Une réflexion sur le▶ mode de vie plutôt que sur ◀le▶ niveau de vie (2 juin 1970)av aw
◀Les▶ Suisses sont sans doute ◀les▶ moins xénophobes des Européens, et ◀les▶ étrangers sont venus chez eux depuis des siècles en plus grand nombre relatif que partout ailleurs, touristes, convalescents, réfugiés politiques attirés par nos paysages, notre air, nos libertés. Mais ◀le▶ problème actuel se trouve posé par ◀la▶ soudaineté ◀d’▶un afflux qui prend ◀l’▶allure ◀d’▶un raz ◀de▶ marée, et par ◀le▶ motif principal ◀de▶ cet afflux, qui n’est pas ◀d’▶admirer nos lacs ni ◀de▶ fuir des dictatures, mais ◀de▶ faire du « fric ».
Or ce motif est ◀le▶ même des deux côtés : pour eux, gagner vite et rentrer, pour nous, produire plus grâce à eux et ◀les▶ renvoyer au plus vite.
Il semblerait que tout le monde « gagne » à ce jeu : ◀l’▶industrie qui y trouve ◀le▶ moyen ◀d’▶accroître nos exportations, ◀le▶ peuple suisse dont ◀le▶ niveau de vie matérielle dépend surtout ◀de▶ ◀l’▶industrie, enfin ◀les▶ travailleurs étrangers, dont ◀les▶ salaires dépendent ◀de▶ ce qui précède. ◀De▶ quoi se plaint-on ?
C’est ici qu’interviennent ◀les▶ deux questions que vous avez bien voulu me poser :
— Dans une Europe fédérée telle que vous ◀la▶ concevez, chaque État peut-il conserver son intégrité spirituelle et culturelle malgré ◀la▶ libre circulation des travailleurs intellectuels et manuels ?
— ◀La▶ notion ◀d’▶« helvéticité » existe-t-elle ? Et si oui, dans ◀le▶ cas particulier qui nous préoccupe, cette « helvéticité » est-elle menacée par ◀la▶ présence ◀d’▶une nombreuse main-d’œuvre étrangère en Suisse ?
Permettez-moi ◀de▶ confesser d’abord que ◀le▶ problème qui me préoccupe est beaucoup moins celui du oui ou du non, que celui ◀de▶ ◀la▶ qualité des arguments invoqués ◀de▶ part et ◀d’▶autre, et des suites qu’entraîneront ◀les▶ attitudes réelles ◀de▶ ceux qui ◀les▶ invoquent. C’est dans cet esprit que je vais esquisser une réponse.
◀Le▶ beurre et ◀l’▶argent du beurre
I. ◀L’▶argument européen contre ◀l’▶initiative Schwarzenbach risque fort ◀de▶ recouvrir un sophisme chez la plupart de ceux qui viennent de ◀le▶ découvrir.
Ils nous disent : « À ◀l’▶heure où il n’est question que ◀de▶ s’ouvrir à ◀l’▶Europe, pourquoi nous fermer devant ◀les▶ travailleurs étrangers ? »
C’est confondre deux sens bien différents ◀de▶ « s’ouvrir à… »
Si s’ouvrir à ◀l’▶Europe signifie supprimer ◀les▶ frontières économiques et intégrer nos entreprises dans une économie concertée à ◀l’▶échelle continentale (comme peuvent ◀le▶ faire ◀les▶ cinquante États des USA), alors, ◀l’▶argument ◀de▶ ◀la▶ concurrence étrangère à laquelle « ◀l’▶économie suisse » ne pourrait « résister » que grâce à ◀l’▶appoint des travailleurs étrangers, cet argument se détruit lui-même : car dans une Europe intégrée, il n’y a plus « ◀d’▶économie suisse », il y a seulement une économie européenne.
Mais si « s’ouvrir à ◀l’▶Europe » signifie seulement importer autant ◀de▶ travailleurs étrangers qu’il en faut pour que nos exportations continuent à croître, cela revient, paradoxalement, à s’enfermer dans un concept ◀d’▶économie « nationale », par définition non intégrée.
On ne peut pas avoir ◀le▶ beurre et ◀l’▶argent du beurre. On ne peut pas invoquer à la fois ◀l’▶intégration ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ concurrence entre États-nations. (Sans compter que tous ◀les▶ États-nations ne peuvent pas avoir en même temps une balance commerciale positive !)
◀De▶ fait, ◀l’▶ouverture du Marché commun n’a nullement déclenché un raz ◀de▶ marée ◀de▶ main-d’œuvre italienne en France, par exemple, en dépit des prédictions alarmistes ◀de▶ M. Mendès-France à ◀l’▶Assemblée nationale. On constate au contraire que ◀les▶ travailleurs ne se déplacent en général que s’ils y sont fortement incités, s’ils sont en quelque sorte recrutés, à ◀l’▶instar des soldats du service étranger ◀de▶ jadis.
◀La▶ conception du monde selon laquelle ◀les▶ hommes obéiraient spontanément à un « argyrotropisme », c’est-à-dire suivraient avant tout ◀les▶ routes du gain maximal, où qu’elles aillent, est fausse et irréelle, quoique matérialiste. La plupart des hommes suivent leurs coutumes et leurs rêves plus que ◀l’▶argent. (J’ai là-dessus quelques statistiques.)
Quelle est ◀la▶ pire menace ?
II. Quant au danger que ◀la▶ présence sur notre sol ◀d’▶un étranger contre cinq ou six Suisses représenterait pour notre mode de vie — notre « helvéticité », comme vous osez ◀l’▶écrire ! — il est clair que ce n’est pas sérieux. ◀L’▶argument ne vaut rien, mais en cache un meilleur.
À part beaucoup ◀d’▶irritations, quelques bagarres et quelques bâtards, ◀les▶ Espagnols, Italiens, Turcs et Portugais laissent peu de traces ◀de▶ leur passage sur notre sol, dans nos cités et dans nos mœurs. Je n’en dirais pas autant ◀d’▶une industrie dont ◀l’▶essor défigure nos paysages, détruit nos forêts et nos champs, pollue nos lacs et déverse un flot ◀de▶ ciment, ◀d’▶agglomérés et ◀de▶ plastique sur « ◀le▶ visage aimé ◀de▶ ◀la▶ patrie ».
◀Les▶ soldats gardent aux frontières un « sol sacré » que ◀les▶ usines et ◀les▶ traxs derrière leur dos profanent, défoncent et stérilisent sans que personne semble y faire attention. C’est pourtant cela qui modifie radicalement ◀le▶ cadre ◀de▶ nos vies, ◀l’▶air que nous respirons, et à la longue nos sensibilités.
Si notre industrie suisse refuse ◀de▶ calculer ◀le▶ prix humain ◀de▶ son essor, ses contrecoups sociologiques et hygiéniques, écologiques et politiques, si elle n’établit pas ses plans en conséquence et ne s’engage pas à ◀les▶ réaliser, alors je dis : votez pour, votez contre, dans ◀les▶ deux cas vous aurez tort, car ◀l’▶enjeu véritable est au-delà et ne peut être atteint par ce choix. ◀La▶ question qu’a soulevée M. James Schwarzenbach dépasse très largement tout ce qui peut résulter ◀d’▶un refus ou ◀d’▶une acceptation ◀de▶ ◀l’▶initiative.
◀Le▶ fabuleux brain storming collectif qu’a déclenché ◀le▶ député zurichois sera des plus utiles aux Suisses s’il ◀les▶ amène à se poser — bien au-delà du 7 juin et ◀de▶ ses résultats — ◀les▶ questions suivantes :
— ◀La▶ croissance indéfinie du PNB est-elle une obligation sacrée, donc indiscutable, ou faut-il ◀la▶ subordonner à d’autres impératifs, écologiques notamment ?
— ◀Le▶ « niveau de vie » est-il plus important que ◀le▶ mode de vie ?
— ◀La▶ philanthropie qu’invoquent à juste titre ◀les▶ adversaires ◀de▶ ◀l’▶initiative (« on ne peut pas chasser des frères humains ») serait-elle encore invoquée si ◀la▶ présence des travailleurs étrangers nous coûtait plus qu’elle ne rapporte ?
— ◀La▶ pire menace contre notre mode de vie suisse vient-elle ◀de▶ ◀la▶ présence ◀d’▶étrangers parmi nous, ou ◀de▶ nous-mêmes, qui tolérons ◀la▶ destruction ◀de▶ notre environnement au nom de valeurs bien plus matérialistes que celles des marxistes redoutés ou des Américains enviés ?