qu’elles sont venues ◀d’▶un malaise, ◀d’▶un sentiment public que ◀la▶ répression était excessive ? Est-ce que c’est une évolution ◀de▶ ◀la▶ pensée du législateur interprétée par ◀les▶ tribunaux ?
Colonel Vaucher. — C’est ◀le▶ législateur qui a modifié ◀la▶ loi, à la suite de débats concernant ◀l’▶objection ◀de▶ conscience, devant ◀les▶ Chambres.
Denis de Rougemont. — ◀La▶ condamnation est forcément prononcée lorsque ◀les▶ conditions objectives sont réunies, disiez-vous ?
Colonel Vaucher. — ◀L’▶intention subjective ◀de▶ faire défaut au service doit être aussi réalisée.
Denis de Rougemont. — Je ne suis pas du tout objecteur ◀de▶ conscience moi-même. J’ai fait pas mal ◀de▶ service dans ma vie. Mais je suis intervenu à propos d’un ◀de▶ mes étudiants pour qui j’avais ◀de▶ ◀l’▶estime, parce qu’il avait déjà été condamné une fois, et que ◀les▶ choses semblaient se présenter ◀de▶ telle manière qu’il serait certainement condamné une seconde fois à ◀la▶ même peine ou à une peine plus forte, puisqu’il ne changerait certainement pas son fusil ◀d’▶épaule — après avoir refusé ◀de▶ ◀le▶ porter. J’ai eu ◀l’▶impression que ◀les▶ objecteurs étaient toujours punis, et que ◀le▶ procès n’avait pas ◀d’▶autre objet que ◀de▶ déterminer si ◀les▶ conditions objectives ◀de▶ ◀l’▶objection ◀de▶ conscience étaient réunies. C’est ainsi que cela se passait au Moyen Âge dans ◀les▶ tribunaux ◀de▶ ◀l’▶Inquisition. On ne cherchait pas du tout ◀les▶ circonstances, ◀les▶ motifs. On cherchait uniquement ◀la▶ constatation objective que ◀le▶ personnage était un hérétique. Après ça, il n’y avait plus rien à discuter, on ◀le▶ brûlait. Et alors j’ai été un peu scandalisé à ◀l’▶idée que, dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience, on ◀le▶ condamne comme un hérétique, uniquement parce qu’on a enregistré ◀le▶ fait qu’il était objecteur.
On tient compte des circonstances atténuantes
Colonel Vaucher. — Ce n’est pas exact. Si ◀l’▶objecteur bénéficie ◀de▶ circonstances atténuantes ou exculpantes, il sera — tout comme un meurtrier devant un tribunal pénal — très peu condamné ou acquitté.
Christian Schaller. — Acquitté ?
Colonel Vaucher. — Mais oui, bien sûr, mais en fait ◀le▶ cas ne se présente pas. Quand acquitte-t-on ◀le▶ meurtrier ? S’il est totalement irresponsable. Un objecteur totalement irresponsable sera acquitté aussi. C’est évident. Mais je n’en ai jamais vu. Tous ◀les▶ objecteurs que j’ai connus étaient des gens sensés. Donc pas ◀de▶ maladie mentale, pas ◀de▶ circonstance atténuante ou exculpante dans ce sens-là. Ils ne plaidaient eux-mêmes aucune circonstance pouvant conduire à un acquittement.
Bernard Béguin. — Ils plaident coupables, ils cherchent ◀la▶ condamnation.
◀Les▶ civils plus intolérants que ◀l’▶armée
Colonel Vaucher. — Nous écoutons très longuement leurs motifs, nous ◀les▶ demandons, car si ces motifs ne sont ni religieux, ni moraux, ni philosophiques, alors nous ne pouvons leur accorder ◀le▶ bénéfice ◀d’▶un traitement plus favorable, et c’est ◀l’▶emprisonnement tout court.
Bernard Béguin. — M. Schaller va me répondre parce que j’ai dit qu’il cherchait ◀la▶ condamnation.
Christian Schaller. — Je voudrais répondre également au grand juge Vaucher que ◀le▶ tribunal apprécie ◀les▶ motifs ◀de▶ conscience avec plus ou moins ◀de▶ soin. Il y a des cas où des tribunaux valaisans ou fribourgeois ont refusé à ◀l’▶accusé ◀le▶ droit ◀d’▶avoir eu un vrai conflit ◀de▶ conscience.
On ne peut pas dire d’autre part que ◀l’▶objecteur cherche sa condamnation. Il accepte ◀la▶ loi. (Il pourrait s’y soustraire en se faisant réformer.) Mais sans se soustraire à ◀la▶ loi ◀l’▶objecteur cherche à montrer ◀les▶ failles ◀de▶ ◀la▶ loi, et à modifier ◀l’▶esprit du législateur. Ce qui malgré tout peut se faire, puisque ◀les▶ lois changent.
Colonel Vaucher. — Je voudrais répondre encore à M. de Rougemont que ◀l’▶appréciation des mobiles joue un rôle dans ◀la▶ quotité ◀de▶ ◀la▶ peine. Nous donnons beaucoup ◀d’▶importance à ce que ◀la▶ vie des objecteurs soit en rapport avec leurs principes. Enfin nous ne condamnons pas perpétuellement. Autrefois, il arrivait que ◀l’▶on prononce trois condamnations. C’était trop. Maintenant à la deuxième condamnation au plus tard, nous excluons ◀de▶ ◀l’▶armée et c’est fini.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Vous parlez ◀de▶ tribunaux militaires et ◀de▶ tribunaux civils. Je crois que dans notre pays, ◀l’▶armée et ◀le▶ peuple sont si intimement mêlés que vous retrouvez ◀les▶ mêmes personnages dans ◀les▶ deux juridictions. Ce ne sont pas des officiers ◀de▶ carrière qui, en règle générale, sont juges militaires, ce sont des miliciens.
Denis de Rougemont. — Je n’ai absolument rien dit contre ◀l’▶armée en tant que telle. Je parle contre un certain état d’esprit que je trouve beaucoup plus répandu chez ◀les▶ civils que chez ◀les▶ officiers. ◀Les▶ civils sont souvent absolument intolérants. Ils n’ont absolument pas ◀la▶ compréhension que vous avez. Ils sont violemment contre : « Ce sont des lavettes, ce sont des lâches, ◀de▶ mauvais citoyens. »
Colonel Vaucher. — Vous trouverez exactement ◀le▶ contraire dans nos jugements.
Denis de Rougemont. — Effectivement, dans ◀l’▶armée je n’ai pas entendu ça.
Colonel Vaucher. — Je tiens beaucoup à ◀le▶ dire : nous ne représentons pas ◀l’▶armée au tribunal militaire. Nous représentons ◀le▶ peuple, et si ◀le▶ peuple suisse veut déférer ◀le▶ jugement ◀de▶ certaines causes à d’autres instances, eh bien ! qu’il ◀le▶ fasse.
Bernard Béguin. — Colonel divisionnaire Dénéréaz, vous commandez maintenant une division mécanisée. Vous êtes officier ◀de▶ carrière. Est-ce qu’il ne serait pas plus simple, pour vous, ◀d’▶admettre un service civil ? Est-ce que ça a un sens ◀de▶ contraindre au service militaire des hommes qui ont ◀l’▶objection chevillée à ◀l’▶âme ?
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — ◀Le▶ Tribunal militaire ne juge pas ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience. Il juge ◀le▶ citoyen qui ne veut pas servir — parce qu’il est objecteur. Ce n’est pas ◀la▶ même chose.
Colonel Vaucher. — Nous ne manquons pas ◀de▶ leur dire chaque fois : « Vous avez ◀le▶ droit ◀de▶ critiquer ◀l’▶armée. Tout ce qu’on vous demande c’est ◀de▶ faire votre service. Nous ne vous demandons pas ◀de▶ ◀l’▶aimer, ni ◀d’▶en être partisan. »
Denis de Rougemont. — ◀L’▶objecteur ◀de▶ conscience n’est pas quelqu’un qui trouve que ◀l’▶armée est mal faite. Il veut manifester contre ◀la▶ guerre. C’est un problème formidable qui est posé aujourd’hui, surtout dans ◀la▶ période atomique qui change tout à mon sens.
Bernard Béguin. — Quand vous dites que ◀l’▶objection n’est pas ◀de▶ ◀l’▶antimilitarisme, il faut bien voir que si ◀l’▶on hésite à créer un statut ◀de▶ ◀l’▶objecteur, c’est qu’on a ◀le▶ sentiment qu’il vise ◀l’▶appareil qui défendra ◀les▶ institutions. Ce que ◀l’▶objecteur nous explique mal quand il veut lutter contre ◀la▶ guerre, en Suisse, c’est qu’il s’attaque en même temps à un appareil militaire dont ◀les▶ obligations constitutionnelles et ◀les▶ structures excluent toute initiative à ◀l’▶extérieur, et qui ne peut agir qu’en autodéfense.
Service civil et milice incompatibles ?
Christian Schaller. — Il ne faut pas confondre objection et non-violence, comme il ne faut pas confondre soldat et militarisme. Mais si ◀l’▶on discute ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀la▶ non-violence, il faut aussi discuter ◀l’▶efficacité, dans notre monde actuel, ◀de▶ notre système ◀de▶ défense. On ne peut plus raisonner au temps de ◀la▶ bombe atomique comme au temps de Morgarten. On peut dire — je ◀l’▶ai entendu dire par des officiers supérieurs — qu’on se prépare très consciencieusement à la dernière guerre. Une des questions que posent ◀les▶ objecteurs, est ◀de▶ savoir : que faisons-nous dans ◀le▶ monde où nous vivons ? Est-ce que nous nous contentons ◀d’▶appliquer ◀les▶ recettes du passé — qui ont toujours si bien marché — ou bien est-ce que nous avons autre chose à faire que simplement assurer notre prospérité et ◀la▶ défendre par nos moyens traditionnels ? Est-ce que ◀la▶ Suisse, c’est uniquement ◀la▶ conservation ◀de▶ son acquis, ou est-ce qu’il y a une autre dimension ?
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Je ne crois pas que tout cela soit dépassé. Je suis un officier ◀de▶ métier, un technicien, si vous voulez, qui fait des additions et des soustractions pour savoir si notre défense est encore positive, ou négative. Je pense que notre système militaire, tel qu’il est maintenant, avec ◀l’▶armée que nous avons, est certainement un élément positif, en dépit de ◀la▶ bombe atomique dont on parle beaucoup sans en connaître ◀les▶ effets. Par deux fois déjà, nous avons été maintenus à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀la▶ guerre. S’il y avait eu un vide stratégique, il est fort possible que nous aurions été attaqués. Pour citer le dernier exemple : 40 divisions massées à notre frontière avant ◀l’▶affaire des Balkans… ◀le▶ grand état-major allemand a estimé que ce n’était pas suffisant. Demain ? Nous avons ◀l’▶armée ◀la▶ plus nombreuse ◀d’▶Europe. Ce qui est déjà un signe ◀de▶ puissance. Je vous fais sourire peut-être ?
Christian Schaller. — Pas du tout. Avec ◀les▶ armes conventionnelles, certainement.
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Il n’est pas dit que ◀la▶ bombe atomique intervienne dans ◀les▶ combats. Je ne veux pas faire ici ◀de▶ ◀la▶ tactique. Je suis persuadé que ◀l’▶État ne peut pas mettre en doute, surtout dans notre communauté helvétique, ◀la▶ justification morale du service militaire, voulu par ◀le▶ peuple, et accepter ◀d’▶instaurer un service civil. Numériquement, cela ne jouerait aucun rôle. Mais pour ◀d’▶aucuns, il y aurait ◀de▶ bons chrétiens qui ne portent pas ◀les▶ armes, et ◀de▶ mauvais chrétiens qui portent ◀les▶ armes. Il faut faire très attention quand on aborde ce problème, en dépit de tout ce qui a été fait à ◀l’▶étranger. D’ailleurs, vous savez qu’en France un objecteur doit se déclarer comme tel au recrutement, et qu’il ne peut assumer par ◀la▶ suite aucune charge ◀d’▶État…
Christian Schaller. — N’empêche qu’il y a un statut, c’est déjà un progrès…
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Ce n’est pas un progrès. Vous dites, ◀la▶ guerre est un mal. C’est ma conviction intime, à moi militaire ! Mais que voulons-nous faire ? défendre notre pays, c’est tout. ◀Le▶ général Guisan ◀l’▶a magnifiquement exprimé, quand il a dit : « Objecteurs ◀de▶ conscience ? oui, mais pas en Suisse. Pour quelle raison en Suisse ? Nous ne voulons ◀de▶ mal à personne, sinon défendre ce que nous avons reçu. »
Colonel Vaucher. — Sur le plan ◀de▶ ◀la▶ justice militaire, s’il existait un service civil, nous n’aurions plus un certain nombre ◀d’▶objecteurs. Nous en serions ravis. Mais si je me pose la question comme citoyen — et je suis reconnaissant aux objecteurs ◀de▶ ◀la▶ faire poser — , je pense finalement qu’une armée est indispensable en Suisse et que ◀le▶ service militaire obligatoire paraît ◀la▶ forme ◀la▶ plus démocratique ◀de▶ réaliser cette armée. J’ignore totalement si une armée ◀de▶ métier ou simplement des volontaires pourraient assurer cette défense. Mais même si elle ◀le▶ pouvait elle présenterait ◀l’▶immense inconvénient ◀d’▶être un noyau ◀de▶ militarisme, et j’ai ◀le▶ militarisme en horreur.
Bernard Béguin. — Est-ce qu’un service civil affaiblirait ◀l’▶armée ◀de▶ milice ?
Colonel Vaucher. — Probablement… Beaucoup de nos concitoyens font leur service parce qu’ils y sont obligés. D’autre part, un service civil serait sans doute plus attrayant.
Nous protégeons mais que construisons-nous ?
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Nous pourrions faire ◀l’▶économie ◀d’▶abandonner notre neutralité, adhérer à ◀l’▶OTAN, nous mettre sous ◀le▶ parapluie américain. Ce serait une solution. Mais nous abandonnerions ◀le▶ service militaire sans doute obligatoire, nous passerions pour une part à une armée ◀de▶ métier. Mais à ce moment-là, nous serions obligés ◀de▶ faire des concessions à tout, un système international, supranational. ◀L’▶armée que nous avons actuellement en propre nous permet en cas ◀de▶ conflit ◀de▶ faire entendre notre propre voix, et ◀d’▶oser dire non en toute indépendance.
Christian Schaller. — Mais ◀la▶ question est bien là. Nous conservons, mais que construisons-nous ? C’est peut-être ça ◀la▶ question que nous pouvons nous poser ?
Colonel divisionnaire Dénéréaz. — ◀L’▶armée n’a jamais contesté ◀l’▶aide au tiers-monde. Au contraire.
Denis de Rougemont. — ◀La▶ défense suisse nous a épargné ◀d’▶être hitlérisés. Il n’y a pas ◀le▶ moindre doute là-dessus. Mais maintenant j’ai changé ◀d’▶avis à cause de ◀la▶ bombe atomique. Il n’y a aucune espèce ◀de▶ valeur humaine qui vaille ◀les▶ destructions physiques et morales qu’entraînerait ◀la▶ bombe atomique sur un pays. Cela me paraît changer radicalement ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ guerre aujourd’hui.
Bernard Béguin. — ◀Les▶ grandes crises ◀de▶ conscience sur ◀la▶ guerre que nous avons vécues et que notre jeunesse vit actuellement sont venues ◀de▶ deux guerres très conventionnelles : ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie et ◀la▶ guerre au Vietnam. Et ◀les▶ destructions ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique sont très comparables à celles que nous avons tolérées, idéologiquement, pendant la dernière guerre, comme ◀le▶ bombardement ◀de▶ Dresde…
Christian Schaller. — On peut précisément s’étonner que vous ayez pu ◀le▶ tolérer si bien sans changer ◀de▶ mentalité.
Bernard Béguin. — Pourquoi nous ◀l’▶avons toléré ? Parce que ◀la▶ victoire hitlérienne nous aurait définitivement enlevé tout droit ◀de▶ poser aujourd’hui des questions ◀de▶ cet ordre.
Christian Schaller. — Mais je suis tout à fait d’accord.
Bernard Béguin. — Nous ne pouvons pas ignorer non plus, qu’actuellement encore, à l’extérieur de nos frontières, des forces peuvent menacer notre liberté ◀d’▶exprimer cette solidarité.
Christian Schaller. — C’est au nom des valeurs ◀de▶ ce système que nous appelons, en tant qu’objecteurs, à un élargissement ◀de▶ nos conceptions actuelles. Nous pouvons ◀le▶ faire en Suisse. Nous ne pourrions peut-être pas ◀le▶ faire en Russie. Mais je pense, pour ma part, que si ◀la▶ neutralité suisse doit s’accompagner ◀de▶ ◀la▶ solidarité, il faut savoir lequel des termes on va toujours préférer. Or ◀l’▶on constate qu’on a toujours consacré beaucoup ◀d’▶énergie à ◀la▶ neutralité et bien peu à ◀la▶ solidarité.
Bernard Béguin. — Parce que ◀la▶ solidarité implique d’abord ◀la▶ survie. Vous ne pouvez pas être solidaire si vous courez ◀le▶ risque ◀de▶ ◀l’▶anéantissement.
Christian Schaller. — Parfaitement. Mais ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀la▶ survie ne passent plus par nos frontières. Elles passent par tous ◀les▶ coins du monde. Nous ne pouvons pas simplement défendre ◀les▶ frontières du passé sans tenir compte du fait que nos frontières actuelles sont celles ◀de▶ ◀la▶ planète.
Denis de Rougemont. — On parle ◀de▶ ◀la▶ situation particulière ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Je me demande si cette situation ne crée pas des devoirs particuliers aux Suisses dans ◀la▶ prise en considération et au sérieux, du problème ◀de▶ ◀la▶ guerre tel qu’il se présente aujourd’hui. Je me demande si on peut toujours se référer à notre neutralité comme à une espèce ◀de▶ privilège, et s’il ne faut pas dire aussi : Neutralité oblige, allez plus loin. Tout ce que je voudrais dire ici, en faveur des objecteurs ◀de▶ conscience, c’est qu’ils posent cette question ◀d’▶une manière dramatique, et qu’ils forcent ◀le▶ public à se poser des questions auxquelles je ne prétends pas répondre, mais qui me paraissent tellement graves qu’on doit reconnaître une fonction civique irremplaçable aux objecteurs ◀de▶ conscience.
Nos invités :
M. Denis de Rougemont, écrivain, directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes.
Colonel divisionnaire Dénéréaz, commandant ◀de▶ ◀la▶ division mécanisée 1.
Colonel Vaucher, président du Tribunal fédéral des assurances, grand juge du Tribunal militaire ◀de▶ division 1.
M. Christian Schaller, étudiant en médecine, co-auteur du Sens ◀de▶ notre refus (Éditions ◀La▶ Baconnière).
Direction technique : Michel Barde.
Rédaction : Bernard Béguin.