Ce que la▶ Suisse peut apporter à ◀l’▶Europe (19 mars 1970)c d
On assiste depuis quelque temps à un effort ◀de▶ rapprochement entre ◀la▶ CEE et ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶AELE. Pour ◀l’▶instant, ◀les▶ principales préoccupations sont ◀d’▶ordre économique. Pensez-vous, Denis de Rougemont, que c’est là ◀la▶ meilleure voie pour une intégration future ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
Eh bien ! beaucoup de gens se figurent — surtout en Suisse — que c’est ◀la▶ seule voie sérieuse. Que ce qu’il y a ◀de▶ sérieux quand on parle ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est uniquement ◀l’▶économie. C’est une considérable illusion à mon sens, mais qui explique pourquoi ◀la▶ Suisse n’est entrée que dans ◀l’▶AELE et a refusé jusqu’ici ◀d’▶entrer dans ◀la▶ CEE. Parce que ◀l’▶AELE n’a que des buts économiques, n’a jamais voulu viser à autre chose qu’à des avantages commerciaux, par exemple, qui sont ceux du libre-échange, tandis que ◀la▶ CEE n’a jamais caché depuis ◀le▶ début qu’elle avait des visées politiques. ◀La▶ Suisse, pensant que ◀les▶ visées politiques, c’était ◀de▶ ◀l’▶utopie ou que c’était dangereux, a voulu se borner à ◀l’▶économie, c’est-à-dire à ce qui pouvait servir ◀les▶ intérêts réputés sérieux, surtout sur ◀les▶ bords du lac ◀de▶ Zurich, comme vous ◀le▶ savez. Vous me demandez si c’est ◀la▶ meilleure voie ? Je vous répondrai évidemment non, car s’il n’y avait que ◀les▶ questions économiques qui se posaient, nous aurions tout avantage à faire appel aux Américains, à ◀les▶ laisser travailler en Europe et à nous « américaniser » au maximum. Si nous répugnons à ◀le▶ faire, si nous pensons que ◀le▶ problème européen dépasse celui ◀d’▶une simple organisation ◀de▶ notre économie, si nous ne voulons pas être « américanisés », comme on ◀le▶ dit tous ◀les▶ jours, c’est qu’il y a d’autres choses qui sont non moins sérieuses que ◀l’▶économie, qui sont même beaucoup plus sérieuses, qui sont, par exemple, nos libertés, nos modes de vie… Et c’est à cause de cela que nous devons faire ◀l’▶Europe par d’autres voies que ◀l’▶économie.
On peut donc prévoir d’autres formes ◀d’▶intégration pour ◀l’▶Europe. Elles se dessinent au sein de ◀la▶ CEE, comme vous venez de ◀l’▶expliquer…
Une unité commune
Il faut beaucoup plus même que ◀la▶ CEE à mon sens. ◀L’▶intégration ◀de▶ ◀l’▶Europe… disons, ◀d’▶un mot moins savant, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe doit s’opérer sur tous ◀les▶ plans. Elle doit être sociale autant qu’économique, elle doit être technique, elle doit être universitaire, scientifique, politique et culturelle. Car, en fait, si nos peuples ont une possibilité ◀d’▶union, c’est parce qu’il y a, à ◀la▶ base ◀de▶ notre histoire, une unité. C’est sur une unité que ◀l’▶on peut fonder une union solide. Quelle est cette unité ? Eh bien ! ◀de▶ culture. Il n’y a pas ◀de▶ cultures nationales, contrairement à ce que ◀l’▶on nous a appris à ◀l’▶école. Il n’y a qu’une grande culture européenne qui vient de nos ancêtres communs : grecs, romains, juifs, par ◀le▶ christianisme, germains, celtes, un petit peu arabes, un petit peu slaves. Nous avons tout cela en commun. Tous ◀les▶ procédés ◀de▶ nos beaux-arts, tous ◀les▶ procédés ◀de▶ nos littératures autant que nos techniques, ◀les▶ thèmes ◀de▶ nos réflexions historiques, tout cela est complètement commun à tous ◀les▶ Européens. N’a jamais été ◀l’▶apanage ◀d’▶un seul ◀de▶ nos pays. Ne s’est jamais arrêté aux frontières actuelles ◀de▶ nos pays, qui n’existaient pas pendant tout ◀le▶ Moyen Âge, notamment, où ◀la▶ culture européenne existait bel et bien. Donc, sur cette unité ◀de▶ culture qui est commune aux Suisses et à tous ◀les▶ voisins ◀de▶ ce pays, on peut édifier une union. Je dis bien : une « union » et non pas une unification. Car ◀la▶ seule union que je vois possible pour ◀l’▶Europe, et ◀la▶ seule à laquelle ◀la▶ Suisse puisse adhérer ◀de▶ tout cœur, c’est une union dans ◀la▶ diversité. C’est-à-dire une union qui, comme celle des vingt-deux cantons suisses, respecte ◀les▶ diversités qui tout de même subsistent sur ce fond ◀d’▶unité.
Denis de Rougemont, à votre point de vue, un écrivain allemand ou suisse alémanique est très proche ◀d’▶un écrivain français ou espagnol ?
Beaucoup plus qu’il ne pense. Par ◀l’▶ensemble des procédés que ◀les▶ uns et ◀les▶ autres utilisent. Par exemple — prenons ◀les▶ choses très en gros — en Europe, on fait depuis des siècles des tableaux ◀de▶ chevalet, des romans, des pièces ◀de▶ théâtre, on donne des concerts. Eh bien ! tout cela n’existait pas dans ◀les▶ autres cultures, où ◀l’▶on n’écrivait que ◀de▶ ◀la▶ littérature religieuse, sacrée. En Inde, par exemple, il n’y a pas ◀de▶ romans qui racontent des petites histoires qui se passent tous ◀les▶ jours. Il n’y a que des écrits religieux, ◀de▶ ◀la▶ sculpture religieuse dans ◀les▶ temples, ◀de▶ ◀la▶ peinture religieuse. Ce n’est qu’en Europe que ◀l’▶on a utilisé tous ces procédés tels que ◀le▶ sonnet, ◀le▶ tableau, ◀la▶ symphonie. Toutes ces choses-là sont des créations communes à tous ◀les▶ Européens et rapprochent naturellement tous ◀les▶ artistes ◀de▶ ◀l’▶Europe…
… que ◀l’▶on pourrait englober dans une forme ◀de▶ culture occidentale. Mais dans ces hypothèses ◀d’▶intégration sous toutes ses formes, quelles qu’elles soient, quelle part pourrait prendre ◀la▶ Suisse ?
Beaucoup à apporter
Alors, je pense que ◀la▶ réponse est simple. ◀La▶ Suisse a beaucoup à apporter dans ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle a à apporter ce qu’elle est, ce qu’elle est devenue au cours des siècles, c’est-à-dire ◀la▶ formule fédérale. C’est sur cette formule-là que ◀la▶ Suisse s’est faite peu à peu, qu’elle s’est créée sous ◀la▶ forme ◀d’▶une confédération en 1848. Et depuis lors, elle essaie ◀d’▶approfondir cette formule, celle-là même qui pourrait servir ◀de▶ modèle à ◀l’▶Europe.
On rejoint ◀la▶ pensée ◀de▶ votre livre : ◀La▶ Suisse ou ◀l’▶histoire ◀d’▶un peuple heureux, où vous écrivez : « ◀L’▶Europe fédérée reste ◀la▶ seule solution praticable. » Pensez-vous que ◀la▶ Suisse comprenne exactement ce qu’est ◀le▶ fédéralisme ?
◀Le▶ fédéralisme est l’une des choses ◀les▶ plus difficiles à comprendre, et même à vivre, que je connaisse. ◀De▶ toutes ◀les▶ doctrines politiques, c’est certainement ◀la▶ plus difficile à expliquer parce que, pour bien ◀la▶ comprendre, il faut penser ensemble des choses qui ont l’air ◀de▶ s’exclure logiquement. Il faut penser, par exemple : union et diversité en même temps. Il faut penser à ◀l’▶égalité des petits États avec des grands. Il faut penser à une quantité ◀de▶ choses qui répugnent à ◀la▶ logique.
J’entendais l’autre jour encore à ◀la▶ télévision suisse romande : « ◀La▶ Suisse doit être modeste, elle doit proportionner ses interventions sur le plan ◀de▶ ◀la▶ politique étrangère à sa modeste importance… (entendant par là — je pense — ◀le▶ fait que c’est un petit pays, qui n’a qu’une petite armée, encore que ce soit ◀la▶ plus forte ◀d’▶Europe !)… que ce n’est pas une grande puissance comme ◀les▶ États-Unis ou ◀la▶ Russie… » J’estime que c’est là une attitude tout à fait erronée, car ce qui fait ◀le▶ poids, ◀l’▶autorité ◀d’▶un pays dans ◀le▶ monde, ce qui donne du poids à ses interventions dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ politique étrangère, ◀de▶ ◀la▶ politique générale, ce sont ◀les▶ initiatives, ◀les▶ exemples qu’il peut donner, ◀les▶ initiatives qu’il peut prendre. Si ◀l’▶importance politique ◀d’▶un pays était mesurée uniquement à sa taille, à ◀l’▶importance ◀de▶ son armée et ◀de▶ son économie, comment expliquer que ◀les▶ États-Unis n’aient pas gagné tout de suite ◀la▶ guerre contre ◀le▶ petit Vietcong ? Pourquoi ? Ils n’ont pas osé utiliser toutes leurs forces, ◀la▶ bombe atomique notamment, parce qu’ils auraient eu contre eux ◀l’▶opinion du monde entier. Ce n’est donc pas du tout ◀la▶ force, comme on ◀le▶ répète toujours, qui dirige ◀le▶ monde, c’est beaucoup plus ◀l’▶opinion. ◀Les▶ Américains savent qu’il y a en face d’eux un pays qui agit beaucoup sur ◀l’▶opinion ◀d’▶une partie du monde : ◀la▶ Russie. ◀La▶ Russie qui n’agit pas du tout par ◀la▶ force ◀de▶ ses armées mais par ◀la▶ force ◀de▶ sa doctrine, ◀d’▶un certain idéal communiste. ◀Les▶ États-Unis savent qu’ils ne peuvent opposer à cet idéal qu’un idéal démocratique et ◀de▶ liberté, et qu’ils ◀l’▶illustrent fort mal en faisant ◀la▶ guerre du Vietnam.
Voilà pourquoi je pense qu’un petit pays comme ◀la▶ Suisse aurait ◀les▶ plus grandes chances ◀d’▶agir sur le plan international s’il avait ◀le▶ courage ◀de▶ prendre des initiatives. ◀De▶ prendre notamment cette initiative ◀de▶ proposer une formule fédérale pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Car cette proposition-là, elle sortirait ◀de▶ toute son histoire, elle sortirait ◀de▶ ce que nous sommes, nous Suisses, dont nous avons à prendre toujours mieux conscience naturellement, et elle aurait une grande autorité. On ◀la▶ suivrait. On suivrait ◀la▶ Suisse, si petite qu’elle soit, parce qu’elle aurait une grande idée.
◀La▶ Suisse, si petite qu’elle soit, n’aurait pas seulement un rôle ◀de▶ parti minoritaire à jouer au sein de cette grande Europe…
Prendre conscience
… Non ! Elle aurait un rôle qui serait peut-être décisif, qui serait ◀de▶ donner justement ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶avenir européen. Naturellement, avant que ◀la▶ Suisse soit capable ◀de▶ ◀le▶ faire, ◀de▶ ◀le▶ proposer sur un plan international, il faut que nous autres, ◀les▶ Suisses, prenions conscience plus claire ◀de▶ ce qu’est notre fédéralisme, des richesses ◀de▶ cette formule chez nous. Il faut que nous ◀l’▶appliquions ◀de▶ mieux en mieux, que nous cessions ◀de▶ penser que fédéralisme signifie repli sur soi dans chaque canton, alors que c’est collaboration entre ◀les▶ cantons. Pour maintenir leurs autonomies, il faut bien qu’ils se mettent tous ensemble. Aucun d’entre eux ne pourrait se défendre tout seul contre ◀les▶ puissants voisins. Ils n’ont pu défendre leurs petites autonomies qu’en se groupant. Eh bien ! il faudrait appliquer cette formule maintenant au-delà ◀de▶ nos frontières, ne pas ◀l’▶arrêter à nos frontières cantonales, ne pas ◀l’▶arrêter à notre frontière nationale, mais voir plus loin, voir qu’il y a des tâches qui sont ◀de▶ dimensions continentales, européennes, et que ◀la▶ raison, ◀le▶ bon sens et ◀la▶ formule suisse même veulent que ◀l’▶on étende ◀le▶ fédéralisme à ◀la▶ dimension des tâches nouvelles qui se posent aux hommes.
À vous entendre, Denis de Rougemont, ◀le▶ citoyen suisse, qui appartient à ce peuple heureux que vous décrivez, ne semble pas très prêt à assumer ◀les▶ responsabilités nouvelles qu’implique ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶Europe puisqu’il manque ◀d’▶initiative ?
Qu’en sait-on ? Est-ce qu’on a jamais demandé aux Suisses ce qu’ils pensaient ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀d’▶une intégration ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀d’▶une intégration, je dis bien, selon ◀la▶ formule fédérale, ◀la▶ seule qui puisse être acceptable aux yeux des Suisses ? On n’a jamais fait cette enquête, que je sache. Alors que voulez-vous qu’il se passe ? Dans ces conditions, ◀le▶ Suisse moyen, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue, quand on lui demande ce qu’il pense ◀de▶ ◀l’▶Europe, répète naturellement ce qu’il a entendu dire à ◀la▶ radio, à ◀la▶ télévision, ce qu’il lit dans ◀la▶ presse, ce qu’il entend dans ◀les▶ discours ◀de▶ ses hommes d’État, ◀de▶ ses députés. Eh bien ! il faut que cela change, lentement. On lui a trop dit pendant trop longtemps : « Restons surtout sur ◀la▶ réserve, restons bien modestes dans notre petit coin, ne nous rendons pas ridicules en proposant ◀de▶ grandes choses… » Il faut que cela cesse ; et c’est une question ◀d’▶éducation ; cela doit commencer à ◀l’▶école déjà. Je connais heureusement beaucoup de professeurs secondaires et même ◀de▶ maîtres primaires qui ont adopté ce point de vue, qui se mettent à enseigner ◀l’▶histoire, ◀la▶ géographie, ◀l’▶instruction civique, dans un esprit européen.
Voilà qui va former ◀de▶ nouvelles générations, lesquelles seront complètement d’accord ◀d’▶entrer dans une Europe unie. Elles trouveront même bien curieux que ◀l’▶on ne ◀l’▶ait pas encore fait. Elles nous reprocheront — à ◀la▶ génération des aînés — ◀d’▶avoir gardé une prudence exemplaire, qui n’est exemplaire pour personne et qui fait que nous sommes restés à ◀la▶ traîne loin derrière ◀les▶ autres. Alors que toute notre histoire — je ◀le▶ répète — toute notre vocation historique nous indique que nous avons à prendre maintenant une belle initiative sur le plan européen. Et pour cela, je fais confiance au Conseil fédéral qui me paraît tout à fait disposé dans ce sens, à en juger par ◀les▶ récentes déclarations des hommes qui sont chargés notamment ◀de▶ nos affaires étrangères.