I. L’▶unité ◀de▶ culture
◀L’▶Europe, avant ◀d’▶être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle.
◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra ◀le▶ cheminement des esprits.
1. ◀L’▶Europe est-elle jamais née ?
Quand on me demande à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que ◀l’▶Europe ? Pouvez-vous me répondre en une phrase ? », je dis : « ◀L’▶Europe, c’est quelque chose qu’il faut unir. » Définition active, conforme à son objet : car ce qu’on nomme ◀l’▶idée européenne est en fait un programme, une action créatrice. Encore faut-il que cette action ait un support bien réel. Or, dans ◀la▶ discussion générale qui dure depuis un quart ◀de▶ siècle au sujet de ◀l’▶union nécessaire, une même question revient sans cesse : « ◀L’▶Europe est-elle vraiment une unité ◀de▶ civilisation et ◀de▶ culture ? Peut-on fonder son union sur une unité préexistante ? Et comment définir cette unité ? »
Nationalistes ◀de▶ tous nos États, communistes ◀de▶ toutes confessions, généreux mondialistes ou vétilleux censeurs ◀de▶ ◀l’▶Occident ne se lassent pas ◀de▶ découvrir l’un après l’autre qu’il est si difficile ◀de▶ définir ◀l’▶Europe qu’on peut en profiter pour nier son existence. « ◀L’▶Europe ne se localise guère mieux dans ◀le▶ temps que dans ◀l’▶espace », écrit l’un ◀d’▶eux. Et tous ◀les▶ autres nous redisent à satiété soit que ◀les▶ Européens sont trop différents entre eux pour s’unir, soit qu’ils ressemblent trop à tous ◀les▶ autres hommes pour former un groupe distinct.
Voyons ces trois espèces ◀d’▶arguments.
Naissance ? — « On a voulu que ◀l’▶Empire romain fût une première ébauche ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais il excluait Francfort, Copenhague, Amsterdam. Spengler tient que ◀l’▶Europe débute avec ◀le▶ Saint-Empire romain germanique, mais celui-ci excluait toute ◀l’▶Espagne, tous ◀les▶ Balkans, toute ◀l’▶Europe de l’Est. ◀La▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶Europe ne nous est pas mieux connue que ses limites7. »
◀L’▶Europe ne serait-elle donc pas née du tout, parce qu’on ne s’accorde pas sur sa date ◀de▶ naissance ? Mais ◀le▶ même raisonnement conduirait à douter ◀de▶ ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ Suisse, par exemple. ◀Les▶ historiens font remonter sa naissance au Pacte du Grütli, conclu par trois « communes ◀de▶ vallées » en 1291. Cette alliance « excluait » à peu près ◀les▶ neuf dixièmes ◀de▶ ◀la▶ Suisse actuelle. Tout comme ◀la▶ France ◀d’▶avant Philippe-Auguste « excluait » ◀la▶ Bretagne, ◀l’▶Alsace, ◀le▶ Languedoc, ◀la▶ Provence, ◀la▶ Bourgogne et ◀la▶ Champagne. C’était tout de même ◀la▶ Suisse, c’était ◀la▶ France ; réformez vos catégories pour ◀les▶ faire correspondre au réel, car il s’agit maintenant ◀de▶ sauver ce réel, et non pas ◀d’▶ergoter sur sa définition.
Depuis quand parle-t-on ◀de▶ ◀l’▶Europe ? S’agirait-il ◀d’▶une invention ◀de▶ Victor Hugo, voire des fédéralistes ◀de▶ notre temps, comme certains ◀l’▶ont finement supposé ? Une cantate peu connue ◀de▶ Beethoven, composée pour ◀le▶ congrès ◀de▶ Vienne, s’intitulait pourtant ◀l’▶Europe est née ! Montesquieu, et Leibniz avant lui, mettent ◀l’▶Europe au-dessus ◀de▶ leur « nation ». Mais ◀l’▶adjectif européen est ◀d’▶un usage bien plus ancien : il paraît déjà au lendemain ◀de▶ ◀la▶ bataille ◀de▶ Poitiers (732) dans ◀l’▶œuvre ◀d’▶un clerc espagnol : il qualifie ◀d’▶europenses ◀les▶ vainqueurs ◀de▶ cette journée et répète avec complaisance ce nom qui indique peut-être ◀l’▶éveil ◀d’▶un sentiment nouveau8. Cependant, ◀la▶ prise de conscience ◀d’▶une entité européenne ne peut être attestée qu’à partir de ◀l’▶an 1300 : les premiers portulans, ou cartes maritimes, « constituaient des cartes ◀de▶ ◀l’▶Europe en tant que telle, et (ce qui est encore plus important) ils étaient ◀le▶ témoignage ◀de▶ ◀l’▶intérêt porté au caractère culturel et politique des terres dont ils décrivaient ◀les▶ côtes9 ». Mais pour voir ◀les▶ vocables Europe et européen entrer dans ◀le▶ vocabulaire courant, il faut attendre ◀le▶ milieu du xve siècle, époque où ◀la▶ chrétienté perd ses prolongements proche-orientaux, occupés par ◀les▶ Turcs, et tend ainsi à se confondre avec ◀l’▶Europe géographique, cependant qu’à ◀l’▶inverse les premiers humanistes commencent à distinguer ◀les▶ deux concepts ◀de▶ christianitas et ◀d’▶Europa. C’est enfin dans ◀les▶ œuvres ◀d’▶un homme qui fut d’abord grand humaniste sous ◀le▶ nom ◀d’▶Æneas Sylvius Piccolomini, puis grand pape sous ◀le▶ nom ◀de▶ Pie II, que ◀l’▶Europe se voit définie, face à ◀l’▶islam ◀de▶ Mahomet II, comme ◀l’▶héritière chrétienne ◀de▶ Rome et ◀de▶ ◀la▶ Grèce. Et ◀l’▶on sait ◀la▶ fortune que devait connaître cette définition ◀de▶ ◀l’▶Europe par « ◀les▶ trois sources », reprise avec éclat par Valéry.
Dès ce temps-là, ◀les▶ plans se multiplient pour unir une Europe dont il faut croire, au moins, qu’elle est là comme besoin ◀d’▶exister dans ◀les▶ meilleurs esprits ◀de▶ tous ces siècles.
Limites ? — Mais ◀les▶ sceptiques nous demandent alors où elle s’arrête. ◀L’▶URSS en fait-elle partie jusqu’à Vladivostok ? ou seulement jusqu’à ◀l’▶Oural ? ou encore en est-elle « exclue » ? Et ◀la▶ Turquie d’Asie ?
Il est clair que ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀l’▶Europe n’ont cessé ◀de▶ varier au cours des siècles, surtout à ◀l’▶Est, où elles se sont déplacées selon ◀les▶ poussées asiatiques et ◀les▶ contre-poussées occidentales sans jamais se fixer pour longtemps : voir aujourd’hui ◀le▶ rideau ◀de▶ fer, frontière aussi peu « naturelle » que possible et qui ne traduit qu’un certain équilibre provisoire des forces militaires et idéologiques. Mais ◀les▶ frontières ◀de▶ toutes nos nations n’ont cessé ◀de▶ varier, elles aussi, dans une mesure beaucoup plus large encore : comparez ◀la▶ France et ◀l’▶Espagne, au début du xiiie siècle, à ce qu’elles sont aujourd’hui.
En vérité, une définition géographique ◀de▶ ◀l’▶Europe, si elle était possible, ne présenterait guère ◀d’▶intérêt, puisque ce ne sont pas des terres qu’il s’agit ◀de▶ réunir, mais des hommes. Or, ◀les▶ hommes ne sont pas des produits du sol, mais ◀d’▶une tradition ; ils ne naissent pas ◀de▶ ◀la▶ terre, mais d’autres hommes. Aux amateurs ◀de▶ géographie, répondons que ◀l’▶Europe, c’est tout d’abord ◀l’▶ensemble des Européens, ◀de▶ ceux qui se réclament ◀de▶ « ◀l’▶Europe notre mère », telle que ◀l’▶invoquait un poème hongrois écrit peu de temps avant ◀la▶ révolte ◀de▶ Budapest.
Trop divers pour s’unir ? — ◀L’▶argument des contrastes séculaires, invoqué sans fatigue contre ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, n’est qu’une étourderie aux yeux de ◀l’▶historien et ◀de▶ ◀l’▶observateur des cultures, mais c’est un dernier refuge pour ◀les▶ nationalistes. Or il se trouve que cet argument, précisément, n’est pas soutenable au plan ◀de▶ ◀la▶ nation. Comment ◀le▶ serait-il donc au plan ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ?
On nous dit que ◀les▶ contrastes entre Allemands et Français, Insulaires et Continentaux, Suédois et Grecs (pour ne parler que ◀de▶ géographie, ◀d’▶histoire récente et ◀de▶ modes de vie, mais il y a ◀les▶ religions, ◀l’▶économie, ◀les▶ formes politiques, etc.), interdisent toute union politique et font douter d’abord ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ culture qui donnerait une assise à cette union.
Mais : 1° ◀les▶ différences ◀de▶ langue, ◀de▶ religion, ◀de▶ « race », ◀de▶ coutumes et ◀de▶ niveau de vie entre Bretons et Languedociens, Frisons et Bavarois, Piémontais et Siciliens, pâtres catholiques ◀de▶ ◀l’▶Appenzell et banquiers protestants ◀de▶ Genève, n’ont pas empêché ◀l’▶unification nationale ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀de▶ ◀l’▶Italie et des cantons suisses — pas plus que cette unification, d’ailleurs, n’a supprimé ces différences. (Encore que ◀les▶ écoles ◀d’▶État, en France surtout, s’y soient efforcées depuis un siècle : or personne n’a jamais attendu rien ◀de▶ pareil ◀d’▶un État fédéral européen.) Ainsi ◀l’▶obstacle qu’on pose à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀les▶ dangers qu’on redoute ◀de▶ cette union, sont également imaginaires, comme ◀le▶ prouve ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ nation elle-même, au nom de laquelle on refuse ◀l’▶union.
2° Si pittoresques et voyants que soient ◀les▶ contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantzaki, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces deux auteurs, y prendront à fort peu de choses près ◀le▶ même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront ◀les▶ mêmes passions, ◀les▶ mêmes souffrances, ◀les▶ mêmes espoirs et ◀les▶ mêmes doutes, et malgré tout ce qu’il serait tellement facile ◀de▶ dire, ◀la▶ même foi dominant ◀l’▶arrière-plan millénaire sur lequel se détache ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀d’▶une certaine dignité ◀de▶ ◀l’▶homme.
S’agissant ◀d’▶observer une entité vivante, ◀le▶ problème consiste d’abord à se placer à ◀la▶ bonne distance.
Vue ◀d’▶assez loin, ◀l’▶Europe est évidente. Vus ◀d’▶Amérique, quelle que soit notre nation, nous sommes tous des Européens. Vus ◀d’▶Asie, je n’ai pas besoin ◀d’▶insister, on nous prend même parfois pour des Américains ! ◀De▶ toute manière, cette unité dont nous nous plaisons à douter, ◀les▶ Afro-Asiatiques ◀la▶ confirment en nous confondant tous dans une méfiance commune, qui va souvent jusqu’au mépris si elle ne s’arrête pas à ◀l’▶envie.
Vue ◀de▶ trop près, en revanche, plus ◀d’▶Europe ! C’est ◀l’▶histoire du naturaliste qui voulait étudier ◀l’▶éléphant au microscope. Il n’est jamais venu à bout ◀de▶ sa description, n’a jamais constaté ◀l’▶unité ◀de▶ son objet. Tant que nous restons nez à nez sur nos frontières multipliées dans tous ◀les▶ ordres, nous ne voyons que des différences. Quoi ◀de▶ commun entre anciens et modernes, croyants et incroyants, conservateurs et progressistes, bourgeois et prolétaires ? Ou pire encore : entre socialistes, gauchistes et radicaux ◀de▶ centre gauche, donc « ◀de▶ droite » ? À nous entendre, nous autres Européens ◀de▶ différentes nations, confessions ou climats, Français ◀de▶ différents partis, ou même Confédérés ◀de▶ différents cantons, nous n’aurions pas grand-chose ◀de▶ commun, pas assez, à tout ◀le▶ moins, pour former une entité reconnaissable à certains traits humains déterminants.
Là-dessus, j’observerai que nos diversités sont en effet si nombreuses, si profondes, et au surplus si jalousement entretenues et commentées, que ◀l’▶on peut y voir une première définition ◀de▶ ◀l’▶Europe. Rien de plus commun en effet à tous ◀les▶ Européens que leur goût ◀de▶ différer ◀les▶ uns des autres, ◀de▶ se distinguer des voisins, ◀de▶ cultiver chacun sa singularité jusqu’à ◀l’▶excès ◀d’▶y voir sa raison ◀d’▶être ! C’est à tel point que tout en présidant une imposante table ronde du Conseil de l’Europe, à Rome, j’avais noté sur un bout ◀de▶ papier « à circuler » cette définition irritée : « ◀L’▶Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans ◀la▶ mesure précise où il doute qu’il ◀le▶ soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec ◀l’▶homme universel, soit avec ◀l’▶homme ◀d’▶une seule nation du grand complexe continental dont il révèle ainsi qu’il fait partie par ◀le▶ seul fait qu’il ◀le▶ conteste ? »
Mais cette définition est encore trop simpliste pour ◀la▶ furieuse diversité qui caractérise notre cap : car ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen ne font pas seuls partie ceux qui ◀le▶ nient au profit des nations qui ◀le▶ composent, mais aussi ceux qui en ont conscience et qui ◀l’▶assument ; non seulement ceux qui ne voient que ◀les▶ arbres, mais aussi ceux qui pensent et vivent ◀la▶ forêt.
Finalement, ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe dont il s’agit, celle qui échappe si facilement à nos définitions, mais si difficilement au regard des autres, c’est ◀l’▶unité ◀de▶ notre culture pluraliste.
J’ajoute une précision qui est capitale : il ne faut pas aller vers ◀l’▶unité conçue comme uniformité et qui se traduirait fatalement par un accroissement ◀de▶ ◀l’▶entropie. Il faut partir ◀de▶ ◀l’▶unité donnée, qui est derrière nous et qui se continue en nous, pour aller vers ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.
2. Une unité non unitaire
Je ne parle donc pas ◀d’▶unité au sens simple, principe du nombre ou qualité ◀de▶ ce qui est un, homogène et sans parties. Je laisse ce sens aux jacobins et autres fanatiques ◀de▶ ◀l’▶uniforme. Je parle ◀d’▶unité au sens vivant, infiniment complexe, biologique, qui suppose des parties composées, englobées ou organisées en systèmes ◀de▶ tensions plus ou moins autonomes et plus ou moins équilibrés.
◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe comme culture est une communauté ◀de▶ valeurs antinomiques et ◀d’▶origines très diverses, mêlées en dosages très variés. C’est aussi ◀le▶ jeu dialectique ◀de▶ quelques principes dominants, intuitions religieuses, options ◀de▶ base qui informent non seulement ◀l’▶évolution des arts, des sciences, des régimes politiques et des jugements moraux, mais encore toute ◀l’▶économie, toute ◀la▶ vie matérielle des peuples.
◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe comme culture se définit en termes de compréhension, tout comme une « société » selon Toynbee, dans sa fameuse thèse initiale : « ◀L’▶unité intelligible ◀d’▶étude historique n’est ni un État-nation (nation state), ni ◀l’▶humanité dans son ensemble, mais un certain groupement humain que nous avons nommé société. »
◀L’▶Europe ne peut être comprise globalement qu’en tant qu’unité ◀de▶ culture, et en retour, notre actuelle culture occidentale ne nous devient intelligible que dans ◀le▶ cadre continental ◀de▶ son évolution trimillénaire, et non pas dans ◀le▶ cadre des États-nations constitués à une époque récente, ni dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶humanité dans son ensemble, qui n’a jamais encore connu ◀de▶ culture commune, s’il est vrai qu’elle essaie ◀d’▶en confectionner une au moyen ◀d’▶éléments empruntés à ◀la▶ nôtre…
3. ◀Les▶ options ◀de▶ base
Que ◀l’▶Europe ait été d’abord un fait ◀de▶ culture, voilà qui ne signifie pas un instant qu’elle soit ◀l’▶affaire des seuls hommes cultivés ou conscients ◀de▶ ce qu’ils donnent à ◀la▶ culture, et qu’elle n’intéresse pas vitalement tous ◀les▶ autres. ◀Les▶ valeurs instaurées par quelques créateurs et transmises par ◀la▶ Tradition, ◀l’▶Église, ◀l’▶École, déterminent ◀les▶ modes de vie auxquels tous participent dès leur naissance, même si ◀de▶ rares esprits, dans chaque génération, parviennent à contester, à modifier ou à rejeter certaines parties ◀de▶ ◀l’▶héritage qui ◀les▶ englobe.
Nos actions quotidiennes, nos sensibilités, nos évaluations morales et légales, et ◀la▶ valeur des fins que nous poursuivons, que nous ◀le▶ sachions ou non, tout prend sens et saveur dans ◀le▶ passé ◀de▶ notre culture commune. ◀L’▶option fondamentale ◀de▶ toute recherche humaine conditionne non seulement ◀les▶ découvertes futures, mais encore ◀la▶ nature ◀de▶ ce qu’on tiendra plus tard pour ◀la▶ réalité elle-même. Dis-moi ce que tu trouves, je te dirai ce que tu cherchais.
Qu’avons-nous donc cherché, nous ◀les▶ Européens ?
◀L’▶Orient cherchait ◀l’▶âme et ◀les▶ pouvoirs ◀d’▶agir sur ◀l’▶âme. C’était là, pour lui, ◀le▶ Réel. Il a trouvé quelques sagesses, ou sciences ◀de▶ ◀l’▶âme, et des méthodes ◀d’▶action psychique, comme ◀le▶ yoga.
◀L’▶Occident, dès ◀le▶ départ ◀de▶ ◀l’▶aventure nommée Europe, a choisi ◀de▶ chercher ailleurs… Il a donc trouvé autre chose, une toute autre Réalité. Et ◀la▶ question n’est pas, ici, ◀de▶ savoir si elle est plus ou moins vraie que ◀l’▶orientale ; mais seulement ◀de▶ bien voir ◀la▶ relation qui ◀l’▶unit à certains choix fondamentaux, caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Pour désigner ces choix, je pars des grands conciles, ◀de▶ Nicée en 325, à Chalcédoine en 451. Au cours de ces assises houleuses, parfois troublées par ◀les▶ interventions ◀de▶ gens ◀d’▶armes ou ◀d’▶hommes ◀de▶ main, et qui évoquent plutôt des conventions ◀de▶ partis aux USA que nos congrès académiques, dans une atmosphère ◀de▶ passions théologiques follement précises et ◀de▶ confusions politiques dignes ◀de▶ notre temps, ont été formulées ◀les▶ options décisives ◀de▶ notre civilisation européenne. J’en nommerai trois, en ◀les▶ reliant à leurs effets, sans doute imprévisibles en leur temps, mais vérifiables après plus ◀de▶ quinze siècles.
◀L’▶incarnation. — Dieu a choisi ◀de▶ se manifester non point par des visions, des songes, des effets ◀de▶ magie, des apparitions mystiques ou illuminations intérieures, des « avatars » ou métamorphoses successives, mais au contraire dans un corps ◀d’▶homme et dans ◀la▶ matière même dont nous sommes faits. Tel est ◀le▶ dogme du Dieu-homme.
Il implique immédiatement que ◀le▶ corps et ◀la▶ matière existent réellement, ne sont pas une illusion, comme ◀le▶ voulaient ◀les▶ docétistes, et ne sont pas seulement un « voile ◀de▶ Maya ». Si ◀l’▶on croit avec ◀les▶ Hindous que ◀le▶ corps et ◀la▶ matière sont illusoires, il n’est pas très intéressant ◀d’▶étudier leur nature et leurs lois. Cela devient au contraire très important si ◀le▶ corps et ◀la▶ matière sont bien réels. ◀L’▶option prise à Nicée en faveur de ◀la▶ réalité matérielle corporelle, reconnue et sanctifiée par Dieu lui-même, entraînait donc des conséquences immenses, qui devaient se nommer, dans ◀les▶ siècles à venir, sciences physiques et naturelles, puis techniques.
◀Le▶ cosmos dans lequel nous vivons n’est pas une fantasmagorie, pour ◀les▶ pères de Nicée. C’est une réalité qu’il faut interpréter, et qu’il faut savoir même sauver, car ainsi que ◀l’▶écrivait saint Paul : « ◀La▶ création tout entière, dans une attente ardente, attend ◀la▶ révélation des fils ◀de▶ Dieu. »
Il en résulte que ◀l’▶étude ◀de▶ ◀la▶ matière et du corps humain, matériel, fait partie ◀de▶ ◀la▶ vocation du chrétien. Elle devient possible, dès lors que ◀le▶ monde sensible n’est pas absurde, mais qu’il existe un accord entre notre esprit et ◀le▶ cosmos, tous deux créés par Dieu.
Il est remarquable que Nietzsche, le premier, ◀l’▶ait compris et ◀l’▶ait dit : ◀la▶ science occidentale n’eût pas été possible sans ◀le▶ christianisme. Il est important que Kepler ait déclaré : « ◀Les▶ œuvres ◀de▶ Dieu sont dignes ◀d’▶être contemplées. » Il est frappant que Descartes ait écrit : « Un athée ne pourrait pas faire ◀de▶ physique. » (En effet, ◀le▶ présupposé ◀de▶ toute science exacte, ◀l’▶accord entre notre esprit et ◀le▶ cosmos, ferait alors défaut. Si des athées ont fait ◀de▶ ◀la▶ physique, vraiment, cela prouve qu’ils n’étaient pas vraiment athées. Car ◀le▶ mouvement créateur ◀de▶ ◀la▶ science procède ◀d’▶une confiance intuitive dans ◀l’▶accord ◀de▶ ◀l’▶homme et du monde et suppose une foi dans leur fondement commun, « fondement ◀de▶ ◀l’▶être
dans ◀le▶ monde, à savoir Dieu », comme ◀l’▶écrit Ernest Ansermet dans ses Fondements ◀de▶ ◀la▶ musique.) Et il n’est pas sans intérêt ◀de▶ rappeler qu’Einstein, juif conscient dans un monde culturel pénétré ◀de▶ concepts chrétiens, ait exprimé sa révolte devant ◀l’▶idée que Dieu pourrait « jouer aux dés avec ◀le▶ monde ».
Enfin, il est nécessaire ◀de▶ marquer que ◀le▶ christianisme, à ses débuts, fut accusé ◀de▶ matérialisme par ◀les▶ tenants des religions orientales et des hérésies docétistes et gnostiques, lesquelles furent condamnées par ◀les▶ conciles pour leur spiritualisme excessif et unilatéral.
◀Le▶ conflit entre ◀la▶ science « matérialiste » du xixe siècle et ◀le▶ christianisme rejeté vers ◀le▶ « spiritualisme pur » reposait donc sur un malentendu profond. Ce faux problème se voit aujourd’hui dépassé par ◀la▶ science physique elle-même. Il apparaît au xxe siècle que ◀la▶ matière, étudiée plus à fond, se résout en énergie, laquelle se résout en structures, presque en pensée. ◀La▶ science exacte débouche en pleine métaphysique.
◀La▶ personne. — ◀La▶ formulation du dogme ◀de▶ ◀la▶ Trinité fut l’une des tâches majeures des grands conciles. ◀Le▶ problème était ◀le▶ suivant : Comment définir ◀les▶ trois fonctions ◀de▶ Dieu — ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils, ◀le▶ Saint-Esprit — sans ◀les▶ séparer, mais sans ◀les▶ confondre ? ◀Les▶ Latins avaient ◀le▶ terme ◀de▶ persona, qui désignait ◀le▶ rôle social et relationnel ◀d’▶un homme. ◀Les▶ Grecs avaient ◀les▶ termes ◀d’▶hypostasis (substance propre) et ◀de▶ ousia (substance permanente). Pour exprimer ◀les▶ relations entre ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils et ◀le▶ Saint-Esprit, un seul Dieu en trois fonctions distinctes, une seule ousie en trois hypostases, ◀les▶ conciles choisirent ◀le▶ mot ◀de▶ Personne, donnant un contenu chrétien à un mot latin interprété selon ◀la▶ pensée grecque.
◀De▶ là vient, par une extension normale — puisque ◀le▶ Fils est « à la fois vrai Dieu et vrai homme » —, notre idée ◀de▶ ◀la▶ personne humaine : elle désigne ◀l’▶individu naturel chargé ◀d’▶une vocation qui est sociale à l’égard du « prochain », dans ◀la▶ communauté, et spirituelle à l’égard de Dieu.
Cet homme à la fois distingué par sa vocation unique et relié par cette même vocation au prochain et au Père ◀de▶ tous, cet homme à la fois libre et responsable donc, va devenir ◀la▶ vraie source du droit nouveau, du respect humain, ◀de▶ ◀l’▶éthique occidentale et des institutions typiques ◀de▶ ◀l’▶Europe, celles qui sont chargées ◀d’▶assurer à la fois ◀les▶ libertés individuelles et ◀les▶ devoirs communautaires.
◀L’▶acceptation du temps et ◀de▶ ◀l’▶histoire. — Toutes ◀les▶ autres civilisations se faisaient du temps une idée cyclique. Ainsi ◀la▶ civilisation hindoue : ◀la▶ durée du monde s’y calcule en jours ◀de▶ Brahma, chacun valant 4320 millions ◀d’▶années solaires. Un Brahma vit 249 milliards ◀d’▶années, puis meurt, et ◀l’▶univers retourne au chaos, jusqu’à ce qu’un autre Brahma inaugure une ère nouvelle. Chaque ère se trouve divisée en mille éons, dont chacun se subdivise en quatre âges ◀de▶ durée décroissante : tout cela s’écoule, tourne, meurt et revient à ◀l’▶infini, sans nouveauté mesurable ou même imaginable. ◀L’▶homme échappe donc au temps et à sa dégradation : ◀le▶ retour éternel compense et annule tout.
Mais ◀le▶ christianisme, pour la première fois, a choisi ◀d’▶affronter ◀le▶ temps. ◀Le▶ Symbole ◀de▶ Nicée date ◀la▶ mort du Christ : « sous Ponce Pilate ». Il ne s’agit donc plus ◀d’▶un « avatar », du retour régulier ◀d’▶un archétype, mais ◀d’▶un événement historique, survenu « une fois pour toutes », comme saint Paul y insiste à vingt reprises. À partir de ce moment précis, ◀de▶ cet instant daté ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, ◀l’▶Europe va compter ses années sur une ligne continue et sans retour. ◀Le▶ seul « retour » prévu sera celui du Christ, mais il marquera aussi ◀la▶ fin du temps, ◀le▶ passage à ◀l’▶éternité. Et rien ne nous permet ◀de▶ ◀le▶ calculer, ni astrologie, ni révélation, ni science : « Car vous ne savez ni ◀le▶ jour ni ◀l’▶heure », dit ◀l’▶Évangile.
Voici donc pour la première fois un temps linéaire, imprévu, qui s’en va vers ◀l’▶avenir chargé ◀de▶ nouveautés, vers ◀l’▶aventure. Alors ◀l’▶Histoire devient possible, vaut ◀la▶ peine ◀d’▶être prise au sérieux, puisqu’elle apporte sans relâche ◀l’▶Imprévu. ◀L’▶aventure est unique, comme ◀la▶ vie du chrétien est unique, et ◀l’▶homme y joue son rôle selon sa vocation, non plus selon ◀le▶ seul décret des astres.
Du même coup, ◀l’▶homme devient responsable ◀de▶ ses actions et ◀de▶ leurs suites dans ◀l’▶histoire. C’est même pour fuir devant cette responsabilité écrasante — dès lors que ◀la▶ foi ne ◀le▶ soutient plus — que ◀l’▶Européen ◀d’▶aujourd’hui en vient à transformer ◀l’▶Histoire en une sorte ◀de▶ divinité ou Devenir fatal, dont seuls ◀les▶ dictateurs (ou ◀les▶ chefs du parti au pouvoir) ont scruté ◀les▶ intentions lointaines. Fuyant ◀l’▶histoire dont il est responsable et qu’il doit faire, ◀le▶ partisan totalitaire cherche à se mettre « dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire » faite par d’autres, c’est-à-dire par des forces mystérieuses qu’on se contente ◀de▶ désigner sous ◀le▶ nom lui-même obscur ◀de▶ « devenir dialectique »… Cette déviation, cette maladie mentale du sens ◀de▶ ◀l’▶aventure historique et personnelle, n’est-elle pas, elle aussi, caractéristique ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
Partant des grandes options religieuses et métaphysiques des conciles, nous avons pu marquer ◀le▶ point ◀de▶ départ ou ◀d’▶insertion dans ◀le▶ complexe européen ◀de▶ presque tous ◀les▶ résultats typiques ◀de▶ notre culture : sciences physiques et naturelles ; technique ; respect ◀de▶ ◀la▶ personne humaine et toutes ◀les▶ institutions civiques, sociales, juridiques qui en découlent ; sens ◀de▶ ◀l’▶histoire ; idée du progrès ; liberté et responsabilité ◀de▶ ◀l’▶individu chargé ◀d’▶une vocation dans ◀la▶ communauté…
Voilà donc notre civilisation définie non point comme une création préconçue qui s’affirmerait cohérente, non point comme ◀la▶ réalisation progressive ◀d’▶une idée platonicienne ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais au contraire comme un vaste complexe ◀de▶ tensions, ◀de▶ recherches jamais achevées ◀d’▶un équilibre sans cesse remis en question et ◀de▶ découvertes inouïes posant toujours ◀de▶ nouveaux problèmes — en un mot comme une aventure.
4. ◀Les▶ « trois sources »
Paul Valéry considérait comme Européens tous ◀les▶ peuples qui ont subi au cours de ◀l’▶histoire ces trois influences décisives : ◀l’▶Empire romain, ◀la▶ philosophie grecque et ◀le▶ christianisme. Définition célèbre, qui néglige ◀les▶ apports celtes, germaniques, arabes, slaves et orientaux, mais surtout qui ferait oublier qu’Athènes, Rome et Jérusalem nous ont légué autant ou plus ◀d’▶éléments ◀de▶ tension que ◀d’▶éléments ◀de▶ synthèse.
Au carrefour hasardeux des premiers siècles ◀de▶ notre ère, ce n’est pas une fusion organique ou logique qui s’est opérée, c’est plutôt une interminable polémique qui a pris son départ. Nulle harmonie préétablie entre ◀le▶ prophétisme juif et ◀la▶ mesure grecque, ◀le▶ sens critique et ◀la▶ raison ◀d’▶État, ◀les▶ religions syncrétistes et ◀la▶ foi, ◀l’▶Église et ◀l’▶Empire, Dieu et César.
5. ◀L’▶arc et ◀la▶ lyre ◀d’▶Héraclite
Dès ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ philosophie occidentale, dans l’une ◀de▶ ces cités ◀d’▶Ionie où prit naissance ◀la▶ dialectique ◀de▶ notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour ◀la▶ formule même ◀d’▶une unité spécifiquement européenne :
Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie.
◀De▶ ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être ◀la▶ loi constitutive ◀de▶ notre histoire et ◀le▶ ressort ◀de▶ notre pensée : ◀l’▶antinomie ◀de▶ l’Un et du Divers, ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité et ◀la▶ coexistence féconde des contraires.
◀La▶ Grèce, qui invente ◀la▶ cité (polis, ◀d’▶où politique), ◀la▶ fonde sur ◀le▶ paradoxe du citoyen à la fois libre et responsable. (Dans plusieurs cités, chaque homme libre est appelé à revêtir une charge publique par rotation.) Mais elle invente aussi ◀l’▶analyse critique et ◀la▶ conduit à ses dernières conséquences : ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶atome et celle ◀de▶ ◀l’▶individu (c’est ◀le▶ même mot, selon ◀l’▶étymologie : ◀l’▶indivisible), ◀d’▶où ◀les▶ excès ◀de▶ ◀l’▶individualisme dans ◀les▶ trop grandes cités hellénistiques : nul n’est plus responsable ◀de▶ rien, et ◀la▶ fortune sans visage prend ◀la▶ place des dieux ◀de▶ ◀la▶ Cité : « Tant que tu vis, ne dis jamais : ce sort-là ne sera pas le mien », dit un personnage ◀de▶ Ménandre, marquant ◀la▶ destruction (libératrice ?) ◀de▶ tout « ordre des choses » et ◀de▶ ◀la▶ société. ◀Le▶ vide social appelle ◀les▶ tyrans. Rome, en réponse à ce défi ◀de▶ ◀l’▶anarchie, invente ◀l’▶État et ses institutions centralisées : elle poussera ◀l’▶ordre et ◀la▶ stabilité dans ◀l’▶uniformité universelle jusqu’à ◀l’▶irrémédiable et dangereux ennui, malgré plus ◀de▶ deux-cents jours fériés dès ◀le▶ iiie siècle ! ◀Le▶ vide ◀de▶ ◀l’▶âme inoccupée appelle ◀les▶ tempêtes et ◀les▶ révolutions.
◀Le▶ christianisme apporte alors un troisième monde ◀de▶ valeurs, assez mal compatibles avec celles ◀de▶ ◀la▶ sagesse grecque et totalement contraires à celles ◀de▶ Rome. À ◀la▶ morale ◀de▶ ◀la▶ mesure et ◀de▶ ◀la▶ raison utilitaire, ◀l’▶Évangile oppose ◀les▶ élans ◀de▶ ◀l’▶amour sans calcul, au droit de ◀la▶ force ◀le▶ service du prochain, au culte du succès ◀le▶ sens du sacrifice. Bien plus, il porte ◀la▶ contradiction au cœur ◀de▶ ◀l’▶Être et ◀la▶ traduit dans ◀l’▶énoncé ◀de▶ ses dogmes fondamentaux : ◀la▶ Trinité transporte en Dieu lui-même ◀le▶ paradoxe ◀de▶ l’Un et du Divers, tandis que ◀l’▶Incarnation porte à ◀l’▶extrême ◀la▶ coexistence des contraires, ◀l’▶impensable définition ◀de▶ ◀la▶ Personne ◀de▶ Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme à la fois », selon ◀les▶ formules conciliaires.
Mais ce n’est pas tout. Avec ◀les▶ trois sources classiques viennent confluer dans ◀le▶ haut Moyen Âge ◀la▶ source germanique et ◀la▶ source celtique, la première apportant notamment ◀le▶ droit communautaire et personnel et ◀les▶ valeurs ◀d’▶honneur et ◀de▶ fidélité, la seconde apportant ◀le▶ sens du rêve, rédemption spirituelle ◀de▶ ◀l’▶échec historique, et ◀le▶ grand thème ◀de▶ ◀la▶ Quête aventureuse, symbole mystique.
Faut-il enfin rappeler ◀l’▶apport arabe, qui ne se limite pas au « retour ◀d’▶Aristote », ni à ◀l’▶algèbre, mais qui est l’une des sources principales ◀de▶ ◀la▶ lyrique des troubadours, donc ◀de▶ ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ parle et qu’on croit ◀le▶ sentir en Occident ? Et ◀l’▶apport slave dès ◀le▶ xixe siècle, ◀l’▶anarchie, ◀la▶ démesure religieuse, ◀le▶ réalisme total et ◀la▶ peinture abstraite ? ◀L’▶art africain, ◀le▶ jazz négro-américain au xxe siècle ?
Tout cela ne ferait encore qu’une mosaïque ou un vitrail aux cent fragments monocolores et bien sertis, si des combinaisons et des synthèses plus ou moins stables et rarement prévisibles ne s’étaient opérées au cours des siècles. J’en indique rapidement trois exemples.
a) ◀Le▶ phénomène communautaire qui domine ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶homme médiéval ne peut être compris dans ses structures complexes qu’à partir des modèles romains et germaniques, diversement utilisés par ◀l’▶Église et par ◀les▶ croyants. Cadres, fonctions et hiérarchies ◀de▶ ◀l’▶imperium, titres et vêtements ◀de▶ sa religion sont repris par ◀l’▶Église ◀de▶ Rome. Cependant que ◀l’▶esprit évangélique des premières paroisses autonomes et fédérées, où tout était mis en commun, prend corps dans ◀les▶ formes sociales et ◀les▶ structures communautaires ◀de▶ ◀la▶ coutume germanique. ◀D’▶où ◀les▶ ordres monastiques et chevaleresques, puis ◀les▶ communes urbaines et rurales, avec leurs conseils et leurs ligues, et leurs propriétés collectives, qui ne doivent rien au droit romain.
b) ◀La▶ chevalerie, forme des plus particulières et ◀de▶ très brève durée réelle dans notre histoire10, nous permet ◀de▶ voir ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise comment ◀les▶ valeurs germaniques ◀d’▶honneur guerrier et ◀de▶ fidélité au clan se composent avec ◀les▶ valeurs chrétiennes toutes contraires ◀d’▶humilité et ◀d’▶obéissance à Dieu d’abord, pour aboutir à ◀l’▶aventure personnelle ◀d’▶un Lancelot, ◀d’▶un Bohort, ◀d’▶un Perceval, dans un style à la fois cistercien, courtois et fort probablement cathare (manichéen), mais surtout celte.
c) Prenons enfin ◀l’▶exemple ◀le▶ plus général : notre sens ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il se trouve être exactement aussi complexe que nos origines. Car ◀la▶ liberté, pour ◀le▶ Grec, c’est ◀la▶ critique frondeuse, ◀l’▶acte civique, ou ◀le▶ risque individuel ; pour ◀le▶ chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure et ◀l’▶élan ◀d’▶obéissance à ◀l’▶appel transcendant ; pour ◀le▶ Germain, symboliquement, c’est ◀d’▶être armé et ◀de▶ porter des cheveux longs ; pour ◀le▶ Romain, c’est ◀de▶ jouir des droits du citoyen à part entière ; et tous ces éléments spirituels, juridiques, sociaux, philosophiques et polémiques se combinent et permutent à doses variables dans notre idée ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il n’est pas ◀de▶ concept plus difficile à définir, plus facile à nier en théorie, et il n’est pas ◀d’▶idée plus exaltante en fait pour ◀les▶ Européens ◀de▶ toute nation et ◀de▶ toute classe, ◀de▶ toute croyance et ◀de▶ toute incroyance. ◀L’▶appel à ◀la▶ liberté, ◀la▶ revendication ◀de▶ ◀la▶ liberté (quel que soit ◀le▶ sens qu’on donne au mot), est sans nul doute ◀le▶ thème affectif ◀le▶ plus généralement européen, ◀le▶ plus commun à tous ◀les▶ hommes ◀de▶ notre continent, et ◀l’▶on peut voir en lui ◀le▶ plus proche équivalent, dans notre civilisation profane, ◀de▶ ◀l’▶invocation au sacré.
Contre-épreuve : ce même mot ◀de▶ liberté n’éveille aucune passion fondamentale chez ◀les▶ peuplades africaines ou chez ◀les▶ partisans et fonctionnaires ◀de▶ ◀l’▶URSS, ni dans ◀les▶ masses en uniforme ◀de▶ ◀la▶ Chine. Ou bien, s’il prend soudain un sens précis pour ◀les▶ meneurs nationalistes des « pays neufs », c’est un sens emprunté à ◀l’▶Europe, même et surtout s’il justifie un élan ◀de▶ révolte contre elle, prétextant un colonialisme périmé.
6. Patrie ◀de▶ ◀la▶ discorde créatrice
Or ces valeurs qui se contredisent avec passion et sont souvent contradictoires en soi ne se détruisent pas pour autant : entre leurs triomphes alternés, elles durent dans ◀l’▶ombre ◀de▶ ◀l’▶histoire, dans ◀la▶ tradition, dans ◀les▶ livres et dans ◀l’▶inconscient collectif. Elles agissent toutes, sans exception, dans ◀la▶ vie des hommes ◀d’▶aujourd’hui. Un seul exemple : ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ Trinité, hors de ◀la▶ tradition ecclésiastique, a fourni ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ dialectique hégélienne11, repris par Marx, puis par Lénine, avec ◀les▶ conséquences que ◀l’▶on sait, jusque dans ◀l’▶existence quotidienne ◀de▶ sept-cents-millions ◀de▶ Chinois qui se croyaient confucianistes, bouddhistes, ou sans croyance aucune…
Athènes, Rome et Jérusalem, ◀la▶ papauté et ◀le▶ Saint-Empire, ◀la▶ Table ronde du roi Arthur et ◀les▶ communes, toutes leurs valeurs, tous leurs conflits et parfois leurs complicités, tout cela dure et vit en nous ◀de▶ mille manières. Tout cela préforme, dès avant notre naissance, nos sensibilités et nos jugements moraux, nos réflexes sociaux et nos besoins « réels », économiques, sexuels et religieux.
Tout cela nous incite aussi à remettre en question ces déterminations — et nous en fournit ◀les▶ moyens.
Enfin, tout cela dénote ◀l’▶Europe comme patrie ◀de▶ ◀la▶ diversité, bien plus : ◀de▶ ◀la▶ discorde créatrice, pour reprendre ◀les▶ termes ◀d’▶Héraclite.
◀L’▶Européen moyen n’existe pas, et par définition il ne peut exister. Car ◀l’▶Européen type est celui qui parfois déclare, et toujours pense : « Quelle serait ma raison ◀d’▶être si j’étais comme tout le monde ? » À ses yeux — et cela peut servir à ◀le▶ définir — « se distinguer » ou « être distingué » est synonyme ◀d’▶honneur mérité ou reçu, non pas ◀d’▶impardonnable faute contre ◀l’▶usage, ◀de▶ déviationnisme, ou ◀de▶ blasphème.
◀L’▶Oriental, je pense aux Hindous plus qu’aux Chinois, est ◀d’▶une caste, ◀d’▶un ordre, ◀d’▶un karma, et ne peut se poser ◀le▶ problème ◀d’▶un sens personnel ◀de▶ sa vie, divergeant ◀de▶ ◀la▶ voie tracée ◀d’▶avance pour sa catégorie natale. Quant au citoyen ◀d’▶un pays totalitaire, ◀le▶ parti sait pour lui quel est son bien, et lui prouve au besoin qu’il ◀le▶ sait mieux que lui. ◀L’▶idée ◀de▶ varier, ◀de▶ différer ou ◀d’▶innover, suggère pour ◀l’▶Oriental une inconvenance profonde ; tandis que toute initiative expose ◀le▶ sujet ◀d’▶une dictature totalitaire à ◀l’▶accusation ◀de▶ sabotage. S’ils tombent dans cette erreur et s’ils y persévèrent, ◀l’▶Oriental ◀l’▶expiera dans ses vies ultérieures, tandis que ◀le▶ Soviétique, dès cette vie-ci, sera « rééduqué » pour ◀l’▶avenir collectif.
Nous voyons au contraire ◀l’▶homme ◀d’▶Europe chercher ◀la▶ singularité, ◀la▶ différence, qu’il lui arrive ◀de▶ confondre avec ◀la▶ qualité ou ◀l’▶excellence ; et presque tout ◀l’▶approuve en cet effort : ◀les▶ grands exemples qu’on lui vante, ◀les▶ héros, ◀les▶ champions, ◀les▶ saints — et ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ concurrence. Nous ◀le▶ voyons chercher sa voie selon ses goûts, ses croyances qui diffèrent (ou du moins il s’en flatte) ◀de▶ celles qui sont censées régner, ses talents qu’il expérimente, enfin sa vocation, s’il en sent une et s’il y croit. Lorsqu’il entre en conflit avec ◀les▶ lois, ◀les▶ traditions, ◀les▶ préjugés ◀de▶ son milieu, il ◀les▶ déclare absurdes ou scandaleux. Cette manière ◀d’▶opposer ◀l’▶individu au tout, et ◀d’▶attribuer ◀l’▶absurdité non pas au moi qui ◀la▶ ressent, mais au monde ou à ◀la▶ société, voilà qui est proprement occidental. Cela donne ◀le▶ révolté, ◀l’▶objecteur ◀de▶ conscience, ◀le▶ révolutionnaire ou ◀le▶ réformateur ; cela donne dans ◀les▶ sciences ◀le▶ chercheur, et ◀l’▶innovateur dans ◀les▶ arts, tout ce qui a compté dans ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶Europe, tout ce qui s’y est fait un nom et un visage distinct. Soulignons maintenant que ce drame permanent entre ◀le▶ moi et ◀le▶ destin social, entre ◀la▶ personne libre et ◀la▶ fatalité, ne serait pas concevable hors ◀d’▶un monde qui date ses années ◀de▶ ◀la▶ Crucifixion, hors ◀d’▶un monde né avec cette religion qui fit dépendre ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶homme, non point ◀de▶ ◀l’▶observance des rites collectifs, mais ◀de▶ ◀la▶ conversion personnelle.
◀La▶ question du sens ◀de▶ nos vies, du sens particulier ◀de▶ chaque vie dans ◀la▶ vie, dénote et marque ◀l’▶Occident, et plus spécifiquement ◀l’▶Europe. On peut donc définir ◀l’▶Europe comme cette partie ◀de▶ ◀la▶ planète où ◀l’▶homme, sans relâche, se remet en question et veut changer ◀le▶ monde, ◀de▶ telle manière que sa vie personnelle y prenne un sens.
7. Une valeur absolue : ◀la▶ personne
Comparée et contrastée avec ◀les▶ civilisations sacrées ◀de▶ ◀l’▶Antiquité, ◀les▶ civilisations magiques ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀les▶ modernes entreprises totalitaires, ◀l’▶Europe nous apparaît comme une espèce ◀de▶ révolution permanente, révolution menée par ◀la▶ conscience humaine contre toutes ◀les▶ puissances qui oppriment ou qui nient ◀le▶ moi responsable et distinct. Lutte contre ◀le▶ destin natal, pour se forger une destinée ; contre ◀les▶ astres et ◀les▶ dieux écrasants ; contre ◀la▶ masse informe qui annule ◀les▶ personnes, mais aussi contre ◀l’▶arbitraire et ◀l’▶anarchie qui vident ◀de▶ sens ◀l’▶effort ◀de▶ toute une vie ; lutte enfin contre ◀les▶ servitudes intimes du moi, afin de dominer ses mécanismes et ◀d’▶en tirer une liberté plus haute. Or ◀le▶ fondement ◀de▶ cette révolution, son ressort et sa cause finale, c’est ◀la▶ notion ◀de▶ ◀la▶ valeur absolue ◀de▶ ◀la▶ personne humaine — ◀de▶ chaque personne humaine.
Pour beaucoup d’entre nous, ◀l’▶expression est passée au rang ◀de▶ cliché. Mais ◀l’▶historien jugera différemment. Pour ma part, je tenterai ◀de▶ faire voir comment ◀l’▶idée du moi distinct, ◀de▶ ◀la▶ personne — à la fois mère et fille ◀de▶ ◀l’▶Europe — forme nos vies, permet qu’elles aient un sens et donne leur intérêt, même affectif, à la plupart de nos activités. Ôtez ◀le▶ moi distinct, ◀le▶ droit ◀d’▶être une personne, et du même coup nos vies n’auraient plus sel ni sens : voilà bien dans sa réalité ◀la▶ menace ◀d’▶aliénation qui pèse aujourd’hui sur ◀l’▶Europe, que dis-je : sur ◀l’▶espoir humain.
Ma thèse est simple. Elle consiste à rappeler que la plupart de nos valeurs et idéaux, à nous autres Européens, et la plupart de nos activités courantes, sérieuses ou non, dérivent ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ ◀l’▶homme introduite par ◀le▶ christianisme. Je ne parle pas ici du converti, ◀de▶ ◀l’▶homme chrétien au sens courant, du membre ◀d’▶une Église, plus ou moins pieux et plus ou moins moral. Je parle, ◀d’▶une manière plus générale, du type ◀d’▶homme (croyant ou non) que ◀le▶ christianisme a permis ◀de▶ concevoir, et qu’il a nommé ◀la▶ personne. Je dis que nos valeurs modernes, actuelles (◀le▶ sens que nous donnons à nos activités), si elles ne traduisent pas toujours directement cette notion ◀de▶ ◀l’▶homme, en dérivent en tout cas ◀d’▶une manière démontrable, fût-ce par une suite ◀de▶ laïcisations, ou même ◀de▶ dégradations, parfois aussi par extension plus ou moins abusive au plan collectif. Ces valeurs, ces activités, seraient proprement inconcevables sans ◀la▶ notion originelle ◀de▶ ◀la▶ personne. Mais plus inconcevable encore, ce qui ◀les▶ blesse. S’il se trouve que « je est un autre », comme dit Rimbaud, on a là ◀le▶ modèle ◀de▶ toute aliénation. Mais s’il n’y a pas ◀de▶ je, qui serait aliéné ? (Pour ◀le▶ bouddhiste, pour ◀le▶ cathare, pas ◀d’▶autre aliénation que ◀la▶ naissance.) C’est ◀la▶ personne en moi, et c’est elle seule, qui est passible ◀d’▶aliénation. Si vous n’y croyez pas, ◀l’▶ordinateur est là.
8. Révolution et passion
Prenons ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ révolution, si typiquement européen. Révolution a ◀le▶ même sens que conversion : c’est se retourner complètement. On peut dire que ◀la▶ révolution est, pour une collectivité, ◀l’▶équivalent exact ◀d’▶une conversion. Or, ◀la▶ conversion soudaine, radicale, changeant tout — ◀le▶ Chemin ◀de▶ Damas — est un phénomène caractéristique du christianisme. ◀La▶ notion ◀de▶ révolution a ◀la▶ même extension dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps que ◀le▶ monde christianisé. ◀L’▶Asiatique traditionnel, brahmaniste ou bouddhiste, ne peut ◀la▶ concevoir. Elle ne serait à ses yeux qu’indécence, blessure à ◀l’▶ordre du cosmos, crime absurde. En Inde, ◀les▶ seuls hommes touchés par ◀l’▶idéologie communiste sont restés longtemps ceux que ◀l’▶Occident avait contaminés : jeunes intellectuels éduqués en Angleterre, ou peuples ◀de▶ ◀la▶ côte du Malabar, très anciennement christianisés. Pour admettre ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ révolution et ◀de▶ sa fécondité possible, il faut avoir sucé avec ◀le▶ lait (celui ◀d’▶une Alma Mater tout au moins) ◀les▶ conceptions primitivement chrétiennes du changement brusque, du renouvellement possible ◀de▶ toutes choses ; et aussi ◀de▶ ◀la▶ liberté, ◀de▶ ◀la▶ justice, ◀de▶ ◀la▶ mission reçue et ◀de▶ leur valeur transcendante par rapport à ◀l’▶ordre établi — toutes choses qui ont permis ◀l’▶apparition du concept chrétien ◀de▶ personne. ◀Les▶ révolutionnaires ne peuvent se former que dans un monde qui tient ◀la▶ liberté et ◀la▶ vocation prophétique pour plus vraies que ◀les▶ lois sacrées et ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶État.
Prenons ensuite ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ passion dans ◀les▶ rapports individuels. ◀La▶ passion, c’est ◀l’▶amour exalté non seulement au-delà ◀de▶ toute raison, mais au-delà ◀de▶ ◀l’▶instinct même et du plaisir. C’est ce qui jette Tristan et Iseut dans ◀la▶ mort, souhaitée comme un suprême accomplissement. ◀La▶ passion dans ◀l’▶amour nourrit toutes nos littératures depuis des siècles — depuis ◀les▶ troubadours et ◀le▶ roman breton —, et grâce à ◀la▶ littérature, elle obsède nos rêves, elle met un « tourment délicieux » dans nos vies. Sous des formes à vrai dire dégradées, de plus en plus anodines et banales, c’est elle — bien plus que ◀le▶ sex-appeal — qui inspire ◀le▶ cinéma, ◀les▶ magazines féminins et leurs courriers du cœur. Je constaterai maintenant que cette passion qui tient une telle place dans nos vies, ou tout au moins dans nos secrètes nostalgies, ◀l’▶Asie ◀l’▶ignore en toute sérénité, ◀l’▶Amérique ◀la▶ déprime et ◀la▶ Russie a tenté ◀de▶ ◀la▶ supprimer. Car ◀la▶ passion, dans sa pureté originelle, suppose une croyance innée dans ◀la▶ valeur unique ◀de▶ ◀l’▶être aimé, irremplaçable, infiniment distinct ◀de▶ tous ◀les▶ autres. Or, cette croyance, ◀l’▶Asiatique ne ◀l’▶a jamais eue. Ses religions ne ◀l’▶y préparent nullement, puisqu’elles tendent au contraire au dépassement du moi. Quant aux Américains, ils ont certes en commun avec nous ◀l’▶héritage ◀de▶ ◀la▶ littérature, vulgarisé par Hollywood. Mais on ◀les▶ voit tentés, et de plus ◀d’▶une manière, ◀de▶ prendre à son sens littéral cette maxime ◀de▶ ◀la▶ démocratie qui affirme qu’un homme en vaut un autre, et donc qu’une femme aussi en vaut une autre : disposition peu favorable au développement ◀d’▶une grande passion. Enfin, ◀le▶ citoyen du monde soviétique se doit ◀de▶ rejeter avec une horreur officielle ◀l’▶idée non scientifique, bourgeoise et individualiste ◀de▶ ◀l’▶amour romanesque. Il estime à bon droit que ◀la▶ passion est une force antisociale, et qui ne peut que gêner son rendement.
Cette passion, donc, qui nous paraît si « naturelle », est en réalité exceptionnelle dans ◀le▶ monde. On peut ◀la▶ qualifier ◀d’▶extravagante ou ◀d’▶immorale, et ◀l’▶Église peut ◀la▶ condamner. Il n’en reste pas moins qu’elle a sa source vive — quoique lointaine — dans ◀la▶ révolution chrétienne et qu’elle est inconcevable hors ◀d’▶un monde où Pascal peut placer dans ◀la▶ bouche même du Christ cette phrase célèbre : « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes ◀de▶ sang pour toi. » Pour toi, non pour ◀le▶ genre humain en général, ni pour maintenir par ◀la▶ vertu magique ◀d’▶un acte sacrificiel ◀les▶ rythmes du cosmos et ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ fécondité — on dirait aujourd’hui : pour favoriser ◀le▶ plan ◀de▶ production —, pour toi, que vient distinguer, dans toute ◀la▶ masse des hommes ◀de▶ tous ◀les▶ temps, mon amour à jamais personnel.
Ces deux exemples sont extrêmes. Nous ne sommes pas tous des révolutionnaires, ni ◀les▶ héros ◀d’▶une grande passion mortelle, mais ◀la▶ révolution et ◀la▶ passion sont pour nous tous des repères décisifs. Nos vies sont orientées par rapport à ces pôles.
9. Originalité et humour
Voici, plus près de nos vies quotidiennes, d’autres exemples : ◀le▶ besoin ◀d’▶originalité et ◀l’▶humour.
Il y a dans notre goût ◀de▶ ◀l’▶originalité deux composantes : ◀l’▶esprit ◀de▶ concurrence et ◀le▶ besoin ◀d’▶exprimer son « vrai moi ». À partir ◀d’▶un certain niveau ◀de▶ culture, en Occident, ◀le▶ non-conformiste est bien vu, tandis que ◀la▶ banalité disqualifie.
Tout ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶artiste européen, depuis un siècle, tend à « faire du neuf » ◀d’▶une manière personnelle. C’est même cela que nous nommons « créer ». Mais cette idée ◀de▶ ◀l’▶originalité, dans ◀les▶ arts ou dans ◀la▶ conduite, ne signifie rien ◀de▶ raisonnable pour ◀l’▶Asiatique, par exemple. Pour ◀l’▶artiste hindou, comme pour ◀le▶ sculpteur ◀de▶ ◀l’▶ancienne Égypte, ou ◀l’▶architecte aztèque, ou ◀le▶ grand sorcier nègre, ◀le▶ problème est non pas ◀de▶ différer, mais au contraire ◀d’▶appliquer ◀les▶ recettes, ◀de▶ traduire en symboles convenus ◀l’▶ordre cosmique et ◀les▶ grands gestes rituels. ◀L’▶innovation individuelle ne peut être à leurs yeux qu’une erreur. Elle risquerait ◀de▶ faire rater ◀l’▶opération magique ◀de▶ ◀l’▶art. Je ne dis pas qu’entre ◀l’▶Occidental, qui tend à s’affirmer comme individu créateur, et ◀l’▶Oriental, qui tend à s’ordonner au monde des dieux, nous ayons à choisir : je dis que nous avons choisi. Je ne dis pas que l’un vaut mieux que l’autre, mais qu’ils se donnent des buts tout à fait différents. Et je ne nie pas non plus que dans tous nos pays il existe une majorité ◀de▶ conformistes que terrifie ◀l’▶idée ◀de▶ passer si peu que ce soit pour un « original », et dont toute ◀la▶ morale est ◀d’▶imiter. Je dis seulement que ◀les▶ modèles dont ils disposent pour leur conduite morale et dans ◀les▶ arts demeurent en dernière analyse des créations individuelles, et non des conventions sacrées. Ils imitent moins des rites millénaires que des révolutions dans ◀la▶ mode ◀d’▶hier ou ◀d’▶avant-hier.
Entre ◀le▶ conformiste et ◀le▶ révolté, ◀l’▶Europe connaît d’ailleurs un être intermédiaire : celui qui a ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶humour. ◀L’▶Occident a créé ◀l’▶étatisme, lequel tend à rejoindre, à ◀la▶ limite, ◀les▶ despotismes ◀de▶ ◀l’▶Orient ou ◀de▶ ◀l’▶Antiquité, au point de vue ◀de▶ ◀l’▶oppression des individus. Cependant, loin ◀d’▶adorer ces tyrannies qu’il laisse parfois s’établir dans son sein, ◀l’▶Occident leur résiste en mille manières. Non seulement par ◀la▶ rébellion ouverte et armée, mais par des attitudes et des conduites qui affirment ◀la▶ liberté ◀de▶ jugement des individus. Ainsi ◀l’▶humour, forme larvée, sournoise, prudente ◀de▶ ◀la▶ révolte quotidienne contre ◀la▶ tyrannie rationaliste, contre ◀les▶ préjugés et ◀les▶ routines, et contre ◀le▶ droit du plus fort, toutes choses qui se résument aujourd’hui dans ◀le▶ pouvoir anonyme ◀de▶ ◀l’▶État. ◀L’▶humour est ◀la▶ combustion lente ◀de▶ ◀la▶ révolte des individus. C’est pourquoi vous ◀le▶ chercheriez en vain dans toute ◀l’▶Asie. Et vous n’en jouerez pas impunément dans ◀les▶ États totalitaires, où il se voit réduit à n’exprimer qu’une clandestinité désespérée. Et c’est enfin pourquoi ◀les▶ créateurs ◀de▶ ◀la▶ démocratie moderne attachent une pareille importance à ◀la▶ possession du sense of humour : ils pensent que celui qui ne ◀l’▶a pas n’a pas non plus ◀le▶ vrai sens ◀de▶ ◀la▶ vie. Je n’oublie pas que ◀l’▶humour consiste à se moquer d’abord ◀de▶ soi-même. Mais avant de pouvoir rire ◀de▶ soi-même, il s’agit ◀d’▶exister comme une personne consciente et ◀de▶ prendre une certaine distance par rapport à ce que ◀l’▶on se voit être. Dans ◀l’▶humour, c’est donc ◀la▶ personne qui juge son propre individu…
10. Mesure du progrès par ◀le▶ risque
Dernier exemple : ◀le▶ progrès. Il est ◀de▶ mode aujourd’hui ◀d’▶en douter. ◀Les▶ plus grands esprits ◀de▶ notre siècle, un Paul Valéry, un Eliot, un Toynbee, un Bergson ◀l’▶ont fait ; et ◀la▶ majorité ◀de▶ nos élites ◀les▶ a suivis. Certes, nous pouvons railler ◀les▶ illusions du siècle des Lumières et du siècle bourgeois capitaliste ; nous pouvons répéter que notre industrie aboutit à ◀l’▶enlaidissement ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀l’▶espèce, notre science à ◀la▶ bombe atomique, nos révolutions à ◀l’▶État totalitaire ; que ◀le▶ progrès n’est donc nullement fatal ; qu’il n’est plus même un idéal européen, mais bien russe et américain, et tout cela semble bien vrai. Mais il n’est pas moins vrai que ◀l’▶horizon ◀d’▶un progrès toujours possible reste vital pour ◀l’▶homme européen ; et que nos vies perdraient leur sens, si vraiment nous cessions ◀de▶ croire qu’un lendemain plus vaste et libre reste ouvert. De plus, il serait faux ◀de▶ penser que notre idée européenne du progrès ait vraiment émigré en Russie ou en Amérique. Ce qu’on appelle « progrès », dans ces empires ◀de▶ masses, diffère profondément ◀de▶ notre idéal. Dans une dictature, par exemple, ◀l’▶idée ◀de▶ progrès perdra nécessairement ce qui fait, à nos yeux, tout son prix : elle cessera ◀d’▶être liée à ◀l’▶idée ◀de▶ liberté, c’est-à-dire à ◀la▶ perspective ◀d’▶une vie plus libre pour chacun ◀de▶ nous, et bientôt elle ira se lier à ◀l’▶idée ◀de▶ contrainte collective, négation même ◀de▶ son mouvement originel.
◀D’▶où nous vient, en effet, ◀le▶ concept ◀de▶ progrès ? Il n’est apparu comme tel qu’au xviiie siècle. Mais ses origines sont beaucoup plus anciennes et remontent incontestablement — encore une fois — au christianisme primitif.
Pour ◀les▶ religions antiques, point ◀de▶ nouveauté ni ◀de▶ véritable création possible. Leur nostalgie n’était pas dans ◀l’▶avenir, mais dans ◀le▶ temps mythique des origines. ◀L’▶idée que ◀le▶ lendemain puisse apporter des innovations bénéfiques, que ◀les▶ petits-fils puissent être plus heureux que leurs ancêtres, était tout étrangère aux Anciens, comme elle ◀le▶ reste à la plupart des Orientaux. Survient alors ◀le▶ christianisme et, avec lui, ◀l’▶histoire comme aventure, où tout reste imprévu sauf ◀la▶ fin : ◀le▶ retour du Seigneur au Jugement dernier. D’ici là, nous nous avançons dans ◀l’▶inconnu que nous créons nous-mêmes, dans ◀l’▶incertitude et ◀l’▶espoir. ◀Les▶ catastrophes restent toujours possibles, mais ◀le▶ progrès aussi devient possible : il traduit notre volonté ◀d’▶échapper aux fatalités. Et nous ◀l’▶imaginons comme ◀le▶ produit ◀de▶ toutes ◀les▶ créations accumulées par ◀les▶ grands hommes, héros, savants, législateurs et saints. Nous pensons que tout cela rendra ◀la▶ vie meilleure. Nous nous trompons peut-être, mais nous ◀le▶ pensons, et depuis près de deux-mille ans.
Cependant, ◀de▶ nos jours, notre foi dans ◀le▶ progrès a cessé ◀d’▶être une foi naïve. Nous nous posons à son sujet des questions parfois angoissantes. Comment mesurer ◀le▶ progrès ? Qui peut affirmer qu’au total il ait un sens positif ? Dans ◀l’▶ensemble, il se peut qu’il n’en ait point, qu’il n’ait aucune direction vérifiable, et que ◀la▶ somme des modifications qu’il nous apporte, en bien et en mal, s’annule. ◀La▶ croyance au progrès collectif demeure un pur et simple acte ◀de▶ foi, devant lequel il est permis ◀de▶ rester sceptique… En vérité, ◀l’▶idée ◀de▶ progrès ne peut reprendre un sens certain que par rapport à notre vie individuelle. Car ◀le▶ progrès à ◀l’▶origine signifiait une libération, et, ◀de▶ nos jours encore, ◀la▶ liberté ne peut avoir ◀de▶ sens que pour ◀l’▶individu (que serait une liberté ◀de▶ masse ?). Je définirai donc ◀le▶ progrès véritable comme ◀l’▶augmentation continuelle des possibilités ◀de▶ choix qui sont offertes, tant matérielles que culturelles, à un nombre sans cesse croissant ◀d’▶individus. Et ◀la▶ mesure ◀de▶ ce progrès, ce ne sera pas seulement ◀l’▶augmentation ◀de▶ notre sécurité, ◀de▶ notre confort, mais aussi et peut-être surtout celle ◀de▶ nos risques personnels, des occasions et des moyens ◀de▶ nous décider nous-mêmes, donc ◀d’▶être libres.
Car ◀la▶ seule liberté qui compte pour moi — dira tout véritable Européen —, c’est celle ◀de▶ me réaliser ; ◀de▶ chercher, ◀de▶ trouver et ◀de▶ vivre ma vérité, non celle des autres, et non celle que ◀l’▶État ou ◀le▶ parti a décidé ◀de▶ m’imposer toute faite. Si je perdais cette liberté fondamentale, alors vraiment ma vie n’aurait plus aucun sens.
11. Vraie nature ◀de▶ nos diversités
◀La▶ pluralité des sources ◀de▶ ◀la▶ culture commune des Européens et ◀les▶ relations ◀d’▶exclusion, ◀de▶ complémentarité ou ◀d’▶inclusion, que ◀l’▶on observe entre ◀les▶ valeurs portées par tous ces courants confluents, nous donnent une idée ◀de▶ ◀la▶ quantité presque infinie des combinaisons plus ou moins stables qui peuvent en résulter théoriquement. Chacune pourrait fonder une communauté qui serait ◀l’▶expression ◀d’▶un dosage singulier. Il en résulterait autant ◀de▶ clans, ◀de▶ gangs, ◀de▶ communes ou ◀de▶ petits États. ◀De▶ fait, et très souvent, une cité, une région ou une petite république se sont trouvées coïncider avec une ◀de▶ ces combinaisons plus ou moins stables : ◀les▶ Waldstätten aux origines ◀de▶ ◀la▶ Suisse, Berne ou Genève, Venise et Rhodes, Saint-Marin et Mantoue, Lübeck et Weimar, États-cités aussi divers et contrastés que ◀l’▶avaient été Athènes et Sparte. Cependant, même là, ◀le▶ plus souvent, et toujours dans ◀les▶ grandes nations, ◀les▶ valeurs ◀de▶ ◀l’▶héritage commun ne cessent jamais ◀d’▶être présentes, actuelles ou potentielles en mélanges variables. En sorte que jamais aucune ◀d’▶elles isolée, ni aucune ◀de▶ leurs combinaisons plus ou moins stables, n’a pu suffire à caractériser un seul État dans ses frontières politiques, ni une seule ◀de▶ ces « personnalités nationales » (en réalité étatiques) dont ◀les▶ ministres ◀de▶ tous nos pays proclament sans se lasser qu’elles constituent nos plus « précieuses diversités », confondant ainsi sans scrupules ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ police et du fisc.
Cette erreur scandaleuse, entretenue par ◀l’▶école, sur ◀la▶ nature ◀de▶ nos diversités, peut être mortellement dangereuse pour ◀l’▶Europe, dans ◀la▶ mesure où elle sert ◀d’▶alibi à ◀la▶ volonté fanatique ◀d’▶opposer ◀les▶ fameuses « souverainetés nationales » comme obstacle majeur à ◀l’▶union nécessaire du continent.
Il est donc urgent ◀de▶ faire voir :
– que ◀les▶ diversités qui font notre richesse ne sont précisément pas celles ◀de▶ nos États ;
– qu’elles sont présentes et agissantes dans toute ◀l’▶Europe sans nul respect pour ◀les▶ frontières étatiques ;
12. ◀L’▶Europe comme source ◀d’▶énergie
Ce qui a fait que ◀l’▶Europe, « petit cap asiatique », a découvert ◀la▶ terre entière sans être jamais découverte, et a soumis ◀les▶ continents l’un après l’autre sans qu’aucun, jusqu’ici, ne ◀l’▶ait soumise, c’est une espèce particulière ◀de▶ dynamisme, ◀la▶ résultante ◀d’▶un complexe ◀de▶ forces sans précédent dans ◀l’▶histoire des civilisations. Or toute force naît ◀d’▶une tension, toute tension ◀d’▶une différence maintenue, ◀d’▶une contradiction déclarée défiant et stimulant ◀les▶ énergies. Et si ◀l’▶Europe a été pendant cinq siècles « ◀la▶ perle ◀de▶ ◀la▶ sphère et ◀le▶ cerveau ◀d’▶un vaste corps12 », si « cette étroite presqu’île qui ne figure sur ◀le▶ globe que comme un appendice à ◀l’▶Asie est devenue ◀la▶ métropole du genre humain13 », c’est au seul « pouvoir ◀de▶ ◀l’▶esprit humain » qu’elle ◀le▶ doit ◀de▶ toute évidence. Obéissant à cette force des choses qui n’est souvent que ◀l’▶inertie ◀de▶ notre esprit, elle fût restée ce qu’elle est matériellement : 4 % des terres émergées ◀de▶ ◀la▶ planète.
◀L’▶Europe est donc une énergie, que nous désignerons par E, et qui est égale au produit ◀de▶ sa masse (étendue, matières premières, population), soit m, par une culture dont ◀les▶ effets induits se multiplient en progression géométrique, et que nous symboliserons par c2. Nous retrouvons ici une équation célèbre :
E = mc2
que nous prendrons ◀la▶ liberté ◀de▶ lire comme suit :
Europe = cap ◀de▶ ◀l’▶Asie multiplié par culture intensive.
Or, cette culture dont ◀l’▶intensité surcompense un support matériel déficient, ◀d’▶où lui viennent ses exceptionnels pouvoirs transformateurs ? ◀De▶ bien plus haut et ◀de▶ bien plus profond que ◀de▶ ce découpage superficiel du continent en États nationaux, dont ◀les▶ deux tiers ne datent que des derniers cent-cinquante ans. Nous avons vu que ◀les▶ tensions génératrices ◀de▶ ◀l’▶énergie européenne sont nées ◀de▶ ◀la▶ pluralité ◀de▶ nos origines et des antinomies qui devaient en résulter. Et à leur tour elles ont donné naissance à deux séries ◀de▶ contraires inséparables et dont ◀les▶ conflits permanents constituent notre histoire commune.
La première oppose des termes tout à la fois antinomiques et valables :
– spirituel et temporel ;
– liberté et responsabilité ;
– innovation et tradition ;
– personne et communauté ;
– autonomie et union ;
– gauche et droite ;
– midi et nord ;
– évangélisme et ritualisme ;
– romantisme et classicisme ;
– révolution et réformisme ;
– mythe et science ;
– hérésie créatrice et saine orthodoxie ;
– goût du risque et besoin ◀de▶ sécurité.
La seconde est formée ◀d’▶antithèses aux deux termes également condamnables, comme :
– étatisme centralisateur et esprit ◀de▶ clocher ;
– dirigisme rigide et libéralisme sans frein ;
– individualisme et collectivisme
– anarchie et tyrannie ;
– uniformisation et séparatisme.
◀Les▶ antithèses ◀de▶ cette seconde série enrayent ◀l’▶histoire, accroissent ◀l’▶entropie, et devraient être éliminées par leur transposition terme à terme au plan du conflit créateur : ainsi ◀le▶ couple individualisme-collectivisme, qui est en fait un cercle vicieux, peut s’ouvrir une fois transposé au plan ◀de▶ ◀l’▶interaction personnes-communauté, antinomie féconde qui doit être maintenue.
Mais ces diversités, tensions et antinomies seules créatrices, il est radicalement exclu qu’elles aient jamais coïncidé avec ◀le▶ territoire actuel ◀d’▶un seul ◀de▶ nos États-nations : au contraire, elles traversent et animent chacun ◀d’▶eux, et ce serait à chacun ◀d’▶eux ◀de▶ respecter dans son sein ces vraies diversités, mais c’est exactement ◀le▶ contraire qu’ils font.
13. Diversités fécondes et divisions anarchiques
◀Le▶ véritable sens du mot nation, avant que ◀le▶ xixe siècle ne ◀l’▶ait étatisé, était donné par des réalités ethniques et linguistiques. Respecter ◀les▶ « personnalités nationales », c’était donc proprement respecter ◀les▶ personnalités ◀de▶ ◀la▶ Bretagne et ◀de▶ ◀l’▶Écosse, du Pays basque et du pays de Galles, ◀de▶ ◀la▶ Catalogne, ◀de▶ ◀l’▶Occitanie, ◀de▶ ◀l’▶Alsace, etc. Or, ◀les▶ États-nations français, espagnol et anglais, qui insistent tant pour qu’on respecte leur « personnalité » synthétique, se sont formés précisément au mépris ◀de▶ ◀la▶ personnalité authentique des nations qu’ils ont unifiées par coups ◀de▶ force. Seule ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe au-delà des États permettra ◀de▶ restaurer ces vraies nations. ◀La▶ cause des « personnalités nationales » est liée à ◀la▶ cause ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée dans ◀le▶ respect des diversités, et non pas au maintien ◀d’▶appareils étatiques formés sur ◀le▶ modèle napoléonien, et qui n’ont guère ◀d’▶autre existence qu’administrative dans ◀les▶ faits, et scolaire dans ◀les▶ esprits.
◀Les▶ États-nations en tant que tels n’ont rien apporté ◀de▶ valable à cette culture qui a fait ◀la▶ force et ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶Europe. Au siècle qui ◀les▶ a vus naître et s’imposer, ◀le▶ xixe , tout ce qui compte pour ◀l’▶esprit refuse ◀de▶ compter avec aucun d’entre eux. Ce n’est pas ◀le▶ Danemark qui compte pour Kierkegaard ou qui nous intéresse en lui. Nietzsche maudit ◀le▶ « nationalisme bovin » ◀de▶ nos pays, il n’y voit qu’une maladie ◀d’▶esprits fatigués, il refuse ◀de▶ vivre en Allemagne, exalte ◀les▶ moralistes français et ◀la▶ musique ◀de▶ Carmen contre ◀les▶ pangermanistes et Wagner. Rimbaud ne veut rien devoir à ◀la▶ France, souhaite que son Ardenne natale soit occupée par ◀les▶ Prussiens, et ◀la▶ fuit, ◀l’▶injure à ◀la▶ bouche, pour aller n’importe où ailleurs, et ce qu’il regrettera — il ◀l’▶a prédit — ce n’est pas sa nation, mais ◀l’▶Europe — « ◀l’▶Europe aux anciens parapets ». Ceux qui, au contraire, disent tout devoir à leur État-nation, ne sont jamais ceux qui ◀l’▶illustrent, ce sont ◀les▶ Déroulède et ◀les▶ Détaillé, non ◀les▶ Baudelaire et ◀les▶ Courbet. Quant à ceux qui célèbrent ◀les▶ vertus ◀de▶ ◀l’▶enracinement dans ◀le▶ sol « sacré » que délimitent ◀les▶ frontières actuelles ◀de▶ leur État, ils oublient que ◀l’▶homme n’est pas un légume, et que ◀le▶ légume qui a ◀la▶ plus grosse racine, qui est tout racine pour ainsi dire, c’est ◀le▶ navet.
S’il est vrai que ◀les▶ diversités, voire ◀les▶ contradictions ◀de▶ notre culture, ont été ◀le▶ ressort ◀de▶ notre histoire, ◀les▶ États-nations modernes n’ont fait que ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀l’▶Europe : ils ont produit ◀la▶ ruée colonialiste à partir des années 1880, trente-huit-millions ◀de▶ morts en deux guerres, ◀la▶ chute ◀d’▶un prestige millénaire et notre humiliation devant ◀les▶ empires neufs.
◀La▶ « personnalité » ◀de▶ nos États-nations, qu’elle soit hexagonale ou insulaire, en forme de botte ou ◀de▶ peau ◀de▶ taureau, est finalement ◀la▶ moins sociable ◀de▶ toutes celles qui prétendent à notre respect. À vouloir ◀l’▶invoquer pour retarder ◀l’▶union, on court ◀le▶ risque ◀de▶ ◀la▶ faire apparaître aux yeux des peuples comme un facteur, non ◀de▶ diversité féconde, mais ◀de▶ division anarchique du continent, au seul profit ◀de▶ ◀l’▶unification impérialiste des régions.
14. Il n’y a pas ◀de▶ « cultures nationales »
Ce qui s’oppose à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et à ◀la▶ formation ◀d’▶une conscience commune — condition préalable ◀de▶ tout civisme européen — c’est ◀le▶ nationalisme ; et chacun sait que ◀le▶ nationalisme a été propagé par ◀l’▶école et ses manuels depuis ◀le▶ milieu du xixe siècle. ◀Les▶ manuels ◀de▶ mon enfance — histoire et géographie, mais histoire ◀de▶ ◀l’▶art aussi — présentaient ◀l’▶Europe comme un puzzle ◀de▶ nations et sa culture comme ◀l’▶addition ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales.
Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par ◀le▶ chauvinisme culturel — ◀les▶ Français ◀de▶ 1914 croyaient défendre ◀la▶ Civilisation contre ◀les▶ Allemands qui croyaient défendre leur Kultur —, elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶Histoire, et particulièrement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, ◀de▶ ◀la▶ peinture et ◀de▶ ◀la▶ musique.
◀La▶ musique naît avec ◀le▶ chant grégorien — premier langage musical européen — au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec ◀les▶ séquences et ◀les▶ tropes ◀de▶ Notker et ◀de▶ Tuotilo, se constitue ◀d’▶une manière autonome avec ◀les▶ troubadours du Languedoc, dès ◀le▶ xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame ◀de▶ Paris, puis plus tard en Champagne et dans ◀le▶ Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux —, enfin à ◀la▶ cour ◀de▶ Bourgogne et dans ◀les▶ Flandres. Entre ◀les▶ cités flamandes et ◀les▶ cités italiennes, le long du grand axe commercial ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, ◀les▶ échanges ◀de▶ compositeurs et ◀de▶ styles se multiplient au xve siècle : Guillaume Dufay en est ◀l’▶illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans ◀les▶ Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et ◀de▶ ◀l’▶Espagne à ◀la▶ Bohême, et redescend vers ◀l’▶Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, ◀les▶ Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, ◀le▶ centre ◀de▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ musique européenne se déplace vers ◀les▶ régions germaniques, Hanovre, ◀la▶ Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour ◀la▶ musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… ◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ peinture suit à peu de choses près ◀les▶ mêmes voies. Or ces voies, notons-◀le▶, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine ◀de▶ nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations au sens moderne.
Roland de Lassus n’appartient ni à ◀la▶ Belgique, ni à ◀la▶ France, ni à ◀l’▶Italie actuelles, de même que Grünewald n’est pas devenu un peintre français du fait ◀de▶ ◀l’▶annexion ◀de▶ Colmar à ◀la▶ France près de trois siècles après sa mort. Qu’il s’agisse ◀de▶ musique, ◀de▶ peinture, ◀d’▶architecture, ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ science, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ religion qui ◀les▶ inspira toutes au départ, il n’est pas une seule des branches ◀de▶ notre culture qui ne résulte ◀de▶ mille échanges, tissant ◀l’▶œuvre commune des Européens ; et il n’en est pas une seule que ◀l’▶on puisse étudier ◀d’▶une manière sérieuse ou intelligible dans ◀le▶ champ limité par ◀les▶ frontières ◀d’▶une seule ◀de▶ nos nations actuelles. Il n’y a pas plus ◀de▶ « peinture française » que ◀de▶ « chimie allemande » ou ◀de▶ « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a ◀la▶ grande communauté ◀de▶ créations et ◀d’▶influences mutuelles qui s’appellera toujours ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶esprit humain.
Ô maîtres tout-puissants du degré secondaire ! montrer cela sans relâche et en toute occasion à vos élèves, ce n’est pas seulement faire ◀de▶ ◀l’▶histoire honnête, après un siècle ◀de▶ falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire ◀l’▶Europe dans ◀les▶ jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base ◀de▶ ◀l’▶union qu’il reste à faire.
15. Vingt langues, une littérature
Je ne pense pas du tout que ◀l’▶enseignement des langues et des littératures étrangères doive se proposer « ◀d’▶inspirer à ◀l’▶élève ◀le▶ respect des peuples étrangers », comme ◀le▶ voudrait une directive ministérielle animée des plus nobles intentions. Ce qu’il s’agit ◀d’▶inspirer à ◀l’▶élève, c’est ◀le▶ respect des auteurs, et non des peuples. Un peuple n’écrit rien, ne produit pas ◀de▶ littérature. Il arrive à ◀l’▶inverse qu’un État national au sens moderne soit en partie ◀le▶ produit ◀de▶ certains auteurs et des propagandes qui s’en sont inspirées. De même, ce n’est pas ◀le▶ génie ◀de▶ ◀la▶ France du Grand Siècle qui a fait Racine ; c’est plutôt à cause de Racine qu’on parle du Grand Siècle, pour désigner une période des plus sombres ◀de▶ notre histoire occidentale.
Il ne s’agit pas non plus ◀de▶ « dégager ◀les▶ apports des différents pays », comme on ◀le▶ répète un peu étourdiment. Cela ne correspondrait ni à ◀la▶ réalité historique (aucun pays, comme tel, ne s’est jamais préoccupé ◀de▶ faire un « apport » littéraire à ◀l’▶on ne sait quel pool idéal), ni à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ création littéraire, qui est toujours ◀le▶ fait ◀d’▶un individu (celui-ci certes utilise des instruments collectifs, transpersonnels : langue, traditions, croyances du milieu, etc., mais ils sont là pour tous, et lui seul en tire cette œuvre qui nous intéresse, non telle autre, née au même moment, dans ◀le▶ même milieu).
Si je m’élève contre ces expressions (« respect des peuples », « apports des pays »), c’est qu’elles traduisent ◀l’▶obsession nationale dont ◀l’▶enseignement littéraire devrait se guérir s’il veut se conformer à ◀la▶ vérité et à ◀la▶ réalité ◀de▶ son objet. Quand il faut caractériser en peu de mots une œuvre, une vie, ces réflexes ou tics ◀de▶ langage font préférer régulièrement ◀l’▶appartenance nationale à toute autre qualification (religieuse, idéologique, professionnelle, régionale, etc.). On dit : ◀le▶ Suisse Max Frisch, ◀l’▶Anglais Hilaire Belloc ou ◀l’▶Anglais J. F. Powys, ◀l’▶Allemand Hölderlin ou ◀l’▶Allemand B. Brecht, ◀l’▶Espagnol Unamuno, quand on ferait aussi bien ou beaucoup mieux ◀de▶ dire : ◀l’▶architecte zurichois Max Frisch, ◀le▶ catholique Belloc, ◀le▶ Gallois non conformiste Powys, ◀le▶ Souabe Hölderlin, ◀l’▶anarchiste communisant Brecht, et seulement, par exception, parce que c’est pour une fois décisif, ◀l’▶Espagnol Unamuno — qui était d’ailleurs un Basque et tenait à ce qu’on ◀le▶ sache.
Dans tous ces cas, ce n’est pas ◀le▶ passeport qui caractérise ◀l’▶écrivain, mais ◀la▶ région où s’est formée sa sensibilité, ◀la▶ religion qu’il suit ou qu’il a rejetée, ses prises ◀de▶ parti idéologiques et politiques, sa formation professionnelle, etc.
◀L’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ géographie ou ◀de▶ ◀la▶ littérature ne trouve ◀d’▶adéquation à son objet que dans ◀le▶ cadre européen. Car ◀la▶ littérature européenne ne résulte pas ◀de▶ ◀l’▶addition ◀de▶ « littératures nationales » qu’il s’agirait ◀de▶ rapprocher et ◀de▶ comparer, voire ◀d’▶unifier (horribile dictu !), mais c’est ◀l’▶inverse qui est vrai : nos littératures « nationales » résultent ◀d’▶une différenciation (souvent tardive) du fond commun ◀de▶ ◀la▶ littérature européenne.
◀Les▶ agents formateurs et spécifiants ◀de▶ ◀l’▶« unité intelligible » qu’est ◀la▶ littérature européenne sont faciles à énumérer.
Rappelons d’abord un grand fait ◀de▶ base qu’on ne voit plus parce qu’il est trop évident : ◀l’▶Europe seule a conçu et possède, dès ◀l’▶aube grecque, une littérature, au sens actuel du mot, profane, diversifiée, englobant tragédie, comédie, histoire, épopée, poésie, discours, dialogue, essai, conte et roman. Au contraire, du troisième millénaire avant notre ère jusqu’à ◀la▶ domination anglaise, tout ce qui s’écrit en Inde est poésie ou prose sacrée, religieuse, rituelle, symbolique : ◀les▶ Vedas et leurs upanishads, ◀le▶ Mahabharata, ◀les▶ Sastras, Vedangas, Sutras, textes sacrés et commentaires — et « si celui qui ◀les▶ lit à haute voix met ◀l’▶accent sur ◀la▶ mauvaise syllabe, il s’endort pour ◀l’▶éternité »… ◀Les▶ écrits hindous ou aztèques, incas ou mandarins, aujourd’hui maoïstes, sont lus avec vénération, c’est-à-dire sans esprit critique, et ceci ◀les▶ distingue absolument ◀de▶ nos écrits européens. ◀Les▶ Orientaux disent : comment interpréter ◀la▶ vérité ◀de▶ ce texte ? Nous disons : est-ce que c’est vrai ? est-ce que cela m’intéresse ? ou m’amuse ? a du succès ? est-ce qu’on en a parlé à ◀la▶ TV ?
◀Le▶ concept même ◀de▶ littérature est donc spécifiquement européen.
Quant aux éléments communs, relevons :
a) ◀Les▶ civilisations que nous continuons. — Égypte, Mésopotamie, Crète, Grèce, Rome, Jérusalem, christianisme, Celtes, Germains, Arabes, Slaves. Nous avons tous subi ces influences, tout ce passé reste présent et agit dans nos écrits :
◀La▶ littérature européenne est coextensive dans ◀le▶ temps, avec ◀la▶ culture européenne. Elle embrasse donc une période ◀de▶ vingt-six siècles (◀d’▶Homère à Goethe)… Elle constitue une « unité intelligible », qui s’évanouit dès qu’on ◀la▶ morcelle (…). ◀Le▶ « présent intemporel », qui est une caractéristique essentielle ◀de▶ ◀la▶ littérature, signifie que ◀la▶ littérature du passé peut toujours être active dans celle du présent. Ainsi, Homère dans Virgile, Virgile en Dante, Plutarque et Sénèque dans Shakespeare, Shakespeare dans ◀le▶ Götz de Berlichingen de Goethe, Euripide dans ◀l’▶Iphigénie de Racine et dans celle ◀de▶ Goethe. Ou, ◀de▶ nos jours, ◀les▶ Mille et Une Nuits et Calderon dans Hofmannsthal, ◀l’▶Odyssée dans Joyce ; Eschyle, Pétrone, Dante, Tristan Corbière, ◀le▶ mysticisme espagnol dans T. S. Eliot. Inépuisable est ◀la▶ richesse des interrelations possibles14.
b) ◀Les▶ formes, procédés rhétoriques, structures. — Là, tout est commun : ◀l’▶épopée, ◀le▶ roman ◀d’▶aventures, puis ◀d’▶amour ; ◀la▶ ballade, ◀le▶ sonnet, ◀les▶ rimes et ◀les▶ césures ; ◀les▶ genres (tragédie, comédie, essai, ode, discours, traité, épître, etc.) ; et enfin toutes ◀les▶ figures ◀de▶ ◀la▶ rhétorique. (De même qu’en peinture ◀le▶ tableau, ◀le▶ portrait, ◀l’▶exposition, ◀le▶ musée, ou en musique ◀l’▶harmonie et ◀le▶ contrepoint, ◀les▶ tons, ◀les▶ genres, ◀l’▶orchestre, ◀le▶ concert, etc., sont des créations typiques des Européens.)
Cette similitude des procédés, genres et structures ◀de▶ ◀l’▶œuvre, que nous ne voyons plus parce que trop évidente, est décisive : elle atteste ◀la▶ spécificité et ◀l’▶unité fondamentale des activités littéraires en Europe.
c) ◀Les▶ thèmes. — Ceux hérités ◀de▶ ◀l’▶Antiquité, tels que ◀le▶ défi au destin ou ◀l’▶acceptation des décrets des dieux, ◀le▶ civisme ou ◀la▶ révolte, ◀la▶ mesure ou ◀la▶ démesure dans ◀l’▶action ◀d’▶un chef, ◀d’▶un héros, ◀d’▶un individu, ◀le▶ débat sur ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶homme qui a contrevenu aux lois, etc. Ceux hérités du christianisme, tels que ◀le▶ salut par ◀la▶ grâce ou par ◀les▶ œuvres, ◀le▶ péché, ◀la▶ vocation personnelle, ◀le▶ sacrifice par amour, etc. Ceux qui viennent d’autres sources : ◀l’▶honneur, ◀la▶ passion amoureuse, ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan, modèle ◀de▶ tous ◀les▶ romans au vrai sens du terme, puis ◀la▶ légende ◀de▶ Don Juan, qui en est ◀le▶ négatif. ◀Le▶ mythe ◀de▶ Faust, version renaissante ◀de▶ Prométhée. ◀Les▶ thèmes sociaux, politiques, économiques, qu’on retrouve dans nos littératures dès ◀le▶ début du xixe siècle ; enfin, ◀les▶ thèmes psychologiques (personnalité double, intermittences du cœur, érotisme, dissolution ◀de▶ ◀la▶ personne) au xxe siècle.
d) ◀Les▶ écoles. — ◀Le▶ terme ◀de▶ nation (natio) désignait au Moyen Âge ◀les▶ étudiants ◀d’▶une université parlant même langue, puis à ◀la▶ Renaissance ◀l’▶école, ◀l’▶atelier, ◀le▶ groupe local dont faisait partie un artiste dans telle ville ◀d’▶art ; non pas ◀l’▶État où il était né ni ◀le▶ pays où était située cette ville. En revanche, ◀les▶ styles étaient continentaux et sont devenus mondiaux au xxe siècle : roman, gothique, classique, baroque, romantisme, réalisme, impressionnisme, cubisme, surréalisme, abstraction, etc. — et ◀les▶ correspondances ◀de▶ ces styles et mouvements dans tous ◀les▶ arts : peinture, sculpture, architecture, musique.
Là encore, ◀l’▶unité nationale joue un rôle faible ou nul avant ◀le▶ xixe siècle, et elle n’existe plus au xxe siècle : ◀l’▶École ◀de▶ Paris, en peinture, n’est pas « française », et ◀le▶ style dodécaphonique ou sériel n’est pas plus « autrichien » que ◀le▶ ballet russe ne fut « russe », ou ◀le▶ dadaïsme « suisse ».
16. Mais ◀la▶ diversité des langues ?
C’est ◀l’▶argument qui obnubile ◀le▶ grand nombre, depuis ◀l’▶avènement presque simultané du romantisme, du nationalisme, ◀de▶ ◀l’▶instruction publique et ◀de▶ ◀la▶ grande presse, qui doit tous ses lecteurs à ◀l’▶école.
Mais il suffit ◀de▶ situer ce phénomène dans une perspective mondiale pour ◀le▶ ramener à ses justes proportions.
a) Nos langues littéraires, en Europe, sont étroitement apparentées (à ◀la▶ seule exception du groupe finno-ougrien) par leurs racines indo-européennes, grecques, latines, et par leurs emprunts mutuels dans ◀l’▶ère moderne. Ce n’est pas ◀le▶ cas pour ◀l’▶Inde, encore moins pour ◀la▶ Chine, dont souvent ◀les▶ « grandes langues » (quatorze dans ◀les▶ deux cas) sont radicalement différentes ◀les▶ unes des autres, je veux dire : sans racines ou « antiquités » communes. Trois Indiens dont l’un parle ◀l’▶urdu, l’autre ◀le▶ kanada, un troisième ◀le▶ tamil, ne peuvent s’entendre qu’en anglais, et Nehru leur parlait en anglais. ◀Les▶ Chinois recourent à ◀l’▶échange muet ◀d’▶idéogrammes dessinés sur ◀la▶ paume ◀de▶ ◀la▶ main.
◀D’▶où en Europe ◀la▶ possibilité du passage ◀d’▶une langue à une autre par des écrivains ◀de▶ grand talent : Wladimir Weidlé15 y voit avec raison une preuve de plus ◀de▶ ◀l’▶existence ◀d’▶une unité européenne ◀de▶ culture.
b) ◀La▶ différenciation ◀de▶ nos littératures par leur langue est relativement récente. ◀Le▶ français devient langue officielle dans ◀le▶ royaume des Valois en 1539 seulement, par ◀l’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts, et Luther crée ◀l’▶allemand littéraire à ◀la▶ même époque. ◀Le▶ norvégien, ◀l’▶irlandais, ◀le▶ turc ◀d’▶aujourd’hui sont des produits du xxe siècle. Renan a fait justice ◀de▶ ◀la▶ confusion entre langue et nation. On parle encore sept langues en France, et ◀le▶ français est ◀la▶ langue maternelle ◀de▶ communautés importantes appartenant à cinq nations.
Avant cette différenciation, il y avait déjà ◀la▶ littérature, et ◀les▶ éléments communs énumérés plus haut suffisent à constituer son unité, tant structurale que spirituelle, au-delà des diversités linguistiques.
c) ◀Les▶ styles et ◀les▶ écoles sont des facteurs ◀de▶ ressemblance ou ◀de▶ dissemblance entre auteurs, non moins importants que ◀les▶ langues utilisées, altérées ou rénovées par ces mêmes auteurs.
Quelles que soient ◀les▶ différences entre ◀les▶ romantiques allemands, français, anglais, ils se ressemblent davantage entre eux que chacun ◀d’▶eux aux auteurs classiques ou aux auteurs surréalistes ◀de▶ sa propre langue.
d) C’est dans ◀l’▶usage ◀le▶ plus rigoureux et spécifique ◀d’▶une langue, celui qu’en fait un vrai poète, qu’apparaît dans toute sa fécondité ◀la▶ communauté littéraire ◀de▶ ◀l’▶Europe : T. S. Eliot ◀l’▶a démontré dans ses Notes towards the Definition of Culture. ◀L’▶anglais, selon lui, est ◀la▶ langue ◀la▶ plus riche pour un poète, parce qu’elle combine ◀la▶ plus grande diversité ◀de▶ sources et ◀d’▶influences européennes : ◀la▶ germanique, ◀la▶ danoise, ◀la▶ normande, ◀la▶ française, ◀la▶ celtique :
Cette unité culturelle, contrairement à ◀l’▶unité qu’institue une organisation politique, ne nous oblige nullement à ne plus avoir qu’une seule allégeance commune ; elle signifie bien au contraire une pluralité des allégeances. Il est faux ◀de▶ penser que ◀le▶ seul devoir ◀de▶ ◀l’▶individu serait son devoir envers ◀l’▶État ; et il est exorbitant ◀de▶ considérer comme ◀le▶ devoir suprême ◀de▶ ◀l’▶individu celui qui ◀le▶ lierait à quelque super-État16.
Aux nationalistes maussades ou agressifs, conservateurs frileux et puristes méfiants ◀de▶ toutes nos langues (mais surtout ◀de▶ ◀la▶ française) qui prétendent redouter que ◀l’▶Europe unie ◀de▶ demain soit un affreux méli-mélo où ◀l’▶on ne parle plus que ◀l’▶espéranto ou ◀le▶ « volapuk » des utopistes détestés, je propose ◀de▶ répondre simplement ceci : que ◀les▶ fédéralistes européens s’engagent à ne jamais faire aux nations quelles qu’elles soient ce que ◀les▶ unitaires et centralisateurs qui ◀les▶ combattent au nom de ◀l’▶indépendance et ◀de▶ ◀la▶ diversité des traditions ont fait eux-mêmes aux régions ◀de▶ leur État. Il n’y aura pas ◀d’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts dans une Europe fédérée.
17. Pour un Petit Livre rouge européen
◀Le▶ problème du nationalisme comme résultat ◀de▶ ◀l’▶éducation scolaire nous amène à poser ◀le▶ problème ◀d’▶une éducation pour ◀l’▶Europe.
Comment former des citoyens et un civisme européens tant qu’il n’y a pas ◀de▶ cité européenne ?
Cercle vicieux pour ceux-là seuls qui ne demandent qu’à croire qu’ils y sont enfermés. Au-delà des impasses logiques, ◀le▶ désir bâtit ◀la▶ cité. ◀Le▶ désir ◀d’▶habiter une ville, ◀d’▶y circuler à ◀l’▶aise et en sécurité, ◀d’▶y échanger des propos et des produits et ◀de▶ participer à son gouvernement, ◀le▶ désir ◀d’▶être citoyen pousse à construire ◀la▶ ville, qui à son tour formera des traditions civiques et ◀le▶ besoin ◀d’▶en changer.
Il s’agit donc ◀d’▶éveiller chez ◀les▶ jeunes ◀le▶ désir ◀d’▶habiter demain une grande cité européenne : s’ils ◀la▶ veulent, ils ◀la▶ bâtiront.
◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe ne se fera pas toute seule par un processus mécanique, ou parce qu’elle se trouverait coïncider avec « ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire », comme certains disent. Elle ne sera pas non plus ◀l’▶œuvre ◀d’▶un dictateur : Napoléon, Hitler ont échoué pour longtemps. Ni spontanée, ni fatale, ni imposée, elle ne peut être que choisie et voulue — exactement comme ◀la▶ démocratie — par une majorité ◀de▶ ◀la▶ population, suscitée et conduite par une minorité qui ne voudra pas forcer mais convaincre.
C’est dire qu’on ne fera pas ◀l’▶Europe sans faire des Européens. Mais ceux-ci, qui ◀les▶ fera, sinon ◀l’▶éducation ?
Or, il faut bien avouer que jusqu’ici ◀l’▶école primaire et secondaire, ◀les▶ hautes écoles et ◀la▶ télévision, dans ◀la▶ mesure où elles façonnent ◀les▶ caractères et ◀les▶ esprits, ne font pas des Européens. Quand elles font quelque chose au niveau du civisme, elles ne font en tout cas pas cela, et ◀l’▶on peut être heureux si elles ne font pas ◀le▶ contraire.
◀L’▶éducation du citoyen qui se pratique dans ◀les▶ écoles ◀de▶ nos pays est, aux dires ◀de▶ ses responsables17 généralement insuffisante (parfois inexistante) à ◀l’▶échelon national, et souvent négative par rapport à ◀l’▶Europe. Dans presque tous nos pays, ◀l’▶enseignement civique se borne à décrire ◀les▶ institutions politiques prévues par ◀la▶ constitution. C’est à peine si ◀l’▶on parle ◀de▶ leur fonctionnement. Mais surtout, on ne dit rien des problèmes réels qui se posent à ◀la▶ cité et que ◀le▶ citoyen devra trancher quand il votera.
◀La▶ leçon ◀d’▶instruction civique est universellement considérée comme ◀la▶ plus ennuyeuse ◀de▶ toutes. En un sens, c’est heureux, car si elle passionnait, ◀les▶ choses étant ce qu’elles sont, ce serait inévitablement au bénéfice du chauvinisme national.
Un remède pire que ◀le▶ mal serait ◀de▶ substituer à ◀l’▶heure ◀d’▶ennui civique national une heure ◀d’▶ennui civique européen, qui aurait ◀le▶ défaut supplémentaire ◀de▶ parler ◀d’▶une communauté encore inexistante et ◀d’▶institutions fragmentaires, limitées à une part seulement du seul domaine économique, dans un tiers ou un quart ◀de▶ nos pays.
Il faut cesser ◀de▶ croire qu’éducation civique signifie connaissance scolaire ◀d’▶institutions et ◀de▶ constitutions dont on ne montre pas ◀le▶ fonctionnement concret. Il faut voir que ◀la▶ seule préparation valable au civisme (à tous ◀les▶ degrés) consiste dans ◀la▶ connaissance des problèmes vivants ◀de▶ ◀la▶ société ◀d’▶aujourd’hui, dans ◀l’▶apprentissage des moyens ◀de▶ participer à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité et dans ◀l’▶éveil du désir ◀d’▶y tenir son rôle ◀de▶ citoyen. (« Cité » signifiant ici toute communauté sociale effective : commune et entreprise, région, nation, fédération continentale…)
◀Les▶ problèmes vivants et réels ◀de▶ ◀l’▶Europe, telle qu’elle est aujourd’hui désunie et telle qu’elle pourrait être unie demain, n’apparaissent pas souvent dans ◀les▶ discours des militants européistes, des ministres invoquant des idéaux abstraits pour obtenir des taux préférentiels, des philanthropes, managers et trustees qui suggèrent des échanges ◀de▶ cartes postales, ◀de▶ sourires officiels, ◀de▶ vœux pieux et jumelés.
Ces problèmes se révèlent au contraire dans leurs vraies dimensions et leur urgence — et alors nul besoin ◀d’▶insister sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ faire ◀l’▶Europe — à ◀l’▶étude des réalités déterminantes ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ nos États et ◀de▶ ◀l’▶existence sociale dans ◀l’▶Europe ◀de▶ la seconde moitié du xxe siècle.
Quand on a vu ◀de▶ quoi cette vie est faite, on voit aussi sans discussion possible, sans adjurations pathétiques, sans propagande, qu’il faut unir ◀l’▶Europe, pour ◀la▶ sauver d’abord, et pour servir ◀le▶ monde ensuite.
◀La▶ connaissance des réalités contemporaines constitue ◀la▶ seule propagande absolument honnête pour ◀l’▶union : c’est aussi ◀la▶ plus efficace.
Idée ◀d’▶une liste des problèmes et des réalités que ◀l’▶on pourrait évoquer, décrire et illustrer :
– principes ◀de▶ communauté et facteurs ◀de▶ différenciation qui ont fait ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire une unité caractérisée par sa diversité ;
– problèmes économiques, en tant qu’ils relèvent ◀de▶ ◀l’▶initiative privée, ou ◀de▶ ◀la▶ commune et ◀de▶ ◀la▶ région, ◀d’▶un plan national, ◀de▶ groupes ◀de▶ régions transnationaux, ◀de▶ conventions passées à ◀l’▶échelle mondiale ;
– problèmes sociaux, écologiques et culturels, en tant qu’ils relèvent ◀de▶ ◀la▶ région, ◀de▶ ◀la▶ nation, ◀de▶ ◀l’▶Europe unie ou ◀de▶ communautés électives (non natives), universelle par définition ou ambition ;
– fonction ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde décolonisé, et conditions nécessaires à son exercice ;
– idéaux directeurs ◀de▶ ◀la▶ civilisation européenne, antérieurs, postérieurs ou supérieurs à nos divisions nationales et au culte ◀de▶ ◀la▶ croissance matérielle.
On pense bien que ◀le▶ but ne saurait être ◀d’▶instaurer une branche de plus dans ◀l’▶enseignement pléthorique du second degré, mais bien ◀de▶ sensibiliser ◀l’▶esprit des jeunes aux réalités, aux problèmes et aux buts ◀de▶ ◀la▶ communauté européenne, et cela à ◀la▶ faveur ◀d’▶exemples qui ne peuvent manquer ◀de▶ se présenter au cours des leçons ◀d’▶histoire, ◀de▶ géographie, ◀d’▶économie, ◀de▶ langues ou ◀de▶ littérature prévues par ◀les▶ programmes ordinaires.
Mais en retour, pour qu’il saisisse ces occasions et en tire ◀le▶ meilleur parti, il faut que ◀le▶ professeur lui-même ait été sensibilisé aux réalités ◀de▶ ◀l’▶Europe encore désunie et aux possibilités ◀de▶ son union.
Dire que tout dépend ◀de▶ ◀l’▶éducation, c’est dire que tout dépend des éducateurs et ◀de▶ leur formation. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe unie se joue dans ◀les▶ écoles normales. Aussi longtemps qu’un changement ◀d’▶orientation antinationaliste et pro-européen ne s’y sera pas produit et qu’il n’aura pas fait sentir ses effets dans ◀l’▶enseignement secondaire ◀de▶ nos pays, ◀les▶ bases mêmes ◀de▶ ◀l’▶union sembleront se dérober sous ◀les▶ pas des hommes politiques et des économistes. Car avant de « faire ◀l’▶Europe », il faut « faire ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Et cela se passe d’abord dans ◀les▶ esprits : sans une « révolution culturelle » préalable, aucune révolution dans ◀les▶ institutions politico-sociales n’aboutira, ou ne prendra vraiment ◀le▶ départ.
Est-ce dire que ◀l’▶Europe attend son « Petit Livre rouge » à distribuer aux dizaines ◀de▶ millions ◀d’▶écoliers ◀de▶ nos pays ?
Oui, mais ce serait ◀le▶ livre des questions réelles éveillant ◀le▶ sens critique et ◀le▶ besoin ◀d’▶invention, tandis que l’autre, que j’ai sous ◀les▶ yeux, n’est qu’un recueil ◀de▶ réponses toutes faites, uniformément optimistes, et propres à stériliser toute tentative ◀de▶ réflexion ou ◀de▶ création personnelle.
Notre « Petit Livre rouge » poserait toutes ◀les▶ questions qui résultent ◀de▶ ◀l’▶examen objectif ◀de▶ ◀la▶ situation, et je suis bien certain qu’il révélerait ◀de▶ ◀la▶ sorte ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶union, et même ◀les▶ formes spécifiques quelle devrait et pourrait prendre. Il fourmillerait ◀de▶ points ◀d’▶interrogation ! Il ne dirait jamais : « Right or wrong, our Europe ! », mais ferait voir que ◀l’▶Europe risque ◀d’▶être détruite par ce qui tue ◀l’▶esprit critique, déprime ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ liberté, étouffe ◀le▶ cri ◀de▶ ◀la▶ justice, plus sûrement que par ceux qui attaquent notre culture démocratique au nom des idéaux qu’elle seule leur enseigna.
18. ◀L’▶éducation européenne
Faire ◀de▶ ◀l’▶Europe avant de faire ◀l’▶Europe : c’est aussi dire qu’il s’agit moins ◀d’▶enseigner ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe que ◀d’▶éduquer dans nos enfants ◀l’▶Européen, par ◀le▶ style même ◀de▶ ◀l’▶éducation.
◀L’▶éducation, dans tous ◀les▶ temps et dans toutes ◀les▶ cultures connues, a toujours consisté en deux efforts conjoints :
– transmettre ◀les▶ connaissances acquises par une société déterminée ;
– former moralement et socialement ◀le▶ jeune individu.
Dans ◀les▶ sociétés traditionnelles, régies par ◀le▶ Sacré (Antiquité, Asie), ◀la▶ transmission des connaissances prend ◀la▶ forme ◀d’▶une initiation, tandis que ◀la▶ formation morale et sociale consiste en un dressage ◀de▶ ◀l’▶individu, toute ◀l’▶opération ayant pour but ◀de▶ rendre ◀les▶ croyances, conduites et réflexes, conformes aux canons religieux indiscutés.
Dans nos sociétés modernes, pluralistes et profanes, tout change. ◀La▶ transmission des connaissances n’est plus initiation mais instruction publique, c’est-à-dire communication directe, sans préparation religieuse, et à n’importe qui, ◀d’▶un savoir déclaré objectif. Cette instruction ne vise pas à introduire au mystère, mais au contraire à ◀l’▶éliminer. Elle distribue, comme au hasard, une certaine « somme ◀de▶ connaissances », ◀d’▶objets tout faits, avec leur mode ◀d’▶emploi ; tandis que ◀l’▶initiation supposait une préparation rituelle, créant une attitude ◀de▶ réceptivité à certaines « révélations » symboliques ou mythiques — c’est-à-dire à ◀la▶ construction ◀d’▶attitudes psychologiques, comme nous ◀le▶ dirions aujourd’hui.
En revanche, au dressage antique, ◀les▶ sociétés modernes ont substitué ◀la▶ promotion ◀de▶ ◀l’▶esprit critique en vue de ◀l’▶autonomie individuelle. ◀Le▶ dressage consistait dans un conditionnement des réflexes : il s’agissait ◀de▶ forcer ◀le▶ jeune homme à imiter exactement, et sans discussion, ◀les▶ conduites méticuleusement prescrites par ◀la▶ coutume sacrée. (Seul équivalent moderne : ◀le▶ drill militaire, d’ailleurs en voie ◀de▶ disparition.) ◀La▶ préparation à ◀l’▶autonomie va dans ◀le▶ sens contraire : idéalement, elle vise à libérer ◀l’▶individu des conformismes périmés, des vérités toutes faites — même inculquées par ◀l’▶instruction — afin de ◀le▶ mettre en mesure ◀de▶ réaliser sa propre vocation. Au lieu de ◀le▶ forcer à devenir comme ◀les▶ autres, on veut ◀l’▶aider à devenir lui-même. Au lieu de lui donner des réflexes, on lui apprend à réfléchir. Au lieu de ◀le▶ diriger dès sa naissance dans une voie tracée par ses astres, sa caste, sa classe et sa famille, on ◀le▶ prépare à courir sa chance, son aventure particulière. Au lieu d’initiation, on parle ◀d’▶initiative.
Ces deux termes marquent ◀le▶ début et ◀la▶ fin ◀d’▶une évolution millénaire allant du sacré au profane, du collectif religieux-social à ◀l’▶individualisme, ◀de▶ ◀l’▶autorité indiscutée à ◀la▶ liberté aventureuse.
Un exemple très simple illustrera tout cela. On sait ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ danse dans ◀la▶ culture hindoue. Danser, pour un Indien, c’est « s’inscrire dans ◀le▶ jeu circulaire ◀de▶ ◀la▶ terre et des astres », comme ◀l’▶écrit Nyota Inyoka. C’est reproduire sans faute de ◀la▶ manière prescrite, à ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ précision, ◀les▶ gestes qui symbolisent ◀l’▶action ◀d’▶un dieu. Toute variation individuelle, trahissant ◀le▶ tempérament ou ◀la▶ personnalité du danseur, devient alors erreur ou impiété : elle frappe ◀de▶ nullité ◀le▶ rite. En Europe, au contraire, il est courant que ◀le▶ maître inscrive au bas d’une rédaction ◀d’▶élève qu’il veut louer : « Bon travail, idées originales et style personnel. »
◀Le▶ vrai sens ◀de▶ ◀l’▶action ◀d’▶éduquer, dans notre ère, devient alors conforme à ◀l’▶étymologie : e-ducere, conduire au-dehors, conduire ◀l’▶individu ◀de▶ ◀l’▶ignorance au savoir, ◀de▶ ◀l’▶instinct à ◀la▶ raison critique, du royaume du sacré indiscutable et protecteur vers ◀l’▶aventure personnelle, vers ◀l’▶autonomie, vers ◀les▶ risques…
J’ai dit que ◀les▶ deux termes ◀d’▶initiation et ◀d’▶initiative marquent deux attitudes extrêmes, l’une autoritaire et l’autre libérale. N’allons pas croire, pourtant, que ◀l’▶humanité devait fatalement passer ◀de▶ l’une à l’autre en vertu ◀de▶ quelque loi ◀de▶ ◀l’▶Histoire, et que par suite ◀l’▶autorité serait quelque chose ◀de▶ « périmé », ◀de▶ « réactionnaire », et en tout cas ◀de▶ condamnable, tandis que ◀la▶ liberté serait moderne, progressiste et louable en tous ◀les▶ cas. Car en fait toute éducation digne du nom comporte ◀les▶ deux éléments à doses variables. Autorité et liberté sont aussi nécessaires à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶éducation que ◀la▶ diastole et ◀la▶ systole du cœur à ◀la▶ circulation sanguine, ou que ◀l’▶attraction et ◀la▶ répulsion à ◀l’▶animation ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, des courants électriques, ◀de▶ ◀la▶ vie amoureuse.
Cependant ◀le▶ dosage varie, et ses variations déterminent ◀les▶ conceptions ◀de▶ ◀l’▶éducation, selon ◀le▶ type ◀d’▶hommes qu’elle veut former.
19. Parabole des trois colombes
Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ culture au sens large, trois régions se sont dessinées au cours du second tiers du xxe siècle : ◀l’▶Europe, ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA. Elles se définissent aisément selon ◀le▶ dosage ◀d’▶autorité et ◀de▶ liberté qu’elles ménagent dans ◀l’▶éducation.
◀Les▶ États-Unis d’Amérique se caractérisent par ◀la▶ prédominance très marquée ◀de▶ ◀la▶ liberté sur ◀l’▶autorité. ◀Le▶ souci ◀de▶ respecter ◀l’▶individu y triomphe dans ◀l’▶enseignement, au point ◀d’▶y provoquer une crise aiguë, que ◀les▶ observateurs étrangers ne sont pas ◀les▶ seuls ni les premiers à détecter. Un nombre croissant ◀d’▶Américains, témoins ou victimes du système, ◀le▶ dénoncent sans pitié par ◀le▶ livre et ◀le▶ film. On a vu en Europe ◀le▶ film Blackboard Jungle : ◀la▶ description y est certes à ◀l’▶excès dramatisée et poussée au noir, mais n’en demeure pas moins significative.
◀La▶ crainte ◀de▶ « créer des complexes » paralyse ◀le▶ maître et ruine ◀la▶ discipline. ◀La▶ crainte ◀d’▶imposer un effort intellectuel excessif aboutit à ne plus rien imposer du tout. Si un élève déclare qu’il n’a pas envie ◀de▶ faire ◀de▶ ◀l’▶arithmétique ce matin (et qui en a jamais envie ?), on lui répond en souriant qu’il n’a qu’à faire autre chose. ◀Les▶ méthodes nouvelles ◀d’▶enseignement tendent régulièrement à économiser pour ◀l’▶élève ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶intelligence, ◀de▶ ◀la▶ mémoire et ◀de▶ ◀l’▶attention. Elles ont formé une génération ◀d’▶enfants que plus rien ne tient en respect, qu’aucune loi ni règlement n’effraie plus. ◀L’▶école est devenue leur jouet, et ils ne peuvent comprendre qu’un maître ◀les▶ empêche ◀de▶ jouer avec lui, ou ◀de▶ ◀le▶ casser, comme il leur plaît. ◀L’▶idée générale est ◀la▶ suivante : si un texte est trop difficile, qu’on en choisisse un plus facile, un plus « moderne »… ◀Le▶ caractère ◀d’▶imprimerie devient toujours plus gros, ◀les▶ images plus nombreuses, et ◀l’▶on peut craindre qu’à ◀la▶ fin elles ne remplacent complètement ◀les▶ mots. ◀Le▶ langage subit une dégradation analogue. ◀Les▶ nuances ◀de▶ pensée tendent à disparaître avec ◀les▶ mots qui ◀les▶ traduisaient… ◀Le▶ niveau éducatif s’abaisse jusqu’au plus bas commun dénominateur, et voici ◀l’▶ironie : personne n’en tire bénéfice, même pas ◀l’▶élève ◀le▶ plus ignare, car il voit son ignorance acceptée comme ◀la▶ norme ! Quant aux plus intelligents, ils trouvent ◀de▶ moins en moins ◀d’▶incitations à se surpasser (challenge) dans ◀l’▶enseignement qu’on leur offre.
Ces jugements et cette description, je ◀les▶ extrais du livre qu’une institutrice écœurée publiait naguère aux États-Unis18. ◀Le▶ diagnostic qu’elle porte, et que vingt auteurs confirment, pourrait être résumé ◀de▶ ◀la▶ sorte : on pousse ◀le▶ respect ◀de▶ ◀l’▶individualité enfantine jusqu’au refus ◀de▶ ◀la▶ former. Mais précisons : si ◀la▶ formation intellectuelle qu’elle offre est de plus en plus médiocre, ◀l’▶école américaine n’en prétend pas moins préparer des « personnalités complètes et socialement adaptées ». Elle se substitue presque totalement à ◀la▶ famille, prenant ◀l’▶enfant dès trois ou quatre ans (nursery schools), ou au plus tard dès cinq ans (Kindergarten), pour ◀le▶ garder jusqu’à 18 ans, et cela non seulement pendant ◀les▶ leçons, mais par ◀le▶ moyen ◀d’▶innombrables activités « sociales » qui absorbent ◀les▶ heures libres après ◀la▶ classe. Résultat global : baisse du niveau intellectuel, nivellement aux dépens des meilleurs et toute-puissance des « modes » sociales sur ◀la▶ jeunesse. ◀Le▶ respect excessif ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀la▶ crainte ◀de▶ ◀le▶ déformer en ◀le▶ formant par des disciplines exigeantes, aboutit à un conformisme tyrannique, dont souffre en premier lieu ◀l’▶élite virtuelle. On voulait faire des individus libres et ◀les▶ amener à ◀la▶ liberté sans contraintes, on aboutit à faire des individus « ajustés » qui n’offrent plus ◀de▶ résistance aux modes, à ◀la▶ publicité, aux injonctions ◀de▶ ◀la▶ TV.
À l’autre extrême, ◀l’▶URSS entend éliminer tout individualisme et ne respecter que ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ collectivité. ◀Le▶ trait distinctif est ici ◀la▶ spécialisation dirigée par ◀l’▶État. ◀L’▶élève qui a réussi ses épreuves ◀de▶ sortie (après dix ans ◀d’▶école) peut entrer dans un des huit-cents instituts techniques existant en URSS (pour trente-trois universités seulement). ◀L’▶éducation technique se divise en cinq branches principales, qui se subdivisent en vingt-quatre sous-branches, comprenant deux-cent-quatre-vingt-quinze spécialités et cinq-cent-dix sous-spécialisations. ◀Le▶ plan ◀d’▶étude est rigoureusement prescrit pour chaque spécialité : ◀l’▶élève n’a aucun droit ◀d’▶option et il n’existe pas ◀de▶ cours facultatifs, ni ◀de▶ cours ◀de▶ culture générale, à moins qu’on ne qualifie ainsi ◀les▶ cours ◀de▶ science politique, c’est-à-dire ◀de▶ marxisme-léninisme et ◀de▶ propagande du parti, qui n’occupent que 6 % des études, 27 % étant consacré aux sciences et 67 % à ◀la▶ spécialisation. Quelques jours après ses examens finaux, ◀l’▶étudiant se voit assigner par ◀l’▶État un poste ◀de▶ travail pratique, et ce stage dure au moins trois ans. Après quoi, quelques-uns des meilleurs sont autorisés à poursuivre des études supérieures et à préparer un doctorat, trois sur quatre des candidats étant dirigés vers un doctorat en sciences19.
Ce sont ainsi ◀les▶ besoins du Plan, c’est-à-dire ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ collectivité interprétés par ◀le▶ Parti et son État, qui déterminent ◀l’▶éducation. On revient au dressage utilitaire ◀de▶ ◀l’▶individu, comme dans ◀les▶ sociétés religieuses, où tout était prescrit sans discussions. Nous sommes ici aux antipodes ◀de▶ ◀la▶ pratique américaine. À ◀l’▶excès ◀de▶ liberté dans ◀le▶ choix s’oppose ◀l’▶absence totale ◀de▶ choix pour ◀l’▶individu. Au respect ◀de▶ ◀la▶ personnalité enfantine ou juvénile poussé jusqu’à ◀l’▶évanouissement ◀de▶ ◀la▶ discipline (intellectuelle ou morale) s’opposent ◀le▶ mépris des goûts individuels et ◀le▶ triomphe du conditionnement social dirigé par ◀l’▶État. Et cependant ◀le▶ système américain, lui aussi, livre finalement ◀l’▶élève à une sorte ◀de▶ conditionnement social, non dirigé bien sûr, capricieux comme ◀la▶ mode, mais comme elle contraignant pour ◀l’▶esprit.
Ainsi, d’une part, ◀la▶ liberté anarchique aboutit au conformisme imposé par ◀la▶ mode ; d’autre part, ◀l’▶absence ◀de▶ liberté conduit au conformisme imposé par ◀l’▶État.
Ces deux repères extrêmes une fois posés, il nous est plus facile ◀de▶ définir ce qu’est ◀la▶ voie européenne. Posons-nous cette question très simple : Pourquoi sommes-nous choqués par ◀les▶ excès américain et soviétique ? Pourquoi ◀les▶ ressentons-nous comme des excès ? Sinon parce que ◀le▶ sentiment demeure en nous, exigeant et actif, ◀d’▶un équilibre nécessaire, ◀d’▶une voie médiane, ou, comme il me paraît préférable ◀de▶ dire : ◀d’▶une mise en tension permanente, ◀d’▶une composition vivante des deux tendances : respect ◀de▶ ◀l’▶individu, volonté ◀de▶ ◀le▶ former.
Respecter ◀l’▶individu, c’est voir en lui ◀la▶ personne qu’il peut devenir s’il découvre sa vocation et reçoit ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶accomplir. ◀Le▶ former, c’est lui communiquer, par ◀le▶ moyen ◀de▶ disciplines souples mais fermes, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté (culturelle, politique et sociale), au sein de laquelle sa vocation s’exercera. Trop ◀de▶ liberté sans effort, trop ◀d’▶effort imposé sans liberté : ◀les▶ deux excès conduisent à des résultats analogues, qui sont ◀le▶ déclin du sens critique, ◀la▶ non-résistance aux modes ou aux réglementations sociales, ◀la▶ médiocrité du niveau culturel et ◀la▶ stérilisation des élites futures. ◀L’▶idéal directeur ◀d’▶une éducation spécifiquement européenne apparaît alors bien clairement : il est ◀de▶ former et promouvoir des hommes à la fois libres et responsables, conscients ◀de▶ ce qu’ils se doivent en tant qu’individus à ◀la▶ recherche ◀de▶ leur vocation, et ◀de▶ ce qu’ils doivent à ◀la▶ communauté dans laquelle ils se trouvent engagés. C’est ce type ◀d’▶homme en équilibre dynamique qui mérite ◀le▶ nom ◀de▶ personne et qui reste ◀le▶ but ◀de▶ toute éducation, non seulement en Europe, mais pour ◀l’▶Europe.
J’ai marqué trois tendances pratiquement dominantes dans ces trois régions ◀de▶ ◀l’▶Occident. Il conviendrait bien sûr ◀de▶ nuancer ◀le▶ tableau. Je sais qu’il existe des signes ◀d’▶un retour à ◀l’▶autorité aux USA, de même que se font jour dans ◀la▶ plus récente littérature soviétique des signes non trompeurs ◀d’▶une nouvelle faim ◀de▶ liberté. J’accorde enfin qu’en Europe même, et quel que soit notre idéal, nous souffrons nous aussi, dans ◀la▶ pratique, des excès alternés ◀de▶ ◀la▶ tendance « russe » et ◀de▶ ◀la▶ tendance « américaine ».
Pour illustrer et résumer, voici ◀la▶ Parabole des trois colombes.
◀La▶ colombe ◀de▶ Kant est célèbre, qui s’imagine qu’elle volerait mieux dans ◀le▶ vide, sans ◀la▶ résistance fatigante que ◀l’▶air oppose au libre jeu ◀de▶ ses ailes. C’est ◀l’▶utopie ◀de▶ ◀l’▶éducation trop libre en Amérique.
◀L’▶utopie russe, c’est une colombe programmée, ou tout au moins conditionnée selon ◀les▶ théories ◀de▶ Pavlov. Elle n’a pas à se poser à chaque instant ◀la▶ question : que faire ? où aller ? Tout a été réglé ◀d’▶avance par ◀le▶ régime.
◀La▶ colombe européenne, elle, sait qu’elle a besoin pour voler ◀d’▶une certaine résistance ◀de▶ ◀l’▶air, et elle n’a pas reçu ◀de▶ programme invariable. Elle doit choisir sans cesse, résister aux courants, prendre ses risques. À vrai dire, on ne ◀l’▶a préparée qu’à « voler ◀de▶ ses propres ailes ».
20. ◀L’▶Europe a-t-elle tout inventé ?
◀Le▶ dynamisme ◀de▶ notre culture, résultant ◀d’▶un complexe ◀de▶ tensions intérieures, et ◀le▶ mouvement brownien ◀de▶ nos contradictions nous provoquent ◀d’▶âge en âge à créer, à émigrer, à exporter, et nous condamnent à ◀l’▶expansion. Que ce mouvement ait été baptisé impérialisme paraît accidentel et relatif : toute énergie, toute force physique ou spirituelle peut être qualifiée ◀d’▶impérialiste par ◀les▶ objets ou individus qui ◀la▶ subissent, mais c’est ◀la▶ condition même ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀la▶ loi, fort peu sentimentale, ◀de▶ ◀l’▶amour.
Nous avons presque tout inventé.
◀L’▶espace d’abord. Ce sont ◀les▶ Européens qui ont découvert ◀la▶ terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir ◀les▶ découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à ◀l’▶humanité tout entière ◀de▶ prendre peu à peu conscience ◀de▶ son unité. ◀L’▶idée ◀d’▶universalité a peut-être existé chez ◀les▶ sages ◀de▶ plusieurs autres cultures, mais ce sont ◀les▶ Européens qui lui ont donné son contenu concret et qui ont seuls démontré sa consistance. ◀L’▶idée ◀de▶ genre humain est notre création.
◀Le▶ temps ensuite. Ce sont ◀les▶ Européens qui ont inventé ◀l’▶histoire et ◀l’▶historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie ◀de▶ ◀l’▶histoire, enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire, constitution ◀d’▶archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets ◀de▶ romans et ◀de▶ pièces ◀de▶ théâtre, arsenal ◀de▶ citations pour ◀les▶ hommes politiques, et finalement : superstition moderne du « sens ◀de▶ ◀l’▶histoire », qui alimente ◀de▶ vives polémiques intellectuelles, mais surtout influence profondément ◀les▶ choix politiques des masses.
À partir de ◀l’▶histoire, ce sont ◀les▶ Européens qui ont inventé ◀l’▶archéologie, comme ils ont inventé ◀l’▶ethnographie à partir de ◀la▶ découverte géographique du monde. Et ◀l’▶on sait ◀le▶ rôle décisif que ces sciences ont joué dans ◀l’▶évolution récente ◀de▶ ◀la▶ sociologie et ◀de▶ ◀la▶ psychologie analytique, autres inventions ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Dans ◀le▶ champ des inventions ◀de▶ tous ◀les▶ ordres qui ont modifié ◀l’▶aspect du monde depuis cinquante ans, ◀la▶ part des Européens est largement prépondérante. Et je dis bien : des Européens, non ◀de▶ tel ◀de▶ leurs pays. Car chacune ◀de▶ leurs découvertes est née du grand dialogue entre ◀les▶ esprits du passé et du présent, par-dessus ◀les▶ frontières ; chacune est prise dans ◀le▶ contexte ◀d’▶une réflexion européenne (contexte qui tend d’ailleurs de plus en plus à s’étendre aux États-Unis). Qu’il suffise ◀de▶ mentionner : ◀le▶ marxisme et ◀la▶ psychanalyse ; ◀l’▶existentialisme et ◀le▶ personnalisme ; ◀la▶ théorie des quanta en physique, celle des groupes et celle des ensembles en mathématiques ; ◀la▶ sociologie et ◀les▶ grandes synthèses historiques ; ◀la▶ relativité généralisée et ◀la▶ physique nucléaire ; ◀l’▶aviation, ◀la▶ radio et ◀le▶ cinéma ; ◀la▶ vaccination et ◀la▶ pénicilline ; ◀le▶ pétrole synthétique et ◀le▶ radar ; ◀le▶ syndicalisme et ◀les▶ coopératives ; ◀la▶ construction métallique et ◀la▶ bureaucratie ; et enfin ◀l’▶art moderne tout entier, peinture, musique, poésie, essai, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀les▶ très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier ◀de▶ nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés ◀de▶ Paris ou dans nos livres.
Je dirai plus. ◀Le▶ monde moderne en tant que tel peut être appelé une création européenne. Pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés ◀d’▶art et ◀de▶ construction, ◀de▶ transport et ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶industrie et ◀de▶ médecine, et nos armes. ◀Les▶ Hindous, ◀les▶ Chinois, ◀les▶ Noirs copient ◀l’▶Europe pour toutes ces choses, mais nous, nous copions tout au plus quelques phrases ◀de▶ leurs sages, quelques statues ◀de▶ leurs dieux ou quelques rythmes ◀de▶ leurs danses. (Demain pourtant, c’est ◀l’▶Amérique ou ◀la▶ Russie qu’ils imiteront…)
Enfin, pour emmagasiner tous ◀les▶ trésors ainsi ramenés du fond des temps et ◀de▶ ◀l’▶espace, ◀les▶ Européens ont inventé ◀le▶ musée. Et, à partir de ces condensations prodigieuses ◀de▶ siècles et ◀de▶ continents, ils ont élaboré ◀les▶ préalables ◀d’▶une science comparée des cultures et des civilisations, des religions et des arts, des morales et des gouvernements, et cette sociologie totale ou planétaire prépare elle aussi ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶unité future du genre humain.
Je n’indique ici que des têtes ◀de▶ chapitres, et j’ai laissé ◀de▶ côté ◀l’▶immense chapitre ◀de▶ nos créations sociales et ◀de▶ nos institutions !
C’est un fait que ◀l’▶Europe a répandu sur toute ◀la▶ terre, au hasard ◀de▶ ◀la▶ colonisation, ◀de▶ contacts ◀d’▶affaires privés ou ◀d’▶échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, et tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activités profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais ◀l’▶Europe n’a pas exporté sa dialectique autorégulatrice, faite ◀d’▶équilibres sans cesse remis en question, ◀de▶ tragédies entrecroisées, ◀d’▶innombrables tensions, déchirantes et fécondes.
◀Le▶ monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos doctrines, nos remèdes et nos poisons, et beaucoup de nos secrets ◀de▶ puissance matérielle — en un mot, ◀le▶ monde reçoit nos produits. Mais il ne reçoit pas ◀les▶ valeurs religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules ◀la▶ genèse ◀de▶ ces produits, et qui seules permettraient ◀de▶ ◀les▶ maintenir en composition. Il choisit nos produits ◀les▶ plus douteux — ◀le▶ nationalisme, par exemple — et ◀les▶ retourne contre nous. Il s’occidentalise dans ses apparences : usines, hygiène, costumes, transports, urbanisme et architecture. Mais il méprise, ou ignore simplement notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse notre éthique du travail. Il veut que nous ◀l’▶aidions à mieux vivre, mais dédaigne ◀l’▶amour du prochain.
21. ◀L’▶Europe et ◀le▶ monde : position du problème
Voici donc ce que ◀l’▶Europe a créé, voilà ce qu’elle offre au monde entier, et elle ne peut faire autrement, car toutes ◀les▶ créations que je viens ◀d’▶énumérer sont en expansion vers ◀le▶ monde, appellent ◀le▶ monde, s’en nourrissent, et toutes préparent son unité, après avoir exploité ses divisions.
◀La▶ question reste ◀de▶ savoir si cette unité fomentée par ◀la▶ culture européenne ne va pas se réaliser aux dépens de ◀l’▶Europe et à ceux du tiers-monde.
Tel est ◀le▶ drame. Il intéresse ◀l’▶avenir ◀de▶ tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre.
En voici ◀la▶ formule ◀la▶ plus simple, je crois : ◀la▶ diffusion ◀de▶ nos valeurs n’est pas coextensive à celle ◀de▶ nos produits et n’en est pas contemporaine. Elle reste loin derrière dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps.
◀L’▶aire ◀de▶ diffusion ◀de▶ ◀la▶ civilisation née en Europe n’est pas loin de recouvrir ◀l’▶ensemble des terres habitées, mais ◀la▶ densité ◀d’▶occidentalisation varie considérablement selon ◀les▶ pays, et à ◀l’▶intérieur même ◀de▶ presque tous ◀les▶ pays.
Ici ◀l’▶on se contente ◀d’▶importer nos machines et nos armements, là nos formes politiques, partis et parlements. Plus tard, telle nation neuve ou telle fraction ◀de▶ son intelligentsia décide ◀d’▶adopter nos conceptions sécularistes ◀de▶ ◀l’▶existence, désacralisée, rationalisée, scientiste et démocratique, ou marxiste, au moins ◀d’▶étiquette. Dans la plupart des cas, s’occidentaliser signifie simplement acquérir ◀le▶ know how des procédés techniques, politiques et sociaux ◀les▶ plus voyants et ◀les▶ plus récemment mis au point par ◀la▶ branche américaine ◀de▶ notre civilisation. ◀Le▶ système très complexe des tensions spirituelles, morales et intellectuelles, qui explique seul ◀la▶ genèse ◀de▶ ces « produits », qui définit ou qui limite leur mode ◀d’▶emploi et donne un sens à ◀l’▶aventure occidentale, ce système ◀de▶ valeurs antinomiques reste ignoré, refusé ◀d’▶instinct par ◀les▶ masses, ou expressément combattu par leurs guides spirituels et politiques.
Mais qui oserait leur faire reproche ◀de▶ n’avoir pas mesuré dans toute sa profondeur et ses lointaines ramifications ◀la▶ pathétique nécessité ◀d’▶un refus sans doute vital, et non moins vain ?
22. ◀L’▶Asie sourde à nos mélodies
◀L’▶énoncé des plus hautes valeurs européennes tient dans ◀l’▶œuvre ◀de▶ Bach et dans celle ◀de▶ Mozart. ◀Les▶ Messes et ◀les▶ Passions réduisent à peu de chose toute tentative verbale pour exprimer ce que ◀l’▶homme européen a conçu de plus pur, de plus fort et de plus exaltant. Voilà ◀l’▶Europe suprême, elle n’ira pas plus haut, peut-être, mais qui serait en mesure ◀d’▶exiger davantage ou ◀de▶ proposer mieux dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui ?
Certes, ◀l’▶Europe réelle est loin de tels sommets, mais ce sont tout de même ses sommets. Elle n’est pas souvent digne ◀de▶ ces œuvres, mais c’est elle qui ◀les▶ a créées. Nous ◀l’▶oublions souvent et ◀les▶ autres ◀l’▶ignorent ; ils voient plus facilement ce qui est beaucoup plus bas, au niveau du contact brutal entre leurs coutumes et nos armes, leur sagesse ancestrale et nos machines. Nos péchés sont criants, et tout ◀l’▶Orient ◀les▶ crie, mais il n’entend pas nos grandeurs. Car ◀la▶ musique est ◀le▶ sublime ◀de▶ ◀l’▶Occident, mais pour ◀l’▶oreille ◀d’▶un Oriental, c’est un bruit vague, une espèce ◀de▶ rumeur insensée…
Seulement, elle est issue du même complexe, et elle répond dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶âme au même défi que ◀la▶ science dans ◀le▶ monde des corps et ◀de▶ ◀l’▶intellect. ◀Les▶ structures musicales se raccordent au psychisme ◀de▶ ◀l’▶homme européen qui a conçu ◀les▶ machines et ◀la▶ personne.
Un intellectuel indonésien me dit un jour : « Vous autres Européens, vous nous envoyez des machines-outils ; c’est très joli, cela nous amuse et c’est utile, mais pourquoi n’y joignez-vous pas un petit livre expliquant ◀d’▶où viennent ces objets, pourquoi vous avez eu ◀l’▶idée ◀de▶ ◀les▶ construire et comment ils expriment et transportent, en fait, tout un monde ◀de▶ valeurs complètement étranger à nos croyances traditionnelles ? »
Une autre fois, il me raconte que sa femme, qui est une Hollandaise, donnait des leçons ◀de▶ solfège aux enfants ◀d’▶une école ◀de▶ Djakarta ; et quand ils eurent appris ◀les▶ notes ◀de▶ notre gamme, elle leur dit : « Composez maintenant une chanson dans ◀le▶ goût ◀de▶ ce pays. » Mais ils ne purent écrire que ◀de▶ petites mélodies qui ne rappelaient rien ◀de▶ leur musique indonésienne et ne faisaient que réinventer ◀les▶ lieux communs ◀de▶ nos chansons européennes, qu’ils n’avaient jamais entendues 20.
Ainsi, chaque machine exportée est, en fait, un cheval ◀de▶ Troie. Nous avons évacué nos guerriers et retiré nos fonctionnaires, mais nous ramenons subrepticement, et sans ◀le▶ savoir, des occupants plus efficaces et plus puissants, car c’est aux pensées qu’ils commandent, aux sentiments, aux sources mêmes ◀de▶ ◀l’▶invention et ◀de▶ ◀la▶ compréhension ◀de▶ ◀la▶ vie. Nos machines et nos raisonnements, nos formes ◀d’▶art et ◀de▶ gouvernements transportent au loin des champs ◀de▶ force qui vont agir anarchiquement, détruisant ◀les▶ bases mêmes ◀d’▶équilibres anciens, appelant et impliquant impérieusement d’autres ensembles ◀de▶ valeurs, mais ne pouvant ◀les▶ communiquer, ◀les▶ expliquer et ◀les▶ faire vivre, au sens ◀le▶ plus fort ◀de▶ ce terme.
Nous sommes au point ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶humanité où ◀les▶ Européens, ayant créé « ◀le▶ monde », se voient menacés ◀d’▶être dépossédés par ce monde même qu’ils ont suscité et qui se voit en mesure ◀d’▶abuser ◀de▶ nos pouvoirs, non seulement contre nous, mais aux dépens de ses propres équilibres ou accoutumances.
Théoriquement, deux solutions nettes et radicales se conçoivent : ou bien garder pour nous ce qui peut troubler ◀les▶ autres, ou bien imposer nos valeurs en même temps que nos créations. On voit que ◀l’▶alternative est utopique, chacun ◀de▶ ses termes ◀l’▶étant.
Il nous reste à trouver des compromis viables, aussi imprévisibles qu’un poème, à ◀les▶ imaginer dans ◀l’▶improvisation, ◀la▶ générosité, ◀l’▶astuce et ◀la▶ prière. C’est l’une des tâches cruciales ◀de▶ cette fin ◀de▶ siècle. Et c’est sans doute la première fois dans toute ◀l’▶Histoire qu’un même problème se pose au même moment à ◀l’▶humanité tout entière.
Nous voici sur ◀le▶ seuil périlleux ◀de▶ ◀l’▶ère mondiale. ◀La▶ crise ◀de▶ notre civilisation, provoquée par son expansion même — mais incomplète — va-t-elle devenir « mortelle », comme ◀l’▶ont prédit depuis un siècle à peu près tous nos grands penseurs ?
23. ◀Les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence
◀Le▶ xxe siècle a vu ◀la▶ civilisation — qui ne saurait être que ◀la▶ nôtre, quand on en parle au singulier — étendre à toute ◀la▶ terre ses bienfaits, ses méfaits, ses produits, rarement ses valeurs, et toujours ses vulgarités.
Mais en même temps, ◀le▶ xxe siècle a vu se multiplier ◀les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence européenne : et ils sont tous, ou presque tous, Européens. Loin de s’émerveiller du fait que ◀le▶ génie européen rayonne sur ◀le▶ monde entier, ils préfèrent nous parler ◀de▶ notre éclipse.
Au lendemain ◀de▶ la Première Guerre mondiale déclenchée par ◀l’▶Europe, en 1919, Paul Valéry écrivait cette phrase célèbre :
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et il ajoutait :
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et ◀la▶ ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et voyons maintenant que ◀l’▶abîme ◀de▶ ◀l’▶histoire est assez grand pour tout ◀le▶ monde. Nous sentons qu’une civilisation a ◀la▶ même fragilité qu’une vie. ◀Les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux.
◀L’▶écho ◀de▶ cette page fut immense et je sais peu de phrases plus fréquemment citées que celle qui annonce en somme que toutes ◀les▶ civilisations étant mortelles, ◀la▶ nôtre aussi pourrait périr, va donc probablement périr. Pour émouvante qu’elle soit, elle exprime, à mon sens, l’une des erreurs ◀les▶ plus célèbres ◀de▶ ◀l’▶époque. Mais comment expliquer son succès ?
Observons tout d’abord qu’elle résume et condense une assez longue tradition ◀de▶ pessimisme européen. Dès 1791, Volney, méditant sur ◀la▶ mort des civilisations, citait à peu près ◀les▶ mêmes noms pour illustrer ◀le▶ même argument que Valéry :
Que sont devenues tant de brillantes créations ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ ◀l’▶homme ? Où sont-ils, ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylone, ces palais ◀de▶ Persépolis ?… Hélas, j’ai visité ◀les▶ lieux qui furent ◀le▶ théâtre ◀de▶ tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… Qui sait si sur ◀les▶ rivages ◀de▶ ◀la▶ Seine, ◀de▶ ◀la▶ Tamise ou du Zuydersee… qui sait si un voyageur comme moi ne s’assiéra pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur ◀la▶ cendre des peuples et ◀la▶ mémoire ◀de▶ leur grandeur ?
Une trentaine ◀d’▶années plus tard, Hegel introduisait ◀l’▶idée que chaque peuple est « un individu dans ◀la▶ marche ◀de▶ ◀l’▶Histoire » et qu’il obéit donc, comme tout individu, à une loi ◀de▶ croissance, ◀d’▶épanouissement et ◀de▶ déclin fatal. Hegel pensait d’ailleurs que ◀la▶ civilisation européenne marquait ◀l’▶aboutissement suprême ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Mais si ◀l’▶on appliquait sa dialectique aux civilisations, on en venait à penser que chacune ◀d’▶elles devait fatalement décliner et mourir après une période ◀d’▶apogée — ◀la▶ nôtre aussi. Aux débuts du xxe siècle, Spengler va plus loin ; il est convaincu que toute culture est un organisme et correspond morphologiquement à un individu, animal ou végétal. Il en résulte inexorablement que toute culture est mortelle, et ◀l’▶on rejoint ◀la▶ phrase ◀de▶ Valéry. Enfin, dans un effort tout à fait admirable pour embrasser ◀l’▶ensemble des cultures connues, Toynbee croit pouvoir établir empiriquement, par ◀l’▶examen comparatif des vingt et une civilisations qui auraient existé jusqu’ici, ◀les▶ lois complexes mais constantes ◀de▶ leur genèse, ◀de▶ leur croissance et ◀de▶ leur dissolution inévitable.
Ces historiens et philosophes, armés ◀d’▶une vaste érudition, ont ◀d’▶autant moins ◀de▶ peine à nous convaincre que, d’une part, ils rejoignent, par leurs conclusions, notre angoisse quant à ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, et que, d’autre part, ◀les▶ plus grands esprits du siècle précédent n’ont cessé ◀d’▶annoncer ◀les▶ catastrophes qui ont fondu ◀de▶ nos jours sur ◀l’▶Europe : ◀de▶ Kierkegaard à Nietzsche et à Dostoïevski, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt et ◀de▶ Donoso Cortés à Georges Sorel, tous ont décrit depuis cent ans ◀les▶ motifs ◀de▶ craindre ◀le▶ pire pour notre civilisation. Or, voici que leurs prédictions semblent confirmées par ◀les▶ faits.
Au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale, ◀les▶ dictatures prévues par Burckhardt et Sorel s’instaurent en Russie, en Turquie, en Italie et en Allemagne, puis en Espagne. ◀Les▶ nationalismes et ◀les▶ racismes, dénoncés ◀d’▶avance par Nietzsche, prolifèrent sur ◀les▶ ruines ◀de▶ ◀l’▶Empire austro-hongrois. Et bientôt cette Europe occupée à se déchirer à belles dents va se laisser arracher l’une après l’autre ses conquêtes coloniales et ses protectorats. Elle ne voit pas encore, mais elle pressent déjà ◀la▶ perte ◀de▶ sa longue royauté mondiale. Déjà ◀le▶ communisme lui dispute, non seulement en Asie et en Afrique, mais aux yeux ◀d’▶une partie ◀de▶ sa propre jeunesse, son rôle ◀de▶ porteur du « flambeau ◀de▶ ◀la▶ civilisation ». ◀La▶ Seconde Guerre mondiale, née ◀de▶ cette crise interne, va précipiter ◀l’▶écroulement ◀de▶ ◀l’▶hégémonie politique ◀de▶ ◀l’▶Europe, et même ◀le▶ rendre, à vues humaines, définitif. Au surplus, ◀les▶ nouveaux empires et ◀les▶ peuples émancipés proclament déjà leur Volonté ◀de▶ retourner contre nous nos propres armes, tant sociales et morales que matérielles…
Que faudrait-il de plus, pour qu’on ait ◀le▶ droit ◀de▶ parler ◀d’▶une éclipse ou ◀d’▶une mort prévisible ◀de▶ notre civilisation ?
Avant de répondre, formulons deux remarques dictées par une élémentaire prudence historique.
Primo, ◀l’▶hégémonie politique n’est pas toujours et nécessairement liée à ◀la▶ vitalité ◀d’▶une civilisation. L’une peut exister sans l’autre. L’une peut être perdue sans que l’autre soit ruinée du même coup. Gengis Khan eut ◀l’▶hégémonie sans ◀la▶ civilisation, tandis que ◀l’▶Europe du Moyen Âge eut une civilisation sans hégémonie.
Secundo, il n’est pas du tout certain que ◀les▶ précédents historiques soient applicables dans notre situation, ni que ◀la▶ courbe croissance-grandeur-décadence soit ◀la▶ même pour toutes ◀les▶ cultures dans tous ◀les▶ temps.
◀Les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀l’▶Occident, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient sur ◀le▶ précédent ◀de▶ civilisations antiques aujourd’hui « disparues », et particulièrement sur ◀l’▶exemple ◀le▶ mieux connu des Européens, celui ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Rome, qui est censée avoir entraîné ◀la▶ disparition ◀de▶ ◀la▶ civilisation gréco-romaine dans ◀la▶ partie occidentale ◀de▶ ◀l’▶Empire. ◀L’▶exemple est-il valable pour ◀l’▶Europe ? ◀La▶ civilisation européenne est-elle une civilisation comme ◀les▶ autres ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ?
Il se pourrait, bien au contraire, que notre culture présente des caractères nouveaux, qui déterminent un destin non comparable, et même tout à fait différent à partir ◀d’▶un certain moment, ◀d’▶un certain seuil…
◀Les▶ civilisations antiques ◀de▶ ◀l’▶Égypte des Pharaons, ◀de▶ Sumer, ◀de▶ ◀l’▶Inde védantique ou des Mayas, fondaient leur unité originelle sur un principe formateur unique, ◀le▶ Sacré. ◀Les▶ civilisations totalitaires ◀d’▶aujourd’hui, URSS ou Chine de Mao, tiennent leur unité ◀d’▶une doctrine uniforme, imposée à tous par ◀l’▶État. Comparée à ces deux groupes ◀de▶ cultures homogènes, uniformes et sacrées, ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane.
À cause de ses origines multiples, à cause des valeurs souvent contradictoires ou incompatibles qu’elle en a héritées, ◀la▶ civilisation européenne s’est trouvée fondée sur une culture ◀de▶ dialogue et ◀de▶ contestation. Elle n’a jamais pu, et surtout, elle n’a jamais voulu, se laisser ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, sa morale, son économie et ses arts. On a beau citer ◀le▶ Moyen Âge comme une période bénie ◀d’▶unité des esprits et des cœurs, telle que ◀l’▶a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que ◀les▶ conflits qui déchirèrent ◀le▶ Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. ◀L’▶unité ◀de▶ notre culture et ◀de▶ ◀la▶ civilisation créée par cette culture n’a jamais été autre chose qu’une unité paradoxale consistant dans ◀la▶ seule volonté commune à tous ◀de▶ refuser ◀l’▶uniformité.
24. Où sont ◀les▶ candidats à ◀la▶ relève ?
Aux prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence européenne, j’opposerai trois raisons majeures ◀d’▶espérer, c’est-à-dire ◀d’▶agir pour ◀l’▶Europe.
Première raison : ◀La▶ civilisation européenne est ◀la▶ seule qui soit effectivement devenue universelle.
Bien d’autres avaient cru cela ◀d’▶elles-mêmes, avant ◀la▶ nôtre. Elles se trompaient, mais cette erreur ne saurait plus être commise, à présent que ◀la▶ terre entière est explorée dans ses derniers recoins. Alexandre le Grand et ◀les▶ empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient ◀le▶ monde entier ; c’était moins orgueilleux que naïf, car chacun ignorait que l’autre existât. ◀L’▶agence Cook suffirait aujourd’hui pour ◀les▶ mettre à ◀l’▶abri ◀de▶ ce genre ◀d’▶illusion. Nous, ◀les▶ Européens du xxe siècle, nous savons bien que nous ne dominons plus politiquement, mais nous savons aussi que toutes ◀les▶ villes nouvelles en Asie et en Afrique imitent nos villes modernes, leurs procédés ◀de▶ construction, leurs rues, leurs places et leur mairie, leurs hôpitaux et leurs écoles, et leurs hôtels et leurs journaux, et même leurs embarras ◀de▶ circulation. Nous savons bien que tous ◀les▶ pays neufs imitent nos parlements, partis et syndicats, et même parfois nos dictatures. Et nous savons que ce mouvement ◀d’▶imitation s’opère à sens unique et n’est plus réversible.
Mais comment expliquer ce phénomène sans précédent dans toute ◀l’▶histoire ?
Nous avons vu que ◀la▶ civilisation européenne, née ◀de▶ ◀la▶ confluence des sources ◀les▶ plus diverses, se distinguait par là ◀de▶ toutes ◀les▶ autres, monolithiques et homogènes. Voilà pourquoi elle s’est trouvée ◀la▶ seule qui fût assez complexe et multiforme pour pouvoir, sinon satisfaire, du moins séduire tous ◀les▶ peuples du monde.
Nous avons vu aussi que ◀l’▶Europe envoie dans ◀le▶ monde plus ◀de▶ machines et ◀d’▶assistants techniques que ◀de▶ livres et ◀de▶ missionnaires. Elle s’est laïcisée, ou sécularisée, et détachée du christianisme qui contribua ◀de▶ tant de manières à ◀la▶ former. Par là même — et c’est bien son drame, en même temps que ◀la▶ condition ◀de▶ son « succès » ◀le▶ plus visible —, elle s’est rendue plus transportable, plus acceptable et imitable qu’aucune autre.
Mais il faut voir enfin que cette civilisation n’a pu devenir universelle qu’en vertu de quelque chose ◀de▶ très fondamental qui ◀l’▶y prédisposait dès ◀l’▶origine : j’entends ◀la▶ croyance chrétienne en ◀la▶ valeur égale ◀de▶ tout homme devant Dieu, quelle que soit sa nation, sa couleur ou sa race. ◀L’▶Égypte ancienne ne croyait rien ◀de▶ tel. ◀Le▶ mot homme y était synonyme ◀d’▶habitant ◀de▶ ◀la▶ vallée et du delta du Nil. Il y avait un mot différent pour désigner ◀les▶ habitants des terres voisines, à mi-chemin entre ◀l’▶animal et ◀l’▶Égyptien. (Dans ◀le▶ même style, Bismarck définit ◀le▶ Bavarois comme « cet être intermédiaire entre ◀l’▶Autrichien et ◀l’▶homme ».) Pour ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Chinois également, il existait deux espèces différentes ◀de▶ bipèdes verticaux : ◀les▶ Grecs ou ◀les▶ Chinois, d’une part, et ◀les▶ barbares, c’est-à-dire tous ◀les▶ autres, qui n’étaient pas vraiment et complètement humains. Ces très hautes civilisations devaient donc nécessairement demeurer régionales et décliner dans ◀les▶ limites ◀de▶ leur empire. En revanche, ◀la▶ conception chrétienne exprimée par saint Paul (« Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, car vous êtes tous fils ◀de▶ Dieu, vous êtes tous un en Jésus-Christ. »), cette conception devait seule permettre à ceux qu’elle formerait intimement ◀de▶ considérer tous ◀les▶ hommes comme dignes et capables, un jour ou l’autre, ◀de▶ participer pleinement à ◀l’▶effort civilisateur.
Maintenant que c’est fait ou en train de se faire, et que voilà franchi ◀le▶ « seuil mondial », comment imaginer que ◀la▶ civilisation diffusée par ◀l’▶Europe à tous ◀les▶ peuples puisse s’éclipser ou disparaître, sans entraîner ◀le▶ genre humain dans son désastre ?
Deuxième raison : ◀La▶ civilisation européenne a créé ◀les▶ conditions techniques ◀de▶ sa conservation et ◀de▶ sa transmission aux âges futurs, en même temps qu’elle redécouvrait et faisait revivre des cultures disparues ou en voie ◀d’▶extinction.
Valéry nous disait que « ◀les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux ». Depuis lors, on a retrouvé — et même joué — plusieurs comédies ◀de▶ Ménandre. Quant aux œuvres ◀de▶ Keats et ◀de▶ Baudelaire, et ◀de▶ Paul Valéry lui-même, reproduites dans ◀le▶ monde entier, enregistrées sur bandes et sur microsillons, elles sont en mesure ◀de▶ résister au temps beaucoup mieux que ◀les▶ fresques ◀de▶ Lascaux, ◀les▶ statues grecques et ◀les▶ temples des Pharaons menacés par ◀les▶ eaux ◀d’▶un barrage.
◀La▶ mortalité des civilisations nous apparaît donc très variable. Certes, plusieurs ont disparu sans nous laisser ◀d’▶autre héritage actif que celui ◀de▶ leurs œuvres d’art : ainsi celle des Aurignaciens, ou plus près de nous celle des Hittites, plus près encore celles des Mayas et des Aztèques. Mais ◀les▶ civilisations anciennes ◀de▶ ◀l’▶Égypte et du Proche-Orient, prolongées par ◀la▶ grecque et ◀la▶ romaine, dont ◀l’▶essentiel vit dans ◀la▶ nôtre, sont-elles vraiment mortes ? Leurs conquêtes ont été préservées par ◀le▶ musée et ◀le▶ laboratoire européens, pour être diffusées ◀de▶ nos jours sur toute ◀la▶ terre. Il s’en faut ◀de▶ beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont ◀les▶ lois ◀de▶ Minos, ◀de▶ Dracon et ◀de▶ Solon, venues ◀de▶ ◀la▶ Crète et ◀de▶ ◀l’▶Égypte ancienne par ◀la▶ Grèce, ce sont ◀le▶ Décalogue et ◀les▶ Béatitudes, c’est enfin ◀le▶ code ◀de▶ Justinien, ◀d’▶où dérivent ◀l’▶Habeas Corpus et ◀la▶ Déclaration des droits de l’homme, qui définissent aujourd’hui, pour tous ◀les▶ peuples du tiers-monde à peine moins que pour ceux ◀de▶ ◀l’▶OTAN, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine et ◀les▶ fondements ◀de▶ tout progrès social ; et non pas ◀le▶ système des castes, ni ◀le▶ mandarinat, ni ◀le▶ Bushido. On peut ◀le▶ regretter, mais on doit ◀le▶ constater.
Roger Caillois a écrit non sans drôlerie à propos de ◀la▶ fameuse phrase ◀de▶ Valéry : « Si ◀les▶ civilisations mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas ◀le▶ dire, car il n’en saurait rien. » Et il propose ◀de▶ corriger comme suit ◀le▶ passage que j’ai cité : « Nous autres civilisations, nous avons depuis peu ◀la▶ certitude que nous ne mourrons jamais entièrement et que nos cendres sont fécondes. ◀Le▶ temps est passé où ◀les▶ civilisations étaient mortelles. »
J’ajouterai cette simple remarque : si tant de civilisations qu’on croyait endormies sont tirées ◀de▶ ◀l’▶oubli au xxe siècle, si tant ◀d’▶écoles antiques ◀de▶ sagesse et ◀de▶ mystiques voient leurs livres sacrés publiés ◀de▶ nos jours et retrouvent partout des fidèles, c’est par ◀le▶ fait des ethnographes, archéologues et philosophes ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui poursuivent ◀l’▶inventaire mondial initié à ◀la▶ Renaissance par nos découvreurs ◀de▶ ◀l’▶espace et du temps ◀de▶ ◀l’▶humanité.
Troisième raison : On ne voit pas ◀de▶ candidats sérieux à ◀la▶ relève ◀d’▶une civilisation devenue mondiale.
Nous connaissons ◀les▶ circonstances ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ celles qui nous ont précédées : c’était parfois une catastrophe naturelle, comme la dernière période glaciaire ou ◀le▶ dessèchement du Sahara, affectant ◀la▶ région entière où avait fleuri une civilisation déterminée. Et ◀les▶ autres n’en savaient rien. Mais ce fut plus souvent ◀l’▶agression ◀d’▶une civilisation rivale, plus primitive et plus brutale, Doriens détrônant ◀la▶ Crète, Germains investissant ◀la▶ Gaule et ◀l’▶Ibérie romaines, ou ◀les▶ quelques centaines ◀d’▶Espagnols s’emparant ◀de▶ ◀l’▶empire des Aztèques. Il s’agissait dans tous ces cas ◀de▶ civilisations locales, entourées ◀de▶ « barbares » mal connus. ◀Les▶ candidats à ◀la▶ relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame ◀l’▶oblitération ou simplement ◀la▶ reprise des charges ◀de▶ notre civilisation, avec quelques chances ◀de▶ succès ?
◀Les▶ États-Unis ? dira-t-on. Mais ils sont nés ◀de▶ ◀la▶ substance même ◀de▶ ◀l’▶Europe, et je ◀les▶ vois s’européaniser par ◀la▶ culture plus profondément que ◀l’▶Europe ne s’américanise par ◀le▶ costume et ◀le▶ décor urbain. ◀L’▶URSS ? Mais qu’apporte-t-elle de nouveau ? Est-elle une autre civilisation ? Lénine disait ◀de▶ sa Révolution : « C’est ◀le▶ marxisme plus ◀l’▶électricité. » Or, ◀le▶ marxisme n’est pas un apport soviétique, ce n’est pas Popov qui ◀l’▶a inventé, mais bien un Juif allemand, dont ◀le▶ père était devenu protestant, et qui rédigeait au British Museum, pour ◀le▶ Herald Tribune de New York, des articles qui ◀le▶ faisaient vivre et qui forment une partie du Kapital. ◀Le▶ marxisme est né en Europe et ◀de▶ ◀l’▶Europe, au carrefour ◀d’▶un débat séculaire entre ◀la▶ théologie et ◀la▶ philosophie, au moment où se constituaient ◀la▶ sociologie et ◀la▶ technique, ◀l’▶industrie, ◀la▶ grande presse, ◀l’▶école obligatoire, ◀la▶ conscription universelle et ◀les▶ nationalismes qui en vivent. On ne saurait imaginer complexe ◀de▶ forces spirituelles, morales et matérielles plus spécifiquement européen. Quant à ◀l’▶électricité, dont parlait Lénine, elle symbolise ◀l’▶industrialisation. En électrifiant ◀le▶ pays, ◀le▶ communisme a renouvelé ◀l’▶entreprise ◀de▶ Pierre le Grand : il a pour la seconde fois européanisé ◀la▶ Russie. Et c’est ◀l’▶URSS à son tour qui s’est chargée ◀d’▶aider ◀la▶ Chine à liquider ◀la▶ civilisation des mandarins, c’est ◀l’▶URSS qui a introduit dans ◀l’▶Empire emmuré ce nouveau cheval ◀de▶ Troie occidental : ◀la▶ technique, et tout ce qu’elle entraîne dans ◀les▶ mœurs et ◀les▶ modes ◀de▶ penser ◀d’▶une nation. ◀Le▶ fameux « bond en avant » ◀de▶ ◀la▶ Chine n’a guère été qu’un bond vers ◀l’▶industrie et vers ◀le▶ socialisme, inventés par ◀l’▶Europe et parties intégrantes ◀de▶ sa culture. Quant à ◀l’▶Afrique, observons simplement que son émancipation actuelle ne consiste nullement dans ◀l’▶avènement ◀d’▶une civilisation originale, ou ◀de▶ quelque néo-tribalisme, mais au contraire dans ◀l’▶adoption bien trop rapide des formes ◀de▶ vie politique, sociale et économique, élaborées par ◀l’▶Europe moderne. Résumons cela : je vois ◀l’▶Asie du Sud, sous-développée, courir après ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Chine, qui essaie ◀d’▶imiter ◀la▶ Russie, laquelle veut rejoindre ◀l’▶Amérique, qui est une invention ◀de▶ ◀l’▶Europe…
Où est donc dans tout cela « ◀l’▶éclipse » ◀de▶ ◀l’▶Europe comme culture ? Dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ses intellectuels, et pas ailleurs.
25. ◀Le▶ péril blanc
Devant ◀le▶ recul ou ◀la▶ métamorphose prévisible du péril rouge, déguisé par ◀les▶ Russes en coexistence pacifique — nom qui aurait fait frémir Lénine ! — on reparle ◀d’▶un péril jaune, en attendant ◀le▶ péril noir. Je n’y crois guère. Notre éclipse n’est rien que notre aveuglement sur nos propres pouvoirs et notre vocation. Aux yeux du monde, il n’y a qu’un seul péril sérieux : ◀le▶ péril blanc. ◀La▶ civilisation européenne, devenue mondiale, n’est menacée en fait que par ◀les▶ maladies qu’elle a produites et propagées elle-même. C’est dans ses sources, c’est au foyer ◀de▶ sa vitalité créatrice, c’est en Europe, que ce péril doit être conjuré.
Car ce qui nous menace ◀de▶ ◀l’▶extérieur, c’est aussi ce qui nous mine à ◀l’▶intérieur. Ce que ◀les▶ peuples ◀d’▶outre-mer nous opposent, c’est ce que nous opposons nous-mêmes à notre vocation universaliste : je nommerai ◀le▶ nationalisme et ◀la▶ superstition matérialiste.
Il en va du nationalisme comme ◀de▶ notre rhume ◀de▶ cerveau, qui devient mortel chez ◀les▶ Papous, non prémunis. Cette passion qui enfièvre et ruine ◀l’▶Europe depuis plus ◀d’▶un siècle et demi, et que nous refusons ◀de▶ prendre au tragique, quand elle atteint ◀l’▶Asie, ◀le▶ monde arabe ou ◀l’▶Afrique, dresse contre nous au nom de nos principes des revendications haineuses et délirantes. Forme collective ◀de▶ ◀l’▶orgueil, antichrétienne par essence, condamnée nommément par ◀le▶ pape et ◀les▶ chefs ◀de▶ toutes ◀les▶ Églises, condamnée d’autre part par ◀les▶ conditions mêmes ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ technique et ◀de▶ ◀la▶ culture au xxe siècle, ◀le▶ nationalisme n’en poursuit pas moins ses ravages dans ◀l’▶esprit des Européens comme dans ◀l’▶esprit des peuples neufs, empêchant au-dedans cette union fédérale qui ferait notre force pacifique, décuplant au-dehors ◀la▶ force belliqueuse ◀de▶ ceux dont il fait nos ennemis.
Quant au second virus sécrété par ◀l’▶Europe, et que je nommerai ◀le▶ matérialisme plat, il prend chez nous ◀les▶ formes ◀les▶ plus diverses. Il va du culte du confort chez ◀l’▶ouvrier et ◀le▶ bourgeois, et du culte du profit à court terme chez ◀le▶ patron et ◀le▶ ministre, jusqu’à ◀l’▶indifférence bovine ◀de▶ ◀la▶ grande masse aux réalités spirituelles, à tout ce qui donne un sens, une saveur à nos vies. Ce matérialisme plat ne serait guère plus dangereux que ◀la▶ bêtise humaine en général, s’il n’avait pour effet ◀de▶ détendre ◀les▶ ressorts créateurs du progrès, dont il est trop souvent ◀l’▶aboutissement. Or, chacun sait que ◀les▶ ressorts du progrès sont ◀l’▶inquiétude philosophique, ◀la▶ passion ◀de▶ défier ◀le▶ destin, ◀le▶ refus des choses comme elles vont — inquiétude, passion et refus sans quoi ◀la▶ science et ◀la▶ technique, et ◀les▶ inventeurs qui ◀les▶ créent, auraient tôt fait ◀de▶ débrayer et ◀de▶ nous livrer sans défense aux fanatiques du statu quo, par où j’entends ◀les▶ bureaucrates et ◀la▶ police des États.
Ces maladies ◀de▶ ◀l’▶Europe sont plus dangereuses pour ◀le▶ reste du genre humain que pour ◀l’▶Europe elle-même, où elles sont nées. Car ◀l’▶Europe, à travers des crises atroces, s’est vaccinée. ◀L’▶Europe a sécrété Hitler, mais en douze ans elle ◀l’▶a éliminé, et elle s’en trouve immunisée pour quelque temps contre ◀la▶ tentation totalitaire, qui est ◀l’▶essence du nationalisme. Il n’en va pas de même sur d’autres continents.
Quant à nous, quelques sages nous avaient avertis — ceux que j’ai cités. ◀Le▶ mal est venu, nous ◀l’▶avons vu, et nous ◀l’▶avons vaincu au prix de millions ◀de▶ morts… Et maintenant, ce n’est pas chez nous, mais chez ◀les▶ autres, qu’il triomphe.
◀Le▶ grand Jacob Burckhardt, dans une lettre qui date ◀de▶ 1871, décrit ◀la▶ condition des masses européennes au xxe siècle :
◀Le▶ sort des ouvriers sera ◀le▶ plus étrange… ◀l’▶État militaire va devenir ◀le▶ Grand Fabricant. Ces masses humaines dans ◀les▶ grandes usines ne peuvent pas être éternellement abandonnées à leur pauvreté et à leur envie. Un certain degré contrôlé ◀de▶ misère, avec ◀de▶ ◀l’▶avancement et des uniformes, chaque journée commencée et terminée par un roulement ◀de▶ tambours, voilà ce qui doit logiquement se produire.
Or ce n’est pas chez nous, en Europe, mais en Chine, que cette prédiction se réalise. Voici ce qu’écrit ◀le▶ quotidien ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ◀de▶ Pékin, ◀le▶ 27 septembre 1958 :
À ◀l’▶aube, des trompettes sonnèrent et des sifflets retentirent pour ◀le▶ rassemblement ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ commune Spoutnik. Un quart d’heure après, ◀les▶ travailleurs étaient alignés. Sur ◀l’▶ordre des commandants ◀de▶ compagnies et ◀de▶ brigades, ◀les▶ équipes, drapeaux en tête, se dirigèrent ◀d’▶un pas martial aux champs. Ici on ne voit plus ◀de▶ petits groupes ◀de▶ deux ou trois paysans qui fument tout en cheminant lentement vers ◀les▶ champs. On entend des pas cadencés et des chants ◀de▶ marche. ◀L’▶habitude millénaire des paysans à vivre au petit bonheur est à jamais disparue. Quel énorme changement !
◀La▶ religion du travail forcé, forme matérialiste du nationalisme, n’a jamais atteint en Europe ◀de▶ tels excès. Elle est née chez nous, il est vrai, et c’était bien chez nous que Burckhardt en avait pressenti ◀les▶ périls. Mais nous n’y avons pas succombé, nous ◀l’▶avons rejetée sous sa forme hitlérienne, et ◀l’▶on peut estimer que, jusqu’ici, ◀l’▶organisme européen a réagi avec succès.
Notre tâche en Europe, aujourd’hui, est ◀de▶ créer ◀les▶ anticorps qui permettront au genre humain ◀de▶ résister à nos poisons, au virus du nationalisme et au virus du matérialisme, cette forme ◀d’▶asthénie du spirituel.
C’est dire que notre vocation est désormais ◀de▶ présenter au monde, et ◀d’▶illustrer d’abord par ◀l’▶exemple vécu, ◀l’▶art et ◀la▶ science œcuméniques par excellence ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, ◀de▶ ◀la▶ coexistence en tension des contraires.
Car tel est ◀le▶ secret occidental ◀de▶ ◀la▶ recherche spirituelle sans quoi ◀la▶ science se rendort, et ◀la▶ technique tourne à vide, et toutes nos libertés morales et civiques s’enlisent dans ◀l’▶accoutumance ◀d’▶un confort tyrannique à la manière des drogues, non plus libérateur ◀d’▶énergies neuves. Secret lui-même paradoxal, puisqu’il exige ◀d’▶être communiqué, comme ◀l’▶amour même, sous peine de lésions explosantes dans ◀l’▶inconscient ◀d’▶où surgira ◀l’▶histoire.