I. L’unité de▶ culture
L’Europe, avant ◀d’▶être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle.
L’unité ◀de▶ l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra le cheminement des esprits.Robert Schuman, Pour l’Europe.
1. L’Europe est-elle jamais née ?
Quand on me demande à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que l’Europe ? Pouvez-vous me répondre en une phrase ? », je dis : « L’Europe, c’est quelque chose qu’il faut unir. » Définition active, conforme à son objet : car ce qu’on nomme l’idée européenne est en fait un programme, une action créatrice. Encore faut-il que cette action ait un support bien réel. Or, dans la discussion générale qui dure depuis un quart ◀de▶ siècle au sujet de l’union nécessaire, une même question revient sans cesse : « L’Europe est-elle vraiment une unité ◀de▶ civilisation et ◀de▶ culture ? Peut-on fonder son union sur une unité préexistante ? Et comment définir cette unité ? »
Nationalistes ◀de▶ tous nos États, communistes ◀de▶ toutes confessions, généreux mondialistes ou vétilleux censeurs ◀de▶ l’Occident ne se lassent pas ◀de▶ découvrir l’un après l’autre qu’il est si difficile ◀de▶ définir l’Europe qu’on peut en profiter pour nier son existence. « L’Europe ne se localise guère mieux dans le temps que dans l’espace », écrit l’un ◀d’▶eux. Et tous les autres nous redisent à satiété soit que les Européens sont trop différents entre eux pour s’unir, soit qu’ils ressemblent trop à tous les autres hommes pour former un groupe distinct.
Voyons ces trois espèces ◀d’▶arguments.
Naissance ? — « On a voulu que l’Empire romain fût une première ébauche ◀de▶ l’Europe. Mais il excluait Francfort, Copenhague, Amsterdam. Spengler tient que l’Europe débute avec le Saint-Empire romain germanique, mais celui-ci excluait toute l’Espagne, tous les Balkans, toute l’Europe de l’Est. La naissance ◀de▶ l’Europe ne nous est pas mieux connue que ses limites7. »
L’Europe ne serait-elle donc pas née du tout, parce qu’on ne s’accorde pas sur sa date ◀de▶ naissance ? Mais le même raisonnement conduirait à douter ◀de▶ l’existence ◀de▶ la Suisse, par exemple. Les historiens font remonter sa naissance au Pacte du Grütli, conclu par trois « communes ◀de▶ vallées » en 1291. Cette alliance « excluait » à peu près les neuf dixièmes ◀de▶ la Suisse actuelle. Tout comme la France ◀d’▶avant Philippe-Auguste « excluait » la Bretagne, l’Alsace, le Languedoc, la Provence, la Bourgogne et la Champagne. C’était tout de même la Suisse, c’était la France ; réformez vos catégories pour les faire correspondre au réel, car il s’agit maintenant ◀de▶ sauver ce réel, et non pas ◀d’▶ergoter sur sa définition.
Depuis quand parle-t-on ◀de▶ l’Europe ? S’agirait-il ◀d’▶une invention ◀de▶ Victor Hugo, voire des fédéralistes ◀de▶ notre temps, comme certains l’ont finement supposé ? Une cantate peu connue ◀de▶ Beethoven, composée pour le congrès ◀de▶ Vienne, s’intitulait pourtant l’Europe est née ! Montesquieu, et Leibniz avant lui, mettent l’Europe au-dessus ◀de▶ leur « nation ». Mais l’adjectif européen est ◀d’▶un usage bien plus ancien : il paraît déjà au lendemain ◀de▶ la bataille ◀de▶ Poitiers (732) dans l’œuvre ◀d’▶un clerc espagnol : il qualifie ◀d’▶europenses les vainqueurs ◀de▶ cette journée et répète avec complaisance ce nom qui indique peut-être l’éveil ◀d’▶un sentiment nouveau8. Cependant, la prise de conscience ◀d’▶une entité européenne ne peut être attestée qu’à partir de l’an 1300 : les premiers portulans, ou cartes maritimes, « constituaient des cartes ◀de▶ l’Europe en tant que telle, et (ce qui est encore plus important) ils étaient le témoignage ◀de▶ l’intérêt porté au caractère culturel et politique des terres dont ils décrivaient les côtes9 ». Mais pour voir les vocables Europe et européen entrer dans le vocabulaire courant, il faut attendre le milieu du xve siècle, époque où la chrétienté perd ses prolongements proche-orientaux, occupés par les Turcs, et tend ainsi à se confondre avec l’Europe géographique, cependant qu’à l’inverse les premiers humanistes commencent à distinguer les deux concepts ◀de▶ christianitas et ◀d’▶Europa. C’est enfin dans les œuvres ◀d’▶un homme qui fut d’abord grand humaniste sous le nom ◀d’▶Æneas Sylvius Piccolomini, puis grand pape sous le nom ◀de▶ Pie II, que l’Europe se voit définie, face à l’islam ◀de▶ Mahomet II, comme l’héritière chrétienne ◀de▶ Rome et ◀de▶ la Grèce. Et l’on sait la fortune que devait connaître cette définition ◀de▶ l’Europe par « les trois sources », reprise avec éclat par Valéry.
Dès ce temps-là, les plans se multiplient pour unir une Europe dont il faut croire, au moins, qu’elle est là comme besoin ◀d’▶exister dans les meilleurs esprits ◀de▶ tous ces siècles.
Limites ? — Mais les sceptiques nous demandent alors où elle s’arrête. L’URSS en fait-elle partie jusqu’à Vladivostok ? ou seulement jusqu’à l’Oural ? ou encore en est-elle « exclue » ? Et la Turquie d’Asie ?
Il est clair que les frontières ◀de▶ l’Europe n’ont cessé ◀de▶ varier au cours des siècles, surtout à l’Est, où elles se sont déplacées selon les poussées asiatiques et les contre-poussées occidentales sans jamais se fixer pour longtemps : voir aujourd’hui le rideau ◀de▶ fer, frontière aussi peu « naturelle » que possible et qui ne traduit qu’un certain équilibre provisoire des forces militaires et idéologiques. Mais les frontières ◀de▶ toutes nos nations n’ont cessé ◀de▶ varier, elles aussi, dans une mesure beaucoup plus large encore : comparez la France et l’Espagne, au début du xiiie siècle, à ce qu’elles sont aujourd’hui.
En vérité, une définition géographique ◀de▶ l’Europe, si elle était possible, ne présenterait guère ◀d’▶intérêt, puisque ce ne sont pas des terres qu’il s’agit ◀de▶ réunir, mais des hommes. Or, les hommes ne sont pas des produits du sol, mais ◀d’▶une tradition ; ils ne naissent pas ◀de▶ la terre, mais d’autres hommes. Aux amateurs ◀de▶ géographie, répondons que l’Europe, c’est tout d’abord l’ensemble des Européens, ◀de▶ ceux qui se réclament ◀de▶ « l’Europe notre mère », telle que l’invoquait un poème hongrois écrit peu de temps avant la révolte ◀de▶ Budapest.
Trop divers pour s’unir ? — L’argument des contrastes séculaires, invoqué sans fatigue contre l’union ◀de▶ l’Europe, n’est qu’une étourderie aux yeux de l’historien et ◀de▶ l’observateur des cultures, mais c’est un dernier refuge pour les nationalistes. Or il se trouve que cet argument, précisément, n’est pas soutenable au plan ◀de▶ la nation. Comment le serait-il donc au plan ◀de▶ l’Europe entière ?
On nous dit que les contrastes entre Allemands et Français, Insulaires et Continentaux, Suédois et Grecs (pour ne parler que ◀de▶ géographie, ◀d’▶histoire récente et ◀de▶ modes de vie, mais il y a les religions, l’économie, les formes politiques, etc.), interdisent toute union politique et font douter d’abord ◀de▶ l’unité ◀de▶ culture qui donnerait une assise à cette union.
Mais : 1° les différences ◀de▶ langue, ◀de▶ religion, ◀de▶ « race », ◀de▶ coutumes et ◀de▶ niveau de vie entre Bretons et Languedociens, Frisons et Bavarois, Piémontais et Siciliens, pâtres catholiques ◀de▶ l’Appenzell et banquiers protestants ◀de▶ Genève, n’ont pas empêché l’unification nationale ◀de▶ la France, ◀de▶ l’Allemagne, ◀de▶ l’Italie et des cantons suisses — pas plus que cette unification, d’ailleurs, n’a supprimé ces différences. (Encore que les écoles ◀d’▶État, en France surtout, s’y soient efforcées depuis un siècle : or personne n’a jamais attendu rien ◀de▶ pareil ◀d’▶un État fédéral européen.) Ainsi l’obstacle qu’on pose à l’union ◀de▶ l’Europe, et les dangers qu’on redoute ◀de▶ cette union, sont également imaginaires, comme le prouve l’expérience ◀de▶ la nation elle-même, au nom de laquelle on refuse l’union.
2° Si pittoresques et voyants que soient les contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantzaki, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces deux auteurs, y prendront à fort peu de choses près le même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront les mêmes passions, les mêmes souffrances, les mêmes espoirs et les mêmes doutes, et malgré tout ce qu’il serait tellement facile ◀de▶ dire, la même foi dominant l’arrière-plan millénaire sur lequel se détache l’idée ◀de▶ la personne, ◀d’▶une certaine dignité ◀de▶ l’homme.
S’agissant ◀d’▶observer une entité vivante, le problème consiste d’abord à se placer à la bonne distance.
Vue ◀d’▶assez loin, l’Europe est évidente. Vus ◀d’▶Amérique, quelle que soit notre nation, nous sommes tous des Européens. Vus ◀d’▶Asie, je n’ai pas besoin ◀d’▶insister, on nous prend même parfois pour des Américains ! ◀De▶ toute manière, cette unité dont nous nous plaisons à douter, les Afro-Asiatiques la confirment en nous confondant tous dans une méfiance commune, qui va souvent jusqu’au mépris si elle ne s’arrête pas à l’envie.
Vue ◀de▶ trop près, en revanche, plus ◀d’▶Europe ! C’est l’histoire du naturaliste qui voulait étudier l’éléphant au microscope. Il n’est jamais venu à bout ◀de▶ sa description, n’a jamais constaté l’unité ◀de▶ son objet. Tant que nous restons nez à nez sur nos frontières multipliées dans tous les ordres, nous ne voyons que des différences. Quoi ◀de▶ commun entre anciens et modernes, croyants et incroyants, conservateurs et progressistes, bourgeois et prolétaires ? Ou pire encore : entre socialistes, gauchistes et radicaux ◀de▶ centre gauche, donc « ◀de▶ droite » ? À nous entendre, nous autres Européens ◀de▶ différentes nations, confessions ou climats, Français ◀de▶ différents partis, ou même Confédérés ◀de▶ différents cantons, nous n’aurions pas grand-chose ◀de▶ commun, pas assez, à tout le moins, pour former une entité reconnaissable à certains traits humains déterminants.
Là-dessus, j’observerai que nos diversités sont en effet si nombreuses, si profondes, et au surplus si jalousement entretenues et commentées, que l’on peut y voir une première définition ◀de▶ l’Europe. Rien de plus commun en effet à tous les Européens que leur goût ◀de▶ différer les uns des autres, ◀de▶ se distinguer des voisins, ◀de▶ cultiver chacun sa singularité jusqu’à l’excès ◀d’▶y voir sa raison ◀d’▶être ! C’est à tel point que tout en présidant une imposante table ronde du Conseil de l’Europe, à Rome, j’avais noté sur un bout ◀de▶ papier « à circuler » cette définition irritée : « L’Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec l’homme universel, soit avec l’homme ◀d’▶une seule nation du grand complexe continental dont il révèle ainsi qu’il fait partie par le seul fait qu’il le conteste ? »
Mais cette définition est encore trop simpliste pour la furieuse diversité qui caractérise notre cap : car ◀de▶ l’ensemble européen ne font pas seuls partie ceux qui le nient au profit des nations qui le composent, mais aussi ceux qui en ont conscience et qui l’assument ; non seulement ceux qui ne voient que les arbres, mais aussi ceux qui pensent et vivent la forêt.
Finalement, l’unité ◀de▶ l’Europe dont il s’agit, celle qui échappe si facilement à nos définitions, mais si difficilement au regard des autres, c’est l’unité ◀de▶ notre culture pluraliste.
J’ajoute une précision qui est capitale : il ne faut pas aller vers l’unité conçue comme uniformité et qui se traduirait fatalement par un accroissement ◀de▶ l’entropie. Il faut partir ◀de▶ l’unité donnée, qui est derrière nous et qui se continue en nous, pour aller vers l’union dans la diversité.
2. Une unité non unitaire
Je ne parle donc pas ◀d’▶unité au sens simple, principe du nombre ou qualité ◀de▶ ce qui est un, homogène et sans parties. Je laisse ce sens aux jacobins et autres fanatiques ◀de▶ l’uniforme. Je parle ◀d’▶unité au sens vivant, infiniment complexe, biologique, qui suppose des parties composées, englobées ou organisées en systèmes ◀de▶ tensions plus ou moins autonomes et plus ou moins équilibrés.
L’unité ◀de▶ l’Europe comme culture est une communauté ◀de▶ valeurs antinomiques et ◀d’▶origines très diverses, mêlées en dosages très variés. C’est aussi le jeu dialectique ◀de▶ quelques principes dominants, intuitions religieuses, options ◀de▶ base qui informent non seulement l’évolution des arts, des sciences, des régimes politiques et des jugements moraux, mais encore toute l’économie, toute la ◀vie▶ matérielle des peuples.
L’unité ◀de▶ l’Europe comme culture se définit en termes de compréhension, tout comme une « société » selon Toynbee, dans sa fameuse thèse initiale : « L’unité intelligible ◀d’▶étude historique n’est ni un État-nation (nation state), ni l’humanité dans son ensemble, mais un certain groupement humain que nous avons nommé société. »
L’Europe ne peut être comprise globalement qu’en tant qu’unité ◀de▶ culture, et en retour, notre actuelle culture occidentale ne nous devient intelligible que dans le cadre continental ◀de▶ son évolution trimillénaire, et non pas dans le cadre des États-nations constitués à une époque récente, ni dans le cadre ◀de▶ l’humanité dans son ensemble, qui n’a jamais encore connu ◀de▶ culture commune, s’il est vrai qu’elle essaie ◀d’▶en confectionner une au moyen ◀d’▶éléments empruntés à la nôtre…
3. Les options ◀de▶ base
Que l’Europe ait été d’abord un fait ◀de▶ culture, voilà qui ne signifie pas un instant qu’elle soit l’affaire des seuls hommes cultivés ou conscients ◀de▶ ce qu’ils donnent à la culture, et qu’elle n’intéresse pas vitalement tous les autres. Les valeurs instaurées par quelques créateurs et transmises par la Tradition, l’Église, l’École, déterminent les modes de vie auxquels tous participent dès leur naissance, même si ◀de▶ rares esprits, dans chaque génération, parviennent à contester, à modifier ou à rejeter certaines parties ◀de▶ l’héritage qui les englobe.
Nos actions quotidiennes, nos sensibilités, nos évaluations morales et légales, et la valeur des fins que nous poursuivons, que nous le sachions ou non, tout prend sens et saveur dans le passé ◀de▶ notre culture commune. L’option fondamentale ◀de▶ toute recherche humaine conditionne non seulement les découvertes futures, mais encore la nature ◀de▶ ce qu’on tiendra plus tard pour la réalité elle-même. Dis-moi ce que tu trouves, je te dirai ce que tu cherchais.
Qu’avons-nous donc cherché, nous les Européens ?
L’Orient cherchait l’âme et les pouvoirs ◀d’▶agir sur l’âme. C’était là, pour lui, le Réel. Il a trouvé quelques sagesses, ou sciences ◀de▶ l’âme, et des méthodes ◀d’▶action psychique, comme le yoga.
L’Occident, dès le départ ◀de▶ l’aventure nommée Europe, a choisi ◀de▶ chercher ailleurs… Il a donc trouvé autre chose, une toute autre Réalité. Et la question n’est pas, ici, ◀de▶ savoir si elle est plus ou moins vraie que l’orientale ; mais seulement ◀de▶ bien voir la relation qui l’unit à certains choix fondamentaux, caractéristiques ◀de▶ l’Europe.
Pour désigner ces choix, je pars des grands conciles, ◀de▶ Nicée en 325, à Chalcédoine en 451. Au cours de ces assises houleuses, parfois troublées par les interventions ◀de▶ gens ◀d’▶armes ou ◀d’▶hommes ◀de▶ main, et qui évoquent plutôt des conventions ◀de▶ partis aux USA que nos congrès académiques, dans une atmosphère ◀de▶ passions théologiques follement précises et ◀de▶ confusions politiques dignes ◀de▶ notre temps, ont été formulées les options décisives ◀de▶ notre civilisation européenne. J’en nommerai trois, en les reliant à leurs effets, sans doute imprévisibles en leur temps, mais vérifiables après plus ◀de▶ quinze siècles.
L’incarnation. — Dieu a choisi ◀de▶ se manifester non point par des visions, des songes, des effets ◀de▶ magie, des apparitions mystiques ou illuminations intérieures, des « avatars » ou métamorphoses successives, mais au contraire dans un corps ◀d’▶homme et dans la matière même dont nous sommes faits. Tel est le dogme du Dieu-homme.
Il implique immédiatement que le corps et la matière existent réellement, ne sont pas une illusion, comme le voulaient les docétistes, et ne sont pas seulement un « voile ◀de▶ Maya ». Si l’on croit avec les Hindous que le corps et la matière sont illusoires, il n’est pas très intéressant ◀d’▶étudier leur nature et leurs lois. Cela devient au contraire très important si le corps et la matière sont bien réels. L’option prise à Nicée en faveur de la réalité matérielle corporelle, reconnue et sanctifiée par Dieu lui-même, entraînait donc des conséquences immenses, qui devaient se nommer, dans les siècles à venir, sciences physiques et naturelles, puis techniques.
Le cosmos dans lequel nous vivons n’est pas une fantasmagorie, pour les pères de Nicée. C’est une réalité qu’il faut interpréter, et qu’il faut savoir même sauver, car ainsi que l’écrivait saint Paul : « La création tout entière, dans une attente ardente, attend la révélation des fils ◀de▶ Dieu. »
Il en résulte que l’étude ◀de▶ la matière et du corps humain, matériel, fait partie ◀de▶ la vocation du chrétien. Elle devient possible, dès lors que le monde sensible n’est pas absurde, mais qu’il existe un accord entre notre esprit et le cosmos, tous deux créés par Dieu.
Il est remarquable que Nietzsche, le premier, l’ait compris et l’ait dit : la science occidentale n’eût pas été possible sans le christianisme. Il est important que Kepler ait déclaré : « Les œuvres ◀de▶ Dieu sont dignes ◀d’▶être contemplées. » Il est frappant que Descartes ait écrit : « Un athée ne pourrait pas faire ◀de▶ physique. » (En effet, le présupposé ◀de▶ toute science exacte, l’accord entre notre esprit et le cosmos, ferait alors défaut. Si des athées ont fait ◀de▶ la physique, vraiment, cela prouve qu’ils n’étaient pas vraiment athées. Car le mouvement créateur ◀de▶ la science procède ◀d’▶une confiance intuitive dans l’accord ◀de▶ l’homme et du monde et suppose une foi dans leur fondement commun, « fondement ◀de▶ l’être
dans le monde, à savoir Dieu », comme l’écrit Ernest Ansermet dans ses Fondements ◀de▶ la musique.) Et il n’est pas sans intérêt ◀de▶ rappeler qu’Einstein, juif conscient dans un monde culturel pénétré ◀de▶ concepts chrétiens, ait exprimé sa révolte devant l’idée que Dieu pourrait « jouer aux dés avec le monde ».
Enfin, il est nécessaire ◀de▶ marquer que le christianisme, à ses débuts, fut accusé ◀de▶ matérialisme par les tenants des religions orientales et des hérésies docétistes et gnostiques, lesquelles furent condamnées par les conciles pour leur spiritualisme excessif et unilatéral.
Le conflit entre la science « matérialiste » du xixe siècle et le christianisme rejeté vers le « spiritualisme pur » reposait donc sur un malentendu profond. Ce faux problème se voit aujourd’hui dépassé par la science physique elle-même. Il apparaît au xxe siècle que la matière, étudiée plus à fond, se résout en énergie, laquelle se résout en structures, presque en pensée. La science exacte débouche en pleine métaphysique.
La personne. — La formulation du dogme ◀de▶ la Trinité fut l’une des tâches majeures des grands conciles. Le problème était le suivant : Comment définir les trois fonctions ◀de▶ Dieu — le Père, le Fils, le Saint-Esprit — sans les séparer, mais sans les confondre ? Les Latins avaient le terme ◀de▶ persona, qui désignait le rôle social et relationnel ◀d’▶un homme. Les Grecs avaient les termes ◀d’▶hypostasis (substance propre) et ◀de▶ ousia (substance permanente). Pour exprimer les relations entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, un seul Dieu en trois fonctions distinctes, une seule ousie en trois hypostases, les conciles choisirent le mot ◀de▶ Personne, donnant un contenu chrétien à un mot latin interprété selon la pensée grecque.
◀De▶ là vient, par une extension normale — puisque le Fils est « à la fois vrai Dieu et vrai homme » —, notre idée ◀de▶ la personne humaine : elle désigne l’individu naturel chargé ◀d’▶une vocation qui est sociale à l’égard du « prochain », dans la communauté, et spirituelle à l’égard de Dieu.
Cet homme à la fois distingué par sa vocation unique et relié par cette même vocation au prochain et au Père ◀de▶ tous, cet homme à la fois libre et responsable donc, va devenir la vraie source du droit nouveau, du respect humain, ◀de▶ l’éthique occidentale et des institutions typiques ◀de▶ l’Europe, celles qui sont chargées ◀d’▶assurer à la fois les libertés individuelles et les devoirs communautaires.
L’acceptation du temps et ◀de▶ l’histoire. — Toutes les autres civilisations se faisaient du temps une idée cyclique. Ainsi la civilisation hindoue : la durée du monde s’y calcule en jours ◀de▶ Brahma, chacun valant 4320 millions ◀d’▶années solaires. Un Brahma vit 249 milliards ◀d’▶années, puis meurt, et l’univers retourne au chaos, jusqu’à ce qu’un autre Brahma inaugure une ère nouvelle. Chaque ère se trouve divisée en mille éons, dont chacun se subdivise en quatre âges ◀de▶ durée décroissante : tout cela s’écoule, tourne, meurt et revient à l’infini, sans nouveauté mesurable ou même imaginable. L’homme échappe donc au temps et à sa dégradation : le retour éternel compense et annule tout.
Mais le christianisme, pour la première fois, a choisi ◀d’▶affronter le temps. Le Symbole ◀de▶ Nicée date la mort du Christ : « sous Ponce Pilate ». Il ne s’agit donc plus ◀d’▶un « avatar », du retour régulier ◀d’▶un archétype, mais ◀d’▶un événement historique, survenu « une fois pour toutes », comme saint Paul y insiste à vingt reprises. À partir de ce moment précis, ◀de▶ cet instant daté ◀de▶ l’Incarnation, l’Europe va compter ses années sur une ligne continue et sans retour. Le seul « retour » prévu sera celui du Christ, mais il marquera aussi la fin du temps, le passage à l’éternité. Et rien ne nous permet ◀de▶ le calculer, ni astrologie, ni révélation, ni science : « Car vous ne savez ni le jour ni l’heure », dit l’Évangile.
Voici donc pour la première fois un temps linéaire, imprévu, qui s’en va vers l’avenir chargé ◀de▶ nouveautés, vers l’aventure. Alors l’Histoire devient possible, vaut la peine ◀d’▶être prise au sérieux, puisqu’elle apporte sans relâche l’Imprévu. L’aventure est unique, comme la ◀vie▶ du chrétien est unique, et l’homme y joue son rôle selon sa vocation, non plus selon le seul décret des astres.
Du même coup, l’homme devient responsable ◀de▶ ses actions et ◀de▶ leurs suites dans l’histoire. C’est même pour fuir devant cette responsabilité écrasante — dès lors que la foi ne le soutient plus — que l’Européen ◀d’▶aujourd’hui en vient à transformer l’Histoire en une sorte ◀de▶ divinité ou Devenir fatal, dont seuls les dictateurs (ou les chefs du parti au pouvoir) ont scruté les intentions lointaines. Fuyant l’histoire dont il est responsable et qu’il doit faire, le partisan totalitaire cherche à se mettre « dans le sens ◀de▶ l’Histoire » faite par d’autres, c’est-à-dire par des forces mystérieuses qu’on se contente ◀de▶ désigner sous le nom lui-même obscur ◀de▶ « devenir dialectique »… Cette déviation, cette maladie mentale du sens ◀de▶ l’aventure historique et personnelle, n’est-elle pas, elle aussi, caractéristique ◀de▶ l’Europe ?
Partant des grandes options religieuses et métaphysiques des conciles, nous avons pu marquer le point ◀de▶ départ ou ◀d’▶insertion dans le complexe européen ◀de▶ presque tous les résultats typiques ◀de▶ notre culture : sciences physiques et naturelles ; technique ; respect ◀de▶ la personne humaine et toutes les institutions civiques, sociales, juridiques qui en découlent ; sens ◀de▶ l’histoire ; idée du progrès ; liberté et responsabilité ◀de▶ l’individu chargé ◀d’▶une vocation dans la communauté…
Voilà donc notre civilisation définie non point comme une création préconçue qui s’affirmerait cohérente, non point comme la réalisation progressive ◀d’▶une idée platonicienne ◀de▶ l’Europe, mais au contraire comme un vaste complexe ◀de▶ tensions, ◀de▶ recherches jamais achevées ◀d’▶un équilibre sans cesse remis en question et ◀de▶ découvertes inouïes posant toujours ◀de▶ nouveaux problèmes — en un mot comme une aventure.
4. Les « trois sources »
Paul Valéry considérait comme Européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire ces trois influences décisives : l’Empire romain, la philosophie grecque et le christianisme. Définition célèbre, qui néglige les apports celtes, germaniques, arabes, slaves et orientaux, mais surtout qui ferait oublier qu’Athènes, Rome et Jérusalem nous ont légué autant ou plus ◀d’▶éléments ◀de▶ tension que ◀d’▶éléments ◀de▶ synthèse.
Au carrefour hasardeux des premiers siècles ◀de▶ notre ère, ce n’est pas une fusion organique ou logique qui s’est opérée, c’est plutôt une interminable polémique qui a pris son départ. Nulle harmonie préétablie entre le prophétisme juif et la mesure grecque, le sens critique et la raison ◀d’▶État, les religions syncrétistes et la foi, l’Église et l’Empire, Dieu et César.
5. L’arc et la lyre ◀d’▶Héraclite
Dès l’aube ◀de▶ la philosophie occidentale, dans l’une ◀de▶ ces cités ◀d’▶Ionie où prit naissance la dialectique ◀de▶ notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour la formule même ◀d’▶une unité spécifiquement européenne :
Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ la lutte des contraires procède la plus belle harmonie.
◀De▶ ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être la loi constitutive ◀de▶ notre histoire et le ressort ◀de▶ notre pensée : l’antinomie ◀de▶ l’Un et du Divers, l’unité dans la diversité et la coexistence féconde des contraires.
La Grèce, qui invente la cité (polis, ◀d’▶où politique), la fonde sur le paradoxe du citoyen à la fois libre et responsable. (Dans plusieurs cités, chaque homme libre est appelé à revêtir une charge publique par rotation.) Mais elle invente aussi l’analyse critique et la conduit à ses dernières conséquences : l’idée ◀de▶ l’atome et celle ◀de▶ l’individu (c’est le même mot, selon l’étymologie : l’indivisible), ◀d’▶où les excès ◀de▶ l’individualisme dans les trop grandes cités hellénistiques : nul n’est plus responsable ◀de▶ rien, et la fortune sans visage prend la place des dieux ◀de▶ la Cité : « Tant que tu vis, ne dis jamais : ce sort-là ne sera pas le mien », dit un personnage ◀de▶ Ménandre, marquant la destruction (libératrice ?) ◀de▶ tout « ordre des choses » et ◀de▶ la société. Le vide social appelle les tyrans. Rome, en réponse à ce défi ◀de▶ l’anarchie, invente l’État et ses institutions centralisées : elle poussera l’ordre et la stabilité dans l’uniformité universelle jusqu’à l’irrémédiable et dangereux ennui, malgré plus ◀de▶ deux-cents jours fériés dès le iiie siècle ! Le vide ◀de▶ l’âme inoccupée appelle les tempêtes et les révolutions.
Le christianisme apporte alors un troisième monde ◀de▶ valeurs, assez mal compatibles avec celles ◀de▶ la sagesse grecque et totalement contraires à celles ◀de▶ Rome. À la morale ◀de▶ la mesure et ◀de▶ la raison utilitaire, l’Évangile oppose les élans ◀de▶ l’amour sans calcul, au droit de la force le service du prochain, au culte du succès le sens du sacrifice. Bien plus, il porte la contradiction au cœur ◀de▶ l’Être et la traduit dans l’énoncé ◀de▶ ses dogmes fondamentaux : la Trinité transporte en Dieu lui-même le paradoxe ◀de▶ l’Un et du Divers, tandis que l’Incarnation porte à l’extrême la coexistence des contraires, l’impensable définition ◀de▶ la Personne ◀de▶ Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme à la fois », selon les formules conciliaires.
Mais ce n’est pas tout. Avec les trois sources classiques viennent confluer dans le haut Moyen Âge la source germanique et la source celtique, la première apportant notamment le droit communautaire et personnel et les valeurs ◀d’▶honneur et ◀de▶ fidélité, la seconde apportant le sens du rêve, rédemption spirituelle ◀de▶ l’échec historique, et le grand thème ◀de▶ la Quête aventureuse, symbole mystique.
Faut-il enfin rappeler l’apport arabe, qui ne se limite pas au « retour ◀d’▶Aristote », ni à l’algèbre, mais qui est l’une des sources principales ◀de▶ la lyrique des troubadours, donc ◀de▶ l’amour tel qu’on le parle et qu’on croit le sentir en Occident ? Et l’apport slave dès le xixe siècle, l’anarchie, la démesure religieuse, le réalisme total et la peinture abstraite ? L’art africain, le jazz négro-américain au xxe siècle ?
Tout cela ne ferait encore qu’une mosaïque ou un vitrail aux cent fragments monocolores et bien sertis, si des combinaisons et des synthèses plus ou moins stables et rarement prévisibles ne s’étaient opérées au cours des siècles. J’en indique rapidement trois exemples.
a) Le phénomène communautaire qui domine l’existence ◀de▶ l’homme médiéval ne peut être compris dans ses structures complexes qu’à partir des modèles romains et germaniques, diversement utilisés par l’Église et par les croyants. Cadres, fonctions et hiérarchies ◀de▶ l’imperium, titres et vêtements ◀de▶ sa religion sont repris par l’Église ◀de▶ Rome. Cependant que l’esprit évangélique des premières paroisses autonomes et fédérées, où tout était mis en commun, prend corps dans les formes sociales et les structures communautaires ◀de▶ la coutume germanique. ◀D’▶où les ordres monastiques et chevaleresques, puis les communes urbaines et rurales, avec leurs conseils et leurs ligues, et leurs propriétés collectives, qui ne doivent rien au droit romain.
b) La chevalerie, forme des plus particulières et ◀de▶ très brève durée réelle dans notre histoire10, nous permet ◀de▶ voir ◀de▶ la manière la plus précise comment les valeurs germaniques ◀d’▶honneur guerrier et ◀de▶ fidélité au clan se composent avec les valeurs chrétiennes toutes contraires ◀d’▶humilité et ◀d’▶obéissance à Dieu d’abord, pour aboutir à l’aventure personnelle ◀d’▶un Lancelot, ◀d’▶un Bohort, ◀d’▶un Perceval, dans un style à la fois cistercien, courtois et fort probablement cathare (manichéen), mais surtout celte.
c) Prenons enfin l’exemple le plus général : notre sens ◀de▶ la liberté. Il se trouve être exactement aussi complexe que nos origines. Car la liberté, pour le Grec, c’est la critique frondeuse, l’acte civique, ou le risque individuel ; pour le chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure et l’élan ◀d’▶obéissance à l’appel transcendant ; pour le Germain, symboliquement, c’est ◀d’▶être armé et ◀de▶ porter des cheveux longs ; pour le Romain, c’est ◀de▶ jouir des droits du citoyen à part entière ; et tous ces éléments spirituels, juridiques, sociaux, philosophiques et polémiques se combinent et permutent à doses variables dans notre idée ◀de▶ la liberté. Il n’est pas ◀de▶ concept plus difficile à définir, plus facile à nier en théorie, et il n’est pas ◀d’▶idée plus exaltante en fait pour les Européens ◀de▶ toute nation et ◀de▶ toute classe, ◀de▶ toute croyance et ◀de▶ toute incroyance. L’appel à la liberté, la revendication ◀de▶ la liberté (quel que soit le sens qu’on donne au mot), est sans nul doute le thème affectif le plus généralement européen, le plus commun à tous les hommes ◀de▶ notre continent, et l’on peut voir en lui le plus proche équivalent, dans notre civilisation profane, ◀de▶ l’invocation au sacré.
Contre-épreuve : ce même mot ◀de▶ liberté n’éveille aucune passion fondamentale chez les peuplades africaines ou chez les partisans et fonctionnaires ◀de▶ l’URSS, ni dans les masses en uniforme ◀de▶ la Chine. Ou bien, s’il prend soudain un sens précis pour les meneurs nationalistes des « pays neufs », c’est un sens emprunté à l’Europe, même et surtout s’il justifie un élan ◀de▶ révolte contre elle, prétextant un colonialisme périmé.
6. Patrie ◀de▶ la discorde créatrice
Or ces valeurs qui se contredisent avec passion et sont souvent contradictoires en soi ne se détruisent pas pour autant : entre leurs triomphes alternés, elles durent dans l’ombre ◀de▶ l’histoire, dans la tradition, dans les livres et dans l’inconscient collectif. Elles agissent toutes, sans exception, dans la ◀vie▶ des hommes ◀d’▶aujourd’hui. Un seul exemple : le dogme ◀de▶ la Trinité, hors de la tradition ecclésiastique, a fourni le modèle ◀de▶ la dialectique hégélienne11, repris par Marx, puis par Lénine, avec les conséquences que l’on sait, jusque dans l’existence quotidienne ◀de▶ sept-cents-millions ◀de▶ Chinois qui se croyaient confucianistes, bouddhistes, ou sans croyance aucune…
Athènes, Rome et Jérusalem, la papauté et le Saint-Empire, la Table ronde du roi Arthur et les communes, toutes leurs valeurs, tous leurs conflits et parfois leurs complicités, tout cela dure et vit en nous ◀de▶ mille manières. Tout cela préforme, dès avant notre naissance, nos sensibilités et nos jugements moraux, nos réflexes sociaux et nos besoins « réels », économiques, sexuels et religieux.
Tout cela nous incite aussi à remettre en question ces déterminations — et nous en fournit les moyens.
Enfin, tout cela dénote l’Europe comme patrie ◀de▶ la diversité, bien plus : ◀de▶ la discorde créatrice, pour reprendre les termes ◀d’▶Héraclite.
L’Européen moyen n’existe pas, et par définition il ne peut exister. Car l’Européen type est celui qui parfois déclare, et toujours pense : « Quelle serait ma raison ◀d’▶être si j’étais comme tout le monde ? » À ses yeux — et cela peut servir à le définir — « se distinguer » ou « être distingué » est synonyme ◀d’▶honneur mérité ou reçu, non pas ◀d’▶impardonnable faute contre l’usage, ◀de▶ déviationnisme, ou ◀de▶ blasphème.
L’Oriental, je pense aux Hindous plus qu’aux Chinois, est ◀d’▶une caste, ◀d’▶un ordre, ◀d’▶un karma, et ne peut se poser le problème ◀d’▶un sens personnel ◀de▶ sa ◀vie▶, divergeant ◀de▶ la voie tracée ◀d’▶avance pour sa catégorie natale. Quant au citoyen ◀d’▶un pays totalitaire, le parti sait pour lui quel est son bien, et lui prouve au besoin qu’il le sait mieux que lui. L’idée ◀de▶ varier, ◀de▶ différer ou ◀d’▶innover, suggère pour l’Oriental une inconvenance profonde ; tandis que toute initiative expose le sujet ◀d’▶une dictature totalitaire à l’accusation ◀de▶ sabotage. S’ils tombent dans cette erreur et s’ils y persévèrent, l’Oriental l’expiera dans ses ◀vies▶ ultérieures, tandis que le Soviétique, dès cette ◀vie▶-ci, sera « rééduqué » pour l’avenir collectif.
Nous voyons au contraire l’homme ◀d’▶Europe chercher la singularité, la différence, qu’il lui arrive ◀de▶ confondre avec la qualité ou l’excellence ; et presque tout l’approuve en cet effort : les grands exemples qu’on lui vante, les héros, les champions, les saints — et les nécessités ◀de▶ la concurrence. Nous le voyons chercher sa voie selon ses goûts, ses croyances qui diffèrent (ou du moins il s’en flatte) ◀de▶ celles qui sont censées régner, ses talents qu’il expérimente, enfin sa vocation, s’il en sent une et s’il y croit. Lorsqu’il entre en conflit avec les lois, les traditions, les préjugés ◀de▶ son milieu, il les déclare absurdes ou scandaleux. Cette manière ◀d’▶opposer l’individu au tout, et ◀d’▶attribuer l’absurdité non pas au moi qui la ressent, mais au monde ou à la société, voilà qui est proprement occidental. Cela donne le révolté, l’objecteur ◀de▶ conscience, le révolutionnaire ou le réformateur ; cela donne dans les sciences le chercheur, et l’innovateur dans les arts, tout ce qui a compté dans la ◀vie▶ ◀de▶ l’Europe, tout ce qui s’y est fait un nom et un visage distinct. Soulignons maintenant que ce drame permanent entre le moi et le destin social, entre la personne libre et la fatalité, ne serait pas concevable hors ◀d’▶un monde qui date ses années ◀de▶ la Crucifixion, hors ◀d’▶un monde né avec cette religion qui fit dépendre le salut ◀de▶ l’homme, non point ◀de▶ l’observance des rites collectifs, mais ◀de▶ la conversion personnelle.
La question du sens ◀de▶ nos ◀vies▶, du sens particulier ◀de▶ chaque ◀vie▶ dans la ◀vie▶, dénote et marque l’Occident, et plus spécifiquement l’Europe. On peut donc définir l’Europe comme cette partie ◀de▶ la planète où l’homme, sans relâche, se remet en question et veut changer le monde, ◀de▶ telle manière que sa ◀vie▶ personnelle y prenne un sens.
7. Une valeur absolue : la personne
Comparée et contrastée avec les civilisations sacrées ◀de▶ l’Antiquité, les civilisations magiques ◀de▶ l’Asie et les modernes entreprises totalitaires, l’Europe nous apparaît comme une espèce ◀de▶ révolution permanente, révolution menée par la conscience humaine contre toutes les puissances qui oppriment ou qui nient le moi responsable et distinct. Lutte contre le destin natal, pour se forger une destinée ; contre les astres et les dieux écrasants ; contre la masse informe qui annule les personnes, mais aussi contre l’arbitraire et l’anarchie qui vident ◀de▶ sens l’effort ◀de▶ toute une ◀vie▶ ; lutte enfin contre les servitudes intimes du moi, afin de dominer ses mécanismes et ◀d’▶en tirer une liberté plus haute. Or le fondement ◀de▶ cette révolution, son ressort et sa cause finale, c’est la notion ◀de▶ la valeur absolue ◀de▶ la personne humaine — ◀de▶ chaque personne humaine.
Pour beaucoup d’entre nous, l’expression est passée au rang ◀de▶ cliché. Mais l’historien jugera différemment. Pour ma part, je tenterai ◀de▶ faire voir comment l’idée du moi distinct, ◀de▶ la personne — à la fois mère et fille ◀de▶ l’Europe — forme nos ◀vies▶, permet qu’elles aient un sens et donne leur intérêt, même affectif, à la plupart de nos activités. Ôtez le moi distinct, le droit ◀d’▶être une personne, et du même coup nos ◀vies▶ n’auraient plus sel ni sens : voilà bien dans sa réalité la menace ◀d’▶aliénation qui pèse aujourd’hui sur l’Europe, que dis-je : sur l’espoir humain.
Ma thèse est simple. Elle consiste à rappeler que la plupart de nos valeurs et idéaux, à nous autres Européens, et la plupart de nos activités courantes, sérieuses ou non, dérivent ◀de▶ la notion ◀de▶ l’homme introduite par le christianisme. Je ne parle pas ici du converti, ◀de▶ l’homme chrétien au sens courant, du membre ◀d’▶une Église, plus ou moins pieux et plus ou moins moral. Je parle, ◀d’▶une manière plus générale, du type ◀d’▶homme (croyant ou non) que le christianisme a permis ◀de▶ concevoir, et qu’il a nommé la personne. Je dis que nos valeurs modernes, actuelles (le sens que nous donnons à nos activités), si elles ne traduisent pas toujours directement cette notion ◀de▶ l’homme, en dérivent en tout cas ◀d’▶une manière démontrable, fût-ce par une suite ◀de▶ laïcisations, ou même ◀de▶ dégradations, parfois aussi par extension plus ou moins abusive au plan collectif. Ces valeurs, ces activités, seraient proprement inconcevables sans la notion originelle ◀de▶ la personne. Mais plus inconcevable encore, ce qui les blesse. S’il se trouve que « je est un autre », comme dit Rimbaud, on a là le modèle ◀de▶ toute aliénation. Mais s’il n’y a pas ◀de▶ je, qui serait aliéné ? (Pour le bouddhiste, pour le cathare, pas ◀d’▶autre aliénation que la naissance.) C’est la personne en moi, et c’est elle seule, qui est passible ◀d’▶aliénation. Si vous n’y croyez pas, l’ordinateur est là.
8. Révolution et passion
Prenons le phénomène ◀de▶ la révolution, si typiquement européen. Révolution a le même sens que conversion : c’est se retourner complètement. On peut dire que la révolution est, pour une collectivité, l’équivalent exact ◀d’▶une conversion. Or, la conversion soudaine, radicale, changeant tout — le Chemin ◀de▶ Damas — est un phénomène caractéristique du christianisme. La notion ◀de▶ révolution a la même extension dans l’espace et le temps que le monde christianisé. L’Asiatique traditionnel, brahmaniste ou bouddhiste, ne peut la concevoir. Elle ne serait à ses yeux qu’indécence, blessure à l’ordre du cosmos, crime absurde. En Inde, les seuls hommes touchés par l’idéologie communiste sont restés longtemps ceux que l’Occident avait contaminés : jeunes intellectuels éduqués en Angleterre, ou peuples ◀de▶ la côte du Malabar, très anciennement christianisés. Pour admettre l’idée ◀de▶ la révolution et ◀de▶ sa fécondité possible, il faut avoir sucé avec le lait (celui ◀d’▶une Alma Mater tout au moins) les conceptions primitivement chrétiennes du changement brusque, du renouvellement possible ◀de▶ toutes choses ; et aussi ◀de▶ la liberté, ◀de▶ la justice, ◀de▶ la mission reçue et ◀de▶ leur valeur transcendante par rapport à l’ordre établi — toutes choses qui ont permis l’apparition du concept chrétien ◀de▶ personne. Les révolutionnaires ne peuvent se former que dans un monde qui tient la liberté et la vocation prophétique pour plus vraies que les lois sacrées et les intérêts ◀de▶ l’État.
Prenons ensuite le phénomène ◀de▶ la passion dans les rapports individuels. La passion, c’est l’amour exalté non seulement au-delà ◀de▶ toute raison, mais au-delà ◀de▶ l’instinct même et du plaisir. C’est ce qui jette Tristan et Iseut dans la mort, souhaitée comme un suprême accomplissement. La passion dans l’amour nourrit toutes nos littératures depuis des siècles — depuis les troubadours et le roman breton —, et grâce à la littérature, elle obsède nos rêves, elle met un « tourment délicieux » dans nos ◀vies▶. Sous des formes à vrai dire dégradées, de plus en plus anodines et banales, c’est elle — bien plus que le sex-appeal — qui inspire le cinéma, les magazines féminins et leurs courriers du cœur. Je constaterai maintenant que cette passion qui tient une telle place dans nos ◀vies▶, ou tout au moins dans nos secrètes nostalgies, l’Asie l’ignore en toute sérénité, l’Amérique la déprime et la Russie a tenté ◀de▶ la supprimer. Car la passion, dans sa pureté originelle, suppose une croyance innée dans la valeur unique ◀de▶ l’être aimé, irremplaçable, infiniment distinct ◀de▶ tous les autres. Or, cette croyance, l’Asiatique ne l’a jamais eue. Ses religions ne l’y préparent nullement, puisqu’elles tendent au contraire au dépassement du moi. Quant aux Américains, ils ont certes en commun avec nous l’héritage ◀de▶ la littérature, vulgarisé par Hollywood. Mais on les voit tentés, et de plus ◀d’▶une manière, ◀de▶ prendre à son sens littéral cette maxime ◀de▶ la démocratie qui affirme qu’un homme en vaut un autre, et donc qu’une femme aussi en vaut une autre : disposition peu favorable au développement ◀d’▶une grande passion. Enfin, le citoyen du monde soviétique se doit ◀de▶ rejeter avec une horreur officielle l’idée non scientifique, bourgeoise et individualiste ◀de▶ l’amour romanesque. Il estime à bon droit que la passion est une force antisociale, et qui ne peut que gêner son rendement.
Cette passion, donc, qui nous paraît si « naturelle », est en réalité exceptionnelle dans le monde. On peut la qualifier ◀d’▶extravagante ou ◀d’▶immorale, et l’Église peut la condamner. Il n’en reste pas moins qu’elle a sa source vive — quoique lointaine — dans la révolution chrétienne et qu’elle est inconcevable hors ◀d’▶un monde où Pascal peut placer dans la bouche même du Christ cette phrase célèbre : « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes ◀de▶ sang pour toi. » Pour toi, non pour le genre humain en général, ni pour maintenir par la vertu magique ◀d’▶un acte sacrificiel les rythmes du cosmos et les lois ◀de▶ la fécondité — on dirait aujourd’hui : pour favoriser le plan ◀de▶ production —, pour toi, que vient distinguer, dans toute la masse des hommes ◀de▶ tous les temps, mon amour à jamais personnel.
Ces deux exemples sont extrêmes. Nous ne sommes pas tous des révolutionnaires, ni les héros ◀d’▶une grande passion mortelle, mais la révolution et la passion sont pour nous tous des repères décisifs. Nos ◀vies▶ sont orientées par rapport à ces pôles.
9. Originalité et humour
Voici, plus près de nos ◀vies▶ quotidiennes, d’autres exemples : le besoin ◀d’▶originalité et l’humour.
Il y a dans notre goût ◀de▶ l’originalité deux composantes : l’esprit ◀de▶ concurrence et le besoin ◀d’▶exprimer son « vrai moi ». À partir ◀d’▶un certain niveau ◀de▶ culture, en Occident, le non-conformiste est bien vu, tandis que la banalité disqualifie.
Tout l’effort ◀de▶ l’artiste européen, depuis un siècle, tend à « faire du neuf » ◀d’▶une manière personnelle. C’est même cela que nous nommons « créer ». Mais cette idée ◀de▶ l’originalité, dans les arts ou dans la conduite, ne signifie rien ◀de▶ raisonnable pour l’Asiatique, par exemple. Pour l’artiste hindou, comme pour le sculpteur ◀de▶ l’ancienne Égypte, ou l’architecte aztèque, ou le grand sorcier nègre, le problème est non pas ◀de▶ différer, mais au contraire ◀d’▶appliquer les recettes, ◀de▶ traduire en symboles convenus l’ordre cosmique et les grands gestes rituels. L’innovation individuelle ne peut être à leurs yeux qu’une erreur. Elle risquerait ◀de▶ faire rater l’opération magique ◀de▶ l’art. Je ne dis pas qu’entre l’Occidental, qui tend à s’affirmer comme individu créateur, et l’Oriental, qui tend à s’ordonner au monde des dieux, nous ayons à choisir : je dis que nous avons choisi. Je ne dis pas que l’un vaut mieux que l’autre, mais qu’ils se donnent des buts tout à fait différents. Et je ne nie pas non plus que dans tous nos pays il existe une majorité ◀de▶ conformistes que terrifie l’idée ◀de▶ passer si peu que ce soit pour un « original », et dont toute la morale est ◀d’▶imiter. Je dis seulement que les modèles dont ils disposent pour leur conduite morale et dans les arts demeurent en dernière analyse des créations individuelles, et non des conventions sacrées. Ils imitent moins des rites millénaires que des révolutions dans la ◀mode▶ ◀d’▶hier ou ◀d’▶avant-hier.
Entre le conformiste et le révolté, l’Europe connaît d’ailleurs un être intermédiaire : celui qui a le sens ◀de▶ l’humour. L’Occident a créé l’étatisme, lequel tend à rejoindre, à la limite, les despotismes ◀de▶ l’Orient ou ◀de▶ l’Antiquité, au point de vue ◀de▶ l’oppression des individus. Cependant, loin ◀d’▶adorer ces tyrannies qu’il laisse parfois s’établir dans son sein, l’Occident leur résiste en mille manières. Non seulement par la rébellion ouverte et armée, mais par des attitudes et des conduites qui affirment la liberté ◀de▶ jugement des individus. Ainsi l’humour, forme larvée, sournoise, prudente ◀de▶ la révolte quotidienne contre la tyrannie rationaliste, contre les préjugés et les routines, et contre le droit du plus fort, toutes choses qui se résument aujourd’hui dans le pouvoir anonyme ◀de▶ l’État. L’humour est la combustion lente ◀de▶ la révolte des individus. C’est pourquoi vous le chercheriez en vain dans toute l’Asie. Et vous n’en jouerez pas impunément dans les États totalitaires, où il se voit réduit à n’exprimer qu’une clandestinité désespérée. Et c’est enfin pourquoi les créateurs ◀de▶ la démocratie moderne attachent une pareille importance à la possession du sense of humour : ils pensent que celui qui ne l’a pas n’a pas non plus le vrai sens ◀de▶ la ◀vie▶. Je n’oublie pas que l’humour consiste à se moquer d’abord ◀de▶ soi-même. Mais avant de pouvoir rire ◀de▶ soi-même, il s’agit ◀d’▶exister comme une personne consciente et ◀de▶ prendre une certaine distance par rapport à ce que l’on se voit être. Dans l’humour, c’est donc la personne qui juge son propre individu…
10. Mesure du progrès par le risque
Dernier exemple : le progrès. Il est ◀de▶ ◀mode▶ aujourd’hui ◀d’▶en douter. Les plus grands esprits ◀de▶ notre siècle, un Paul Valéry, un Eliot, un Toynbee, un Bergson l’ont fait ; et la majorité ◀de▶ nos élites les a suivis. Certes, nous pouvons railler les illusions du siècle des Lumières et du siècle bourgeois capitaliste ; nous pouvons répéter que notre industrie aboutit à l’enlaidissement ◀de▶ la nature et ◀de▶ l’espèce, notre science à la bombe atomique, nos révolutions à l’État totalitaire ; que le progrès n’est donc nullement fatal ; qu’il n’est plus même un idéal européen, mais bien russe et américain, et tout cela semble bien vrai. Mais il n’est pas moins vrai que l’horizon ◀d’▶un progrès toujours possible reste vital pour l’homme européen ; et que nos ◀vies▶ perdraient leur sens, si vraiment nous cessions ◀de▶ croire qu’un lendemain plus vaste et libre reste ouvert. De plus, il serait faux ◀de▶ penser que notre idée européenne du progrès ait vraiment émigré en Russie ou en Amérique. Ce qu’on appelle « progrès », dans ces empires ◀de▶ masses, diffère profondément ◀de▶ notre idéal. Dans une dictature, par exemple, l’idée ◀de▶ progrès perdra nécessairement ce qui fait, à nos yeux, tout son prix : elle cessera ◀d’▶être liée à l’idée ◀de▶ liberté, c’est-à-dire à la perspective ◀d’▶une ◀vie▶ plus libre pour chacun ◀de▶ nous, et bientôt elle ira se lier à l’idée ◀de▶ contrainte collective, négation même ◀de▶ son mouvement originel.
◀D’▶où nous vient, en effet, le concept ◀de▶ progrès ? Il n’est apparu comme tel qu’au xviiie siècle. Mais ses origines sont beaucoup plus anciennes et remontent incontestablement — encore une fois — au christianisme primitif.
Pour les religions antiques, point ◀de▶ nouveauté ni ◀de▶ véritable création possible. Leur nostalgie n’était pas dans l’avenir, mais dans le temps mythique des origines. L’idée que le lendemain puisse apporter des innovations bénéfiques, que les petits-fils puissent être plus heureux que leurs ancêtres, était tout étrangère aux Anciens, comme elle le reste à la plupart des Orientaux. Survient alors le christianisme et, avec lui, l’histoire comme aventure, où tout reste imprévu sauf la fin : le retour du Seigneur au Jugement dernier. D’ici là, nous nous avançons dans l’inconnu que nous créons nous-mêmes, dans l’incertitude et l’espoir. Les catastrophes restent toujours possibles, mais le progrès aussi devient possible : il traduit notre volonté ◀d’▶échapper aux fatalités. Et nous l’imaginons comme le produit ◀de▶ toutes les créations accumulées par les grands hommes, héros, savants, législateurs et saints. Nous pensons que tout cela rendra la ◀vie▶ meilleure. Nous nous trompons peut-être, mais nous le pensons, et depuis près de deux-mille ans.
Cependant, ◀de▶ nos jours, notre foi dans le progrès a cessé ◀d’▶être une foi naïve. Nous nous posons à son sujet des questions parfois angoissantes. Comment mesurer le progrès ? Qui peut affirmer qu’au total il ait un sens positif ? Dans l’ensemble, il se peut qu’il n’en ait point, qu’il n’ait aucune direction vérifiable, et que la somme des modifications qu’il nous apporte, en bien et en mal, s’annule. La croyance au progrès collectif demeure un pur et simple acte ◀de▶ foi, devant lequel il est permis ◀de▶ rester sceptique… En vérité, l’idée ◀de▶ progrès ne peut reprendre un sens certain que par rapport à notre ◀vie▶ individuelle. Car le progrès à l’origine signifiait une libération, et, ◀de▶ nos jours encore, la liberté ne peut avoir ◀de▶ sens que pour l’individu (que serait une liberté ◀de▶ masse ?). Je définirai donc le progrès véritable comme l’augmentation continuelle des possibilités ◀de▶ choix qui sont offertes, tant matérielles que culturelles, à un nombre sans cesse croissant ◀d’▶individus. Et la mesure ◀de▶ ce progrès, ce ne sera pas seulement l’augmentation ◀de▶ notre sécurité, ◀de▶ notre confort, mais aussi et peut-être surtout celle ◀de▶ nos risques personnels, des occasions et des moyens ◀de▶ nous décider nous-mêmes, donc ◀d’▶être libres.
Car la seule liberté qui compte pour moi — dira tout véritable Européen —, c’est celle ◀de▶ me réaliser ; ◀de▶ chercher, ◀de▶ trouver et ◀de▶ vivre ma vérité, non celle des autres, et non celle que l’État ou le parti a décidé ◀de▶ m’imposer toute faite. Si je perdais cette liberté fondamentale, alors vraiment ma ◀vie▶ n’aurait plus aucun sens.
11. Vraie nature ◀de▶ nos diversités
La pluralité des sources ◀de▶ la culture commune des Européens et les relations ◀d’▶exclusion, ◀de▶ complémentarité ou ◀d’▶inclusion, que l’on observe entre les valeurs portées par tous ces courants confluents, nous donnent une idée ◀de▶ la quantité presque infinie des combinaisons plus ou moins stables qui peuvent en résulter théoriquement. Chacune pourrait fonder une communauté qui serait l’expression ◀d’▶un dosage singulier. Il en résulterait autant ◀de▶ clans, ◀de▶ gangs, ◀de▶ communes ou ◀de▶ petits États. ◀De▶ fait, et très souvent, une cité, une région ou une petite république se sont trouvées coïncider avec une ◀de▶ ces combinaisons plus ou moins stables : les Waldstätten aux origines ◀de▶ la Suisse, Berne ou Genève, Venise et Rhodes, Saint-Marin et Mantoue, Lübeck et Weimar, États-cités aussi divers et contrastés que l’avaient été Athènes et Sparte. Cependant, même là, le plus souvent, et toujours dans les grandes nations, les valeurs ◀de▶ l’héritage commun ne cessent jamais ◀d’▶être présentes, actuelles ou potentielles en mélanges variables. En sorte que jamais aucune ◀d’▶elles isolée, ni aucune ◀de▶ leurs combinaisons plus ou moins stables, n’a pu suffire à caractériser un seul État dans ses frontières politiques, ni une seule ◀de▶ ces « personnalités nationales » (en réalité étatiques) dont les ministres ◀de▶ tous nos pays proclament sans se lasser qu’elles constituent nos plus « précieuses diversités », confondant ainsi sans scrupules la ◀vie▶ ◀de▶ l’esprit et l’organisation ◀de▶ la police et du fisc.
Cette erreur scandaleuse, entretenue par l’école, sur la nature ◀de▶ nos diversités, peut être mortellement dangereuse pour l’Europe, dans la mesure où elle sert ◀d’▶alibi à la volonté fanatique ◀d’▶opposer les fameuses « souverainetés nationales » comme obstacle majeur à l’union nécessaire du continent.
Il est donc urgent ◀de▶ faire voir :
– que les diversités qui font notre richesse ne sont précisément pas celles ◀de▶ nos États ;
– qu’elles sont présentes et agissantes dans toute l’Europe sans nul respect pour les frontières étatiques ;
12. L’Europe comme source ◀d’▶énergie
Ce qui a fait que l’Europe, « petit cap asiatique », a découvert la terre entière sans être jamais découverte, et a soumis les continents l’un après l’autre sans qu’aucun, jusqu’ici, ne l’ait soumise, c’est une espèce particulière ◀de▶ dynamisme, la résultante ◀d’▶un complexe ◀de▶ forces sans précédent dans l’histoire des civilisations. Or toute force naît ◀d’▶une tension, toute tension ◀d’▶une différence maintenue, ◀d’▶une contradiction déclarée défiant et stimulant les énergies. Et si l’Europe a été pendant cinq siècles « la perle ◀de▶ la sphère et le cerveau ◀d’▶un vaste corps12 », si « cette étroite presqu’île qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie est devenue la métropole du genre humain13 », c’est au seul « pouvoir ◀de▶ l’esprit humain » qu’elle le doit ◀de▶ toute évidence. Obéissant à cette force des choses qui n’est souvent que l’inertie ◀de▶ notre esprit, elle fût restée ce qu’elle est matériellement : 4 % des terres émergées ◀de▶ la planète.
L’Europe est donc une énergie, que nous désignerons par E, et qui est égale au produit ◀de▶ sa masse (étendue, matières premières, population), soit m, par une culture dont les effets induits se multiplient en progression géométrique, et que nous symboliserons par c2. Nous retrouvons ici une équation célèbre :
E = mc2
que nous prendrons la liberté ◀de▶ lire comme suit :
Europe = cap ◀de▶ l’Asie multiplié par culture intensive.
Or, cette culture dont l’intensité surcompense un support matériel déficient, ◀d’▶où lui viennent ses exceptionnels pouvoirs transformateurs ? ◀De▶ bien plus haut et ◀de▶ bien plus profond que ◀de▶ ce découpage superficiel du continent en États nationaux, dont les deux tiers ne datent que des derniers cent-cinquante ans. Nous avons vu que les tensions génératrices ◀de▶ l’énergie européenne sont nées ◀de▶ la pluralité ◀de▶ nos origines et des antinomies qui devaient en résulter. Et à leur tour elles ont donné naissance à deux séries ◀de▶ contraires inséparables et dont les conflits permanents constituent notre histoire commune.
La première oppose des termes tout à la fois antinomiques et valables :
– spirituel et temporel ;
– liberté et responsabilité ;
– innovation et tradition ;
– personne et communauté ;
– autonomie et union ;
– gauche et droite ;
– midi et nord ;
– évangélisme et ritualisme ;
– romantisme et classicisme ;
– révolution et réformisme ;
– mythe et science ;
– hérésie créatrice et saine orthodoxie ;
– goût du risque et besoin ◀de▶ sécurité.
La seconde est formée ◀d’▶antithèses aux deux termes également condamnables, comme :
– étatisme centralisateur et esprit ◀de▶ clocher ;
– dirigisme rigide et libéralisme sans frein ;
– individualisme et collectivisme
– anarchie et tyrannie ;
– uniformisation et séparatisme.
Les antithèses ◀de▶ cette seconde série enrayent l’histoire, accroissent l’entropie, et devraient être éliminées par leur transposition terme à terme au plan du conflit créateur : ainsi le couple individualisme-collectivisme, qui est en fait un cercle vicieux, peut s’ouvrir une fois transposé au plan ◀de▶ l’interaction personnes-communauté, antinomie féconde qui doit être maintenue.
Mais ces diversités, tensions et antinomies seules créatrices, il est radicalement exclu qu’elles aient jamais coïncidé avec le territoire actuel ◀d’▶un seul ◀de▶ nos États-nations : au contraire, elles traversent et animent chacun ◀d’▶eux, et ce serait à chacun ◀d’▶eux ◀de▶ respecter dans son sein ces vraies diversités, mais c’est exactement le contraire qu’ils font.
13. Diversités fécondes et divisions anarchiques
Le véritable sens du mot nation, avant que le xixe siècle ne l’ait étatisé, était donné par des réalités ethniques et linguistiques. Respecter les « personnalités nationales », c’était donc proprement respecter les personnalités ◀de▶ la Bretagne et ◀de▶ l’Écosse, du Pays basque et du pays de Galles, ◀de▶ la Catalogne, ◀de▶ l’Occitanie, ◀de▶ l’Alsace, etc. Or, les États-nations français, espagnol et anglais, qui insistent tant pour qu’on respecte leur « personnalité » synthétique, se sont formés précisément au mépris ◀de▶ la personnalité authentique des nations qu’ils ont unifiées par coups ◀de▶ force. Seule l’union ◀de▶ l’Europe au-delà des États permettra ◀de▶ restaurer ces vraies nations. La cause des « personnalités nationales » est liée à la cause ◀de▶ l’Europe fédérée dans le respect des diversités, et non pas au maintien ◀d’▶appareils étatiques formés sur le modèle napoléonien, et qui n’ont guère ◀d’▶autre existence qu’administrative dans les faits, et scolaire dans les esprits.
Les États-nations en tant que tels n’ont rien apporté ◀de▶ valable à cette culture qui a fait la force et la grandeur ◀de▶ l’Europe. Au siècle qui les a vus naître et s’imposer, le xixe , tout ce qui compte pour l’esprit refuse ◀de▶ compter avec aucun d’entre eux. Ce n’est pas le Danemark qui compte pour Kierkegaard ou qui nous intéresse en lui. Nietzsche maudit le « nationalisme bovin » ◀de▶ nos pays, il n’y voit qu’une maladie ◀d’▶esprits fatigués, il refuse ◀de▶ vivre en Allemagne, exalte les moralistes français et la musique ◀de▶ Carmen contre les pangermanistes et Wagner. Rimbaud ne veut rien devoir à la France, souhaite que son Ardenne natale soit occupée par les Prussiens, et la fuit, l’injure à la bouche, pour aller n’importe où ailleurs, et ce qu’il regrettera — il l’a prédit — ce n’est pas sa nation, mais l’Europe — « l’Europe aux anciens parapets ». Ceux qui, au contraire, disent tout devoir à leur État-nation, ne sont jamais ceux qui l’illustrent, ce sont les Déroulède et les Détaillé, non les Baudelaire et les Courbet. Quant à ceux qui célèbrent les vertus ◀de▶ l’enracinement dans le sol « sacré » que délimitent les frontières actuelles ◀de▶ leur État, ils oublient que l’homme n’est pas un légume, et que le légume qui a la plus grosse racine, qui est tout racine pour ainsi dire, c’est le navet.
S’il est vrai que les diversités, voire les contradictions ◀de▶ notre culture, ont été le ressort ◀de▶ notre histoire, les États-nations modernes n’ont fait que le malheur ◀de▶ l’Europe : ils ont produit la ruée colonialiste à partir des années 1880, trente-huit-millions ◀de▶ morts en deux guerres, la chute ◀d’▶un prestige millénaire et notre humiliation devant les empires neufs.
La « personnalité » ◀de▶ nos États-nations, qu’elle soit hexagonale ou insulaire, en forme de botte ou ◀de▶ peau ◀de▶ taureau, est finalement la moins sociable ◀de▶ toutes celles qui prétendent à notre respect. À vouloir l’invoquer pour retarder l’union, on court le risque ◀de▶ la faire apparaître aux yeux des peuples comme un facteur, non ◀de▶ diversité féconde, mais ◀de▶ division anarchique du continent, au seul profit ◀de▶ l’unification impérialiste des régions.
14. Il n’y a pas ◀de▶ « cultures nationales »
Ce qui s’oppose à l’union ◀de▶ l’Europe et à la formation ◀d’▶une conscience commune — condition préalable ◀de▶ tout civisme européen — c’est le nationalisme ; et chacun sait que le nationalisme a été propagé par l’école et ses manuels depuis le milieu du xixe siècle. Les manuels ◀de▶ mon enfance — histoire et géographie, mais histoire ◀de▶ l’art aussi — présentaient l’Europe comme un puzzle ◀de▶ nations et sa culture comme l’addition ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales.
Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par le chauvinisme culturel — les Français ◀de▶ 1914 croyaient défendre la Civilisation contre les Allemands qui croyaient défendre leur Kultur —, elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire, et particulièrement ◀de▶ l’histoire des arts, ◀de▶ la peinture et ◀de▶ la musique.
La musique naît avec le chant grégorien — premier langage musical européen — au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec les séquences et les tropes ◀de▶ Notker et ◀de▶ Tuotilo, se constitue ◀d’▶une manière autonome avec les troubadours du Languedoc, dès le xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame ◀de▶ Paris, puis plus tard en Champagne et dans le Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux —, enfin à la cour ◀de▶ Bourgogne et dans les Flandres. Entre les cités flamandes et les cités italiennes, le long du grand axe commercial ◀de▶ la Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, les échanges ◀de▶ compositeurs et ◀de▶ styles se multiplient au xve siècle : Guillaume Dufay en est l’illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et ◀de▶ l’Espagne à la Bohême, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, les Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, le centre ◀de▶ gravité ◀de▶ la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution ◀de▶ la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine ◀de▶ nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations au sens moderne.
Roland de Lassus n’appartient ni à la Belgique, ni à la France, ni à l’Italie actuelles, de même que Grünewald n’est pas devenu un peintre français du fait ◀de▶ l’annexion ◀de▶ Colmar à la France près de trois siècles après sa mort. Qu’il s’agisse ◀de▶ musique, ◀de▶ peinture, ◀d’▶architecture, ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ science, pour ne rien dire ◀de▶ la religion qui les inspira toutes au départ, il n’est pas une seule des branches ◀de▶ notre culture qui ne résulte ◀de▶ mille échanges, tissant l’œuvre commune des Européens ; et il n’en est pas une seule que l’on puisse étudier ◀d’▶une manière sérieuse ou intelligible dans le champ limité par les frontières ◀d’▶une seule ◀de▶ nos nations actuelles. Il n’y a pas plus ◀de▶ « peinture française » que ◀de▶ « chimie allemande » ou ◀de▶ « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a la grande communauté ◀de▶ créations et ◀d’▶influences mutuelles qui s’appellera toujours l’Europe dans l’histoire ◀de▶ l’esprit humain.
Ô maîtres tout-puissants du degré secondaire ! montrer cela sans relâche et en toute occasion à vos élèves, ce n’est pas seulement faire ◀de▶ l’histoire honnête, après un siècle ◀de▶ falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire l’Europe dans les jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base ◀de▶ l’union qu’il reste à faire.
15. Vingt langues, une littérature
Je ne pense pas du tout que l’enseignement des langues et des littératures étrangères doive se proposer « ◀d’▶inspirer à l’élève le respect des peuples étrangers », comme le voudrait une directive ministérielle animée des plus nobles intentions. Ce qu’il s’agit ◀d’▶inspirer à l’élève, c’est le respect des auteurs, et non des peuples. Un peuple n’écrit rien, ne produit pas ◀de▶ littérature. Il arrive à l’inverse qu’un État national au sens moderne soit en partie le produit ◀de▶ certains auteurs et des propagandes qui s’en sont inspirées. De même, ce n’est pas le génie ◀de▶ la France du Grand Siècle qui a fait Racine ; c’est plutôt à cause de Racine qu’on parle du Grand Siècle, pour désigner une période des plus sombres ◀de▶ notre histoire occidentale.
Il ne s’agit pas non plus ◀de▶ « dégager les apports des différents pays », comme on le répète un peu étourdiment. Cela ne correspondrait ni à la réalité historique (aucun pays, comme tel, ne s’est jamais préoccupé ◀de▶ faire un « apport » littéraire à l’on ne sait quel pool idéal), ni à la réalité ◀de▶ la création littéraire, qui est toujours le fait ◀d’▶un individu (celui-ci certes utilise des instruments collectifs, transpersonnels : langue, traditions, croyances du milieu, etc., mais ils sont là pour tous, et lui seul en tire cette œuvre qui nous intéresse, non telle autre, née au même moment, dans le même milieu).
Si je m’élève contre ces expressions (« respect des peuples », « apports des pays »), c’est qu’elles traduisent l’obsession nationale dont l’enseignement littéraire devrait se guérir s’il veut se conformer à la vérité et à la réalité ◀de▶ son objet. Quand il faut caractériser en peu de mots une œuvre, une ◀vie▶, ces réflexes ou tics ◀de▶ langage font préférer régulièrement l’appartenance nationale à toute autre qualification (religieuse, idéologique, professionnelle, régionale, etc.). On dit : le Suisse Max Frisch, l’Anglais Hilaire Belloc ou l’Anglais J. F. Powys, l’Allemand Hölderlin ou l’Allemand B. Brecht, l’Espagnol Unamuno, quand on ferait aussi bien ou beaucoup mieux ◀de▶ dire : l’architecte zurichois Max Frisch, le catholique Belloc, le Gallois non conformiste Powys, le Souabe Hölderlin, l’anarchiste communisant Brecht, et seulement, par exception, parce que c’est pour une fois décisif, l’Espagnol Unamuno — qui était d’ailleurs un Basque et tenait à ce qu’on le sache.
Dans tous ces cas, ce n’est pas le passeport qui caractérise l’écrivain, mais la région où s’est formée sa sensibilité, la religion qu’il suit ou qu’il a rejetée, ses prises ◀de▶ parti idéologiques et politiques, sa formation professionnelle, etc.
L’enseignement ◀de▶ l’histoire, ◀de▶ la géographie ou ◀de▶ la littérature ne trouve ◀d’▶adéquation à son objet que dans le cadre européen. Car la littérature européenne ne résulte pas ◀de▶ l’addition ◀de▶ « littératures nationales » qu’il s’agirait ◀de▶ rapprocher et ◀de▶ comparer, voire ◀d’▶unifier (horribile dictu !), mais c’est l’inverse qui est vrai : nos littératures « nationales » résultent ◀d’▶une différenciation (souvent tardive) du fond commun ◀de▶ la littérature européenne.
Les agents formateurs et spécifiants ◀de▶ l’« unité intelligible » qu’est la littérature européenne sont faciles à énumérer.
Rappelons d’abord un grand fait ◀de▶ base qu’on ne voit plus parce qu’il est trop évident : l’Europe seule a conçu et possède, dès l’aube grecque, une littérature, au sens actuel du mot, profane, diversifiée, englobant tragédie, comédie, histoire, épopée, poésie, discours, dialogue, essai, conte et roman. Au contraire, du troisième millénaire avant notre ère jusqu’à la domination anglaise, tout ce qui s’écrit en Inde est poésie ou prose sacrée, religieuse, rituelle, symbolique : les Vedas et leurs upanishads, le Mahabharata, les Sastras, Vedangas, Sutras, textes sacrés et commentaires — et « si celui qui les lit à haute voix met l’accent sur la mauvaise syllabe, il s’endort pour l’éternité »… Les écrits hindous ou aztèques, incas ou mandarins, aujourd’hui maoïstes, sont lus avec vénération, c’est-à-dire sans esprit critique, et ceci les distingue absolument ◀de▶ nos écrits européens. Les Orientaux disent : comment interpréter la vérité ◀de▶ ce texte ? Nous disons : est-ce que c’est vrai ? est-ce que cela m’intéresse ? ou m’amuse ? a du succès ? est-ce qu’on en a parlé à la TV ?
Le concept même ◀de▶ littérature est donc spécifiquement européen.
Quant aux éléments communs, relevons :
a) Les civilisations que nous continuons. — Égypte, Mésopotamie, Crète, Grèce, Rome, Jérusalem, christianisme, Celtes, Germains, Arabes, Slaves. Nous avons tous subi ces influences, tout ce passé reste présent et agit dans nos écrits :
La littérature européenne est coextensive dans le temps, avec la culture européenne. Elle embrasse donc une période ◀de▶ vingt-six siècles (◀d’▶Homère à Goethe)… Elle constitue une « unité intelligible », qui s’évanouit dès qu’on la morcelle (…). Le « présent intemporel », qui est une caractéristique essentielle ◀de▶ la littérature, signifie que la littérature du passé peut toujours être active dans celle du présent. Ainsi, Homère dans Virgile, Virgile en Dante, Plutarque et Sénèque dans Shakespeare, Shakespeare dans le Götz de Berlichingen de Goethe, Euripide dans l’Iphigénie de Racine et dans celle ◀de▶ Goethe. Ou, ◀de▶ nos jours, les Mille et Une Nuits et Calderon dans Hofmannsthal, l’Odyssée dans Joyce ; Eschyle, Pétrone, Dante, Tristan Corbière, le mysticisme espagnol dans T. S. Eliot. Inépuisable est la richesse des interrelations possibles14.
b) Les formes, procédés rhétoriques, structures. — Là, tout est commun : l’épopée, le roman ◀d’▶aventures, puis ◀d’▶amour ; la ballade, le sonnet, les rimes et les césures ; les genres (tragédie, comédie, essai, ode, discours, traité, épître, etc.) ; et enfin toutes les figures ◀de▶ la rhétorique. (De même qu’en peinture le tableau, le portrait, l’exposition, le musée, ou en musique l’harmonie et le contrepoint, les tons, les genres, l’orchestre, le concert, etc., sont des créations typiques des Européens.)
Cette similitude des procédés, genres et structures ◀de▶ l’œuvre, que nous ne voyons plus parce que trop évidente, est décisive : elle atteste la spécificité et l’unité fondamentale des activités littéraires en Europe.
c) Les thèmes. — Ceux hérités ◀de▶ l’Antiquité, tels que le défi au destin ou l’acceptation des décrets des dieux, le civisme ou la révolte, la mesure ou la démesure dans l’action ◀d’▶un chef, ◀d’▶un héros, ◀d’▶un individu, le débat sur la responsabilité ◀de▶ l’homme qui a contrevenu aux lois, etc. Ceux hérités du christianisme, tels que le salut par la grâce ou par les œuvres, le péché, la vocation personnelle, le sacrifice par amour, etc. Ceux qui viennent d’autres sources : l’honneur, la passion amoureuse, la légende ◀de▶ Tristan, modèle ◀de▶ tous les romans au vrai sens du terme, puis la légende ◀de▶ Don Juan, qui en est le négatif. Le mythe ◀de▶ Faust, version renaissante ◀de▶ Prométhée. Les thèmes sociaux, politiques, économiques, qu’on retrouve dans nos littératures dès le début du xixe siècle ; enfin, les thèmes psychologiques (personnalité double, intermittences du cœur, érotisme, dissolution ◀de▶ la personne) au xxe siècle.
d) Les écoles. — Le terme ◀de▶ nation (natio) désignait au Moyen Âge les étudiants ◀d’▶une université parlant même langue, puis à la Renaissance l’école, l’atelier, le groupe local dont faisait partie un artiste dans telle ville ◀d’▶art ; non pas l’État où il était né ni le pays où était située cette ville. En revanche, les styles étaient continentaux et sont devenus mondiaux au xxe siècle : roman, gothique, classique, baroque, romantisme, réalisme, impressionnisme, cubisme, surréalisme, abstraction, etc. — et les correspondances ◀de▶ ces styles et mouvements dans tous les arts : peinture, sculpture, architecture, musique.
Là encore, l’unité nationale joue un rôle faible ou nul avant le xixe siècle, et elle n’existe plus au xxe siècle : l’École ◀de▶ Paris, en peinture, n’est pas « française », et le style dodécaphonique ou sériel n’est pas plus « autrichien » que le ballet russe ne fut « russe », ou le dadaïsme « suisse ».
16. Mais la diversité des langues ?
C’est l’argument qui obnubile le grand nombre, depuis l’avènement presque simultané du romantisme, du nationalisme, ◀de▶ l’instruction publique et ◀de▶ la grande presse, qui doit tous ses lecteurs à l’école.
Mais il suffit ◀de▶ situer ce phénomène dans une perspective mondiale pour le ramener à ses justes proportions.
a) Nos langues littéraires, en Europe, sont étroitement apparentées (à la seule exception du groupe finno-ougrien) par leurs racines indo-européennes, grecques, latines, et par leurs emprunts mutuels dans l’ère moderne. Ce n’est pas le cas pour l’Inde, encore moins pour la Chine, dont souvent les « grandes langues » (quatorze dans les deux cas) sont radicalement différentes les unes des autres, je veux dire : sans racines ou « antiquités » communes. Trois Indiens dont l’un parle l’urdu, l’autre le kanada, un troisième le tamil, ne peuvent s’entendre qu’en anglais, et Nehru leur parlait en anglais. Les Chinois recourent à l’échange muet ◀d’▶idéogrammes dessinés sur la paume ◀de▶ la main.
◀D’▶où en Europe la possibilité du passage ◀d’▶une langue à une autre par des écrivains ◀de▶ grand talent : Wladimir Weidlé15 y voit avec raison une preuve de plus ◀de▶ l’existence ◀d’▶une unité européenne ◀de▶ culture.
b) La différenciation ◀de▶ nos littératures par leur langue est relativement récente. Le français devient langue officielle dans le royaume des Valois en 1539 seulement, par l’édit ◀de▶ Villers-Cotterêts, et Luther crée l’allemand littéraire à la même époque. Le norvégien, l’irlandais, le turc ◀d’▶aujourd’hui sont des produits du xxe siècle. Renan a fait justice ◀de▶ la confusion entre langue et nation. On parle encore sept langues en France, et le français est la langue maternelle ◀de▶ communautés importantes appartenant à cinq nations.
Avant cette différenciation, il y avait déjà la littérature, et les éléments communs énumérés plus haut suffisent à constituer son unité, tant structurale que spirituelle, au-delà des diversités linguistiques.
c) Les styles et les écoles sont des facteurs ◀de▶ ressemblance ou ◀de▶ dissemblance entre auteurs, non moins importants que les langues utilisées, altérées ou rénovées par ces mêmes auteurs.
Quelles que soient les différences entre les romantiques allemands, français, anglais, ils se ressemblent davantage entre eux que chacun ◀d’▶eux aux auteurs classiques ou aux auteurs surréalistes ◀de▶ sa propre langue.
d) C’est dans l’usage le plus rigoureux et spécifique ◀d’▶une langue, celui qu’en fait un vrai poète, qu’apparaît dans toute sa fécondité la communauté littéraire ◀de▶ l’Europe : T. S. Eliot l’a démontré dans ses Notes towards the Definition of Culture. L’anglais, selon lui, est la langue la plus riche pour un poète, parce qu’elle combine la plus grande diversité ◀de▶ sources et ◀d’▶influences européennes : la germanique, la danoise, la normande, la française, la celtique :
Cette unité culturelle, contrairement à l’unité qu’institue une organisation politique, ne nous oblige nullement à ne plus avoir qu’une seule allégeance commune ; elle signifie bien au contraire une pluralité des allégeances. Il est faux ◀de▶ penser que le seul devoir ◀de▶ l’individu serait son devoir envers l’État ; et il est exorbitant ◀de▶ considérer comme le devoir suprême ◀de▶ l’individu celui qui le lierait à quelque super-État16.
Aux nationalistes maussades ou agressifs, conservateurs frileux et puristes méfiants ◀de▶ toutes nos langues (mais surtout ◀de▶ la française) qui prétendent redouter que l’Europe unie ◀de▶ demain soit un affreux méli-mélo où l’on ne parle plus que l’espéranto ou le « volapuk » des utopistes détestés, je propose ◀de▶ répondre simplement ceci : que les fédéralistes européens s’engagent à ne jamais faire aux nations quelles qu’elles soient ce que les unitaires et centralisateurs qui les combattent au nom de l’indépendance et ◀de▶ la diversité des traditions ont fait eux-mêmes aux régions ◀de▶ leur État. Il n’y aura pas ◀d’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts dans une Europe fédérée.
17. Pour un Petit Livre rouge européen
Le problème du nationalisme comme résultat ◀de▶ l’éducation scolaire nous amène à poser le problème ◀d’▶une éducation pour l’Europe.
Comment former des citoyens et un civisme européens tant qu’il n’y a pas ◀de▶ cité européenne ?
Cercle vicieux pour ceux-là seuls qui ne demandent qu’à croire qu’ils y sont enfermés. Au-delà des impasses logiques, le désir bâtit la cité. Le désir ◀d’▶habiter une ville, ◀d’▶y circuler à l’aise et en sécurité, ◀d’▶y échanger des propos et des produits et ◀de▶ participer à son gouvernement, le désir ◀d’▶être citoyen pousse à construire la ville, qui à son tour formera des traditions civiques et le besoin ◀d’▶en changer.
Il s’agit donc ◀d’▶éveiller chez les jeunes le désir ◀d’▶habiter demain une grande cité européenne : s’ils la veulent, ils la bâtiront.
L’union ◀de▶ l’Europe ne se fera pas toute seule par un processus mécanique, ou parce qu’elle se trouverait coïncider avec « le sens ◀de▶ l’Histoire », comme certains disent. Elle ne sera pas non plus l’œuvre ◀d’▶un dictateur : Napoléon, Hitler ont échoué pour longtemps. Ni spontanée, ni fatale, ni imposée, elle ne peut être que choisie et voulue — exactement comme la démocratie — par une majorité ◀de▶ la population, suscitée et conduite par une minorité qui ne voudra pas forcer mais convaincre.
C’est dire qu’on ne fera pas l’Europe sans faire des Européens. Mais ceux-ci, qui les fera, sinon l’éducation ?
Or, il faut bien avouer que jusqu’ici l’école primaire et secondaire, les hautes écoles et la télévision, dans la mesure où elles façonnent les caractères et les esprits, ne font pas des Européens. Quand elles font quelque chose au niveau du civisme, elles ne font en tout cas pas cela, et l’on peut être heureux si elles ne font pas le contraire.
L’éducation du citoyen qui se pratique dans les écoles ◀de▶ nos pays est, aux dires ◀de▶ ses responsables17 généralement insuffisante (parfois inexistante) à l’échelon national, et souvent négative par rapport à l’Europe. Dans presque tous nos pays, l’enseignement civique se borne à décrire les institutions politiques prévues par la constitution. C’est à peine si l’on parle ◀de▶ leur fonctionnement. Mais surtout, on ne dit rien des problèmes réels qui se posent à la cité et que le citoyen devra trancher quand il votera.
La leçon ◀d’▶instruction civique est universellement considérée comme la plus ennuyeuse ◀de▶ toutes. En un sens, c’est heureux, car si elle passionnait, les choses étant ce qu’elles sont, ce serait inévitablement au bénéfice du chauvinisme national.
Un remède pire que le mal serait ◀de▶ substituer à l’heure ◀d’▶ennui civique national une heure ◀d’▶ennui civique européen, qui aurait le défaut supplémentaire ◀de▶ parler ◀d’▶une communauté encore inexistante et ◀d’▶institutions fragmentaires, limitées à une part seulement du seul domaine économique, dans un tiers ou un quart ◀de▶ nos pays.
Il faut cesser ◀de▶ croire qu’éducation civique signifie connaissance scolaire ◀d’▶institutions et ◀de▶ constitutions dont on ne montre pas le fonctionnement concret. Il faut voir que la seule préparation valable au civisme (à tous les degrés) consiste dans la connaissance des problèmes vivants ◀de▶ la société ◀d’▶aujourd’hui, dans l’apprentissage des moyens ◀de▶ participer à la ◀vie▶ ◀de▶ la cité et dans l’éveil du désir ◀d’▶y tenir son rôle ◀de▶ citoyen. (« Cité » signifiant ici toute communauté sociale effective : commune et entreprise, région, nation, fédération continentale…)
Les problèmes vivants et réels ◀de▶ l’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui désunie et telle qu’elle pourrait être unie demain, n’apparaissent pas souvent dans les discours des militants européistes, des ministres invoquant des idéaux abstraits pour obtenir des taux préférentiels, des philanthropes, managers et trustees qui suggèrent des échanges ◀de▶ cartes postales, ◀de▶ sourires officiels, ◀de▶ vœux pieux et jumelés.
Ces problèmes se révèlent au contraire dans leurs vraies dimensions et leur urgence — et alors nul besoin ◀d’▶insister sur la nécessité ◀de▶ faire l’Europe — à l’étude des réalités déterminantes ◀de▶ la ◀vie▶ ◀de▶ nos États et ◀de▶ l’existence sociale dans l’Europe ◀de▶ la seconde moitié du xxe siècle.
Quand on a vu ◀de▶ quoi cette ◀vie▶ est faite, on voit aussi sans discussion possible, sans adjurations pathétiques, sans propagande, qu’il faut unir l’Europe, pour la sauver d’abord, et pour servir le monde ensuite.
La connaissance des réalités contemporaines constitue la seule propagande absolument honnête pour l’union : c’est aussi la plus efficace.
Idée ◀d’▶une liste des problèmes et des réalités que l’on pourrait évoquer, décrire et illustrer :
– principes ◀de▶ communauté et facteurs ◀de▶ différenciation qui ont fait ◀de▶ l’Europe dans l’histoire une unité caractérisée par sa diversité ;
– problèmes économiques, en tant qu’ils relèvent ◀de▶ l’initiative privée, ou ◀de▶ la commune et ◀de▶ la région, ◀d’▶un plan national, ◀de▶ groupes ◀de▶ régions transnationaux, ◀de▶ conventions passées à l’échelle mondiale ;
– problèmes sociaux, écologiques et culturels, en tant qu’ils relèvent ◀de▶ la région, ◀de▶ la nation, ◀de▶ l’Europe unie ou ◀de▶ communautés électives (non natives), universelle par définition ou ambition ;
– fonction ◀de▶ l’Europe dans le monde décolonisé, et conditions nécessaires à son exercice ;
– idéaux directeurs ◀de▶ la civilisation européenne, antérieurs, postérieurs ou supérieurs à nos divisions nationales et au culte ◀de▶ la croissance matérielle.
On pense bien que le but ne saurait être ◀d’▶instaurer une branche de plus dans l’enseignement pléthorique du second degré, mais bien ◀de▶ sensibiliser l’esprit des jeunes aux réalités, aux problèmes et aux buts ◀de▶ la communauté européenne, et cela à la faveur ◀d’▶exemples qui ne peuvent manquer ◀de▶ se présenter au cours des leçons ◀d’▶histoire, ◀de▶ géographie, ◀d’▶économie, ◀de▶ langues ou ◀de▶ littérature prévues par les programmes ordinaires.
Mais en retour, pour qu’il saisisse ces occasions et en tire le meilleur parti, il faut que le professeur lui-même ait été sensibilisé aux réalités ◀de▶ l’Europe encore désunie et aux possibilités ◀de▶ son union.
Dire que tout dépend ◀de▶ l’éducation, c’est dire que tout dépend des éducateurs et ◀de▶ leur formation. L’avenir ◀de▶ l’Europe unie se joue dans les écoles normales. Aussi longtemps qu’un changement ◀d’▶orientation antinationaliste et pro-européen ne s’y sera pas produit et qu’il n’aura pas fait sentir ses effets dans l’enseignement secondaire ◀de▶ nos pays, les bases mêmes ◀de▶ l’union sembleront se dérober sous les pas des hommes politiques et des économistes. Car avant de « faire l’Europe », il faut « faire ◀de▶ l’Europe ». Et cela se passe d’abord dans les esprits : sans une « révolution culturelle » préalable, aucune révolution dans les institutions politico-sociales n’aboutira, ou ne prendra vraiment le départ.
Est-ce dire que l’Europe attend son « Petit Livre rouge » à distribuer aux dizaines ◀de▶ millions ◀d’▶écoliers ◀de▶ nos pays ?
Oui, mais ce serait le livre des questions réelles éveillant le sens critique et le besoin ◀d’▶invention, tandis que l’autre, que j’ai sous les yeux, n’est qu’un recueil ◀de▶ réponses toutes faites, uniformément optimistes, et propres à stériliser toute tentative ◀de▶ réflexion ou ◀de▶ création personnelle.
Notre « Petit Livre rouge » poserait toutes les questions qui résultent ◀de▶ l’examen objectif ◀de▶ la situation, et je suis bien certain qu’il révélerait ◀de▶ la sorte la nécessité ◀de▶ l’union, et même les formes spécifiques quelle devrait et pourrait prendre. Il fourmillerait ◀de▶ points ◀d’▶interrogation ! Il ne dirait jamais : « Right or wrong, our Europe ! », mais ferait voir que l’Europe risque ◀d’▶être détruite par ce qui tue l’esprit critique, déprime le goût ◀de▶ la liberté, étouffe le cri ◀de▶ la justice, plus sûrement que par ceux qui attaquent notre culture démocratique au nom des idéaux qu’elle seule leur enseigna.
18. L’éducation européenne
Faire ◀de▶ l’Europe avant de faire l’Europe : c’est aussi dire qu’il s’agit moins ◀d’▶enseigner l’union ◀de▶ l’Europe que ◀d’▶éduquer dans nos enfants l’Européen, par le style même ◀de▶ l’éducation.
L’éducation, dans tous les temps et dans toutes les cultures connues, a toujours consisté en deux efforts conjoints :
– transmettre les connaissances acquises par une société déterminée ;
– former moralement et socialement le jeune individu.
Dans les sociétés traditionnelles, régies par le Sacré (Antiquité, Asie), la transmission des connaissances prend la forme ◀d’▶une initiation, tandis que la formation morale et sociale consiste en un dressage ◀de▶ l’individu, toute l’opération ayant pour but ◀de▶ rendre les croyances, conduites et réflexes, conformes aux canons religieux indiscutés.
Dans nos sociétés modernes, pluralistes et profanes, tout change. La transmission des connaissances n’est plus initiation mais instruction publique, c’est-à-dire communication directe, sans préparation religieuse, et à n’importe qui, ◀d’▶un savoir déclaré objectif. Cette instruction ne vise pas à introduire au mystère, mais au contraire à l’éliminer. Elle distribue, comme au hasard, une certaine « somme ◀de▶ connaissances », ◀d’▶objets tout faits, avec leur ◀mode▶ ◀d’▶emploi ; tandis que l’initiation supposait une préparation rituelle, créant une attitude ◀de▶ réceptivité à certaines « révélations » symboliques ou mythiques — c’est-à-dire à la construction ◀d’▶attitudes psychologiques, comme nous le dirions aujourd’hui.
En revanche, au dressage antique, les sociétés modernes ont substitué la promotion ◀de▶ l’esprit critique en vue de l’autonomie individuelle. Le dressage consistait dans un conditionnement des réflexes : il s’agissait ◀de▶ forcer le jeune homme à imiter exactement, et sans discussion, les conduites méticuleusement prescrites par la coutume sacrée. (Seul équivalent moderne : le drill militaire, d’ailleurs en voie ◀de▶ disparition.) La préparation à l’autonomie va dans le sens contraire : idéalement, elle vise à libérer l’individu des conformismes périmés, des vérités toutes faites — même inculquées par l’instruction — afin de le mettre en mesure ◀de▶ réaliser sa propre vocation. Au lieu de le forcer à devenir comme les autres, on veut l’aider à devenir lui-même. Au lieu de lui donner des réflexes, on lui apprend à réfléchir. Au lieu de le diriger dès sa naissance dans une voie tracée par ses astres, sa caste, sa classe et sa famille, on le prépare à courir sa chance, son aventure particulière. Au lieu d’initiation, on parle ◀d’▶initiative.
Ces deux termes marquent le début et la fin ◀d’▶une évolution millénaire allant du sacré au profane, du collectif religieux-social à l’individualisme, ◀de▶ l’autorité indiscutée à la liberté aventureuse.
Un exemple très simple illustrera tout cela. On sait le rôle ◀de▶ la danse dans la culture hindoue. Danser, pour un Indien, c’est « s’inscrire dans le jeu circulaire ◀de▶ la terre et des astres », comme l’écrit Nyota Inyoka. C’est reproduire sans faute de la manière prescrite, à l’extrême ◀de▶ la précision, les gestes qui symbolisent l’action ◀d’▶un dieu. Toute variation individuelle, trahissant le tempérament ou la personnalité du danseur, devient alors erreur ou impiété : elle frappe ◀de▶ nullité le rite. En Europe, au contraire, il est courant que le maître inscrive au bas d’une rédaction ◀d’▶élève qu’il veut louer : « Bon travail, idées originales et style personnel. »
Le vrai sens ◀de▶ l’action ◀d’▶éduquer, dans notre ère, devient alors conforme à l’étymologie : e-ducere, conduire au-dehors, conduire l’individu ◀de▶ l’ignorance au savoir, ◀de▶ l’instinct à la raison critique, du royaume du sacré indiscutable et protecteur vers l’aventure personnelle, vers l’autonomie, vers les risques…
J’ai dit que les deux termes ◀d’▶initiation et ◀d’▶initiative marquent deux attitudes extrêmes, l’une autoritaire et l’autre libérale. N’allons pas croire, pourtant, que l’humanité devait fatalement passer ◀de▶ l’une à l’autre en vertu ◀de▶ quelque loi ◀de▶ l’Histoire, et que par suite l’autorité serait quelque chose ◀de▶ « périmé », ◀de▶ « réactionnaire », et en tout cas ◀de▶ condamnable, tandis que la liberté serait moderne, progressiste et louable en tous les cas. Car en fait toute éducation digne du nom comporte les deux éléments à doses variables. Autorité et liberté sont aussi nécessaires à la ◀vie▶ ◀de▶ l’éducation que la diastole et la systole du cœur à la circulation sanguine, ou que l’attraction et la répulsion à l’animation ◀de▶ l’énergie nucléaire, des courants électriques, ◀de▶ la ◀vie▶ amoureuse.
Cependant le dosage varie, et ses variations déterminent les conceptions ◀de▶ l’éducation, selon le type ◀d’▶hommes qu’elle veut former.
19. Parabole des trois colombes
Du point de vue ◀de▶ la culture au sens large, trois régions se sont dessinées au cours du second tiers du xxe siècle : l’Europe, l’URSS et les USA. Elles se définissent aisément selon le dosage ◀d’▶autorité et ◀de▶ liberté qu’elles ménagent dans l’éducation.
Les États-Unis d’Amérique se caractérisent par la prédominance très marquée ◀de▶ la liberté sur l’autorité. Le souci ◀de▶ respecter l’individu y triomphe dans l’enseignement, au point ◀d’▶y provoquer une crise aiguë, que les observateurs étrangers ne sont pas les seuls ni les premiers à détecter. Un nombre croissant ◀d’▶Américains, témoins ou victimes du système, le dénoncent sans pitié par le livre et le film. On a vu en Europe le film Blackboard Jungle : la description y est certes à l’excès dramatisée et poussée au noir, mais n’en demeure pas moins significative.
La crainte ◀de▶ « créer des complexes » paralyse le maître et ruine la discipline. La crainte ◀d’▶imposer un effort intellectuel excessif aboutit à ne plus rien imposer du tout. Si un élève déclare qu’il n’a pas envie ◀de▶ faire ◀de▶ l’arithmétique ce matin (et qui en a jamais envie ?), on lui répond en souriant qu’il n’a qu’à faire autre chose. Les méthodes nouvelles ◀d’▶enseignement tendent régulièrement à économiser pour l’élève l’effort ◀de▶ l’intelligence, ◀de▶ la mémoire et ◀de▶ l’attention. Elles ont formé une génération ◀d’▶enfants que plus rien ne tient en respect, qu’aucune loi ni règlement n’effraie plus. L’école est devenue leur jouet, et ils ne peuvent comprendre qu’un maître les empêche ◀de▶ jouer avec lui, ou ◀de▶ le casser, comme il leur plaît. L’idée générale est la suivante : si un texte est trop difficile, qu’on en choisisse un plus facile, un plus « moderne »… Le caractère ◀d’▶imprimerie devient toujours plus gros, les images plus nombreuses, et l’on peut craindre qu’à la fin elles ne remplacent complètement les mots. Le langage subit une dégradation analogue. Les nuances ◀de▶ pensée tendent à disparaître avec les mots qui les traduisaient… Le niveau éducatif s’abaisse jusqu’au plus bas commun dénominateur, et voici l’ironie : personne n’en tire bénéfice, même pas l’élève le plus ignare, car il voit son ignorance acceptée comme la norme ! Quant aux plus intelligents, ils trouvent ◀de▶ moins en moins ◀d’▶incitations à se surpasser (challenge) dans l’enseignement qu’on leur offre.
Ces jugements et cette description, je les extrais du livre qu’une institutrice écœurée publiait naguère aux États-Unis18. Le diagnostic qu’elle porte, et que vingt auteurs confirment, pourrait être résumé ◀de▶ la sorte : on pousse le respect ◀de▶ l’individualité enfantine jusqu’au refus ◀de▶ la former. Mais précisons : si la formation intellectuelle qu’elle offre est de plus en plus médiocre, l’école américaine n’en prétend pas moins préparer des « personnalités complètes et socialement adaptées ». Elle se substitue presque totalement à la famille, prenant l’enfant dès trois ou quatre ans (nursery schools), ou au plus tard dès cinq ans (Kindergarten), pour le garder jusqu’à 18 ans, et cela non seulement pendant les leçons, mais par le moyen ◀d’▶innombrables activités « sociales » qui absorbent les heures libres après la classe. Résultat global : baisse du niveau intellectuel, nivellement aux dépens des meilleurs et toute-puissance des « ◀modes▶ » sociales sur la jeunesse. Le respect excessif ◀de▶ l’individu, la crainte ◀de▶ le déformer en le formant par des disciplines exigeantes, aboutit à un conformisme tyrannique, dont souffre en premier lieu l’élite virtuelle. On voulait faire des individus libres et les amener à la liberté sans contraintes, on aboutit à faire des individus « ajustés » qui n’offrent plus ◀de▶ résistance aux ◀modes▶, à la publicité, aux injonctions ◀de▶ la TV.
À l’autre extrême, l’URSS entend éliminer tout individualisme et ne respecter que les droits ◀de▶ la collectivité. Le trait distinctif est ici la spécialisation dirigée par l’État. L’élève qui a réussi ses épreuves ◀de▶ sortie (après dix ans ◀d’▶école) peut entrer dans un des huit-cents instituts techniques existant en URSS (pour trente-trois universités seulement). L’éducation technique se divise en cinq branches principales, qui se subdivisent en vingt-quatre sous-branches, comprenant deux-cent-quatre-vingt-quinze spécialités et cinq-cent-dix sous-spécialisations. Le plan ◀d’▶étude est rigoureusement prescrit pour chaque spécialité : l’élève n’a aucun droit ◀d’▶option et il n’existe pas ◀de▶ cours facultatifs, ni ◀de▶ cours ◀de▶ culture générale, à moins qu’on ne qualifie ainsi les cours ◀de▶ science politique, c’est-à-dire ◀de▶ marxisme-léninisme et ◀de▶ propagande du parti, qui n’occupent que 6 % des études, 27 % étant consacré aux sciences et 67 % à la spécialisation. Quelques jours après ses examens finaux, l’étudiant se voit assigner par l’État un poste ◀de▶ travail pratique, et ce stage dure au moins trois ans. Après quoi, quelques-uns des meilleurs sont autorisés à poursuivre des études supérieures et à préparer un doctorat, trois sur quatre des candidats étant dirigés vers un doctorat en sciences19.
Ce sont ainsi les besoins du Plan, c’est-à-dire les besoins ◀de▶ la collectivité interprétés par le Parti et son État, qui déterminent l’éducation. On revient au dressage utilitaire ◀de▶ l’individu, comme dans les sociétés religieuses, où tout était prescrit sans discussions. Nous sommes ici aux antipodes ◀de▶ la pratique américaine. À l’excès ◀de▶ liberté dans le choix s’oppose l’absence totale ◀de▶ choix pour l’individu. Au respect ◀de▶ la personnalité enfantine ou juvénile poussé jusqu’à l’évanouissement ◀de▶ la discipline (intellectuelle ou morale) s’opposent le mépris des goûts individuels et le triomphe du conditionnement social dirigé par l’État. Et cependant le système américain, lui aussi, livre finalement l’élève à une sorte ◀de▶ conditionnement social, non dirigé bien sûr, capricieux comme la ◀mode▶, mais comme elle contraignant pour l’esprit.
Ainsi, d’une part, la liberté anarchique aboutit au conformisme imposé par la ◀mode▶ ; d’autre part, l’absence ◀de▶ liberté conduit au conformisme imposé par l’État.
Ces deux repères extrêmes une fois posés, il nous est plus facile ◀de▶ définir ce qu’est la voie européenne. Posons-nous cette question très simple : Pourquoi sommes-nous choqués par les excès américain et soviétique ? Pourquoi les ressentons-nous comme des excès ? Sinon parce que le sentiment demeure en nous, exigeant et actif, ◀d’▶un équilibre nécessaire, ◀d’▶une voie médiane, ou, comme il me paraît préférable ◀de▶ dire : ◀d’▶une mise en tension permanente, ◀d’▶une composition vivante des deux tendances : respect ◀de▶ l’individu, volonté ◀de▶ le former.
Respecter l’individu, c’est voir en lui la personne qu’il peut devenir s’il découvre sa vocation et reçoit les moyens ◀de▶ l’accomplir. Le former, c’est lui communiquer, par le moyen ◀de▶ disciplines souples mais fermes, le sens ◀de▶ la communauté (culturelle, politique et sociale), au sein de laquelle sa vocation s’exercera. Trop ◀de▶ liberté sans effort, trop ◀d’▶effort imposé sans liberté : les deux excès conduisent à des résultats analogues, qui sont le déclin du sens critique, la non-résistance aux ◀modes▶ ou aux réglementations sociales, la médiocrité du niveau culturel et la stérilisation des élites futures. L’idéal directeur ◀d’▶une éducation spécifiquement européenne apparaît alors bien clairement : il est ◀de▶ former et promouvoir des hommes à la fois libres et responsables, conscients ◀de▶ ce qu’ils se doivent en tant qu’individus à la recherche ◀de▶ leur vocation, et ◀de▶ ce qu’ils doivent à la communauté dans laquelle ils se trouvent engagés. C’est ce type ◀d’▶homme en équilibre dynamique qui mérite le nom ◀de▶ personne et qui reste le but ◀de▶ toute éducation, non seulement en Europe, mais pour l’Europe.
J’ai marqué trois tendances pratiquement dominantes dans ces trois régions ◀de▶ l’Occident. Il conviendrait bien sûr ◀de▶ nuancer le tableau. Je sais qu’il existe des signes ◀d’▶un retour à l’autorité aux USA, de même que se font jour dans la plus récente littérature soviétique des signes non trompeurs ◀d’▶une nouvelle faim ◀de▶ liberté. J’accorde enfin qu’en Europe même, et quel que soit notre idéal, nous souffrons nous aussi, dans la pratique, des excès alternés ◀de▶ la tendance « russe » et ◀de▶ la tendance « américaine ».
Pour illustrer et résumer, voici la Parabole des trois colombes.
La colombe ◀de▶ Kant est célèbre, qui s’imagine qu’elle volerait mieux dans le vide, sans la résistance fatigante que l’air oppose au libre jeu ◀de▶ ses ailes. C’est l’utopie ◀de▶ l’éducation trop libre en Amérique.
L’utopie russe, c’est une colombe programmée, ou tout au moins conditionnée selon les théories ◀de▶ Pavlov. Elle n’a pas à se poser à chaque instant la question : que faire ? où aller ? Tout a été réglé ◀d’▶avance par le régime.
La colombe européenne, elle, sait qu’elle a besoin pour voler ◀d’▶une certaine résistance ◀de▶ l’air, et elle n’a pas reçu ◀de▶ programme invariable. Elle doit choisir sans cesse, résister aux courants, prendre ses risques. À vrai dire, on ne l’a préparée qu’à « voler ◀de▶ ses propres ailes ».
20. L’Europe a-t-elle tout inventé ?
Le dynamisme ◀de▶ notre culture, résultant ◀d’▶un complexe ◀de▶ tensions intérieures, et le mouvement brownien ◀de▶ nos contradictions nous provoquent ◀d’▶âge en âge à créer, à émigrer, à exporter, et nous condamnent à l’expansion. Que ce mouvement ait été baptisé impérialisme paraît accidentel et relatif : toute énergie, toute force physique ou spirituelle peut être qualifiée ◀d’▶impérialiste par les objets ou individus qui la subissent, mais c’est la condition même ◀de▶ la ◀vie▶, la loi, fort peu sentimentale, ◀de▶ l’amour.
Nous avons presque tout inventé.
L’espace d’abord. Ce sont les Européens qui ont découvert la terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir les découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à l’humanité tout entière ◀de▶ prendre peu à peu conscience ◀de▶ son unité. L’idée ◀d’▶universalité a peut-être existé chez les sages ◀de▶ plusieurs autres cultures, mais ce sont les Européens qui lui ont donné son contenu concret et qui ont seuls démontré sa consistance. L’idée ◀de▶ genre humain est notre création.
Le temps ensuite. Ce sont les Européens qui ont inventé l’histoire et l’historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie ◀de▶ l’histoire, enseignement ◀de▶ l’histoire, constitution ◀d’▶archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets ◀de▶ romans et ◀de▶ pièces ◀de▶ théâtre, arsenal ◀de▶ citations pour les hommes politiques, et finalement : superstition moderne du « sens ◀de▶ l’histoire », qui alimente ◀de▶ vives polémiques intellectuelles, mais surtout influence profondément les choix politiques des masses.
À partir de l’histoire, ce sont les Européens qui ont inventé l’archéologie, comme ils ont inventé l’ethnographie à partir de la découverte géographique du monde. Et l’on sait le rôle décisif que ces sciences ont joué dans l’évolution récente ◀de▶ la sociologie et ◀de▶ la psychologie analytique, autres inventions ◀de▶ l’Europe.
Dans le champ des inventions ◀de▶ tous les ordres qui ont modifié l’aspect du monde depuis cinquante ans, la part des Européens est largement prépondérante. Et je dis bien : des Européens, non ◀de▶ tel ◀de▶ leurs pays. Car chacune ◀de▶ leurs découvertes est née du grand dialogue entre les esprits du passé et du présent, par-dessus les frontières ; chacune est prise dans le contexte ◀d’▶une réflexion européenne (contexte qui tend d’ailleurs de plus en plus à s’étendre aux États-Unis). Qu’il suffise ◀de▶ mentionner : le marxisme et la psychanalyse ; l’existentialisme et le personnalisme ; la théorie des quanta en physique, celle des groupes et celle des ensembles en mathématiques ; la sociologie et les grandes synthèses historiques ; la relativité généralisée et la physique nucléaire ; l’aviation, la radio et le cinéma ; la vaccination et la pénicilline ; le pétrole synthétique et le radar ; le syndicalisme et les coopératives ; la construction métallique et la bureaucratie ; et enfin l’art moderne tout entier, peinture, musique, poésie, essai, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms ◀de▶ l’Europe, et les très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier ◀de▶ nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés ◀de▶ Paris ou dans nos livres.
Je dirai plus. Le monde moderne en tant que tel peut être appelé une création européenne. Pour le bien comme pour le mal, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés ◀d’▶art et ◀de▶ construction, ◀de▶ transport et ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶industrie et ◀de▶ médecine, et nos armes. Les Hindous, les Chinois, les Noirs copient l’Europe pour toutes ces choses, mais nous, nous copions tout au plus quelques phrases ◀de▶ leurs sages, quelques statues ◀de▶ leurs dieux ou quelques rythmes ◀de▶ leurs danses. (Demain pourtant, c’est l’Amérique ou la Russie qu’ils imiteront…)
Enfin, pour emmagasiner tous les trésors ainsi ramenés du fond des temps et ◀de▶ l’espace, les Européens ont inventé le musée. Et, à partir de ces condensations prodigieuses ◀de▶ siècles et ◀de▶ continents, ils ont élaboré les préalables ◀d’▶une science comparée des cultures et des civilisations, des religions et des arts, des morales et des gouvernements, et cette sociologie totale ou planétaire prépare elle aussi les voies ◀de▶ l’unité future du genre humain.
Je n’indique ici que des têtes ◀de▶ chapitres, et j’ai laissé ◀de▶ côté l’immense chapitre ◀de▶ nos créations sociales et ◀de▶ nos institutions !
C’est un fait que l’Europe a répandu sur toute la terre, au hasard ◀de▶ la colonisation, ◀de▶ contacts ◀d’▶affaires privés ou ◀d’▶échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, et tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activités profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais l’Europe n’a pas exporté sa dialectique autorégulatrice, faite ◀d’▶équilibres sans cesse remis en question, ◀de▶ tragédies entrecroisées, ◀d’▶innombrables tensions, déchirantes et fécondes.
Le monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos doctrines, nos remèdes et nos poisons, et beaucoup de nos secrets ◀de▶ puissance matérielle — en un mot, le monde reçoit nos produits. Mais il ne reçoit pas les valeurs religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules la genèse ◀de▶ ces produits, et qui seules permettraient ◀de▶ les maintenir en composition. Il choisit nos produits les plus douteux — le nationalisme, par exemple — et les retourne contre nous. Il s’occidentalise dans ses apparences : usines, hygiène, costumes, transports, urbanisme et architecture. Mais il méprise, ou ignore simplement notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse notre éthique du travail. Il veut que nous l’aidions à mieux vivre, mais dédaigne l’amour du prochain.
21. L’Europe et le monde : position du problème
Voici donc ce que l’Europe a créé, voilà ce qu’elle offre au monde entier, et elle ne peut faire autrement, car toutes les créations que je viens ◀d’▶énumérer sont en expansion vers le monde, appellent le monde, s’en nourrissent, et toutes préparent son unité, après avoir exploité ses divisions.
La question reste ◀de▶ savoir si cette unité fomentée par la culture européenne ne va pas se réaliser aux dépens de l’Europe et à ceux du tiers-monde.
Tel est le drame. Il intéresse l’avenir ◀de▶ tous les peuples ◀de▶ la terre.
En voici la formule la plus simple, je crois : la diffusion ◀de▶ nos valeurs n’est pas coextensive à celle ◀de▶ nos produits et n’en est pas contemporaine. Elle reste loin derrière dans l’espace et le temps.
L’aire ◀de▶ diffusion ◀de▶ la civilisation née en Europe n’est pas loin de recouvrir l’ensemble des terres habitées, mais la densité ◀d’▶occidentalisation varie considérablement selon les pays, et à l’intérieur même ◀de▶ presque tous les pays.
Ici l’on se contente ◀d’▶importer nos machines et nos armements, là nos formes politiques, partis et parlements. Plus tard, telle nation neuve ou telle fraction ◀de▶ son intelligentsia décide ◀d’▶adopter nos conceptions sécularistes ◀de▶ l’existence, désacralisée, rationalisée, scientiste et démocratique, ou marxiste, au moins ◀d’▶étiquette. Dans la plupart des cas, s’occidentaliser signifie simplement acquérir le know how des procédés techniques, politiques et sociaux les plus voyants et les plus récemment mis au point par la branche américaine ◀de▶ notre civilisation. Le système très complexe des tensions spirituelles, morales et intellectuelles, qui explique seul la genèse ◀de▶ ces « produits », qui définit ou qui limite leur ◀mode▶ ◀d’▶emploi et donne un sens à l’aventure occidentale, ce système ◀de▶ valeurs antinomiques reste ignoré, refusé ◀d’▶instinct par les masses, ou expressément combattu par leurs guides spirituels et politiques.
Mais qui oserait leur faire reproche ◀de▶ n’avoir pas mesuré dans toute sa profondeur et ses lointaines ramifications la pathétique nécessité ◀d’▶un refus sans doute vital, et non moins vain ?
22. L’Asie sourde à nos mélodies
L’énoncé des plus hautes valeurs européennes tient dans l’œuvre ◀de▶ Bach et dans celle ◀de▶ Mozart. Les Messes et les Passions réduisent à peu de chose toute tentative verbale pour exprimer ce que l’homme européen a conçu de plus pur, de plus fort et de plus exaltant. Voilà l’Europe suprême, elle n’ira pas plus haut, peut-être, mais qui serait en mesure ◀d’▶exiger davantage ou ◀de▶ proposer mieux dans le monde ◀d’▶aujourd’hui ?
Certes, l’Europe réelle est loin de tels sommets, mais ce sont tout de même ses sommets. Elle n’est pas souvent digne ◀de▶ ces œuvres, mais c’est elle qui les a créées. Nous l’oublions souvent et les autres l’ignorent ; ils voient plus facilement ce qui est beaucoup plus bas, au niveau du contact brutal entre leurs coutumes et nos armes, leur sagesse ancestrale et nos machines. Nos péchés sont criants, et tout l’Orient les crie, mais il n’entend pas nos grandeurs. Car la musique est le sublime ◀de▶ l’Occident, mais pour l’oreille ◀d’▶un Oriental, c’est un bruit vague, une espèce ◀de▶ rumeur insensée…
Seulement, elle est issue du même complexe, et elle répond dans le monde ◀de▶ l’âme au même défi que la science dans le monde des corps et ◀de▶ l’intellect. Les structures musicales se raccordent au psychisme ◀de▶ l’homme européen qui a conçu les machines et la personne.
Un intellectuel indonésien me dit un jour : « Vous autres Européens, vous nous envoyez des machines-outils ; c’est très joli, cela nous amuse et c’est utile, mais pourquoi n’y joignez-vous pas un petit livre expliquant ◀d’▶où viennent ces objets, pourquoi vous avez eu l’idée ◀de▶ les construire et comment ils expriment et transportent, en fait, tout un monde ◀de▶ valeurs complètement étranger à nos croyances traditionnelles ? »
Une autre fois, il me raconte que sa femme, qui est une Hollandaise, donnait des leçons ◀de▶ solfège aux enfants ◀d’▶une école ◀de▶ Djakarta ; et quand ils eurent appris les notes ◀de▶ notre gamme, elle leur dit : « Composez maintenant une chanson dans le goût ◀de▶ ce pays. » Mais ils ne purent écrire que ◀de▶ petites mélodies qui ne rappelaient rien ◀de▶ leur musique indonésienne et ne faisaient que réinventer les lieux communs ◀de▶ nos chansons européennes, qu’ils n’avaient jamais entendues 20.
Ainsi, chaque machine exportée est, en fait, un cheval ◀de▶ Troie. Nous avons évacué nos guerriers et retiré nos fonctionnaires, mais nous ramenons subrepticement, et sans le savoir, des occupants plus efficaces et plus puissants, car c’est aux pensées qu’ils commandent, aux sentiments, aux sources mêmes ◀de▶ l’invention et ◀de▶ la compréhension ◀de▶ la ◀vie▶. Nos machines et nos raisonnements, nos formes ◀d’▶art et ◀de▶ gouvernements transportent au loin des champs ◀de▶ force qui vont agir anarchiquement, détruisant les bases mêmes ◀d’▶équilibres anciens, appelant et impliquant impérieusement d’autres ensembles ◀de▶ valeurs, mais ne pouvant les communiquer, les expliquer et les faire vivre, au sens le plus fort ◀de▶ ce terme.
Nous sommes au point ◀de▶ l’évolution ◀de▶ l’humanité où les Européens, ayant créé « le monde », se voient menacés ◀d’▶être dépossédés par ce monde même qu’ils ont suscité et qui se voit en mesure ◀d’▶abuser ◀de▶ nos pouvoirs, non seulement contre nous, mais aux dépens de ses propres équilibres ou accoutumances.
Théoriquement, deux solutions nettes et radicales se conçoivent : ou bien garder pour nous ce qui peut troubler les autres, ou bien imposer nos valeurs en même temps que nos créations. On voit que l’alternative est utopique, chacun ◀de▶ ses termes l’étant.
Il nous reste à trouver des compromis viables, aussi imprévisibles qu’un poème, à les imaginer dans l’improvisation, la générosité, l’astuce et la prière. C’est l’une des tâches cruciales ◀de▶ cette fin ◀de▶ siècle. Et c’est sans doute la première fois dans toute l’Histoire qu’un même problème se pose au même moment à l’humanité tout entière.
Nous voici sur le seuil périlleux ◀de▶ l’ère mondiale. La crise ◀de▶ notre civilisation, provoquée par son expansion même — mais incomplète — va-t-elle devenir « mortelle », comme l’ont prédit depuis un siècle à peu près tous nos grands penseurs ?
23. Les prophètes ◀de▶ la décadence
Le xxe siècle a vu la civilisation — qui ne saurait être que la nôtre, quand on en parle au singulier — étendre à toute la terre ses bienfaits, ses méfaits, ses produits, rarement ses valeurs, et toujours ses vulgarités.
Mais en même temps, le xxe siècle a vu se multiplier les prophètes ◀de▶ la décadence européenne : et ils sont tous, ou presque tous, Européens. Loin de s’émerveiller du fait que le génie européen rayonne sur le monde entier, ils préfèrent nous parler ◀de▶ notre éclipse.
Au lendemain ◀de▶ la Première Guerre mondiale déclenchée par l’Europe, en 1919, Paul Valéry écrivait cette phrase célèbre :
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et il ajoutait :
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et la ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et voyons maintenant que l’abîme ◀de▶ l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une ◀vie▶. Les circonstances qui enverraient les œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre les œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.
L’écho ◀de▶ cette page fut immense et je sais peu de phrases plus fréquemment citées que celle qui annonce en somme que toutes les civilisations étant mortelles, la nôtre aussi pourrait périr, va donc probablement périr. Pour émouvante qu’elle soit, elle exprime, à mon sens, l’une des erreurs les plus célèbres ◀de▶ l’époque. Mais comment expliquer son succès ?
Observons tout d’abord qu’elle résume et condense une assez longue tradition ◀de▶ pessimisme européen. Dès 1791, Volney, méditant sur la mort des civilisations, citait à peu près les mêmes noms pour illustrer le même argument que Valéry :
Que sont devenues tant de brillantes créations ◀de▶ la main ◀de▶ l’homme ? Où sont-ils, ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylone, ces palais ◀de▶ Persépolis ?… Hélas, j’ai visité les lieux qui furent le théâtre ◀de▶ tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… Qui sait si sur les rivages ◀de▶ la Seine, ◀de▶ la Tamise ou du Zuydersee… qui sait si un voyageur comme moi ne s’assiéra pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire ◀de▶ leur grandeur ?
Une trentaine ◀d’▶années plus tard, Hegel introduisait l’idée que chaque peuple est « un individu dans la marche ◀de▶ l’Histoire » et qu’il obéit donc, comme tout individu, à une loi ◀de▶ croissance, ◀d’▶épanouissement et ◀de▶ déclin fatal. Hegel pensait d’ailleurs que la civilisation européenne marquait l’aboutissement suprême ◀de▶ l’Histoire. Mais si l’on appliquait sa dialectique aux civilisations, on en venait à penser que chacune ◀d’▶elles devait fatalement décliner et mourir après une période ◀d’▶apogée — la nôtre aussi. Aux débuts du xxe siècle, Spengler va plus loin ; il est convaincu que toute culture est un organisme et correspond morphologiquement à un individu, animal ou végétal. Il en résulte inexorablement que toute culture est mortelle, et l’on rejoint la phrase ◀de▶ Valéry. Enfin, dans un effort tout à fait admirable pour embrasser l’ensemble des cultures connues, Toynbee croit pouvoir établir empiriquement, par l’examen comparatif des vingt et une civilisations qui auraient existé jusqu’ici, les lois complexes mais constantes ◀de▶ leur genèse, ◀de▶ leur croissance et ◀de▶ leur dissolution inévitable.
Ces historiens et philosophes, armés ◀d’▶une vaste érudition, ont ◀d’▶autant moins ◀de▶ peine à nous convaincre que, d’une part, ils rejoignent, par leurs conclusions, notre angoisse quant à l’état présent ◀de▶ l’Europe dans le monde, et que, d’autre part, les plus grands esprits du siècle précédent n’ont cessé ◀d’▶annoncer les catastrophes qui ont fondu ◀de▶ nos jours sur l’Europe : ◀de▶ Kierkegaard à Nietzsche et à Dostoïevski, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt et ◀de▶ Donoso Cortés à Georges Sorel, tous ont décrit depuis cent ans les motifs ◀de▶ craindre le pire pour notre civilisation. Or, voici que leurs prédictions semblent confirmées par les faits.
Au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale, les dictatures prévues par Burckhardt et Sorel s’instaurent en Russie, en Turquie, en Italie et en Allemagne, puis en Espagne. Les nationalismes et les racismes, dénoncés ◀d’▶avance par Nietzsche, prolifèrent sur les ruines ◀de▶ l’Empire austro-hongrois. Et bientôt cette Europe occupée à se déchirer à belles dents va se laisser arracher l’une après l’autre ses conquêtes coloniales et ses protectorats. Elle ne voit pas encore, mais elle pressent déjà la perte ◀de▶ sa longue royauté mondiale. Déjà le communisme lui dispute, non seulement en Asie et en Afrique, mais aux yeux ◀d’▶une partie ◀de▶ sa propre jeunesse, son rôle ◀de▶ porteur du « flambeau ◀de▶ la civilisation ». La Seconde Guerre mondiale, née ◀de▶ cette crise interne, va précipiter l’écroulement ◀de▶ l’hégémonie politique ◀de▶ l’Europe, et même le rendre, à vues humaines, définitif. Au surplus, les nouveaux empires et les peuples émancipés proclament déjà leur Volonté ◀de▶ retourner contre nous nos propres armes, tant sociales et morales que matérielles…
Que faudrait-il de plus, pour qu’on ait le droit ◀de▶ parler ◀d’▶une éclipse ou ◀d’▶une mort prévisible ◀de▶ notre civilisation ?
Avant de répondre, formulons deux remarques dictées par une élémentaire prudence historique.
Primo, l’hégémonie politique n’est pas toujours et nécessairement liée à la vitalité ◀d’▶une civilisation. L’une peut exister sans l’autre. L’une peut être perdue sans que l’autre soit ruinée du même coup. Gengis Khan eut l’hégémonie sans la civilisation, tandis que l’Europe du Moyen Âge eut une civilisation sans hégémonie.
Secundo, il n’est pas du tout certain que les précédents historiques soient applicables dans notre situation, ni que la courbe croissance-grandeur-décadence soit la même pour toutes les cultures dans tous les temps.
Les prophètes ◀de▶ la décadence ◀de▶ l’Occident, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient sur le précédent ◀de▶ civilisations antiques aujourd’hui « disparues », et particulièrement sur l’exemple le mieux connu des Européens, celui ◀de▶ la chute ◀de▶ Rome, qui est censée avoir entraîné la disparition ◀de▶ la civilisation gréco-romaine dans la partie occidentale ◀de▶ l’Empire. L’exemple est-il valable pour l’Europe ? La civilisation européenne est-elle une civilisation comme les autres ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ?
Il se pourrait, bien au contraire, que notre culture présente des caractères nouveaux, qui déterminent un destin non comparable, et même tout à fait différent à partir ◀d’▶un certain moment, ◀d’▶un certain seuil…
Les civilisations antiques ◀de▶ l’Égypte des Pharaons, ◀de▶ Sumer, ◀de▶ l’Inde védantique ou des Mayas, fondaient leur unité originelle sur un principe formateur unique, le Sacré. Les civilisations totalitaires ◀d’▶aujourd’hui, URSS ou Chine de Mao, tiennent leur unité ◀d’▶une doctrine uniforme, imposée à tous par l’État. Comparée à ces deux groupes ◀de▶ cultures homogènes, uniformes et sacrées, la culture ◀de▶ l’Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane.
À cause de ses origines multiples, à cause des valeurs souvent contradictoires ou incompatibles qu’elle en a héritées, la civilisation européenne s’est trouvée fondée sur une culture ◀de▶ dialogue et ◀de▶ contestation. Elle n’a jamais pu, et surtout, elle n’a jamais voulu, se laisser ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, sa morale, son économie et ses arts. On a beau citer le Moyen Âge comme une période bénie ◀d’▶unité des esprits et des cœurs, telle que l’a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que les conflits qui déchirèrent le Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. L’unité ◀de▶ notre culture et ◀de▶ la civilisation créée par cette culture n’a jamais été autre chose qu’une unité paradoxale consistant dans la seule volonté commune à tous ◀de▶ refuser l’uniformité.
24. Où sont les candidats à la relève ?
Aux prophètes ◀de▶ la décadence européenne, j’opposerai trois raisons majeures ◀d’▶espérer, c’est-à-dire ◀d’▶agir pour l’Europe.
Première raison : La civilisation européenne est la seule qui soit effectivement devenue universelle.
Bien d’autres avaient cru cela ◀d’▶elles-mêmes, avant la nôtre. Elles se trompaient, mais cette erreur ne saurait plus être commise, à présent que la terre entière est explorée dans ses derniers recoins. Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient le monde entier ; c’était moins orgueilleux que naïf, car chacun ignorait que l’autre existât. L’agence Cook suffirait aujourd’hui pour les mettre à l’abri ◀de▶ ce genre ◀d’▶illusion. Nous, les Européens du xxe siècle, nous savons bien que nous ne dominons plus politiquement, mais nous savons aussi que toutes les villes nouvelles en Asie et en Afrique imitent nos villes modernes, leurs procédés ◀de▶ construction, leurs rues, leurs places et leur mairie, leurs hôpitaux et leurs écoles, et leurs hôtels et leurs journaux, et même leurs embarras ◀de▶ circulation. Nous savons bien que tous les pays neufs imitent nos parlements, partis et syndicats, et même parfois nos dictatures. Et nous savons que ce mouvement ◀d’▶imitation s’opère à sens unique et n’est plus réversible.
Mais comment expliquer ce phénomène sans précédent dans toute l’histoire ?
Nous avons vu que la civilisation européenne, née ◀de▶ la confluence des sources les plus diverses, se distinguait par là ◀de▶ toutes les autres, monolithiques et homogènes. Voilà pourquoi elle s’est trouvée la seule qui fût assez complexe et multiforme pour pouvoir, sinon satisfaire, du moins séduire tous les peuples du monde.
Nous avons vu aussi que l’Europe envoie dans le monde plus ◀de▶ machines et ◀d’▶assistants techniques que ◀de▶ livres et ◀de▶ missionnaires. Elle s’est laïcisée, ou sécularisée, et détachée du christianisme qui contribua ◀de▶ tant de manières à la former. Par là même — et c’est bien son drame, en même temps que la condition ◀de▶ son « succès » le plus visible —, elle s’est rendue plus transportable, plus acceptable et imitable qu’aucune autre.
Mais il faut voir enfin que cette civilisation n’a pu devenir universelle qu’en vertu de quelque chose ◀de▶ très fondamental qui l’y prédisposait dès l’origine : j’entends la croyance chrétienne en la valeur égale ◀de▶ tout homme devant Dieu, quelle que soit sa nation, sa couleur ou sa race. L’Égypte ancienne ne croyait rien ◀de▶ tel. Le mot homme y était synonyme ◀d’▶habitant ◀de▶ la vallée et du delta du Nil. Il y avait un mot différent pour désigner les habitants des terres voisines, à mi-chemin entre l’animal et l’Égyptien. (Dans le même style, Bismarck définit le Bavarois comme « cet être intermédiaire entre l’Autrichien et l’homme ».) Pour les Grecs et les Chinois également, il existait deux espèces différentes ◀de▶ bipèdes verticaux : les Grecs ou les Chinois, d’une part, et les barbares, c’est-à-dire tous les autres, qui n’étaient pas vraiment et complètement humains. Ces très hautes civilisations devaient donc nécessairement demeurer régionales et décliner dans les limites ◀de▶ leur empire. En revanche, la conception chrétienne exprimée par saint Paul (« Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, car vous êtes tous fils ◀de▶ Dieu, vous êtes tous un en Jésus-Christ. »), cette conception devait seule permettre à ceux qu’elle formerait intimement ◀de▶ considérer tous les hommes comme dignes et capables, un jour ou l’autre, ◀de▶ participer pleinement à l’effort civilisateur.
Maintenant que c’est fait ou en train de se faire, et que voilà franchi le « seuil mondial », comment imaginer que la civilisation diffusée par l’Europe à tous les peuples puisse s’éclipser ou disparaître, sans entraîner le genre humain dans son désastre ?
Deuxième raison : La civilisation européenne a créé les conditions techniques ◀de▶ sa conservation et ◀de▶ sa transmission aux âges futurs, en même temps qu’elle redécouvrait et faisait revivre des cultures disparues ou en voie ◀d’▶extinction.
Valéry nous disait que « les circonstances qui enverraient les œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre les œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ». Depuis lors, on a retrouvé — et même joué — plusieurs comédies ◀de▶ Ménandre. Quant aux œuvres ◀de▶ Keats et ◀de▶ Baudelaire, et ◀de▶ Paul Valéry lui-même, reproduites dans le monde entier, enregistrées sur bandes et sur microsillons, elles sont en mesure ◀de▶ résister au temps beaucoup mieux que les fresques ◀de▶ Lascaux, les statues grecques et les temples des Pharaons menacés par les eaux ◀d’▶un barrage.
La mortalité des civilisations nous apparaît donc très variable. Certes, plusieurs ont disparu sans nous laisser ◀d’▶autre héritage actif que celui ◀de▶ leurs œuvres d’art : ainsi celle des Aurignaciens, ou plus près de nous celle des Hittites, plus près encore celles des Mayas et des Aztèques. Mais les civilisations anciennes ◀de▶ l’Égypte et du Proche-Orient, prolongées par la grecque et la romaine, dont l’essentiel vit dans la nôtre, sont-elles vraiment mortes ? Leurs conquêtes ont été préservées par le musée et le laboratoire européens, pour être diffusées ◀de▶ nos jours sur toute la terre. Il s’en faut ◀de▶ beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont les lois ◀de▶ Minos, ◀de▶ Dracon et ◀de▶ Solon, venues ◀de▶ la Crète et ◀de▶ l’Égypte ancienne par la Grèce, ce sont le Décalogue et les Béatitudes, c’est enfin le code ◀de▶ Justinien, ◀d’▶où dérivent l’Habeas Corpus et la Déclaration des droits de l’homme, qui définissent aujourd’hui, pour tous les peuples du tiers-monde à peine moins que pour ceux ◀de▶ l’OTAN, la dignité ◀de▶ la personne humaine et les fondements ◀de▶ tout progrès social ; et non pas le système des castes, ni le mandarinat, ni le Bushido. On peut le regretter, mais on doit le constater.
Roger Caillois a écrit non sans drôlerie à propos de la fameuse phrase ◀de▶ Valéry : « Si les civilisations mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas le dire, car il n’en saurait rien. » Et il propose ◀de▶ corriger comme suit le passage que j’ai cité : « Nous autres civilisations, nous avons depuis peu la certitude que nous ne mourrons jamais entièrement et que nos cendres sont fécondes. Le temps est passé où les civilisations étaient mortelles. »
J’ajouterai cette simple remarque : si tant de civilisations qu’on croyait endormies sont tirées ◀de▶ l’oubli au xxe siècle, si tant ◀d’▶écoles antiques ◀de▶ sagesse et ◀de▶ mystiques voient leurs livres sacrés publiés ◀de▶ nos jours et retrouvent partout des fidèles, c’est par le fait des ethnographes, archéologues et philosophes ◀de▶ l’Europe, qui poursuivent l’inventaire mondial initié à la Renaissance par nos découvreurs ◀de▶ l’espace et du temps ◀de▶ l’humanité.
Troisième raison : On ne voit pas ◀de▶ candidats sérieux à la relève ◀d’▶une civilisation devenue mondiale.
Nous connaissons les circonstances ◀de▶ la chute ◀de▶ celles qui nous ont précédées : c’était parfois une catastrophe naturelle, comme la dernière période glaciaire ou le dessèchement du Sahara, affectant la région entière où avait fleuri une civilisation déterminée. Et les autres n’en savaient rien. Mais ce fut plus souvent l’agression ◀d’▶une civilisation rivale, plus primitive et plus brutale, Doriens détrônant la Crète, Germains investissant la Gaule et l’Ibérie romaines, ou les quelques centaines ◀d’▶Espagnols s’emparant ◀de▶ l’empire des Aztèques. Il s’agissait dans tous ces cas ◀de▶ civilisations locales, entourées ◀de▶ « barbares » mal connus. Les candidats à la relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame l’oblitération ou simplement la reprise des charges ◀de▶ notre civilisation, avec quelques chances ◀de▶ succès ?
Les États-Unis ? dira-t-on. Mais ils sont nés ◀de▶ la substance même ◀de▶ l’Europe, et je les vois s’européaniser par la culture plus profondément que l’Europe ne s’américanise par le costume et le décor urbain. L’URSS ? Mais qu’apporte-t-elle de nouveau ? Est-elle une autre civilisation ? Lénine disait ◀de▶ sa Révolution : « C’est le marxisme plus l’électricité. » Or, le marxisme n’est pas un apport soviétique, ce n’est pas Popov qui l’a inventé, mais bien un Juif allemand, dont le père était devenu protestant, et qui rédigeait au British Museum, pour le Herald Tribune de New York, des articles qui le faisaient vivre et qui forment une partie du Kapital. Le marxisme est né en Europe et ◀de▶ l’Europe, au carrefour ◀d’▶un débat séculaire entre la théologie et la philosophie, au moment où se constituaient la sociologie et la technique, l’industrie, la grande presse, l’école obligatoire, la conscription universelle et les nationalismes qui en vivent. On ne saurait imaginer complexe ◀de▶ forces spirituelles, morales et matérielles plus spécifiquement européen. Quant à l’électricité, dont parlait Lénine, elle symbolise l’industrialisation. En électrifiant le pays, le communisme a renouvelé l’entreprise ◀de▶ Pierre le Grand : il a pour la seconde fois européanisé la Russie. Et c’est l’URSS à son tour qui s’est chargée ◀d’▶aider la Chine à liquider la civilisation des mandarins, c’est l’URSS qui a introduit dans l’Empire emmuré ce nouveau cheval ◀de▶ Troie occidental : la technique, et tout ce qu’elle entraîne dans les mœurs et les ◀modes▶ ◀de▶ penser ◀d’▶une nation. Le fameux « bond en avant » ◀de▶ la Chine n’a guère été qu’un bond vers l’industrie et vers le socialisme, inventés par l’Europe et parties intégrantes ◀de▶ sa culture. Quant à l’Afrique, observons simplement que son émancipation actuelle ne consiste nullement dans l’avènement ◀d’▶une civilisation originale, ou ◀de▶ quelque néo-tribalisme, mais au contraire dans l’adoption bien trop rapide des formes ◀de▶ ◀vie▶ politique, sociale et économique, élaborées par l’Europe moderne. Résumons cela : je vois l’Asie du Sud, sous-développée, courir après l’exemple ◀de▶ la Chine, qui essaie ◀d’▶imiter la Russie, laquelle veut rejoindre l’Amérique, qui est une invention ◀de▶ l’Europe…
Où est donc dans tout cela « l’éclipse » ◀de▶ l’Europe comme culture ? Dans l’esprit ◀de▶ ses intellectuels, et pas ailleurs.
25. Le péril blanc
Devant le recul ou la métamorphose prévisible du péril rouge, déguisé par les Russes en coexistence pacifique — nom qui aurait fait frémir Lénine ! — on reparle ◀d’▶un péril jaune, en attendant le péril noir. Je n’y crois guère. Notre éclipse n’est rien que notre aveuglement sur nos propres pouvoirs et notre vocation. Aux yeux du monde, il n’y a qu’un seul péril sérieux : le péril blanc. La civilisation européenne, devenue mondiale, n’est menacée en fait que par les maladies qu’elle a produites et propagées elle-même. C’est dans ses sources, c’est au foyer ◀de▶ sa vitalité créatrice, c’est en Europe, que ce péril doit être conjuré.
Car ce qui nous menace ◀de▶ l’extérieur, c’est aussi ce qui nous mine à l’intérieur. Ce que les peuples ◀d’▶outre-mer nous opposent, c’est ce que nous opposons nous-mêmes à notre vocation universaliste : je nommerai le nationalisme et la superstition matérialiste.
Il en va du nationalisme comme ◀de▶ notre rhume ◀de▶ cerveau, qui devient mortel chez les Papous, non prémunis. Cette passion qui enfièvre et ruine l’Europe depuis plus ◀d’▶un siècle et demi, et que nous refusons ◀de▶ prendre au tragique, quand elle atteint l’Asie, le monde arabe ou l’Afrique, dresse contre nous au nom de nos principes des revendications haineuses et délirantes. Forme collective ◀de▶ l’orgueil, antichrétienne par essence, condamnée nommément par le pape et les chefs ◀de▶ toutes les Églises, condamnée d’autre part par les conditions mêmes ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la technique et ◀de▶ la culture au xxe siècle, le nationalisme n’en poursuit pas moins ses ravages dans l’esprit des Européens comme dans l’esprit des peuples neufs, empêchant au-dedans cette union fédérale qui ferait notre force pacifique, décuplant au-dehors la force belliqueuse ◀de▶ ceux dont il fait nos ennemis.
Quant au second virus sécrété par l’Europe, et que je nommerai le matérialisme plat, il prend chez nous les formes les plus diverses. Il va du culte du confort chez l’ouvrier et le bourgeois, et du culte du profit à court terme chez le patron et le ministre, jusqu’à l’indifférence bovine ◀de▶ la grande masse aux réalités spirituelles, à tout ce qui donne un sens, une saveur à nos ◀vies▶. Ce matérialisme plat ne serait guère plus dangereux que la bêtise humaine en général, s’il n’avait pour effet ◀de▶ détendre les ressorts créateurs du progrès, dont il est trop souvent l’aboutissement. Or, chacun sait que les ressorts du progrès sont l’inquiétude philosophique, la passion ◀de▶ défier le destin, le refus des choses comme elles vont — inquiétude, passion et refus sans quoi la science et la technique, et les inventeurs qui les créent, auraient tôt fait ◀de▶ débrayer et ◀de▶ nous livrer sans défense aux fanatiques du statu quo, par où j’entends les bureaucrates et la police des États.
Ces maladies ◀de▶ l’Europe sont plus dangereuses pour le reste du genre humain que pour l’Europe elle-même, où elles sont nées. Car l’Europe, à travers des crises atroces, s’est vaccinée. L’Europe a sécrété Hitler, mais en douze ans elle l’a éliminé, et elle s’en trouve immunisée pour quelque temps contre la tentation totalitaire, qui est l’essence du nationalisme. Il n’en va pas de même sur d’autres continents.
Quant à nous, quelques sages nous avaient avertis — ceux que j’ai cités. Le mal est venu, nous l’avons vu, et nous l’avons vaincu au prix de millions ◀de▶ morts… Et maintenant, ce n’est pas chez nous, mais chez les autres, qu’il triomphe.
Le grand Jacob Burckhardt, dans une lettre qui date ◀de▶ 1871, décrit la condition des masses européennes au xxe siècle :
Le sort des ouvriers sera le plus étrange… l’État militaire va devenir le Grand Fabricant. Ces masses humaines dans les grandes usines ne peuvent pas être éternellement abandonnées à leur pauvreté et à leur envie. Un certain degré contrôlé ◀de▶ misère, avec ◀de▶ l’avancement et des uniformes, chaque journée commencée et terminée par un roulement ◀de▶ tambours, voilà ce qui doit logiquement se produire.
Or ce n’est pas chez nous, en Europe, mais en Chine, que cette prédiction se réalise. Voici ce qu’écrit le quotidien ◀de▶ la jeunesse ◀de▶ Pékin, le 27 septembre 1958 :
À l’aube, des trompettes sonnèrent et des sifflets retentirent pour le rassemblement ◀de▶ la population ◀de▶ la commune Spoutnik. Un quart d’heure après, les travailleurs étaient alignés. Sur l’ordre des commandants ◀de▶ compagnies et ◀de▶ brigades, les équipes, drapeaux en tête, se dirigèrent ◀d’▶un pas martial aux champs. Ici on ne voit plus ◀de▶ petits groupes ◀de▶ deux ou trois paysans qui fument tout en cheminant lentement vers les champs. On entend des pas cadencés et des chants ◀de▶ marche. L’habitude millénaire des paysans à vivre au petit bonheur est à jamais disparue. Quel énorme changement !
La religion du travail forcé, forme matérialiste du nationalisme, n’a jamais atteint en Europe ◀de▶ tels excès. Elle est née chez nous, il est vrai, et c’était bien chez nous que Burckhardt en avait pressenti les périls. Mais nous n’y avons pas succombé, nous l’avons rejetée sous sa forme hitlérienne, et l’on peut estimer que, jusqu’ici, l’organisme européen a réagi avec succès.
Notre tâche en Europe, aujourd’hui, est ◀de▶ créer les anticorps qui permettront au genre humain ◀de▶ résister à nos poisons, au virus du nationalisme et au virus du matérialisme, cette forme ◀d’▶asthénie du spirituel.
C’est dire que notre vocation est désormais ◀de▶ présenter au monde, et ◀d’▶illustrer d’abord par l’exemple vécu, l’art et la science œcuméniques par excellence ◀de▶ l’union dans la diversité, ◀de▶ la coexistence en tension des contraires.
Car tel est le secret occidental ◀de▶ la recherche spirituelle sans quoi la science se rendort, et la technique tourne à vide, et toutes nos libertés morales et civiques s’enlisent dans l’accoutumance ◀d’▶un confort tyrannique à la manière des drogues, non plus libérateur ◀d’▶énergies neuves. Secret lui-même paradoxal, puisqu’il exige ◀d’▶être communiqué, comme l’amour même, sous peine de lésions explosantes dans l’inconscient ◀d’▶où surgira l’histoire.