« S’unir, au-delà de▶ nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités » (mai-juin 1970)h
Vous êtes ◀l’▶auteur ◀d’▶une phrase fameuse : « Il faut faire des Européens avant de faire ◀l’▶Europe » ; comment y parvenir ?
◀Le▶ véritable centre ◀de▶ gravité ◀de▶ ma théorie est ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶« État-nation », tel que Napoléon en a posé ◀le▶ modèle, intégralement centralisé en vue de ◀la▶ guerre. C’est ◀le▶ culte du sol sacré ◀de▶ ◀la▶ patrie qui a engendré cet État-nation où coïncident, à l’intérieur de frontières absolument factices, des réalités tout à fait hétérogènes. Rien de plus hostile à toute espèce ◀d’▶union tant soit peu sérieuse que cet État-nation qui se révèle incapable ◀de▶ répondre aux exigences concrètes ◀de▶ notre temps, puisqu’à la fois trop petit pour agir à ◀l’▶échelle mondiale et trop grand pour permettre une participation civique réelle. Je vous dirai donc qu’entre ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀les▶ États-nations sacralisés, entre une nécessité humaine des plus concrètes et ◀le▶ culte prolongé ◀d’▶un mythe, il faut choisir !
Ce choix doit s’opérer dans une certaine finalité ; quelle finalité trouvez-vous à ◀l’▶Europe ?
Jusqu’à nous, voyez-vous, il fallait se battre pour survivre. Aujourd’hui que ◀le▶ nécessaire est assuré, on se bat pour ◀le▶ contrôle ◀de▶ zones ◀d’▶influence plus idéologiques que commerciales. Il va falloir maintenant savoir ce que nous voulons au juste : un niveau de vie quantitatif ou un certain mode de vie ? Un accroissement indéfini du produit national brut, ou ◀la▶ recréation ◀d’▶un habitat décent, ◀d’▶une communauté vivante ? Il faut d’autre part épargner à ◀l’▶Europe ◀de▶ se faire purement et simplement absorber par d’autres économies.
Cela ne revient-il pas à se poser la question fondamentale du sens même ◀de▶ notre vie ?
Oui, je crois à ◀la▶ personne humaine et à sa liberté. Pour surmonter ◀les▶ aliénations actuelles, il faut poser un nouvel ordre, se mettre en commun pour certaines choses et pas pour d’autres, trouver une unité diversifiée, en un mot.
Par quelles structures pensez-vous qu’il soit possible ◀de▶ ◀l’▶établir ?
J’admets qu’il y a une pluralité ◀d’▶allégeances, civiques, politiques, culturelles, idéologiques et religieuses, contre ◀la▶ prétention ◀de▶ ◀l’▶État-nation à leur monopole absolu. Il faut donc distribuer ◀les▶ pouvoirs étatiques aux différents niveaux ◀de▶ décision indiqués par ◀la▶ nature des tâches, leurs dimensions et celles ◀de▶ ◀la▶ communauté ◀la▶ plus apte à ◀les▶ administrer. Concrètement, cela revient à appliquer ◀la▶ méthode du fédéralisme. Une Europe divisée en régions aux frontières fonctionnelles, tenant compte ◀de▶ cette pluralité des allégeances en se fractionnant en un certain nombre ◀d’▶« agences » (culturelles, économiques, etc.) à ◀la▶ mesure des décisions qui doivent être prises. Autant ◀l’▶Europe des nations était simpliste, autant ◀l’▶Europe des régions sera complexe, mais combien plus simple à vivre ! Je vois ◀l’▶Europe comme un grand jardin plein ◀de▶ surprises, mais un peu désordonné…
Ne craignez-vous pas ◀l’▶utopie ? Comment sera-t-il possible ◀de▶ changer ◀le▶ système actuel ◀de▶ notre société, irréversible course au profit ?
Mais ◀le▶ système ◀de▶ ◀la▶ société actuelle n’existe pas ! Il y a précisément une crise universelle ! Il faut faire maintenant quelque chose pour établir un ordre universel nouveau. ◀Le▶ monde est à ◀la▶ limite ◀de▶ ses possibilités : ◀les▶ lacs ne sont plus nageables, ◀les▶ rues ne sont plus respirables, ◀les▶ villes ne sont plus gouvernables, ◀l’▶explosion ◀de▶ population est formidable. Tous ◀les▶ équilibres anciens sont détruits : prenez ◀les▶ villages qui éclatent, ◀le▶ paysage qu’on saccage. C’est maintenant ou jamais qu’on peut trouver quelque chose ◀de▶ neuf, ◀l’▶Ordre après ◀le▶ Désordre !
Quel dénominateur commun peut-il aider ◀l’▶Europe à trouver cet ordre nouveau ?
◀L’▶Europe a ◀la▶ chance ◀d’▶avoir une culture. Je ne crois pas aux cultures nationalistes, en dépit des manuels scolaires : il n’y a que des divisions tout arbitraires opérées dans ◀l’▶ensemble vivant ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. On parle souvent ◀d’▶une politique européenne commune comme dénominateur commun : là aussi, je ne suis pas d’accord. ◀La▶ politique ne doit pas être une activité séparée : c’est ◀la▶ vie dans ◀la▶ cité, « ◀l’▶art ◀d’▶aménager ◀les▶ relations humaines », et en Europe ◀l’▶art ◀d’▶équilibrer tous ◀les▶ contraires, toutes ◀les▶ tensions, évitant toute uniformisation, et tirant parti ◀de▶ toutes ces cellules qui font ◀la▶ complexité ◀de▶ ◀l’▶Europe.
On parle souvent ◀d’▶helvétisation ◀de▶ ◀l’▶Europe : pensez-vous que ◀le▶ modèle suisse soit ◀le▶ meilleur et qu’il soit viable à ◀l’▶échelle européenne ?
◀Le▶ système suisse, à mon avis, est excellent, hormis peut-être ◀les▶ cantons qui ne sont pas ◀d’▶une originalité débordante. Unir ◀les▶ États européens en un corps politique assez puissant pour sauvegarder et garantir ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacun ◀de▶ ses membres, c’est un problème parfaitement homologue à celui que ◀la▶ Suisse a résolu avec ses 25 petits cantons souverains. ◀La▶ différence des superficies était certes importante au temps des diligences. Mais tout a changé avec ◀l’▶avion. On peut dire que pratiquement ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui est plus petite que ne ◀l’▶était ◀la▶ Suisse à ◀l’▶époque où elle s’est fédérée ; et ◀les▶ disparités ◀de▶ coutumes ou ◀de▶ richesse, ◀de▶ langue, ◀de▶ confession, voire ◀de▶ régimes, ne sont guère plus marquées ou plus frappantes entre ◀les▶ États de l’Europe qu’elles ne ◀l’▶étaient entre ◀les▶ cantons suisses avant 1848. Il ne faut pas non plus oublier ◀les▶ moyens techniques dont nous disposons à ◀l’▶heure actuelle et qu’il ne faudrait surtout pas renier : je suis persuadé que ◀le▶ fédéralisme européen se construira grâce aux ordinateurs (pour répartir ◀les▶ tâches aux différents niveaux où elles doivent être accomplies)… Bluntschi, auteur ◀d’▶un code civil cantonal, disait lui-même au siècle passé que ◀la▶ nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international et que c’est ce type ◀d’▶union pluraliste qui peut seul assurer ◀la▶ paix ◀de▶ ◀l’▶Europe ! Il me semble ainsi que ◀l’▶idée européenne ait trouvé son climat autant que son modèle en Suisse. ◀L’▶anthologie ◀de▶ ◀l’▶idée européenne réserve d’ailleurs une place ◀de▶ choix à Rousseau, Constant, Robert de Traz et Gonzague de Reynold, pour ne vous citer qu’eux.
Mais que pensez-vous ◀de▶ ◀la▶ réserve mise par ◀la▶ Suisse à ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶intégration européenne, qui tient surtout à ◀l’▶obstacle ◀de▶ sa neutralité ?
◀La▶ neutralité est une survivance historique ! Elle est encore attachée à ◀la▶ conception ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Tout à fait justifiée jusqu’à ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, elle ne se justifierait plus en tout cas dans une Europe unie. Mais je verrais tout à fait une Suisse-district fédéral, siège ◀de▶ toutes ◀les▶ « agences » ◀de▶ ◀l’▶Europe unie dont je vous parlais tout à ◀l’▶heure. Il est vrai que ◀le▶ projet ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe a généralement passé pour chimérique en Suisse. Et jusqu’à présent, à chaque étape ◀de▶ cette lente unification, notre gouvernement a dû faire des pieds et des mains pour rattraper ◀l’▶histoire en train de se faire ! On craint souvent en Suisse que ◀la▶ politique ◀d’▶unification européenne vise à mêler ◀les▶ peuples pour éliminer peu à peu ◀les▶ caractéristiques nationales et ◀les▶ remplacer par un sentiment européen. Il est clair qu’une Europe une et indivisible serait tout simplement une catastrophe pour ◀la▶ Suisse. Mais personne ne ◀la▶ préconise, je crois. Il est clair, en revanche, qu’une Europe fédérée, respectueuse ◀de▶ ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec ◀la▶ vocation traditionnelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Savoir si elle se fera dépend ◀de▶ nous aussi : c’est à nous ◀de▶ faire valoir dans ◀les▶ Conseils qui élaborent ◀l’▶Europe future ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ formule fédéraliste. Car je pense que prétendre conserver ◀les▶ bénéfices ◀de▶ notre fédéralisme pour nous seuls, serait ◀le▶ plus sûr moyen ◀de▶ ◀les▶ perdre !