La▶ cité européenne (18-19 avril 1970)aq ar
Mesdames et Messieurs,
Je pense, avec Robert Schuman, qu’il est possible ◀d’▶unir nos pays pour cette raison littéralement fondamentale qu’une unité ◀de▶ base existe, sur laquelle fonder cette union.
Il s’agit ◀de▶ ◀l’▶unité ◀d’▶une culture, ◀de▶ laquelle participent tous ◀les▶ Européens, qu’ils soient d’ailleurs « cultivés » ou non, conscients ou non ◀de▶ ce qu’ils doivent, en fait, à ◀la▶ culture. Unité non pas homogène et qui ne résulte pas ◀d’▶un processus forcé ◀d’▶uniformisation, ◀de▶ nivellement et ◀d’▶exclusion ◀de▶ ce qui diffère, mais qui au contraire englobe, et compose largement, dans une communauté de plus en plus complexe au cours des siècles, des valeurs bien souvent antinomiques, provenant ◀d’▶origines multiples, dont ◀les▶ contrastes et ◀les▶ combinaisons entretiennent des tensions renouvelées sans répit. Et ◀de▶ là vient ◀l’▶irrépressible dynamisme qui a porté ◀la▶ civilisation européenne sur tous ◀les▶ continents découverts tour à tour, conquis par nos aventuriers puis libérés au nom de nos principes, molestés, réveillés, mis en mouvement, fût-ce contre nous, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire. Et ◀de▶ là viennent aussi nos divisions mortelles, nos efforts pour ◀les▶ surmonter par ◀le▶ recours à des instances universelles, et toutes ◀les▶ créations qui ne cessent ◀de▶ jaillir ◀de▶ cette discorde permanente.
Dès ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ philosophie occidentale, dans l’une ◀de▶ ces cités ◀d’▶Ionie où prit naissance ◀la▶ dialectique ◀de▶ notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀l’▶unité européenne : « Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie. »
◀De▶ ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être ◀la▶ loi constitutive ◀de▶ notre histoire et ◀le▶ ressort ◀de▶ notre pensée : ◀l’▶antinomie ◀de▶ l’un et du divers, ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, et ◀la▶ coexistence féconde des contraires. ◀La▶ Grèce invente ◀la▶ cité et ◀la▶ fonde sur ◀le▶ paradoxe des citoyens à la fois libres et responsables, mais elle invente aussi ◀l’▶analyse critique, elle ◀la▶ conduit à ses dernières conséquences, découvre ainsi ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶atome et celle ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀d’▶où ◀les▶ excès ◀de▶ ◀l’▶individualisme hellénistique qui ne manqueront pas ◀d’▶appeler ◀la▶ tyrannie. Rome, en réponse à ce défi ◀de▶ ◀l’▶anarchie, invente ◀l’▶État et ◀les▶ institutions centralisées : elle poussera ◀l’▶ordre et ◀la▶ stabilité dans ◀l’▶uniformité universelle jusqu’à ◀l’▶irrémédiable et dangereux ennui, jusqu’à ce vide ◀de▶ ◀l’▶âme inoccupée qui appelle ◀les▶ tempêtes et ◀les▶ révolutions.
◀Le▶ christianisme apporte alors un troisième monde ◀de▶ valeurs, assez mal conciliables avec celles ◀de▶ ◀la▶ sagesse grecque, et totalement contraires à celles ◀de▶ Rome. À ◀la▶ morale ◀de▶ ◀la▶ mesure et ◀de▶ ◀la▶ raison utilitaire, il oppose ◀les▶ élans ◀de▶ ◀l’▶amour sans calcul, au droit de ◀la▶ force ◀le▶ service du prochain, au culte du succès ◀le▶ sens du sacrifice. Bien plus, il porte ◀la▶ contradiction au cœur ◀de▶ ◀l’▶être, et ◀la▶ traduit dans ◀l’▶énoncé ◀de▶ ses dogmes fondamentaux : ◀la▶ Trinité transporte en Dieu lui-même ◀le▶ paradoxe ◀de▶ l’un et du divers, tandis que ◀l’▶Incarnation porte à ◀l’▶extrême ◀la▶ coexistence des contraires, ◀l’▶impensable définition ◀de▶ ◀la▶ personne ◀de▶ Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, selon ◀les▶ formules conciliaires ◀de▶ Nicée et ◀de▶ Chalcédoine.
Or, ces valeurs grecques, romaines et chrétiennes qui se contredisent avec passion ne se détruisent pas pour autant : entre leurs triomphes alternés, elles durent dans ◀l’▶ombre ◀de▶ ◀l’▶histoire, dans ◀la▶ tradition, dans ◀les▶ livres, et dans ◀l’▶inconscient collectif. Elles agissent toutes, sans exception, dans ◀la▶ vie des hommes ◀d’▶aujourd’hui. Un seul exemple : ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ Trinité, hors de ◀la▶ tradition ecclésiastique, a fourni ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ dialectique hégélienne, repris par Marx, puis par Lénine avec ◀les▶ conséquences que ◀l’▶on sait, jusque dans ◀l’▶existence quotidienne ◀de▶ 700 millions ◀de▶ Chinois qui se croyaient confucianistes, bouddhistes, ou sans croyance aucune…
Mais ce n’est pas tout. Avec ◀les▶ trois sources classiques ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, viennent confluer dans ◀le▶ haut Moyen Âge ◀la▶ source germanique et ◀la▶ source celtique, la première apportant notamment ◀le▶ droit communautaire et personnel, et ◀les▶ valeurs ◀d’▶honneur et ◀de▶ fidélité, la seconde apportant ◀le▶ sens du rêve et ◀le▶ grand thème ◀de▶ ◀la▶ quête aventureuse ◀d’▶un Lancelot et ◀d’▶un Perceval, symbole mystique. Faut-il enfin rappeler ◀l’▶apport arabe, qui ne se limite pas au zéro précédant ◀la▶ suite des nombres, mais qui est l’une des sources principales ◀de▶ ◀la▶ poésie amoureuse, donc ◀de▶ ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ parle et qu’on croit ◀le▶ sentir en Occident ; ◀l’▶apport slave au xixe ; ◀l’▶art africain et ◀le▶ jazz nègre américain au xxe siècle ?
Tout cela dure, agit et vit en nous ◀de▶ mille manières. Tout cela se combine en figures et en structures variées à ◀l’▶infini, mais dont ◀la▶ plus fréquente, ◀de▶ très loin, est ◀le▶ couple ◀d’▶antinomies inséparables : autorité et liberté, individualisme et collectivisme, tradition et innovation, droite et gauche, Nord et Midi, catholicisme et protestantisme, réformisme et révolution, mythe et science, hérésie créatrice et saine doctrine, besoin ◀de▶ sécurité et goût du risque, conformité qui maintient ◀les▶ valeurs, originalité qui ◀les▶ conteste et ◀les▶ rénove. Tout cela préforme, dès avant notre naissance, nos sensibilités et nos jugements moraux, nos réflexes sociaux et nos besoins économiques. Tout cela nous incite aussi à remettre en question ces déterminations, et nous en fournit ◀les▶ moyens. Enfin tout cela dénote ◀l’▶Europe comme patrie ◀de▶ ◀la▶ diversité.
◀L’▶Européen moyen déclare parfois et pense toujours : « Quelle est ma raison ◀d’▶être, si je suis comme tout le monde ? » À ses yeux — et cela peut servir à ◀le▶ définir — « se distinguer » ou « être distingué » est synonyme ◀d’▶honneur mérité ou reçu, non pas ◀d’▶impardonnable faute de goût, ◀de▶ tentative déviationniste, ou ◀de▶ blasphème, comme ce serait ◀le▶ cas dans ◀les▶ sociétés primitives, dans ◀les▶ États totalitaires, ou dans ◀l’▶Inde religieuse.
◀Le▶ goût ◀de▶ différer, si peu que ce soit, est si cher aux Européens qu’il ◀les▶ porte à exagérer ◀d’▶une manière tout à fait extravagante ◀l’▶importance ◀de▶ ce qui ◀les▶ distingue. C’est ainsi qu’ils en viennent à penser sincèrement qu’ils ne pourront jamais s’unir, même s’il ◀le▶ faut, du fait qu’ils n’ont en somme rien ◀de▶ commun ! Un jour, tandis que je présidais une table ronde du Conseil de l’Europe, irrité par ce genre ◀d’▶objections à ◀l’▶union, j’écrivis sur une page ◀de▶ bloc-notes « à faire circuler » autour du tapis vert ◀l’▶essai ◀de▶ définition suivant :
◀L’▶Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans ◀la▶ mesure précise où il doute qu’il ◀le▶ soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec ◀l’▶homme ◀d’▶une seule nation ◀de▶ cette Europe dont il révèle ainsi qu’il fait partie, par ◀le▶ seul fait qu’il ◀le▶ conteste ?
On ne changera pas cela, ce ne serait plus ◀l’▶Europe. ◀Le▶ goût furieux ◀de▶ différer, par lequel nous nous ressemblons tous, c’est notre mal et notre bien, il faut en prendre son parti, et c’est là-dessus qu’il faut bâtir notre union, si ◀l’▶on veut qu’elle mérite ◀le▶ nom ◀d’▶Europe.
Si ◀l’▶on me demande maintenant comment on peut traduire en termes de structures politiques cette unité ◀de▶ culture non unitaire et si hautement diversifiée, je répondrai que ◀la▶ solution se trouve dans ◀les▶ termes mêmes du problème ainsi formulé : car ◀l’▶unité différenciée se traduit tout naturellement par ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, et cette forme ◀d’▶union porte un nom bien connu dans ◀l’▶histoire des régimes politiques, c’est ◀de▶ toute évidence : fédéralisme.as