Les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶Europe : huit ans après (novembre 1969)g
Conférence
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais d’abord remercier M. Vuilleumier ◀de▶ ses paroles trop aimables à mon sujet, et vous dire avec quel plaisir je suis ici ce matin — à peine rentré des États-Unis. Je sais à quel point il est important que des gens qui ont vos responsabilités se réunissent pour en discuter entre eux, et que vous puissiez ◀le▶ faire sous ◀le▶ signe ◀de▶ ◀l’▶Europe m’apparaît ◀d’▶une importance particulière.
Je vais partir, selon ◀la▶ proposition qui m’en a été faite, ◀de▶ ce que j’avais exposé il y a sept ou huit ans, dans un petit livre intitulé ◀Les▶ Chances ◀de▶ ◀l’▶Europe . Il y est question des bases durables, je dirais presque permanentes, ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire des bases culturelles et des motifs culturels ◀d’▶unir ◀l’▶Europe. À quoi vous ferez bien ◀d’▶ajouter un livre comme ◀Le▶ Défi américain ◀de▶ Jean-Jacques Servan-Schreiber qui, lui, insiste sur ◀les▶ aspects économiques et technologiques ◀de▶ cette union. Je m’en suis tenu à un certain nombre ◀de▶ motifs qui, pour ◀les▶ uns existent depuis trois mille ans et pour ◀les▶ autres, datent du xix e siècle et qui ne perdront pas leur actualité ◀de▶ sitôt, je ◀le▶ crains.
Au fond, qu’est-ce qui a changé depuis que j’ai publié ces quatre conférences ? Hélas, pour ainsi dire rien. On n’a pas beaucoup avancé depuis 1962. Je vous dirai même que ◀la▶ seule chose que je trouve changée, c’est que ◀l’▶on sent beaucoup mieux aujourd’hui ◀la▶ difficulté ◀d’▶arriver à unir ◀l’▶Europe, et qu’on arrive mieux à ◀la▶ localiser. Pour ma part, c’est un des seuls progrès que je sens avoir fait depuis ce livre : je localise beaucoup mieux ◀l’▶obstacle, et je ◀le▶ baptise ◀d’▶un nom simple : ◀le▶ nationalisme.
◀Le▶ nationalisme, ◀l’▶État-nation. ◀L’▶existence ◀de▶ cette formation politique très particulière est assez récente puisque ce n’est qu’à partir de Napoléon que ◀l’▶on peut vraiment parler ◀d’▶État-nation, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ confiscation ◀de▶ ◀la▶ nation, qui est un grand mythe, par ◀l’▶État, qui est un appareil administratif. C’est ◀l’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation. Formation récente en somme, puisqu’elle n’a guère que 170 ans ◀d’▶âge, mais qui se trouve être devenue tellement naturelle à nos yeux que beaucoup d’entre vous sans doute s’imaginent qu’il n’y en a pas ◀d’▶autre, qu’elle est ◀le▶ résultat normal ◀de▶ ◀l’▶évolution historique, et qu’on devait en arriver là, sous peine de s’arrêter à un certain stade ◀de▶ barbarie, ◀de▶ sous-développement.
Or, nous avons vu se réaliser cette notion ◀d’▶État-nation jusqu’à sa limite totalitaire — et nous découvrons qu’elle est très récente. Et si elle a été fabriquée et imposée récemment, c’est une raison de plus pour ◀la▶ mettre en question et nous demander quelle est sa validité.
Si ◀l’▶on n’a pas avancé dans ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe depuis sept ou huit ans, disons plus : depuis plus ◀de▶ vingt ans que ◀l’▶on en parle (congrès ◀de▶ La Haye, présidé par Churchill, 1948), c’est à mon sens — et là je plaide coupable, comme tous ceux qui se sont occupés ◀de▶ ◀l’▶Europe à ce moment-là — parce que ◀l’▶on est parti du mauvais pied. On a voulu fonder ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe sur ce qui était précisément ◀l’▶obstacle à cette union, c’est-à-dire sur ◀les▶ États-nations tels qu’ils sont. Lors des premiers congrès européens à Montreux, à La Haye, à Rome, à Westminster, nous avions en vue une fédération ◀de▶ nos quelque vingt-cinq États (si on prenait ceux ◀de▶ ◀l’▶Est), et nous pensions qu’on arriverait à ◀les▶ grouper comme des cantons suisses. Dans ◀l’▶arrière-pensée ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, il y avait ◀le▶ modèle suisse : une fédération ◀de▶ petits États. Car tous nos États étaient devenus petits, à ◀l’▶échelle mondiale, avec ◀l’▶apparition des deux ou trois empires.
Là sans doute a été ◀l’▶erreur fondamentale : essayer ◀de▶ former une fédération sur ce qui faisait obstacle à toute espèce ◀de▶ fédération ou même ◀d’▶union, c’est-à-dire : ◀les▶ États, qui continuent à se proclamer souverains et à se réclamer ◀d’▶une indépendance absolue, alors que plus aucun d’entre eux n’a ◀d’▶indépendance réelle, et ne peut faire autre chose que ◀de▶ choisir ses interdépendances. Aucun ◀d’▶eux ne bénéficie plus des attributs classiques ◀de▶ ◀la▶ souveraineté, qui étaient comme vous ◀le▶ savez, depuis qu’on en a fait ◀la▶ théorie à ◀la▶ Renaissance, ◀le▶ droit ◀de▶ déclarer ◀la▶ guerre et ◀de▶ conclure ◀la▶ paix quand on ◀le▶ veut et comme on ◀le▶ veut. Or vous avez pu voir par ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Suez que ces droits n’existent plus sauf pour ◀les▶ grands empires : quand ◀la▶ France et ◀l’▶Angleterre ont voulu faire « leur » guerre contre ◀l’▶Égypte, au bout de quelques jours elles ont été stoppées par un froncement des sourcils des vrais maîtres du monde, c’est-à-dire ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA. Et nos deux pays qui se croyaient encore souverains, qui continuent à se dire souverains, mais ne ◀le▶ sont plus, ◀la▶ France et ◀l’▶Angleterre, ont dû arrêter leur guerre à deux heures ◀de▶ ◀la▶ prise du Caire. ◀La▶ leçon est absolument claire : ◀la▶ prétention à ◀la▶ souveraineté nationale n’existe plus ◀d’▶une manière absolue. Or c’est toujours ◀d’▶une manière absolue qu’elle est revendiquée. Elle n’a plus ◀d’▶autre efficacité que ◀le▶ pouvoir ◀de▶ refuser des mesures ◀d’▶union, au nom de cette même souveraineté. On peut encore refuser ◀l’▶union au nom d’une souveraineté qu’en réalité on n’a plus.
Seulement, voilà : cette souveraineté prétendue des États-nations, à force ◀d’▶être revendiquée, nous incite à une analyse plus serrée du concept, et ◀l’▶on en vient très vite, ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ côtés différents, à une critique fondamentale ◀de▶ ◀la▶ conception même ◀de▶ ◀l’▶État-nation comme communauté. Cette critique tient en quelques mots — et vous ◀la▶ retrouverez identique chez au moins une douzaine ◀d’▶auteurs contemporains, qui ne se sont pas concertés :
— ◀L’▶État-nation, au xx e siècle, est à la fois trop petit et trop grand pour ◀les▶ réalités ◀d’▶aujourd’hui.
Il est trop petit parce que pas un seul ◀de▶ nos États-nations, même s’ils se disent encore grandes puissances comme ◀la▶ France et ◀l’▶Angleterre, n’a assez ◀de▶ poids pour jouer un rôle efficace à ◀l’▶échelle mondiale, sur le plan des Nations unies, sur le plan des relations entre ◀les▶ continents. Pour empêcher une guerre éventuelle entre ◀les▶ grands empires. Pour exercer une influence notable sur, par exemple, ◀la▶ politique des États-Unis au Vietnam. Pas un seul ◀de▶ nos pays ne peut vraiment parler, se faire entendre, se faire suivre dans une politique qu’il préconiserait, parce qu’il est trop petit à ◀l’▶échelle mondiale. Ceci n’a pas besoin ◀d’▶être développé beaucoup ; au point de vue économique, il saute aux yeux qu’aucun ◀de▶ nos pays n’a ◀le▶ poids nécessaire.
En même temps, chacun ◀de▶ nos pays, même ◀les▶ petits, se trouve trop grand pour être capable ◀d’▶animer réellement toutes ses régions, toutes ses communes, tous ses cantons, et pour leur offrir un milieu qui ait ◀les▶ dimensions nécessaires pour une véritable participation civique. ◀L’▶exemple ◀le▶ plus simple, et que ◀l’▶on cite toujours à cet égard, c’est celui ◀de▶ ◀la▶ France. Ce n’est pas par hasard. ◀La▶ France a donné ◀le▶ modèle même ◀de▶ ◀l’▶État-nation centralisé avec Napoléon. ◀La▶ France est beaucoup trop grande pour animer toutes ses régions, ce qui a amené même un nationaliste impénitent comme ◀le▶ général de Gaulle — parce qu’il est tout de même réaliste — à constater qu’il fallait une régionalisation ◀de▶ ◀la▶ France si ◀l’▶on voulait que ◀les▶ choses continuent à marcher et que ◀les▶ Français s’intéressent tant soit peu à leur vie politique et à leur vie publique autrement que ◀d’▶une manière idéologique. Il fallait recréer des cadres ◀de▶ dimensions telles — assez petites — que ◀la▶ vie publique puisse s’y manifester réellement. Ce cadre nouveau, c’étaient ◀les▶ régions. Comme vous ◀le▶ savez, ◀le▶ général de Gaulle est tombé à ◀l’▶occasion ◀d’▶un référendum concernant ◀les▶ régions. Chacun sait que c’est lui qu’on a renvoyé, et non pas ◀le▶ programme des régions, qui au contraire, repris et approfondi, finira bien par se réaliser, parce qu’il n’y a rien ◀d’▶autre à faire. On ne peut pas continuer à régir ◀de▶ Paris, dans des bureaux qui mettent deux ans à répondre à une lettre, ◀les▶ problèmes qui se posent dans ◀les▶ 38 000 communes et ◀les▶ 92 départements ◀d’▶un pays ◀de▶ 50 millions ◀d’▶habitants.
Mais, peu ou prou, ◀la▶ situation est ◀la▶ même dans ◀les▶ autres pays, avec ◀la▶ seule exception peut-être du nôtre, à cause de notre structure fédéraliste précisément. (Petit pays ◀de▶ 6 millions ◀d’▶habitants, divisé en vingt-cinq petites unités administratives : ◀la▶ trop grande dimension des cadres est évitée.)
Ces États-nations continuent à être juste assez forts pour se refuser à ◀l’▶union, mais ils sont trop petits et trop grands à la fois, ils sont donc en crise, ils se voient attaqués ◀de▶ tous ◀les▶ côtés, non seulement par des partis, des hommes politiques ou des mouvements qui en font ◀la▶ critique, mais par ◀les▶ faits eux-mêmes. On observe en effet dans ◀le▶ monde, à ◀l’▶échelle mondiale, un double mouvement en apparence contradictoire :
D’une part vous avez un mouvement ◀de▶ convergence très général, qui se manifeste par ◀la▶ création des Nations unies par exemple, ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶Unesco, ou bien ◀les▶ grands mouvements œcuméniques. Vous avez une quantité ◀d’▶entreprises ◀d’▶union qui tendent à s’organiser à ◀l’▶échelle mondiale ou à ◀l’▶échelle continentale. ◀Les▶ essais pour unir ◀l’▶Europe ont donné comme premiers résultats restreints ◀le▶ Marché commun ou ◀le▶ Conseil de l’Europe, et ils sont imités dans d’autres parties du monde, d’abord dans ◀le▶ monde communiste, où ◀le▶ COMECON correspond plus ou moins au Marché commun, ou bien en Amérique latine, où il y a des institutions qui ressemblent déjà un peu à ◀l’▶AELE ou au Marché commun. Il y a ◀les▶ essais ◀de▶ réunion des États du Maghreb et du Proche-Orient dans ◀la▶ Ligue arabe, qui n’ont pas encore donné grand-chose. Partout, même en Afrique, on sent ce besoin ◀de▶ grandes convergences au moins continentales et peut-être mondiales. En même temps, vous assistez à un mouvement contraire ◀de▶ divergence, ◀de▶ diversification plus exactement : agitation régionale dans à peu près tous ◀les▶ pays du monde, y compris ◀la▶ Suisse avec ◀le▶ Jura bernois, plasticages en Bretagne, dans ◀le▶ Pays basque, voire en Corse ; agitation plus forte, sourde, mais très profonde, en Espagne, chez ◀les▶ Catalans et chez ◀les▶ Basques ; agitation beaucoup moins virulente parce qu’elle est mieux reconnue, en Grande-Bretagne, du côté du pays de Galles et ◀de▶ ◀l’▶Écosse ; déjà, une femme députée très éloquente au Parlement britannique a annoncé que d’ici trois ans, ◀l’▶Écosse siégera aux Nations unies entre ◀l’▶Arabie saoudite et ◀le▶ Sénégal ! Cela peut faire sourire, mais ◀la▶ reine a déjà dû nommer deux commissions ◀d’▶étude ◀de▶ ◀la▶ régionalisation du Royaume-Uni sur ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶Irlande du Nord : parlement et exécutif propres, un peu comme ◀les▶ cantons suisses, et représentation tout de même à ◀la▶ Chambre des communes. Il y a déjà un ministre chargé des affaires du pays de Galles… En Italie, il y a eu depuis ◀la▶ guerre jusqu’en 1968 855 votes au Parlement italien sur ◀la▶ question des régions. Cette année devait avoir lieu ◀l’▶élection des premiers parlements régionaux ; à cause de ◀l’▶agitation, des grèves, on ◀l’▶a renvoyée à ◀l’▶année prochaine, mais elle se fera sûrement ; d’ailleurs ◀la▶ constitution italienne a déjà divisé ◀l’▶Italie en dix régions destinées à devenir autonomes. Vous avez un problème du même ordre en Belgique, mais ◀la▶ situation est beaucoup plus violente puisqu’elle va presque jusqu’à ◀l’▶éclatement du pays. Donc, on cherche à revenir à des entités, petites nations, régions, plus petites que ◀le▶ cadre stato-national qui a été imposé à la plupart de nos pays au xix e siècle seulement. (Dites-vous bien qu’en Europe, sur vingt-cinq pays, il n’y en a que cinq ou six qui ont plus ◀de▶ cent ans, qui peuvent remonter sans arrêt jusqu’au xi e siècle comme ◀la▶ France et ◀l’▶Angleterre ou une partie ◀de▶ ◀l’▶Espagne ; tous ◀les▶ autres sont ◀de▶ création beaucoup plus récente.)
Double mouvement contradictoire, disais-je. On peut donner raison en partie à Proudhon quand il disait dans son grand livre Du Principe fédératif : « ◀Le▶ xx e siècle ouvrira ◀l’▶ère des fédérations. » Ou on peut donner raison, à ◀l’▶inverse, à André Malraux, qui disait récemment : « ◀Le▶ xx e siècle sera ◀le▶ siècle des nations » — si ◀l’▶on prend nation dans ◀le▶ sens ancien du mot, qui désignait un peuple, une ethnie, un groupe ◀de▶ gens qui se ressemblent par certains caractères, comme ◀la▶ langue. Au Moyen Âge, ◀le▶ mot s’employait surtout à ◀l’▶université : à ◀la▶ Sorbonne, il y avait ◀la▶ nation bretonne, ◀la▶ nation anglaise, ◀la▶ nation germanique, ◀la▶ nation italienne : c’étaient ◀les▶ groupes ◀d’▶étudiants qui habitaient ◀le▶ même quartier parce qu’ils parlaient ◀la▶ même langue. On peut dire que notre siècle voit ◀la▶ renaissance ◀de▶ ces nations-là, qui ne sont pas du tout ◀la▶ nation telle que ◀la▶ Révolution française et Napoléon ◀l’▶ont définie, mais qui sont beaucoup plus petites. Ces deux réalités qui ont l’air contradictoires se rejoignent dans leur manière ◀de▶ triturer ou ◀de▶ dissoudre ◀les▶ États-nations, soit par en dessous (mouvement vers ◀les▶ régions), soit par en haut (mouvement ◀de▶ grandes convergences continentales).
Donc, tout indique ◀la▶ nécessité ◀de▶ formes fédérales ◀d’▶union, c’est-à-dire ◀de▶ formes ◀d’▶union qui respectent deux choses apparemment contradictoires : ◀les▶ autonomies locales et ◀les▶ grandes unions régionales. Tout semble pointer vers une résultante qui est ◀le▶ fédéralisme.
Ici j’introduis une nouvelle idée, une nouvelle thèse :
— ◀Le▶ fédéralisme est ◀le▶ terme ◀le▶ plus mal compris du vocabulaire politique, et ceci pas seulement en français, mais dans toutes ◀les▶ langues où on ◀l’▶emploie aujourd’hui. Il n’est pas ◀de▶ terme qui donne lieu à pires malentendus. Je vais vous en donner quelques exemples.
Je reviens du Canada, où vous savez que ◀la▶ question du fédéralisme est très brûlante. J’avais proposé un certain nombre ◀de▶ sujets ◀de▶ conférences aux universités canadiennes qui m’invitaient : ◀le▶ fédéralisme en général, ou ◀les▶ efforts fédéralistes en Europe, ou ◀les▶ réalisations suisses. À ma grande surprise, toutes m’ont répondu : Parlez-nous ◀d’▶amour, mais pas ◀de▶ fédéralisme ! J’étais extrêmement étonné et déçu, car ◀le▶ vrai but ◀de▶ mon voyage était ◀de▶ discuter ◀le▶ fédéralisme. J’ai réussi à ◀le▶ faire à ◀l’▶occasion ◀d’▶interviews, ◀d’▶apparitions à ◀la▶ télévision, mais je n’ai pu en parler qu’à ◀la▶ seule Université ◀de▶ Montréal, où ◀l’▶on m’a expliqué qu’au Canada, fédéralisme voulait dire centralisation totale autour ◀d’▶Ottawa, ◀la▶ capitale fédérale ! J’ai été obligé ◀d’▶expliquer à mon tour que pour nous, Suisses, c’était à peu près ◀le▶ contraire. Je leur ai donné ◀l’▶exemple suivant : il y a six ou sept ans ◀de▶ cela, quand on commençait à parler ◀de▶ subventions fédérales aux universités, ◀le▶ recteur ◀de▶ Lausanne déclara : « Nous n’accepterons jamais ◀de▶ subventions fédérales, parce qu’ici nous sommes fédéralistes ! »
D’autres exemples : au cours des travaux ◀de▶ préparation ◀d’▶un congrès européen, j’avais demandé que la première journée fût consacrée à une discussion sur ◀le▶ fédéralisme. Sur quoi ◀le▶ représentant du Conseil de l’Europe déclara : « Messieurs, si vous acceptez cette proposition, je me verrai obligé ◀de▶ quitter ◀le▶ comité, parce que ◀le▶ mot fédéralisme est tabou à Strasbourg. » On finit par comprendre que pour ce haut fonctionnaire français, fédéralisme signifiait à peu près ◀la▶ même chose que pour ◀les▶ Québécois, c’est-à-dire une centralisation totale ◀de▶ ◀l’▶Europe qui ne laisserait plus aucune autonomie aux États membres. Donc, là encore, exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ ce que nous entendons en Suisse par fédéralisme.
On a parlé ◀d’▶un « défaut congénital du fédéralisme », qui tient au fait que ◀le▶ fédéralisme, c’est toujours ◀la▶ coexistence ◀de▶ deux choses différentes, également valables, et qu’il faut s’arranger pour faire vivre ensemble. Si ◀l’▶on insiste sur un des deux termes exclusivement, aux dépens de l’autre, tout devient faux du même coup. Il faut toujours s’efforcer ◀de▶ maintenir ◀l’▶équilibre en tension ◀de▶ deux réalités différentes, leur coexistence en tension. ◀Le▶ modèle ◀le▶ plus simple est fourni par ◀la▶ coexistence entre ◀les▶ autonomies locales et ◀l’▶union fédérale, ◀l’▶union étant ◀le▶ moyen ◀de▶ sauvegarder ◀les▶ autonomies, qui mettent en commun certains ◀de▶ leurs pouvoirs ◀de▶ souveraineté. Exemple : ◀la▶ Suisse et ◀les▶ cantons. Mais on peut aller beaucoup plus loin. On peut dire que par exemple ◀le▶ mariage, ◀le▶ couple humain, est le premier stade du fédéralisme. Vous y retrouvez tous ◀les▶ caractères du fédéralisme, c’est-à-dire ◀la▶ coexistence ◀de▶ deux entités différentes qu’il ne faut pas du tout unifier et qui doivent être égales, peser du même poids dans ◀le▶ mariage, qui ne doivent pas être subordonnées l’une à l’autre. Donc, si vous voulez, en termes théologiques : « deux natures en une seule personne », en une seule institution, qui est ◀le▶ mariage. Vous retrouverez ce même genre ◀d’▶antinomie à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ ◀la▶ réalité. Voilà qui est tout à fait fondamental pour ◀la▶ forme ◀de▶ pensée européenne. ◀Le▶ plus ancien philosophe ◀de▶ ◀la▶ tradition occidentale, c’était Héraclite d’Éphèse, qui disait que ◀la▶ plus belle harmonie naît ◀de▶ ◀l’▶opposition des contraires. ◀Les▶ grands conciles œcuméniques du iv e au vi e siècle ont tenté ◀de▶ définir — il a fallu deux cents ans pour cela — ◀la▶ personne ◀de▶ Jésus-Christ en deux natures, « vrai homme et vrai Dieu à la fois, sans confusion ni séparation ni subordination ◀de▶ l’un à l’autre ».
Il y a donc là un type ◀de▶ pensée très ancien en Europe, que vous retrouverez dans ◀la▶ pensée fédéraliste, laquelle est à mon sens ◀la▶ plus ancienne tradition ou forme ◀de▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶esprit humain tel qu’il s’est manifesté en Occident. Ceci explique aussi tous ◀les▶ malentendus qui peuvent toujours se produire, parce qu’il est presque fatal que ◀l’▶esprit humain ait ◀de▶ ◀la▶ peine à maintenir ensemble deux notions logiquement exclusives l’une ◀de▶ l’autre. Il est toujours tenté soit ◀de▶ subordonner l’une à l’autre, soit ◀de▶ ◀les▶ fusionner complètement, ◀de▶ manière qu’il n’y ait plus ◀de▶ difficulté.
Si ◀l’▶on veut comprendre ◀la▶ vraie nature du fédéralisme, qui est ◀la▶ seule manière ◀d’▶unir ◀les▶ Européens, divers comme ils sont, il faut se rappeler d’abord que ◀le▶ fédéralisme est une pensée dialectique, qui veut faire coexister des réalités antinomiques ; et ensuite, qu’un des concepts ◀de▶ base ◀de▶ toute pensée fédéraliste est ◀le▶ concept ◀de▶ dimension — dimension des cadres et dimension des tâches communautaires.
Il est évident que si vous avez un cadre trop vaste, comme celui ◀de▶ ◀la▶ France centralisée autour de Paris, il ne se prête pas, par ses dimensions mêmes, à une participation civique. J’introduis là le troisième terme fondamental pour ◀le▶ fédéralisme. Le premier, c’est donc dialectique, composition des antinomies ; le second, c’est dimension ; et le troisième, c’est participation, tous ces concepts étant d’ailleurs interdépendants : vous ne pouvez pas en avoir un si vous n’avez pas ◀les▶ deux autres.
Selon ◀les▶ dimensions du cadre communautaire, vous aurez, ou vous n’aurez pas, une possibilité ◀de▶ participation des citoyens. Vous pouvez avoir une participation directe au niveau de ◀la▶ commune, c’est très évident, vous pouvez encore ◀l’▶avoir au niveau du canton ou ◀de▶ ◀la▶ région — c’est déjà moins évident, il faut là une délégation. Mais au niveau ◀d’▶un pays centralisé ◀de▶ 50 millions ◀d’▶habitants, il n’en est pas question. Voter tous ◀les▶ sept ans en principe, pour un président, tous ◀les▶ quatre ans pour un député qu’on ne peut pas connaître personnellement, cela n’est pas ◀de▶ ◀la▶ participation civique, cela n’est rien du tout, c’est une loterie, c’est ◀de▶ ◀l’▶ordre du tiercé : on parie plus ou moins bien. Mais on ne peut pas dire qu’on réalise sa vocation ◀de▶ citoyen en faisant cela, ni même en élisant un député.
Donc le premier problème du fédéralisme, du régionalisme, ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est ◀de▶ retrouver des communautés dont ◀les▶ dimensions soient telles que ◀les▶ citoyens puissent être des citoyens, donc des communautés assez petites. ◀Le▶ concept ◀de▶ dimension s’applique aussi aux tâches à réaliser. Et voilà un principe ◀de▶ méthode fédéraliste, ou ◀de▶ méthode ◀d’▶union, qui me paraît ◀de▶ toute importance :
— Il s’agit, en principe fédéraliste, ◀de▶ faire correspondre ◀les▶ dimensions des tâches à réaliser avec ◀la▶ dimension des communautés qui peuvent s’en occuper. C’est-à-dire qu’il s’agit ◀de▶ fixer ◀les▶ niveaux ◀de▶ décisions d’après ◀la▶ dimension des tâches et ◀la▶ dimension des communautés. Cela a l’air un peu abstrait, ce que je vous dis là, mais quelques exemples vous ◀le▶ feront très vite comprendre.
Prenez ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶université. ◀L’▶université est définie par une certaine dimension, dimension culturelle, dimension des appareils qu’elle doit avoir, d’après ◀le▶ nombre des professeurs, des étudiants, des niveaux ◀de▶ culture. C’est une tâche trop grande naturellement pour une commune, on ne peut pas demander que chaque commune ait son université. Elle est déjà trop grande pour nos cantons, on commence à s’en apercevoir. Cela a marché pendant longtemps assez bien. Mais on voit aujourd’hui que ◀les▶ dimensions ◀de▶ certaines tâches ◀de▶ recherche scientifique débordent déjà ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ communauté cantonale. Il faut donc passer à un stade supérieur.
Allons encore plus loin. Nous nous sommes aperçus tout au début ◀de▶ ◀la▶ construction européenne, en 1949, qu’aucun ◀de▶ nos pays ne pouvait se payer un grand laboratoire ◀de▶ recherches nucléaires. C’était trop cher même pour ◀la▶ France, même pour ◀l’▶Angleterre, même pour ◀l’▶Allemagne avec ◀l’▶aide des dollars américains. Il a donc fallu passer à un niveau supérieur, ◀la▶ dimension ◀de▶ ◀la▶ tâche ◀l’▶indiquait, c’était ◀le▶ niveau continental. Et on a créé ◀le▶ CERN, qui fonctionne très bien près de Genève.
Donc, ◀la▶ bonne méthode fédéraliste, c’est ◀de▶ chercher quel niveau ◀de▶ décision, ◀de▶ compétence, correspond aux dimensions ◀d’▶une tâche, et quelle communauté a ◀les▶ dimensions nécessaires pour s’en charger. Dans ◀le▶ cas où cette communauté n’existe pas, et bien il faut ◀la▶ créer. C’est ce qu’on a essayé ◀de▶ faire en créant ◀le▶ CERN. C’est un premier morceau ◀d’▶Europe unie qu’on a dû fabriquer sur mesure, à ◀la▶ mesure ◀de▶ cette tâche énorme qu’était ◀la▶ recherche nucléaire. Donc, dimensions des tâches, dimension des cadres communautaires, et niveau ◀de▶ décision, tout cela d’après ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ participation possible. (On parle aussi dans ces cas-là ◀d’▶un principe ◀de▶ subsidiarité.)
Il faut bien comprendre que ◀le▶ fédéralisme ainsi conçu comme méthode ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est pas du tout limité au genre ◀de▶ relations qui existent, en Suisse, entre ◀les▶ cantons et Berne. C’est là un cas particulier du fédéralisme classique tel que ◀les▶ constitutionnalistes ◀l’▶ont étudié au xix e siècle, qui lui-même n’est qu’un cas particulier ◀de▶ ◀la▶ méthode fédéraliste. Celle-ci, à mon sens, commence déjà dans ◀la▶ personne humaine — définie comme une antinomie : ◀la▶ personne, c’est un homme qui est à la fois libre et responsable, qui est à la fois distingué ◀de▶ ◀la▶ masse par sa vocation même. C’est déjà quelque chose ◀de▶ dialectique, si vous voulez. Et puis, vous passez ◀de▶ là au groupe humain, à ◀la▶ commune, au groupement ◀de▶ communes en régions, au groupement ◀de▶ régions en fédérations locales, au groupement ◀de▶ fédérations locales en fédérations continentales, et puis on arrivera à une fédération mondiale, Dieu voulant. C’est donc une méthode qui traverse toutes ◀les▶ réalités humaines, depuis celle ◀de▶ ◀la▶ personne jusqu’à ◀la▶ communauté mondiale. Nous aurions grand tort en Suisse ◀de▶ vouloir limiter ◀le▶ fédéralisme aux relations entre nos cantons, qui ne sont pas nécessairement restés à ◀la▶ bonne mesure ou à ◀la▶ bonne taille au xx e siècle, encore moins au xxi e. Nous aurions tort aussi ◀de▶ vouloir limiter notre fédéralisme aux limites actuelles ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Il ne faut pas que notre fédéralisme devienne pour nous un prétexte à ne pas adhérer par exemple au Marché commun, comme cela a été un prétexte pendant longtemps ◀de▶ ne pas même adhérer au Conseil de l’Europe — et Dieu sait s’il est anodin, ◀le▶ Conseil de l’Europe. Notre fédéralisme doit continuer au-delà ◀de▶ nos frontières, comme cela s’est fait dans ◀le▶ cas du CERN que je citais tout à ◀l’▶heure ; tout naturellement on a dû aller au-delà ◀de▶ ◀la▶ dimension nationale. On ne peut pas bloquer ◀le▶ processus fédéraliste à aucun niveau. Il doit suivre ◀le▶ développement des dimensions des tâches cherchant leur correspondance dans ◀les▶ diverses communautés humaines.
En résumé — je vous ai proposé un certain nombre ◀de▶ thèses, je crois qu’il y en a assez pour nourrir quelques discussions — , je voudrais dire ceci :
Si ◀l’▶on n’a pas du tout avancé sur le plan ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe depuis que j’ai publié mon petit ouvrage, c’est parce qu’on s’est trompé en essayant ◀de▶ faire ◀l’▶Europe sur ◀la▶ base des États-nations tels que ◀le▶ xix e siècle ◀les▶ a créés. On a essayé ◀de▶ faire ◀l’▶Europe sans révolution, et il s’avère aujourd’hui que c’est impossible. On ne fait pas ◀d’▶omelette sans casser des œufs, et je suis parfaitement persuadé qu’on ne fera jamais ◀l’▶Europe sans casser des États-nations, sans ◀les▶ dissocier, ce qui est d’ailleurs un processus en train de se faire. Je ne prône pas une révolution violente, je ne dirai pas comme Sartre a dit à ◀la▶ Sorbonne : « Cassez ◀la▶ baraque ! » Il n’est pas question ◀de▶ cela, car c’est toujours ◀la▶ police qui gagne dans ces cas-là.
Il y a une révolution beaucoup plus profonde à faire, c’est celle ◀de▶ nos concepts. Il faut que nous arrivions à faire ◀la▶ critique ◀de▶ ce concept ◀d’▶État-nation, que nous voyions à quel point il est en crise aujourd’hui, à quel point il faut ◀le▶ dépasser, par en haut et par en bas, et c’est cela que j’appelle faire une véritable révolution, c’est-à-dire changer ◀les▶ concepts, se diriger d’un autre côté, opérer une conversion, changer ◀de▶ direction.
Une révolution qui sera celle ◀de▶ ◀la▶ mesure européenne. Chaque fois que je retourne aux États-Unis et que je rentre en Europe, je me dis : ◀la▶ mission ◀de▶ ◀l’▶Europe, il n’y a pas ◀de▶ doute, c’est ◀de▶ maintenir un certain sens ◀de▶ ◀l’▶équilibre — cet équilibre en tension dont je vous parlais, cet art ◀d’▶équilibrer ◀les▶ contraires — que d’autres grandes régions du monde n’ont pas su garder. Vous avez ◀l’▶impression, en comparant ◀l’▶Europe à ◀l’▶URSS ou aux USA, qu’il y a dans ces grands empires un déséquilibre permanent, une perte du sens ◀de▶ ◀la▶ mesure, et que notre rôle, à nous Européens, c’est, en recréant toutes sortes ◀de▶ types ◀de▶ communautés ◀de▶ différentes tailles, ◀de▶ différentes dimensions, et en ◀les▶ mettant en équilibre, ◀de▶ manifester ce sens ◀de▶ ◀la▶ mesure que nous n’avons pas toujours respecté, beaucoup plus que ◀les▶ autres, mais dont nous avons ◀le▶ secret dans un certain sens, dont nous avons ◀le▶ dépôt, et dont ◀la▶ Suisse pourrait mettre au point un « modèle ».
Questions
I. ◀La▶ discussion du groupe I s’est centrée sur ◀le▶ thème des régions.
1. ◀L’▶idée ◀de▶ région dans ◀le▶ cadre européen est-elle suffisamment avancée pour pouvoir être proposée ?
2. Quelles seraient ces régions ? Devraient-elles se constituer sur une définition géographique, économique, linguistique ?
3. ◀Les▶ frontières des États actuels devraient-elles disparaître, ou au contraire être maintenues ?
4. Quelle conception M. de Rougemont a-t-il des frontières des régions et du rôle des frontières actuelles des États ?
5. Pourrait-on envisager ◀l’▶existence ◀de▶ régions entièrement différentes ◀les▶ unes des autres en raison de leurs richesses économiques ou ◀de▶ leur passé culturel ?
II. 1. Notre neutralité est-elle une entrave à notre participation sur le plan européen ? Quel est ◀l’▶avenir ◀de▶ notre neutralité ?
2. Puisqu’il s’agit ◀de▶ définir ◀les▶ régions en rapport avec des tâches à réaliser, M. de Rougemont pourrait-il nous indiquer quelques-unes ◀de▶ ces tâches ?
3. Il nous faut transcender ◀l’▶État-nation, mais quelle tactique employer pour faire cette révolution ?
4. Il s’agit ◀d’▶intéresser ◀les▶ jeunes aux tâches qui vont dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶union européenne. Que peuvent faire ◀les▶ élèves ? Que peuvent faire ◀les▶ maîtres, pour développer ◀l’▶idée ◀d’▶une fédération européenne ?
III. ◀Le▶ groupe III a centré sa discussion sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ région. ◀Les▶ questions qu’il se pose ont déjà été exposées par ◀les▶ deux premiers groupes. Il aimerait néanmoins avoir une réponse sur ◀le▶ point suivant :
Après ◀l’▶échec ◀de▶ ◀l’▶État-nation comme base ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ région apparaît comme une source ◀de▶ vie nouvelle, comme base nouvelle ◀d’▶union, qui pourrait être à ◀la▶ taille ◀de▶ ◀l’▶homme et en même temps ◀la▶ dépasser. Mais ◀la▶ régionalisation ne pourrait-elle pas aussi dégénérer en régionalisme étroit, repli qui ne pourrait être que négatif pour ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
IV. 1. Après une telle critique ◀de▶ ◀l’▶état actuel ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀l’▶Europe a-t-elle encore des chances ? et à quelle échéance ?
2. Quels moyens proposer pour réaliser ◀l’▶Europe : ◀la▶ régionalisation ? ◀l’▶aide au tiers-monde ? un mouvement ◀de▶ défense contre ◀les▶ grands blocs économiques et politiques ?
3. ◀Les▶ historiens et ◀les▶ économistes souhaitent-ils actuellement ◀la▶ formation ◀d’▶une Europe nouvelle ?
V. ◀La▶ discussion au sein du groupe V a mis en évidence ◀l’▶urgence qu’il y a ◀de▶ faire ◀l’▶Europe. ◀Les▶ questions concernent ◀les▶ moyens ◀d’▶y parvenir.
1. ◀La▶ solution régionale est très séduisante, parce que humaine. Mais dans ◀le▶ monde actuel, où ◀l’▶économie et ◀la▶ technologie prennent une emprise de plus en plus grande, ◀la▶ solution régionale est-elle ◀la▶ seule et ◀la▶ meilleure ?
2. ◀La▶ solution ◀de▶ ◀l’▶Europe économique conduisant à ◀l’▶Europe politique est-elle opposée à ◀l’▶idée ◀de▶ M. de Rougemont, ou peut-elle ◀la▶ rejoindre ?
VI. ◀Le▶ groupe VI a discuté certains problèmes soulevés par ◀l’▶exposé ◀de▶ M. de Rougemont et qui peuvent être résumés sous ◀la▶ forme ◀de▶ deux questions fondamentales :
1. ◀L’▶Europe devenue une troisième force ne contribuerait-elle pas, dans ◀l’▶esprit ◀de▶ beaucoup de jeunes ◀d’▶aujourd’hui, à remettre en cause dans une certaine mesure ◀l’▶équilibre mondial ?
2. Comment concilier une certaine indépendance culturelle sans qu’elle ne devienne en quelque sorte revancharde et revendicatrice ?
Réponses ◀de▶ M. Denis de Rougemont
Dans chacun ◀de▶ vos groupes, vous êtes revenus sur ◀l’▶idée ◀de▶ région et sur ◀les▶ difficultés que soulève ce nouveau concept. Je pense que c’est surtout là-dessus que j’aurai à parler maintenant, n’ayant pas eu ◀le▶ temps ◀de▶ regrouper systématiquement vos questions.
D’abord, je ◀les▶ trouve presque toutes très pertinentes. Elles évoquent ce que je n’ai pas eu ◀le▶ temps ◀de▶ dire dans mon introduction. Je viens de me promener pendant une heure dans ◀la▶ campagne, et c’est toujours en me promenant que je pense ◀le▶ mieux. J’ai pensé surtout à tout ce que j’avais omis ◀de▶ vous dire dans mon introduction. J’espérais que cela ressortirait dans vos questions, et c’est exactement ◀le▶ cas, ce qui prouve que ◀le▶ dialogue est bien engagé, qu’il est bien centré.
Je voudrais essayer ◀de▶ répondre à quelques grandes questions, celle ◀de▶ ◀la▶ possibilité ◀de▶ passer des régions à une fédération européenne, celle ◀de▶ ◀la▶ possibilité ◀de▶ surmonter ◀les▶ États-nations, et je pense que tout cela se concrétisera si nous parlons des frontières, frontières des États actuels et frontières des régions. Il y a là une série ◀de▶ concepts à mettre au point.
Il y a un autre groupe ◀de▶ questions qui sont me semble-t-il beaucoup plus générales, qui sont des questions ◀de▶ politique générale ou mondiale, savoir par exemple si ◀l’▶Europe unie menacerait ce qu’on a appelé « ◀l’▶équilibre mondial » — je ne sais pas très bien ◀de▶ quoi on parle, je voudrais bien ◀le▶ connaître, cet « équilibre mondial » ! Cela, c’est un autre ordre ◀de▶ questions, auquel j’espère revenir à ◀la▶ fin, si j’ai ◀le▶ temps et si vous n’êtes pas trop fatigués.
Troisième ordre ◀de▶ questions : ◀la▶ neutralité suisse, qui ne se rattache pas directement à l’un ou à l’autre de ces problèmes.
Est-ce qu’il y aurait un quatrième ordre ◀de▶ questions, sur lequel vous insisteriez pour que je réponde ?
Oui, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ jeunesse…
C’est-à-dire, au fond, ◀le▶ problème pédagogique ◀de▶ ◀la▶ présentation ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Je ne suis pas sûr que je puisse entrer dans beaucoup de détails. On me dit que vous aurez une matinée entière, celle ◀de▶ samedi, qui sera consacrée à ce genre ◀de▶ questions et ◀d’▶application. Mais j’aurai probablement ◀l’▶occasion ◀de▶ situer plusieurs ◀de▶ mes réponses dans ◀la▶ perspective ◀de▶ ce que ◀la▶ jeunesse peut absorber, ou pour quoi elle peut se passionner.
Je prends ◀l’▶affaire des régions, tout d’abord. On m’a demandé si ◀la▶ chose était suffisamment avancée, si je n’étais pas trop optimiste, si je n’avais pas une vision idyllique ◀de▶ ◀la▶ réalité, si ◀les▶ États-nations n’étaient pas encore assez solides tout de même, si je n’avais pas exagéré ma critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation, s’il n’avait pas rendu des services. Et puis, comment se ferait ◀le▶ découpage ? Je crois qu’on n’a pas prononcé ◀le▶ mot, heureusement, mais c’est celui qu’on prononce toujours en France : quand on parle ◀de▶ régions, on commence toujours par vous demander : « Comment voulez-vous ◀les▶ “découper” ? » Ici, on a dit : comment est-ce qu’elles se répartiraient, quelles seraient leurs relations avec ◀les▶ ensembles déjà existants, et ◀les▶ déborderaient ? C’est une meilleure manière ◀de▶ poser la question.
Quel est ◀l’▶état actuel du problème ?
Il est évident que c’est nouveau, ce concept ◀de▶ région comme élément ◀de▶ base ◀d’▶une fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe, en lieu et place des États-nations. On n’en parle guère que depuis cinq ou six ans. Nous avons publié, au Centre européen de la culture, une première brochure, Naissance ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions , où nous donnons une bibliographie dos principaux ouvrages parus depuis une dizaine ◀d’▶années sur ◀le▶ problème régional. Il y a déjà à peu près 400 titres et des centaines ◀d’▶études assez développées. Des revues entières y sont consacrées, comme celles qui sont publiées en France par ◀l’▶Institut ◀de▶ science économique appliquée ◀de▶ François Perroux (toute une série ◀de▶ cahiers — je crois qu’il y en a déjà vingt-quatre — entièrement consacrés au problème des régions vu sous ◀l’▶angle économique essentiellement, et même économétrique). Mais il y a d’autres revues qui s’occupent uniquement des questions ethniques. On travaille énormément, cela fermente beaucoup sur cette question des régions, et j’ai ◀l’▶impression que ce n’est qu’un début. Comme ◀le▶ problème, je vous ◀le▶ rappelais tout à ◀l’▶heure, est posé en réalité ◀d’▶une manière très concrète, politique et économique, dans presque tous nos pays, il y a lieu ◀de▶ penser que ◀l’▶intérêt pour ◀les▶ régions va augmenter et que cela deviendra de plus en plus urgent, à mesure qu’on décidera que ça ◀l’▶est.
J’ai ◀l’▶impression qu’en parlant ◀de▶ régions je ne parle pas ◀d’▶une utopie, mais j’essaie ◀d’▶épouser un mouvement qui est en train de se prononcer partout, qu’on ◀le▶ veuille ou non, qu’on ◀l’▶approuve ou non. C’est réellement une tâche concrète proposée à cette génération.
Quelles sont ◀les▶ chances des régions ◀de▶ se substituer peu à peu aux États-nations comme éléments ◀de▶ base ◀d’▶une fédération européenne ? Il faut voir ◀les▶ choses dans ◀le▶ mouvement ◀d’▶une évolution qui est assez lent, au gré ◀de▶ nos impatiences naturelles. Je pense à ce que nous disions dans nos premiers congrès européens, tout de suite après ◀la▶ guerre. J’entends encore Paul Ramadier, président du Conseil français, s’écriant, avec une belle éloquence : « ◀L’▶Europe unie ou ◀la▶ mort ! » au congrès ◀de▶ La Haye ◀de▶ 1948. Et bien, nous n’avons eu ni l’une ni l’autre. Nous ne sommes pas encore morts, mais nous sommes loin ◀d’▶être unis. Et je crois qu’il faut en rabattre sur ces enthousiasmes ◀de▶ militants du début. J’approuve Jean Fourastié, ◀le▶ sociologue français, quand il dit que probablement ◀l’▶Europe des régions ne se fera pas avant une génération ou une demi-génération. Dans un discours, il y a deux ou trois ans, devant tous ◀les▶ préfets ◀de▶ France réunis, il a dit à peu près cette phrase : « ◀L’▶Europe unie va vous tomber sur ◀la▶ tête, vers 1985, et vous ne serez absolument pas préparés, parce que vous ◀la▶ cherchez toujours du côté des États-nations. Elle ne sera pas formée sur ◀la▶ base des États-nations, encore moins sur celle ◀de▶ vos départements : elle se fera sur ◀la▶ base des régions. » Déclaration qui a fait bombe en France, parce qu’elle explosait dans ◀le▶ milieu ◀le▶ moins fait pour ◀l’▶accueillir, celui des préfets napoléoniens.
Alors, comment envisager ce passage ◀de▶ ◀l’▶Europe qui ne peut pas se faire avec des États-nations à une Europe qui pourrait se faire sur ◀les▶ régions ?
Il faut d’abord, naturellement, que ◀les▶ régions se définissent, se constituent, non par des frontières — j’y reviendrai, c’est un point très important — , mais par une certaine force ◀de▶ rayonnement. Et puis, qu’elles nouent entre elles des liens, ce qu’elles sont déjà en train de faire dans beaucoup de cas par-dessus ◀les▶ frontières. Donc, une espèce ◀de▶ coagulation — ◀le▶ mot n’est peut-être pas très bon — ou constitution ◀de▶ régions un peu partout en Europe. À mesure qu’elles se consolident, qu’elles prennent plus ◀de▶ substance et ◀d’▶existence, elles multiplient ◀les▶ liens interrégionaux. ◀Les▶ régions, telles qu’on ◀les▶ envisage (régions ◀de▶ un à six millions ◀d’▶habitants), ne peuvent pas prétendre à être complètes, ce qu’ont prétendu ◀les▶ États-nations au xix e siècle. Il n’est pas question qu’elles se rêvent autarciques. Elles sont faites pour être complémentaires, ◀les▶ unes ayant certaines qualités spécifiques bien prononcées, ◀les▶ autres d’autres qualités, ce qui fait qu’elles doivent échanger leurs ressources.
On peut imaginer que d’ici dix à douze ans, elles soient suffisamment constituées, et que ◀le▶ tissu, ◀le▶ réseau ◀de▶ leurs interrelations devienne si solide, que dans beaucoup de cas, trois régions, mettons l’une en France, l’autre en Suisse, une troisième en Italie, aient entre elles des liens plus étroits que ◀les▶ liens qu’elles auraient chacune avec leur capitale centrale. De sorte que ◀l’▶on aboutira, dans un autre sens que celui où Marx ◀l’▶entendait, à un véritable dépérissement ◀de▶ ◀l’▶État-nation central, remplacé peu à peu par un tissu nouveau ◀de▶ liens interrégionaux qui s’étendront ◀de▶ proche en proche à toute ◀l’▶Europe.
Il s’agit là vraiment ◀d’▶une création qui négligera, par ◀la▶ force des choses, ◀les▶ frontières nationales. ◀Le▶ meilleur exemple qu’on puisse donner aujourd’hui c’est ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Regio Basiliensis, dont on entend souvent parler sans savoir très bien ◀de▶ quoi il s’agit. Il se trouve qu’avec un ◀de▶ mes collaborateurs économistes, nous avons fait une étude assez approfondie ◀de▶ cette région, du point de vue économique et du point de vue historique, culturel, généralement européen. Voilà ◀de▶ quoi il s’agit en deux mots :
◀La▶ Regio Basiliensis, ou région bâloise, est une conception qui est née dans ◀l’▶esprit ◀de▶ jeunes économistes et professeurs ◀de▶ Bâle, qui ont rapidement trouvé des confrères en Alsace et dans ◀le▶ pays ◀de▶ Bade. En gros, ◀le▶ projet consiste à créer une région entre ◀les▶ Vosges, ◀le▶ Jura et ◀la▶ Forêt-Noire, brochant sur trois pays, ◀la▶ France, ◀l’▶Allemagne et ◀la▶ Suisse. Pour ◀la▶ France, une partie ◀de▶ ◀l’▶Alsace et une partie ◀de▶ ◀la▶ Franche-Comté (Territoire de Belfort) ; pour ◀la▶ Suisse, ◀le▶ canton ◀de▶ Bâle et une partie du Jura bernois et du canton ◀de▶ Soleure ; pour ◀l’▶Allemagne, une partie ◀de▶ ◀l’▶État de Bade-Wurtemberg. Cela irait à peu près ◀de▶ Mulhouse à Bâle et à Fribourg-en-Brisgau ; et, à certains égards, jusqu’à Strasbourg.
Plusieurs réalités sont à ◀la▶ base ◀de▶ ce projet. D’abord une réalité historique : cette région a été historiquement unie. Liens politiques et sociaux, intermariages fréquents. Malgré ◀la▶ présence du français en Alsace, ◀la▶ langue est en grande majorité germanique ; il y a trois dialectes, mais ◀les▶ gens se comprennent très bien entre eux, Wurtembergeois, Bâlois et Alsaciens.
Il y a aussi des liens économiques tout à fait évidents. Quand vous regardez ce pays, vous voyez que Bâle est ultra-industrialisé et bâti, et puis il y a ◀la▶ frontière française, et au-delà ◀le▶ désert complet, des champs et quelques maisons. Du côté allemand au contraire, une grande effervescence industrielle, mais qui a ◀de▶ ◀la▶ peine à se joindre à Bâle : toutes sortes ◀de▶ difficultés ◀de▶ transport et ◀de▶ passage à ◀la▶ frontière pour ◀la▶ main-d’œuvre. Toutes ces réalités indiquent très nettement une région naturelle à constituer.
Or, cette région qui se trouve être au cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, géographiquement, est en même temps située entre trois pays, et dans chacun ◀de▶ ces pays, surtout en France et en Allemagne, elle se trouve être périphérique. C’est un grand paradoxe. Ce coude du Rhin, c’est vraiment ◀le▶ centre ◀de▶ ◀l’▶Europe industrielle, culturelle, mais partagée en trois régions périphériques négligées parce que loin du centre. Ou bien on s’en occupe comme on s’occupe ◀d’▶une colonie, à entendre ◀les▶ gens du lieu. Je ne veux pas en dire plus qu’eux ! Ils sont souvent amers sur ◀la▶ manière dont on ◀les▶ traite dans ◀la▶ capitale.
On peut donc très bien imaginer une région économique qui se créerait dans ce secteur, qui aurait au surplus une certaine existence géographique entre trois chaînes ◀de▶ montagnes, et qui aurait une existence économique, culturelle, entre ◀les▶ trois grandes universités (Fribourg-en-Brisgau, Strasbourg et Bâle). Il y a beaucoup à faire. Toutes sortes ◀d’▶échanges ont commencé à se faire, chose curieuse, dans des domaines qui paraissent marginaux : des appareils pour une école ◀de▶ dentistes ont été mis en commun entre ◀les▶ trois universités. Mais on cherche à aller beaucoup plus loin.
On peut donc imaginer une région assez bien délimitée. Alors se pose la question politique : ◀de▶ qui relèverait cette région ? Est-ce que Bâle va se séparer ◀de▶ ◀la▶ Suisse ? ◀Le▶ pays ◀de▶ Bade de l’Allemagne ? Est-ce que ◀l’▶Alsace va devenir autonome ?
Il n’est absolument pas nécessaire ◀d’▶aller jusque là. On peut très bien imaginer que ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ Regio Basiliensis relèvent ◀de▶ ◀la▶ région au point de vue économique et au point de vue culturel, pour ce qui concerne leurs écoles, leurs universités, leurs instituts ◀de▶ formation technique ; et que, politiquement, ils continuent à relever ◀d’▶ensembles tout à fait différents : que ◀les▶ Bâlois continuent à rester Bâlois d’abord, puis Suisses, que ◀les▶ Alsaciens, s’ils ◀le▶ veulent, continuent à rester politiquement Français, ◀les▶ Badois politiquement Allemands.
Cela choque quoi, en nous ? Cela choque nos réflexes stato-nationalistes, uniquement. Cela choque chez nous ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶État-nation qui devrait tout réunir, ◀les▶ choses ◀les▶ plus diverses, dans ◀les▶ mêmes frontières. C’est une chose qu’on nous a inculquée depuis cent cinquante ans à tel point que nous ◀la▶ croyons naturelle, mais elle est absolument monstrueuse, si on y réfléchit : poser ◀les▶ mêmes frontières à toutes ◀les▶ réalités ◀les▶ plus hétéroclites, comme ◀la▶ langue, ◀l’▶économie, ◀l’▶état civil, ◀le▶ sous-sol, ◀la▶ religion dans certains cas — maintenant on est en train de dépasser cela, mais pendant longtemps cela a joué un rôle : cujus regio, ejus religio — ; toutes ◀les▶ allégeances ◀de▶ tous ◀les▶ ordres réunies autour de ◀la▶ même capitale et ◀de▶ ◀la▶ même idée nationale, c’est ◀de▶ ◀la▶ folie, et on ◀le▶ voit aujourd’hui, ce n’est pas tenable. On a été obligé ◀de▶ commencer ◀le▶ Marché commun. Pourquoi ? Parce que vous aviez cette région Ruhr-Moselle-Lorraine, qui formait un tout au point de vue du sous-sol, charbon, acier, produits ferrugineux et qu’on avait divisée en quatre ou cinq parties uniquement d’après ◀la▶ langue parlée à ◀la▶ surface, comme s’il y avait un rapport ! ◀Le▶ fait que ◀les▶ gens parlaient français ◀d’▶un côté et allemand ◀de▶ l’autre, ou flamand, ou hollandais, faisait qu’on a divisé cette région au lieu d’en faire ce que ◀le▶ Marché commun essaie ◀d’▶en refaire : une région économique unie, comme ◀la▶ nature des choses ◀l’▶indiquait. On peut laisser ◀les▶ gens parler français ou allemand comme ils ◀le▶ veulent, à ◀la▶ surface, ce n’est pas une raison pour diviser ◀le▶ sous-sol, jusqu’à je ne sais pas combien ◀de▶ mètres ◀de▶ profondeur, entre des pays différents.
Ce petit exemple m’amène à ◀l’▶idée fondamentale, pour ◀les▶ régions, ◀de▶ ◀la▶ pluralité des allégeances. Donc, idée absolument contraire à celle ◀de▶ ◀l’▶État-nation ◀de▶ type jacobin ou napoléonien, qui voulait tout réunir autour ◀d’▶un même centre et tout discipliner ◀d’▶une manière militaire. Vous connaissez ◀les▶ ambitions ◀de▶ Napoléon : transformer ◀l’▶université, détruire ◀les▶ anciennes universités, en faire une seule qui englobe tout, depuis ◀l’▶école primaire jusqu’au doctorat, mettre tout le monde en uniforme (il n’y est pas arrivé tout à fait, il n’a réussi qu’avec ◀les▶ lycéens et ◀les▶ grandes écoles) ; enfin, imposer à tout cela ◀le▶ même cadre que ◀l’▶armée française. Si bien qu’un recteur ◀d’▶académie, comme ils s’appellent en France — qui n’est pas du tout un recteur élu par ses pairs, comme dans ◀les▶ autres pays, mais nommé par Paris — , tient à dire qu’il a ◀le▶ même rang qu’un général ◀de▶ division ou qu’un préfet. Cela m’a été rappelé à maintes reprises par des recteurs français, qui me disaient : « Sur une estrade, lors de cérémonies publiques, nous devons avoir ◀le▶ même rang qu’un général ◀de▶ division ou qu’un préfet, et ceci depuis Napoléon. » Napoléon a voulu faire, d’après un ◀de▶ mes collègues ◀de▶ Strasbourg, une « gendarmerie intellectuelle » avec son université centralisée, contre laquelle ◀les▶ étudiants et beaucoup de professeurs français se sont révoltés ◀l’▶année dernière.
Contre cette concentration, ◀les▶ régionalistes proposent ◀la▶ pluralité des allégeances. Cela a l’air très compliqué, mais si vous y pensez dans ◀le▶ concret ◀de▶ ◀la▶ vie, c’est extrêmement simple et facile à sentir. J’ai ◀l’▶habitude ◀de▶ donner ◀l’▶exemple suivant, parce qu’il m’est personnel et que je ◀le▶ connais bien. À des Français, par exemple, qui ne comprennent pas comment on peut diviser ses allégeances entre des réalités politiques, économiques, culturelles différentes, je dis ceci :
— Je suis Neuchâtelois, né dans un canton qui eut son histoire séparée ◀de▶ celle ◀de▶ ◀la▶ Suisse pendant longtemps, puisqu’il n’a rejoint ◀la▶ Confédération qu’en 1848. Là est ma patrie, ma tradition, c’est là que je suis né, c’est ◀de▶ là que j’ai mon accent. C’est ma première allégeance patriotique. Mais comme Neuchâtelois, je suis Suisse ◀de▶ passeport, c’est là mon allégeance nationale.
Ensuite, je suis écrivain français, et là mon allégeance est à ◀la▶ francophonie, à ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ langue française, qui recouvre à peu près ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ France, ◀la▶ Suisse romande, ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ Belgique, un petit coin ◀de▶ ◀l’▶Italie et qui se répand, indépendamment des frontières nationales, sur cinq ou six pays.
Autre type ◀d’▶allégeance : religieusement, il se trouve que je suis né protestant, mais si j’étais né catholique ou communiste ce serait ◀la▶ même chose : je fais partie religieusement — si j’étais communiste, je dirais : idéologiquement — ◀d’▶un ensemble qui ne recouvre absolument pas ce que je viens de dire : ni ◀le▶ canton, ni ◀la▶ Suisse, ni ◀la▶ francophonie, qui ont ◀de▶ tout autres frontières ou n’en ont pas du tout.
De plus, je fais partie ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ sociétés auxquelles je cotise et qui n’ont pas du tout ◀de▶ frontières communes, qui sont répandues n’importe comment sur toute ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ Terre. Et je sais très bien ◀de▶ quoi je fais partie ! Je sais très bien à qui j’envoie mes cotisations ! où je peux voter ! où je dois payer mes impôts ! Tout cela est parfaitement clair, il n’est pas du tout difficile ◀de▶ s’en souvenir ! Donc on peut parfaitement — non seulement on ◀le▶ peut, mais c’est ◀le▶ cas, c’est réel — avoir des allégeances différentes.
Et je crierais au fou si on prétendait réunir toutes ces allégeances dans des frontières communes, d’après ◀les▶ vieilles devises ◀de▶ ◀l’▶État souverain et indivisible, ◀les▶ vieilles devises ◀de▶ ◀la▶ Ligue par exemple, en France, ou ◀de▶ Jean Bodin : « Une foi, une loi, un roi », reprise par tous ◀les▶ mouvements totalitaires ◀d’▶aujourd’hui, que ce soit ◀le▶ totalitarisme ◀de▶ Staline ou celui ◀de▶ Hitler, dont ◀la▶ devise était presque ◀la▶ même que celle ◀de▶ ◀la▶ Ligue : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer ».
C’est contre cela que nous devons lutter si nous voulons arriver à ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous devons inculquer aux jeunes gens, aux élèves, ◀l’▶idée ◀de▶ cette pluralité des allégeances, ◀l’▶idée qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans ◀le▶ même panier — mais ça, c’est une idée économique, un petit peu une idée ◀d’▶épicier ! Il y a plus : il faut correspondre à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme, qui est multiple. ◀L’▶homme relève ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ niveaux différents, et il est normal qu’il y ait des autorités différentes qui y correspondent.
J’en viens à ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶État.
On m’a fait observer — c’est une objection très juste — que ◀les▶ régions peuvent mener à ◀l’▶Europe fédérée ◀d’▶un côté, mais qu’elles peuvent mener à un certain obscurantisme régionaliste réactionnaire, refermé sur sa langue, sur ses coutumes — ces régions ◀de▶ folklore qui ont fait tellement ◀de▶ tort à ◀la▶ notion nouvelle ◀de▶ région. Tout cela serait vrai, s’il n’y avait pas un pouvoir — j’allais dire central, il faut faire attention ! — un pouvoir fédéral, ou mieux : des pouvoirs fédéraux, qui réunissent ces régions dans certains domaines, à certains niveaux. Sinon, on risque ◀de▶ retomber aux petites dictatures régionales ◀de▶ ce qu’on appelle en Amérique ◀les▶ « bosses ». ◀Le▶ « boss », c’est ◀le▶ chef ◀de▶ parti local, ◀le▶ maire, ◀le▶ shérif, un politicien local. ◀La▶ tyrannie du « boss » est bien pire encore que celle du centre, parce qu’elle s’exerce à bout portant. Et ◀l’▶obscurantisme dans ce cas devient terrible. Alors, pour lutter contre ce danger qui est très réel, il faut absolument maintenir des pouvoirs fédéraux, maintenir un État et un gouvernement. Mais ici cela se complique un peu :
Il ne faut pas que ce soit ◀le▶ même État, siégeant avec tous ses ministères dans ◀la▶ même capitale, qui gouverne tout. Je ne verrais pas, par exemple, une fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe qui aurait une seule capitale, où seraient réunis tous ◀les▶ gouvernements : économique, politique, culturel, social. Parce que, ce faisant, on recréerait ◀l’▶État-nation à ◀l’▶échelle supranationale. D’autre part, je ne vois pas non plus ◀la▶ région devenant un État-nation en réduction.
Je vois quelque chose ◀de▶ beaucoup plus complexe, des régions économiques déterminées par leur valeur économique, leur existence économique, qui relèveraient par exemple ◀d’▶une agence fédérale économique, laquelle dirigerait ◀le▶ plan à ◀l’▶échelle européenne. Cela, nous ◀l’▶avons déjà en puissance dans ◀le▶ Marché commun. Qu’est-ce que ◀le▶ Marché commun ? Une agence qui n’a ◀d’▶autorité que sur le plan économique (et pas encore assez d’ailleurs) et qui s’occupe ◀de▶ ◀la▶ planification en général, ◀de▶ tout ce qui déborde ◀les▶ capacités ◀d’▶une commune, ◀d’▶une région ou ◀de▶ grands ensembles nationaux. On peut imaginer d’autres régions, qui seraient des régions culturelles, ethniques, qui auraient d’autres centres qui pourraient être situés dans d’autres villes.
Je suis en train de vous parler maintenant ◀de▶ ◀la▶ partie ◀la▶ plus difficile, ◀de▶ ◀la▶ répartition ◀de▶ réseaux ◀de▶ régions différentes dans toute ◀l’▶Europe.
Je pense que si ◀l’▶Europe faisait cette fédération très complexe dont vous avez une petite idée, cette fédération serait amenée à prendre une position neutre à ◀l’▶échelle mondiale. Simplement parce que, pour ◀les▶ mêmes raisons qu’en Suisse, quand on a un ensemble politique formé ◀de▶ tendances très diverses et qu’on veut respecter ces diversités, on est amené à prendre une position neutre.
J’imagine que ◀l’▶Europe, qui a tellement ◀de▶ peine à cause de ses vieilles traditions à prendre une position politique commune sur le plan mondial, serait amenée, si elle avait un organe fédéral politique commun, à prendre des positions ◀de▶ neutralité, par exemple entre ◀les▶ grands empires. Et là, contrairement à ce que certains disent, elle serait un élément ◀d’▶équilibre et ◀de▶ pacification à ◀l’▶échelle du monde, ce qu’elle ne peut pas être aujourd’hui.
Elle a été, et vous ◀le▶ savez bien, exactement ◀le▶ contraire : à deux reprises, elle a été déséquilibrée et a mis ◀le▶ monde entier à feu et à sang à cause des États-nations et des nationalismes, en 1914 et en 1939. Alors, quand on dit : « ◀L’▶État-nation était une étape nécessaire, cela a tout de même rendu des services », moi je veux bien… Hegel et Marx ont toujours dit que c’était nécessaire quand cela s’était fait… Mais qu’est-ce que cela a donné ? Cela a donné 38 millions ◀de▶ morts en deux guerres. Ce n’est pas mal. Je trouve qu’il suffit bien à juger ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ce résultat qui n’est pas attribuable à autre chose. Car s’il n’y avait pas eu ◀les▶ États-nations en 1914 et en 1939, il n’y aurait pas eu ◀les▶ deux guerres — en tout cas pas dans ces proportions-là.
Je suis donc pour une Suisse qui continuerait à être neutre en tant que modèle ◀d’▶une fédération européenne, mais qui ne prendrait pas prétexte ◀de▶ cette neutralité pour refuser ◀d’▶entrer dans ◀la▶ fédération européenne, au contraire. Et une fois cette fédération faite, elle adopterait une position ◀de▶ neutralité ou ◀de▶ pacification entre ◀les▶ grands groupes, en tout cas entre ◀le▶ groupe communiste et ◀le▶ groupe américain, par rapport auxquels ◀l’▶Europe prendrait d’ailleurs une indépendance qui ne deviendrait possible qu’au moment où elle serait unie. Ce qui n’est pas du tout possible aujourd’hui.