Témoignage sur Bernard Barbey (7-8 février 1970)ao
Je n’avais pas encore vingt ans et je lisais tout ce qui paraissait aux deux enseignes du plus sûr prestige, en cette haute époque littéraire : les▶ Éditions ◀de▶ ◀la▶ NRF et ◀les▶ « Cahiers verts » ◀de▶ Grasset. ◀Le▶ Cœur gros — quel beau titre ! — sous ◀la▶ fameuse couverture verte m’apportait ◀les▶ paysages pluvieux ◀de▶ plateaux au pied du Jura qui avaient ému ma prime adolescence, et je me sentais touché, au double sens du mot, par ◀la▶ gloire naissante ◀d’▶un jeune aîné qui venait de mon pays ou presque.
Un peu plus tard, j’écrivais du second roman ◀de▶ Bernard Barbey :
Il règne dans ◀La▶ Maladère une étrange harmonie entre ◀le▶ climat des sentiments et celui des campagnes désolées où il se développe. Paysages tristes et sans violence, autour de ces êtres dont ◀la▶ détresse est ◀d’▶autant plus cruelle qu’elle est contenue sous des dehors trop polis. Une fois fermé ◀le▶ livre, on oublie son intrigue et ◀la▶ justesse ◀de▶ ◀l’▶analyse pour ne plus évoquer que des visions où se condense ◀le▶ sentiment du récit. Dans ◀Le▶ Cœur gros un parc avant ◀l’▶orage, ◀le▶ rose sombre ◀d’▶une joue brûlante et fraîche dans ◀le▶ vent. Dans ◀La▶ Maladère un arbre coupé découvrant ◀le▶ manoir perdu, des fumées sur un paysage ◀d’▶hiver, et soudain, sous ◀la▶ lueur ◀d’▶un incendie, deux visages tordus ◀de▶ passion. Cette fureur admirable, dont ◀la▶ brutalité si longtemps désirée délivre ◀le▶ héros ◀d’▶un passé obsédant, ◀d’▶une trop plaisante jeunesse.7
On devrait bien republier ces deux romans très courts, dont ◀l’▶écho se prolonge dans ma mémoire.
C’est moins ◀la▶ suite ◀de▶ ◀la▶ carrière littéraire ◀de▶ Bernard Barbey qui explique leur éclipse injuste et provisoire, que ◀les▶ deux ou trois autres carrières qu’il a connues avec ◀de▶ si constants succès pour ceux qui savent — dans ◀l’▶armée, ◀la▶ diplomatie, et ◀la▶ vie internationale
◀L’▶écrivain suisse, presque toujours, fait presque toujours ◀de▶ ◀la▶ littérature, si bonne qu’elle soit. Mais ◀l’▶aventure militaire ◀de▶ Barbey est singulière. Assurer ◀la▶ liaison ultrasecrète avec ◀l’▶armée française en 1940, ce n’est pas rien, ni commander ensuite ◀l’▶état-major particulier ◀d’▶un général en chef. Et, tôt après, sans transition, « promouvoir » ◀la▶ présence culturelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse à Paris, puis à ◀l’▶échelon mondial à ◀l’▶Unesco.
Tous ces services, rendus à son pays, aux dépens de son œuvre personnelle, avec une discrétion souriante et merveilleusement attentive.
Que pouvait-on refuser à quelqu’un que ◀l’▶on sentait si naturellement prêt à s’oublier lui-même ? C’est sans nul doute à ◀la▶ très amicale et délicate insistance ◀de▶ Berne que je dois ◀d’▶avoir écrit mes deux livres sur ◀la▶ Suisseap.
« Romancier aux succès précoces, mémorialiste trop modeste, lieutenant-colonel EMG, ministre plénipotentiaire », tel serait ◀le▶ résumé proprement helvétique ◀d’▶une carrière qui eût été, en changeant ◀de▶ passeport, celle ◀d’▶un ambassadeur ◀de▶ France, ◀d’▶un général, et ◀de▶ l’un des plus jeunes élus ◀de▶ ◀l’▶Académie. Mais là n’était pas son souci ! Et il nous suffisait, nous ses amis (mais avons-nous su ◀le▶ lui dire assez…) ◀de▶ pouvoir admirer, en lui, ◀la▶ parfaite élégance du courage secret, du talent et ◀de▶ ◀l’▶efficacité. C’est par des hommes ◀de▶ cette qualité que vaut ◀la▶ Suisse.