IV. Vers une fédération des régions
Dédicace
Procuste, brigand de▶ l’Attique, étendait sur un lit ◀de▶ fer les étrangers qui lui demandaient l’hospitalité. Il leur coupait les jambes si elles dépassaient, ou il les étirait à l’aide de cordes si elles étaient plus courtes que le lit.
Thésée lui ayant fait subir ce même supplice, il en mourut.
C’est l’histoire des États-nations et ◀de▶ l’hospitalité presque toujours forcée qu’ils offrent à leurs ethnies, nations et cités libres.
À nous Thésée libérateur ! héros ◀de▶ l’Europe des régions !
39. Le siècle des nations ?
Zurich, le 16 septembre 1946 : Avec une poignante éloquence, Winston Churchill appelle la création ◀de▶ quelque chose qui « s’appellera peut-être les États-Unis d’Europe », et il s’écrie : « Je dois vous donner un avertissement. Le temps presse. Si nous devons constituer les États-Unis d’Europe, sous quelque nom que ce soit, il faut commencer maintenant… Debout, l’Europe ! »
Il y a vingt-quatre ans ◀de▶ cela. L’Europe n’est toujours pas debout. Sans corps constitué, sans tête, comment pourrait-elle donc répondre à l’appel pathétique du plus illustre homme d’État ◀de▶ ce temps ? Un appel ne pouvait suffire à la créer… Au lieu d’une Europe qui se fait, nous entendons aujourd’hui des déclarations inquiétantes, comme celle ◀d’▶André Malraux : « Les nations sont redevenues le phénomène fondamental du siècle. L’évolution a joué et joue incontestablement dans le sens ◀de▶ la nation26. »
Il est vrai que le même André Malraux, quelques jours plus tard, interrogé par des jeunes gens à la radio, répondait : « Faire l’Europe est la seule chose véritablement importante ◀de▶ notre temps27. »
Mais qui ne voit que ceci s’oppose à cela, dramatiquement, et que cette « réalité fondamentale du siècle », que serait la nation, est précisément celle qui fait obstacle à cette « seule chose véritablement importante ◀de▶ notre temps » ? Qui ne voit que si l’Europe qu’appelait Winston Churchill n’est pas faite, c’est parce que les nations qu’exalte l’ex-ministre ◀d’▶État du général de Gaulle s’y opposent encore irréductiblement, ◀de▶ tout leur être ◀de▶ nations « souveraines »28 ?
Quand on nous affirme que le xxe siècle ne sera pas celui du triomphe ◀de▶ l’Internationale, comme Marx l’avait dit, ni le siècle des fédérations, comme Proudhon l’avait prévu, mais bien le siècle des nations, est-ce qu’on s’en félicite, ou bien est-ce que l’on dit « le siècle des nations » comme on dirait « l’année ◀de▶ mon infarctus » ? Autre chose est ◀de▶ constater que la réalité politique ◀de▶ notre temps est encore la nation, autre chose ◀d’▶affirmer qu’on ne veut rien y changer, que c’est là-dessus qu’il faut bâtir, et qu’on doit appeler cela réalisme. Le cancer et les maladies mentales sont aussi des réalités importantes ◀de▶ notre temps, mais je ne pense pas que le réalisme consiste à le proclamer avec emphase. Il ne consiste pas non plus à nier ces maux, mais bien à faire en sorte qu’ils cessent ◀de▶ sévir.
40. Nations en crise
Que les nations soient encore bien réelles, et très fortes à quelques égards, l’impossibilité ◀d’▶unir l’Europe le démontre avec une évidence presque écrasante.
Que les nations soient en même temps mal adaptées (pour dire le moins) à l’évolution ◀de▶ notre société, la preuve en est fournie par les deux guerres mondiales, résultant du nationalisme et ◀de▶ l’État totalitaire — par le besoin ◀d’▶union au-delà des nations, partout ressenti et déclaré, et qui a donné naissance au Marché commun notamment, enfin par l’existence ◀d’▶un problème chaque année plus aigu, celui du sous-développement ◀de▶ nombreuses et vastes régions ◀de▶ nos plus grands pays, contrepartie ◀de▶ l’engorgement déjà presque intolérable ◀de▶ leurs capitales.
Mais il y a plus : aux crises locales dans telle ou telle nation, provoquées par le mécontentement irrépressible ◀d’▶une région que brime l’État central — cas du Sud-Tyrol, du Jura bernois, du Guipuzcoa ou ◀de▶ la Catalogne —, crises dont il est concevable qu’elles se résolvent un jour (soit pas l’octroi ◀d’▶un régime plus différencié et libéral, soit par une sécession, mais qui ne serait parfois qu’un rattachement à l’État-nation voisin), viennent s’ajouter des crises plus amples et dramatiques, qui affectent l’être même ◀de▶ plusieurs États-nations européens. La Belgique est menacée ◀d’▶éclatement. La Grande-Bretagne envisage sans fièvre sa mutation en une fédération ◀d’▶autonomies administratives, parlementaires, exécutives et budgétaires, composée ◀de▶ l’Écosse, du pays de Galles, ◀de▶ l’Irlande du Nord, des îles ◀de▶ la Manche et des régions anglaises, bénéficiant ◀d’▶institutions communes (comme les cantons suisses), sinon ◀de▶ voix distinctes aux Nations unies (comme l’Ukraine et la Biélorussie). Que dire alors ◀de▶ la France, modèle ◀de▶ l’État unitaire, mais que ses propres « plans », décidés à Paris, vouent à l’inexorable renaissance ◀de▶ ses provinces rajeunies ? Dès 1966, j’attirais l’attention « sur la révolution que préparent ses universités… plus grave et significative que la revendication ◀d’▶un État occitan ou les plasticages en Bretagne ». On sait ce qu’il en est advenu deux ans plus tard. Tout cela dans la patrie ◀de▶ la centralisation la plus systématique que l’histoire ait connue, la plus follement rationaliste… Tandis qu’en Suisse, patrie (dit-on) du fédéralisme intégral, on voit le Jura francophone et catholique se révolter contre l’étatisme ◀de▶ Berne, au nom d’une ethnie différente qui se veut nation, cependant que tout près de là, Bâle devient le centre ◀d’▶une Regio qui englobe des territoires suisses, allemands et français : deux exemples contigus dans l’espace mais antithétiques, l’un ◀de▶ l’unitarisme (Berne) et du micro-nationalisme (Jura), tendances trop souvent confondues avec le fédéralisme dont elles sont deux négations ; l’autre ◀d’▶un dépassement du fédéralisme interétatique en direction du fédéralisme fonctionnel, formule ◀de▶ l’avenir européen.
Tous ces symptômes révèlent une inadaptation morbide ◀de▶ l’État-nation aux réalités politiques, économiques, techniques et démographiques ◀de▶ notre temps. Ils ne me semblent pas confirmer que « l’évolution joue dans le sens ◀de▶ la nation », mais bien plutôt que nous atteignons le stade ◀de▶ crise finale ◀d’▶une forme ◀d’▶association qui a dominé et animé l’Europe du xixe siècle, mais qui ne pourrait que tuer l’Europe du xxe siècle, si elle n’est pas surmontée à temps.
41. Origines ◀de▶ l’État-nation
La grande force ◀de▶ l’État-nation, c’est que les hommes et les femmes ◀d’▶aujourd’hui qui ont passé par l’école et croient savoir l’histoire s’imaginent qu’il y a toujours eu des États, que les nations sont immortelles (au moins la leur), que rien ◀d’▶autre n’est donc possible, et que d’ailleurs l’État et la nation marquent l’aboutissement logique, normal et inévitable du progrès.
Pour dissiper cette illusion, il faudrait enseigner dans nos écoles un minimum ◀d’▶histoire générale ◀de▶ l’humanité et ◀de▶ ses formes politiques, assez pour rappeler ◀d’▶où viennent la nation, l’État et l’État-nation né ◀de▶ leur collusion moderne. Il faudrait rappeler qu’après la préhistoire qui ne connaissait que les tribus et leurs clans, l’histoire commence avec les grands empires réunissant et fixant ◀d’▶innombrables tribus : empires ◀d’▶Égypte, ◀de▶ Sumer et ◀d’▶Akkad, plus tard ◀de▶ la Chine et ◀de▶ l’Inde, puis ◀d’▶Alexandre, puis ◀de▶ Rome et ◀de▶ Byzance, et enfin, en Europe, empire ◀de▶ Charlemagne, puis Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique.
Il faudrait montrer que les premiers États nationaux n’apparaissent qu’après tout cela, au cœur du Moyen Âge, et se forment aux dépens de l’empire et ◀de▶ la papauté, voire contre ces symboles ◀de▶ l’unité du globe, ◀de▶ l’universalité du genre humain. Et que la naissance ◀de▶ la première nation, la France, peut être datée ◀de▶ cette déclaration des légistes ◀de▶ Philippe le Bel : « Le Roy ◀de▶ France est empereur en son royaume », ce qui veut dire que le chef de l’État ◀d’▶un domaine ◀de▶ médiocre grandeur centré sur l’Île-de-France « ne se reconnaît plus ◀de▶ supérieur au monde », traite donc l’Empire de haut en bas (faute ◀d’▶avoir pu se faire élire empereur), fait gifler le pape, puis confisque la papauté elle-même, l’installe sous sa protection en Avignon, et avec son appui réalise aux dépens des Juifs qu’il fait dépouiller et des chevaliers du Temple qu’il fait exécuter, une merveilleuse opération sur l’or !
Cet exemple ◀de▶ rejet ◀de▶ toutes instances universelles — sauf celle dont il se trouve qu’on peut la contrôler — sera vite suivi par les rois ◀d’▶Espagne et ◀d’▶Angleterre, puis par les princes ◀de▶ l’Italie, ◀de▶ l’Europe de l’Est et du Nord, qui l’un après l’autre se déclareront eux aussi « souverains absolus », superiorem in terris non recognoscentes, selon la formule du xive siècle.
Ce spectacle, qui est celui ◀de▶ la naissance des nations, remplit ◀d’▶effroi les sages ◀de▶ l’époque. « Ô genre humain, tu es devenu un monstre aux multiples têtes ! » s’écrie Dante dans son traité ◀De▶ la Monarchie, appel désespéré, et qui restera vain, à l’Empire condamné et bafoué.
Les cinq siècles suivants verront se renforcer et se sacraliser de plus en plus l’idée fatale ◀de▶ la souveraineté absolue, qui est à peine supportable quand un prince l’incarne, s’il n’est pas un génie ou un saint, mais qui devient proprement révoltante — et par ailleurs massivement meurtrière — quand c’est un parti qui s’en empare au nom du peuple, comme ce fut le cas des jacobins puis des « démocraties » plébiscitaires et totalitaires du xxe siècle.
42. L’État-nation : un empire manqué
La confiscation ◀de▶ l’idéal national par l’appareil étatique — qui est l’œuvre des jacobins et ◀de▶ Napoléon —, la nationalisation ◀de▶ l’État royal et l’étatisation ◀de▶ la nation révolutionnaire, c’est cela qui va créer dans la première décennie du xixe siècle le modèle ◀de▶ l’État-nation, bientôt imité dans toute l’Europe monarchique autant que républicaine, et au xxe siècle dans le reste du monde.
Modèle monstrueux, si l’on y réfléchit, mais c’est précisément ce que l’on ne fait pas, parce que l’État-nation est devenu sacré, c’est-à-dire intangible en nos esprits, qui résistent à l’idée qu’il pourrait après tout n’être qu’une forme transitoire, comme tant d’autres. On le soustrait à toute critique, à toute contestation, réputées trahisons, jugées comme telles. On enseigne son catéchisme dans ses écoles. On célèbre son culte, on vénère ses statues sur toutes les places. « Il faut une religion pour le peuple », assure-t-on, et comme ce n’est plus guère le christianisme, ce sera donc le nationalisme, le culte ◀de▶ la patrie étatisée, seul Absolu auquel tout s’ordonne, et au nom duquel les maîtres de l’État peuvent mettre à mort leurs hérétiques, ce que ne peuvent plus faire les Églises, Dieu merci.
L’État-nation centralisé et unifié s’arroge ainsi tous les pouvoirs des grands empires traditionnels, bien qu’il n’en ait ni la pluralité ethnique et linguistique, ni le caractère ◀d’▶universalité. Il se rêve et se veut fermé, complet, suffisant en soi tant pour sa culture que pour son économie, et seul juge non seulement ◀de▶ ses intérêts, mais ◀de▶ ceux des autres. C’est donc une partie qui se veut aussi grande que le tout. L’État-nation moderne, unitaire et absolu n’est enfin qu’un empire manqué. Voilà la vérité fondamentale du xxe siècle des nations.
À ce propos, une constatation des plus paradoxales : c’est que, si tous les États-nations unitaires en tant que tels ont été et sont des empires manqués, à commencer par celui ◀de▶ Napoléon, les seuls empires réussis ◀de▶ notre temps se trouvent être des fédérations : les USA et l’URSS. Poussons plus loin le paradoxe : la Suisse elle-même est un empire réussi, en tant qu’elle groupe sous une égide suprême et arbitrale (supranationale) une pluralité ◀d’▶États, ◀d’▶ethnies, ◀de▶ confessions, ◀de▶ traditions culturelles et sociales. Pluralisme et arbitrage suprême (mais non pas dimensions gigantesques) sont, en effet, les notes essentielles ◀de▶ l’empire.
43. Trop petits et trop grands à la fois
Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs seules prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits si on les regarde à l’échelle mondiale, et trop grands si l’on en juge par leur incapacité ◀d’▶animer leurs régions, et ◀d’▶offrir à leurs citoyens une participation réelle à la vie politique qu’ils prétendent monopoliser.
Le problème du petit État dans le monde des Grands, c’est en vérité le problème ◀de▶ tous les États du monde sauf trois, c’est-à-dire ◀d’▶environ cent-trente pays (plus souverains les uns que les autres) confrontés aux trois seuls vrais Grands.
Ils sont trop petits « à l’échelle des moyens techniques modernes, à la mesure ◀de▶ l’Amérique et ◀de▶ la Russie aujourd’hui, ◀de▶ la Chine demain », écrivait dès 1954 Jean Monnet (Lettre ◀de▶ démission ◀de▶ la CECA).
Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec l’aide ◀d’▶une petite ou moyenne force ◀de▶ frappe, pratiquement annulée par les barrages antimissiles des deux grands.
Ils sont trop petits dans le domaine économique pour répondre au « défi américain » — cela n’a plus à être démontré — mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde, c’est-à-dire ◀de▶ tous ces États-nations inconsidérément multipliés sur tous les continents par le retrait des puissances naguère coloniales, et qui vivent mal…
Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à la satellisation politique ou économique.
Par quoi ils manquent doublement à la fonction ◀de▶ toute autorité : sécuriser les membres ◀d’▶une communauté donnée et assurer l’efficacité ◀de▶ sa participation dans les affaires du monde.
Mais en même temps, les États-nations unitaires et centralisés — et dans la mesure même où ils sont centralisés — sont tous trop grands : trop grands pour assurer le développement ◀de▶ toutes leurs régions et communes — trop grands pour que leurs citoyens puissent y exercer normalement leurs devoirs civiques et participer effectivement à la vie ◀de▶ la cité ; donc trop grands pour être encore ◀de▶ vraies communautés humaines : et cela, c’est la plus grave maladie qui puisse miner un corps politique.
44. Double dilemme
Telle étant la crise présente ◀de▶ l’État-nation, le régime à prescrire paraît facile à formuler :
Parce qu’ils sont trop petits, les États-nations devraient se fédérer à l’échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à l’intérieur.
Remède facile à prescrire, mais presque impossible à appliquer par nos États-nations, dirait-on.
En effet, l’existence des empires ◀de▶ l’Est et ◀de▶ l’Ouest leur pose un dilemme aussi simple qu’inexorable :
— ou bien ils se contentent ◀de▶ proclamer leur volonté farouche ◀d’▶indépendance et leur souveraineté absolue, dont ils refusent ◀de▶ rien déléguer à une autorité supranationale, fédérale et alors ils seront fatalement satellisés un à un ;
— ou bien ils font ce qu’il faut pour pouvoir résister, c’est-à-dire qu’ils décident ◀de▶ résister tous ensemble — et alors ils renoncent à leur souveraineté absolue au profit ◀d’▶une fédération qui les protège.
C’est ce second parti qu’ont adopté en 1848 les vingt-cinq petits États suisses, et bien leur en a pris. Mais les vingt-cinq États-nations européens, depuis le congrès ◀de▶ La Haye, 1948, n’ont pas fait un seul pas effectif en direction ◀de▶ leur fédération politique. Force est donc ◀de▶ penser que dans leur nature même, quelque chose ◀de▶ profond et ◀de▶ constitutif les retient ◀de▶ s’unir. C’est par définition et par structure, non par méchanceté ou bêtise, que les États-nations sont impropres à l’union. Leurs relations normales sont ◀de▶ rivalité, non ◀de▶ coopération. Leur mode ◀de▶ contact normal n’est pas l’échange, mais le choc.
Bakounine l’avait déjà dit, il y a cent ans, lorsqu’au congrès ◀de▶ la Première Internationale à Genève, en 1867, il dénonçait l’impossibilité ◀de▶ constituer les États-Unis d’Europe sur les grandes nations étatistes.
Le problème ◀de▶ l’union ◀de▶ l’Europe à partir des États-nations paraissant insoluble en théorie autant qu’il le reste en pratique dans l’état actuel ◀de▶ ses données29, il va falloir ou bien renoncer à l’union ou bien modifier les données mêmes du problème, c’est-à-dire chercher à fonder l’union sur autre chose que les États-nations.
Renoncer à résoudre le problème ◀de▶ l’union, c’est faire, en somme, ce que l’on fait actuellement, c’est-à-dire laisser nos États continuer à prétendre à une indépendance ◀de▶ moins en moins croyable, et qui se borne en fait à la liberté (souvent illusoire) ◀de▶ choisir les dépendances les plus profitables.
Mais changer les données mêmes du problème ◀de▶ l’union pour le rendre soluble, c’est d’abord accepter ◀de▶ remettre en question radicalement le sacro-saint État-nation, accepter l’idée ◀de▶ renoncer éventuellement à cette formule périmée, en faire autant avec la notion sacro-sainte ◀de▶ souveraineté ; et c’est ensuite trouver les éléments nouveaux avec lesquels bâtir une union praticable.
45. Une règle ◀d’▶or du fédéralisme
Parlant ◀de▶ la mise en place progressive ◀de▶ structures fédérales en Europe, Louis Armand formulait récemment une règle ◀d’▶or qui trouve ici son application majeure :
Développons en commun ce qui est neuf. Laissons ◀de▶ côté les héritages du passé dont l’unification prendrait trop ◀de▶ temps, demanderait trop ◀d’▶énergie, et soulèverait trop ◀d’▶oppositions 30.
Je venais ◀d’▶écrire de mon côté :
L’union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure ◀de▶ fortune, voire un expédient désespéré (comme par exemple l’union ◀de▶ la Grande-Bretagne et ◀de▶ la France proposée par Churchill en juin 1940), autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à la nécessité, quand on se sent trop faible soit pour subsister seul, soit pour dominer et absorber les voisins.
Si l’on veut unir l’Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ses facteurs ◀de▶ division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à l’union ; opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où le problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain la vraie réalité ◀de▶ notre société, et je vais désigner par là une unité ◀d’▶un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que la cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu ◀de▶ participation civique que la nation, telle que nous l’a léguée le siècle dernier : la région31.
46. Invention ◀de▶ la région au xxe siècle
Il s’agit là ◀d’▶un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil ◀de▶ ce dernier tiers ◀de▶ notre siècle, comme un visage dont les traits se composent et s’illuminent peu à peu sur le fond chaotique ◀de▶ la société que le xixe siècle a laissé se faire au petit bonheur, la société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum, sans ordre ni structure, ◀d’▶anarchie arbitrairement quadrillée par l’administration et la police, se détachent maintenant les régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas les provinces ◀de▶ l’Ancien Régime, encore moins les départements découpés par Napoléon, ni les « Länder » allemands, trop grands, ni les cantons suisses, trop petits, ni les nationalités ◀de▶ la double monarchie ◀d’▶antan ou ◀de▶ l’URSS ◀d’▶aujourd’hui, ni les « States » ◀de▶ l’Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations ◀de▶ notre temps, des organismes en train de naître ◀de▶ la combinaison ◀de▶ forces très diverses : l’explosion démographique, l’urbanisation galopante, la mobilité des industries, et par suite les nouvelles concentrations ◀de▶ ressources intellectuelles, techniques et bancaires autour de ressources naturelles, la densité des réseaux ◀de▶ communications et ◀de▶ transports, et enfin l’unité territoriale. Cette dernière n’est d’ailleurs plus définie primairement par une frontière marquée sur le terrain à l’aide de bornes ou ◀de▶ réseaux ◀de▶ barbelés, et sur les cartes en pointillés méticuleux, mais au contraire par la force ◀de▶ rayonnement ◀d’▶une « métropole », grande ville ou complexe ◀de▶ villes moyennes formant le foyer dynamique ◀d’▶une population ◀d’▶un million au moins, ◀de▶ cinq à six millions au plus.
Ce qui donnerait, par exemple, neuf régions plus Paris pour la France, une vingtaine ◀de▶ régions pour l’Italie, deux ou trois pour la Hollande, onze Länder pour l’Allemagne fédérale, plus le Luxembourg et au moins trois régions pour la Belgique.
Au-delà des quelque quarante-cinq régions prévues pour les Six, il y aurait lieu ◀d’▶étudier la régionalisation des deux autres grands États-nations anciens, l’Espagne et la Grande-Bretagne ; des petits pays du Centre et du Nord, Suisse, Autriche, Scandinavie ; des Balkans ; et enfin des pays ◀de▶ l’Est, anciens royaumes ◀de▶ Hongrie, ◀de▶ Bohême et ◀de▶ Pologne, ou formations modernes et récentes, Roumanie (avec sa Transylvanie et sa Bessarabie contestée), Yougoslavie (avec ses cinq ou six nations et ses deux religions, dont l’une en plusieurs confessions).
L’histoire, ses lois douteuses et ses accidents trop certains ; les réalités ethniques sous-jacentes ou renaissantes, ici menacées ◀d’▶extinction, et là en voie ◀de▶ réveil agressif ; les réalités culturelles, universités, centres ◀de▶ formation des cadres, laboratoires, architecture, lettres et arts ; enfin les dynamismes sociaux et économiques en interaction permanente, combinés avec tous les autres : ce sont les résultantes ◀de▶ ces complexes ◀de▶ forces qui dénotent, définissent et mesurent les régions — plus ◀d’▶une centaine dans toute l’Europe traditionnelle et actuelle, à l’ouest ◀de▶ l’Empire soviétique32.
47. Frontières effacées, régions libérées
En 1962, un colloque organisé par le festival ◀d’▶Aix-en-Provence envisageait la création ◀d’▶une « métropole régionale » basée sur le complexe Marseille-Aix-étang de Berre, c’est-à-dire : une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire dotée ◀d’▶un célèbre festival ◀de▶ musique et une zone ◀d’▶intense production industrielle, où sont venues s’implanter les plus importantes usines atomiques françaises. Parmi les quelque soixante participants, professeurs et industriels, présidents ◀de▶ chambres ◀de▶ commerce, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me vis le seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans le colloque l’idée européenne. Invité à parler au début, j’improvisai sur le thème que voici :
Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à l’âge ◀de▶ l’union des nations et des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord, à Aix, ◀de▶ créer une métropole locale. L’effort général vers l’union, et votre effort qu’on soupçonnera ◀de▶ favoriser la division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais je les vois complémentaires, concomitants. Dans l’Europe ◀de▶ demain, libérée ◀de▶ la tyrannie des frontières politiques et administratives imposées aux réalités ethniques et économiques, les régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines ◀de▶ vitalité, ouvertes sur le monde, elles noueront entre elles des relations ◀d’▶échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités et complémentarités, selon les réalités nouvelles qui les auront formées, par-dessus les anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à l’œil nu que jouent les délimitations entre les cantons suisses : simples commodités pour le cadastre, l’état civil, le fisc et la gendarmerie. Et c’est sur ces régions que nous bâtirons l’Europe, non sur les cadres en bonne partie vidés des vieilles nations. Ce passage ◀de▶ la nation aux régions sera le phénomène majeur ◀de▶ l’Europe ◀de▶ la fin du xxe siècle. La politique ◀d’▶union européenne, désormais, doit consister à effacer nos divisions pour donner libre jeu à nos diversités.
Ces paroles éveillèrent un écho pour moi des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à la rencontre non seulement des souhaits des organisateurs, qui connaissaient les besoins ◀de▶ leur région, mais ◀de▶ tout un mouvement ◀de▶ pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais l’espérer33.
48. Montée des régions
Au cours des dix dernières années, on a vu se multiplier les recherches scientifiques et les grands reportages, les congrès par dizaines et les volumes par centaines sur la régionalisation des États européens. Le concept ◀de▶ région a pris une place considérable, non seulement dans les préoccupations des sociologues et chez les Six, mais encore dans les milieux dirigeants du pays le plus centralisé du continent et le plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale, la République française une et indivisible.
La bibliographie des ouvrages consacrés en France aux problèmes ◀de▶ la région moderne comporte déjà plusieurs centaines ◀de▶ volumes et ◀d’▶études substantielles dues à des sociologues, à des politologues, à des économistes, à des juristes, à des responsables du Plan et même à des hommes politiques comme Mendès-France, Pleven, Giscard d’Estaing, Edgar Faure et Edgard Pisani34.
Au-delà ◀de▶ ce considérable effort ◀d’▶imagination passionnée, ◀de▶ recherche scientifique et ◀de▶ renouvellement des conceptions ◀de▶ base, se dessine un mouvement ◀de▶ revendications politiques. En France, les candidats ◀de▶ l’opposition non communiste et deux partis, le PSU à gauche, les Indépendants à droite, demandaient dès 1967 des assemblées régionales élues, la promotion ◀d’▶une citoyenneté régionale, la mise en place ◀d’▶exécutifs régionaux et la formation ◀d’▶entités régionales multinationales à l’échelle ◀de▶ l’Europe — propositions proprement impensables pour un esprit français, il y a dix ou vingt ans.
Dans le manifeste ◀d’▶un mouvement qui s’intitule « Pour le fédéralisme et le progrès social », je lis ces quelques phrases :
Nous réclamons la création ◀d’▶États régionaux français. Ces États régionaux disposeront ◀de▶ pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires comparables à ceux qui existent, par exemple, pour les États-Unis d’Amérique.
Les États régionaux français délégueront partie ◀de▶ leur souveraineté à l’État fédéral français.
La lutte pour notre indépendance nationale ne peut être menée que dans le cadre ◀de▶ l’Europe unie, laquelle sera fédéraliste ou ne sera pas. Dans cette Europe unie, la représentation du peuple français sera assurée par l’État fédéral français.
Parmi les plus graves méfaits des bureaucrates et technocrates parisiens et parmi les plus lourdes conséquences ◀de▶ l’exploitation abusive ◀de▶ la province par le centralisme parisien, on compte le sous-développement de plus en plus accentué ◀de▶ vastes régions ◀de▶ France. La nation doit réparation du tort ainsi causé35.
Tout cela est intéressant, disaient naguère les augures du gaullisme, mais n’allez pas y attacher trop ◀d’▶importance. L’État français ne sera pas si aisément ébranlé. Son chef le tient très bien en main, et vos excités ◀de▶ la région ne l’impressionnent pas.
Or le chef a choisi ◀de▶ s’en aller, précisément à propos de l’affaire des régions, mal présentée par ses fidèles. Les régions n’ont perdu ce jour-là que leurs tuteurs, non les vrais partisans ◀d’▶une cause qui survit à l’intrigue déjouée.
Derrière l’agitation régionaliste naissante, il y a bien autre chose, en effet, qu’un mécontentement accidentel, il y a ◀de▶ sérieuses nécessités appelant des réformes ◀de▶ structure qui, ◀de▶ proche en proche, mèneront très loin…
Ce sont ces nécessités qui expliquent que le Marché commun ait cru devoir convoquer en 1961 le très important colloque ◀de▶ Bruxelles sur les économies régionales, et que ses six États-nations membres y aient pris part.
C’est l’arriération, le sous-développement ◀de▶ nombreuses régions ◀de▶ la France, ◀de▶ l’Italie, ou même ◀de▶ l’Allemagne, qui a contraint les gouvernements ◀de▶ ces pays à s’occuper enfin ◀de▶ la régionalisation du territoire. On s’est aperçu que ce sous-développement provenait directement ◀de▶ la structure ◀de▶ l’État unitaire, voire, comme le disent plusieurs auteurs, ◀de▶ l’exploitation des régions par l’État central. On s’est intéressé très spécialement aux régions périphériques les plus négligées par la capitale, et cela a conduit à envisager la possibilité révolutionnaire ◀de▶ régions chevauchant des frontières, ◀d’▶unités socioéconomiques plurinationales.
Prenez la région lilloise, qui touche la Belgique. Vue ◀de▶ Paris, Lille est une gare terminus, et Roubaix-Tourcoing un cul-de-sac dans un coin ◀de▶ l’hexagone. Mais dans l’optique du Marché commun ◀de▶ demain, tout change : effacée la frontière qui depuis cent-cinquante ans coupait la région ◀de▶ son aire ◀d’▶expansion naturelle, Lille peut devenir avec ses cités satellites la métropole ◀de▶ près ◀d’▶un million ◀d’▶habitants ◀d’▶une région s’étendant en Belgique autant qu’en France, et au surplus liée au sud ◀de▶ l’Angleterre.
Or Lille n’est qu’un exemple entre bien d’autres. La Regio Basiliensis rayonne sur trois pays : Suisse, France, Allemagne. Il pourrait en aller de même ◀d’▶une Regio Genevensis englobant les ethnies francophones périphériques du mont Blanc. Et les Six s’intéressent de plus en plus à d’autres régions limitrophes bi- ou trinationales, comme celle ◀de▶ Liège-Maastricht-Aachen…
49. Des régions à la fédération
Imaginons maintenant que dans ces métropoles, peu à peu, se forment ces centres ◀de▶ décision régionaux dont tout le monde parle, et qu’ils acquièrent ◀de▶ la force : lorsqu’ils auront pris en fait (sinon en droit) plus ◀d’▶importance économique et culturelle que les bureaux ◀de▶ la capitale, la fédération ◀de▶ l’Europe se révélera immédiatement possible.
Il se peut que cette évolution prenne plus ◀de▶ temps que les pionniers ◀de▶ l’Europe unie ne l’exigeaient et ne l’annonçaient dans l’enthousiasme des premiers congrès, aux lendemains ◀de▶ la Seconde Guerre mondiale. Du moins, cette fédération ◀de▶ régions « immédiates à l’Europe » — comme les communes libres médiévales étaient « immédiates à l’Empire » et tiraient ◀de▶ là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés ◀de▶ leur pouvoir.
Un des meilleurs sociologues français ◀d’▶aujourd’hui, spécialiste ◀de▶ la prospective, Jean Fourastié, disait un jour lors ◀d’▶un colloque réunissant tous les préfets ◀de▶ la République :
L’Europe peut nous tomber sur la tête un beau matin… vers 1985. La région dans le cadre européen est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que le département et même que la nation36.
Qu’une telle déclaration ait été faite en France, et devant le corps des fonctionnaires institué par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies provinciales, donne à penser que la révolution régionaliste, condition ◀de▶ l’Europe unie, est autre chose qu’une mode ou un slogan.
Le processus sera long et paraîtra très lent, au jour le jour. Nous n’en sommes encore, aujourd’hui, qu’au stade ◀de▶ la prise de conscience du phénomène régional et des motifs ◀de▶ son apparition en ce moment précis ◀de▶ l’évolution ◀de▶ notre société occidentale. À peine avons-nous pris la mesure des perspectives qu’il invite à explorer, notamment institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Elles exigent une période ◀de▶ mise en place des réalités ◀de▶ la région, puis ◀d’▶expériences concertées, et celles-ci connaîtront forcément des échecs. Structurer, animer des régions, puis les doter ◀d’▶institutions autonomes, ce sera la tâche au moins ◀d’▶une génération, en admettant que, ◀de▶ nos jours, tout se passe plus vite qu’à l’aube grecque ◀de▶ notre histoire.
Je ne cite pas la Grèce par hasard. Car je tiens la région pour une forme ◀de▶ communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que le fut au vie siècle avant notre ère l’apparition ◀de▶ la polis, dans la société grecque archaïque. Et l’on sait que la polis devint en moins ◀d’▶un siècle l’unité ◀de▶ base ◀de▶ toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme ◀d’▶activité : la politique 37.
De même que la polis, avec ses autorités collégiales et son régime ◀de▶ participation civique intense, s’opposa durant des siècles à la monarchie autoritaire et belliqueuse, créant ainsi la première civilisation européenne, de même la région va s’opposer aux faux comme aux vrais empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager le monde.
Si nous n’en sommes encore qu’à la petite aube ◀de▶ la formation des régions, éléments ◀de▶ base ◀de▶ l’Europe fédérale, nous entrons dans le crépuscule ◀de▶ l’ère des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ le voir, ou ◀d’▶en croire leurs yeux quand ils le voient, c’est le dogme inculqué dans les esprits pendant plusieurs générations par les soins ◀de▶ l’école, ◀de▶ la presse et ◀de▶ l’éloquence politique, le dogme ◀de▶ l’immortalité non seulement ◀de▶ ma nation, mais ◀de▶ la forme nationale en général.
Bien sûr, un coup d’œil sur l’histoire suffit à réfuter cette croyance. Bien sûr, dès la fin du siècle dernier, Ernest Renan s’était écrié dans un discours célèbre à la Sorbonne :
Les nations ne sont pas quelque chose ◀d’▶éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera38.
Mais tout le monde n’a pas lu Renan… Et cette succession qu’il annonce, ce « remplacement » des États-nations par la fédération, cela ne se fera point par le jeu spontané du « mouvement ◀de▶ l’histoire », triste alibi ◀de▶ nos refus ◀d’▶être libres.
Il faudra que la succession, le remplacement s’opèrent dans les esprits d’abord, par la plus difficile des révolutions, celle des catégories ◀de▶ pensée dans lesquelles ont vécu tous nos ancêtres depuis des siècles, et que nous ont inculquées tous les classiques ◀de▶ la philosophie politique, ◀de▶ Bodin et Hobbes à Hegel. Catégories ◀de▶ pensées non seulement invétérées jusqu’à se confondre avec une sorte ◀d’▶instinct acquis, non seulement chargées ◀d’▶histoire (oubliée, refoulée et ◀d’▶autant plus active dans l’inconscient), mais encore chargées ◀d’▶une extrême irritabilité, résultant du souvenir ◀de▶ tant de guerres récentes, ◀de▶ cent ans ◀de▶ propagande des nationalismes et ◀de▶ cette religion civique qui prend la place ◀de▶ la foi chrétienne dans l’esprit des masses médiumisées et dans la morale ◀de▶ leurs maîtres.
50. Mutations ◀de▶ pensée et ◀de▶ vocabulaire
Prendre conscience du phénomène régional, opposé au stato-national, implique des mutations ◀de▶ concepts et ◀de▶ catégories politiques.
Et d’abord, un changement dans le vocabulaire — car tout commence toujours par là. Voici une définition ◀de▶ la région que j’emprunte aux travaux du colloque ◀de▶ Bruxelles :
L’activité économique suscite dans l’espace des formes ◀de▶ polarisation qui naissent ◀de▶ relations ◀d’▶interdépendance et ◀de▶ complémentarité géographique, économique et sociale […], un certain nombre ◀d’▶unités territoriales réunissant des activités économiques complémentaires et fortement liées, gravitant autour de centres urbains où se localisent ◀d’▶importantes fonctions économiques, en particulier les fonctions ◀de▶ décision. En outre, ces centres jouent presque toujours un rôle très important du point de vue intellectuel et culturel. Ces agglomérations ont dès lors une importance essentielle pour l’identification ◀d’▶une unité territoriale dont, en première approximation, les limites correspondent à celles des aires ◀d’▶influence ◀de▶ son ou ◀de▶ ses agglomérations principales.
Si on exagère leur taille, les régions tendent ou bien à se confondre avec les unités nationales ou bien à perdre leur signification comme unités fonctionnelles. Si on les prend trop petites, le nombre et l’importance des fonctions économiques et sociales diminuent dans l’unité territoriale considérée, de sorte que celle-ci tend à se confondre avec la simple unité locale.
Mais entre ces limites supérieure et inférieure, la possibilité peut exister ◀de▶ plusieurs solutions intermédiaires, entre lesquelles le choix peut dépendre ◀de▶ considérations contingentes et même comporter une part ◀de▶ subjectivité dans l’appréciation.
En ce qui concerne l’emplacement exact des limites, une certaine indétermination existe manifestement entre régions contiguës ◀de▶ taille donnée, en sorte que ces limites doivent être tracées avec une certaine liberté ◀de▶ jugement39 .
Là où, dans le monde stato-national, on ne parlait que ◀de▶ superficies, on parle ici d’abord ◀de▶ pôles, ◀de▶ polarisations ; là où l’on parlait ◀de▶ frontières, on parle ◀d’▶ajustements variables définis par des aires ◀d’▶influence ; là où l’on insistait sur l’étendue des domaines et sur les chiffres absolus ◀de▶ la population, on se préoccupe ◀de▶ fonctions, ◀de▶ potentiels et ◀de▶ densités.
Tout se passe comme si l’évolution moderne venait subitement ◀de▶ nous faire sortir ◀de▶ l’ère néolithique, celle qui a été marquée par la fixation des tribus nomades sur des territoires cultivés, celle qui a donc été dominée pendant dix à douze millénaires par les notions ◀de▶ terre sacrée, ◀de▶ bornes sacrées, puis à l’attachement subi au sol, bref par les réalités et les valeurs ◀de▶ la paysannerie — qui brusquement font place aux réalités et aux valeurs ◀de▶ la société industrielle, scientifico-technique, essentiellement urbaine et mobile. Le terme même ◀d’▶État indique très bien ses origines agricoles : status, State, Staat, État, c’est stabilité et statisme, establishment, fermes assises, délimitation par des cadres invariables, et c’est aussi un symbole ◀de▶ durée. La région, au contraire, se définit par des dynamismes combinés, par leurs résultantes variables, par la densité des échanges et des transports, toutes choses mobiles et plus ou moins indépendantes du sol. Pour la première fois dans l’histoire, la cité se détache du territoire, elle « décolle » ; une unité politique se définit non plus en termes de limites, mais en termes de rayonnement, non plus par son indépendance, mais par la nature et la structure ◀de▶ ses relations ◀d’▶interdépendance.
D’ailleurs, le terme même ◀d’▶« indépendance » n’éveille plus les mêmes frissons que naguère, les mêmes réflexes ombrageux. Louis Armand remarque que « le mot “indépendance” a perdu son sens simpliste ◀d’▶autrefois. C’est maintenant une question ◀d’▶échanges, ◀de▶ “flux”, diraient les scientifiques : il faut chercher à être aussi indispensables aux autres que les autres nous sont indispensables40 ».
Je propose que l’on substitue au terme ◀d’▶indépendance celui ◀d’▶autonomie, qui a l’avantage ◀de▶ rappeler le gouvernement des cités par elles-mêmes et ◀de▶ ne pas réveiller les illusions ◀de▶ l’absolutisme, les délires ◀de▶ la souveraineté illimitée. L’autonomie est une notion relative et très précise, quand on parle par exemple ◀de▶ l’autonomie ◀de▶ vol ◀d’▶un appareil, ou ◀de▶ l’autonomie ◀de▶ décision ◀d’▶un échelon administratif. Préférons, dans le monde régional, cette liberté modeste mais réelle aux ivresses ◀de▶ l’indépendance absolue mais illusoire dont se vantaient les États-nations.
Enfin, il est une grande notion que les régions nous amèneront à mettre en lumière, c’est celle ◀de▶ la pluralité des allégeances, soit ◀d’▶une personne, soit ◀d’▶un groupe ou ◀d’▶une région.
L’État-nation voulait tout faire coïncider sous la seule loi ◀d’▶un Prince maître ◀de▶ tout, et ◀d’▶autant plus absolument qu’il devenait anonyme et sans visage. La devise ◀de▶ Guillaume Postel et ◀de▶ la Ligue : « Une Foi, une Loi, un Roi », ou la devise ◀d’▶Hitler : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », disaient bien cette volonté quasi démente ◀de▶ réduction ◀de▶ tout au même cadre physique : symptôme ◀d’▶une grave névrose politique, qu’on nommera le complexe ◀de▶ Procuste.
Au contraire, dans le monde des régions, la liberté ◀de▶ chacun et l’efficacité ◀de▶ son action seront garanties par la possibilité ◀de▶ se rattacher et ◀de▶ donner son allégeance à des ensembles différents à la fois par leur nature, leurs fonctions et leurs dimensions : petite patrie originelle et culture continentale, idéal national et religion universelle, cité régionale et cité européenne, associations professionnelles et culturelles tantôt locales, tantôt mondiales, domiciles multiples permettant ◀de▶ satisfaire alternativement les besoins contradictoires mais également valables ◀d’▶enracinement et ◀de▶ nomadisme.
51. Vers une politique des régions
On a vu que la notion ◀de▶ région s’est imposée à l’attention des économistes ◀d’▶avant-garde, puis des sociologues et des politologues, et finalement ◀de▶ quelques hommes d’État. Les phénomènes majeurs qui ont motivé ces prises ◀de▶ conscience successives sont faciles à énumérer :
a) la CEE, dès ses débuts, a reconnu la nécessité ◀d’▶une politique ◀de▶ « développement harmonieux des régions » au sein des six nations membres ;
b) des régions plurinationales se sont définies ou constituées et elles ne peuvent que se multiplier à mesure que les barrières douanières s’abaissent et tombent ;
c) l’analyse du sous-développement ◀de▶ nombreuses régions (Mezzogiorno, Sud-Ouest ◀de▶ la France, Bretagne, Nord, etc.) fait apparaître le rôle parfois décisif et toujours néfaste ◀de▶ la centralisation étatique dans ce processus ;
d) l’agitation des ethnies brimées par les États-nations approche du degré ◀de▶ violence physique susceptible ◀de▶ réveiller et ◀d’▶inquiéter les maniaques jacobins les plus invétérés (◀de▶ gauche et ◀de▶ droite) ;
e) enfin, des problèmes délicats, passionnés et passionnants, se trouvent posés par la disparité des définitions ethniques et économiques ◀de▶ la région — et voilà qui provoque une réflexion en progrès intensif et extensif vers quelque théorie générale du fédéralisme.
Si l’on tient ces facteurs ensemble en son esprit, on reconnaîtra aussitôt la nécessité ◀de▶ franchir un pas décisif et ◀de▶ passer à l’élaboration du plan ◀d’▶une fédération européenne composée ◀d’▶unités régionales.
Cette étape me paraît décisive parce qu’elle marque le dépassement ◀de▶ l’ère des États-nations prétendus souverains, unitaires au-dedans, diviseurs au-dehors, refusant à la fois l’autonomie aux petites nations annexées et les pouvoirs décisionnels à toute institution supranationale et condamnant ◀d’▶un même mouvement conditionné par le complexe ◀de▶ Procuste la région plus petite et la fédération plus vaste.
Désormais, les stato-nationalistes auront à se défendre sur deux fronts — et telle est la faiblesse à long terme ◀de▶ l’obstination unitaire.
Toute analyse honnête du sous-développement en Europe dégage les deux notions bien connues que voici :
a) l’isolement, le repliement sur soi ◀d’▶une communauté régionale conduit à sa médiocrité économique et culturelle ;
b) l’absorption ◀d’▶une communauté régionale par l’État-nation centralisé conduit à cette forme ◀de▶ vide économique et culturel qui a résulté partout ◀de▶ la colonisation.
Qui ne voit en revanche que la région articulée dans une fédération continentale :
a) retrouve sa vocation particulière jadis réduite ou supprimée par l’État-nation conquérant ;
b) trouve aux échelons supérieurs ◀de▶ la fédération les possibilités ◀de▶ participer à des tâches plus vastes (continentales, mondiales).
Il apparaît ainsi que le fédéralisme politique — cas particulier ◀d’▶un processus général ◀d’▶optimisation des maxima contradictoires — loin de se réduire à un système ◀d’▶alliances interétatiques ou internationales, trouve sa réalisation la plus authentique au niveau des réalités interrégionales.
52. Objections courantes
Depuis 1963, date du premier essai quelque peu développé dans lequel (revenant d’ailleurs aux positions ◀de▶ L’Ordre nouveau trente ans plus tôt41) je préconisais une organisation fédérale ◀de▶ l’Europe basée sur les régions et non sur les États-nationsb, j’ai été amené à relever et à classer les objections les plus fréquentes à l’entreprise qui fait l’objet ◀de▶ ma lettre.
Je note d’abord que le terme ◀de▶ difficulté est souvent plus exact que celui ◀d’▶objection. Dans la plupart des cas, la résistance ne provient pas ◀d’▶un refus motivé des positions régionalistes, mais ◀d’▶un ensemble ◀de▶ réflexes conditionnés par un siècle et demi ◀d’▶éducation stato-nationaliste gratuite et obligatoire : uniformisation et mise au pas des corps par la discipline militaire, des esprits par les manuels scolaires, des curiosités par la presse à grand tirage et ses agences officieuses, des émotions par l’éloquence patriotique, enfin du sentiment religieux par le culte du Soldat inconnu et la sacralisation des bornes-frontières.
La perspective ◀d’▶une Europe à venir composée ◀de▶ régions fédérées (au lieu d’États-nations aboyant les uns contre les autres) remplit ◀d’▶indignation et plus encore ◀d’▶effroi les tenants jacobins, communistes, bismarckiens, maurrassiens ou maoïstes, du complexe stato-national sécrété par le siècle dernier.
Tous ces réactionnaires butés et volontiers grandiloquents, à gauche au moins autant qu’à droite, se disposent à contrer ◀de▶ toutes leurs forces et par tous les moyens admis ou non l’entreprise des fédéralistes. Pour eux, nous serons d’abord traîtres à la patrie, que nous soyons tenants ◀d’▶un plus ou ◀d’▶un moins que les dimensions actuelles ◀de▶ notre État-nation, ◀d’▶une Bretagne, ◀d’▶une Catalogne, ◀d’▶une Écosse — ou ◀de▶ l’Europe42. Mais nous serons aussi ◀de▶ doux rêveurs, des esprits « brumeux », idéalistes utopistes inefficaces, faisant d’ailleurs le jeu ◀de▶ X, ◀d’▶Y ou ◀de▶ Z, selon les craintes traditionnelles ◀de▶ tel ou tel chef d’État.
Contre ces passions-là, nul argument ne vaut et je perdrais mon temps à en écrire.
Mais des objections apparemment plus réalistes nous sont faites par les partisans « malgré tout » ◀d’▶une Europe composée ◀d’▶États-nations. Distinguons quatre groupes parmi les « difficultés » qu’ils opposent au concept ◀de▶ région et aux projets fondés sur lui.
Objections mythologiques ou prospectives
« Vous allez contre le mouvement ◀de▶ l’histoire, selon lequel la nation est le progrès. »
« La région est une nostalgie réactionnaire. Le progrès et l’efficacité, au xxe siècle, exigent des ensembles plus centralisés ou intégrés. »
« L’État-nation demeurera longtemps encore le principal foyer ◀de▶ fidélité, particulièrement pour les peuples récemment émancipés et économiquement arriérés43 » (Z. Brzezinski).
Principes ◀d’▶une réponse : Les hypothèses prospectives, formées par extrapolation du passé ou du présent, sont toutes à la merci ◀d’▶une équation nouvelle, ◀d’▶une action aujourd’hui encore impondérable, ◀d’▶une volonté qui peut surgir demain, posant un but nouveau et créant ses moyens. Si l’on ne déclare pas ce qu’on veut, il n’est pas très intéressant ◀de▶ chercher à deviner ce qui sera : « l’objectivité scientifique » dissimulant une démission civique rend le pire de plus en plus sûr.
Objections tactiques
« Comme s’il n’était déjà pas assez difficile ◀de▶ faire l’Europe avec les Six, et ◀d’▶ajouter les Sept aux Six ! Vous risquez ◀de▶ tout saboter en compliquant le problème avec votre utopie ! »
« On ne peut passer des nations souveraines aux régions fédérées sans transition, et cela prendra des décennies ! Ce qui est urgent, c’est le prix du lait et le taux ◀d’▶accroissement du PNB. »
a) N’est-il pas justement trop difficile ◀de▶ faire l’Europe politique sur la base des États-nations ? Pour quelle raison ne l’a-t-on pas encore faite ?
b) La vitesse du progrès vers l’union politique à partir des États-nations souverains étant demeurée nulle depuis un quart ◀de▶ siècle, il serait difficile ◀de▶ ne pas faire mieux. La construction fédérale à partir des régions a l’avantage ◀de▶ ne pas heurter ◀de▶ front et ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu les souverainetés nationales, ◀de▶ permettre ◀de▶ les contourner ou survoler, ◀de▶ passer à travers leurs frontières comme sans les voir, pour composer dès maintenant (sans attendre ni exiger des permissions qui ne viendront jamais) des centaines ◀de▶ réseaux européens, un tissu toujours plus serré ◀de▶ relations entre activités ◀de▶ tous ordres. Jusqu’au jour où l’on s’apercevra qu’il n’y a plus qu’à formaliser et couronner ◀d’▶un exécutif fédéral une Europe « faite » dans les réalités. Ce jour-là, une dernière « explication » sera peut-être nécessaire avec les détenteurs des pouvoirs stato-nationaux : mais on saura déjà qui a gagné.
c) Le seul projet ◀de▶ fédération qui ait réussi en Europe, la Suisse, a été conçu, formé et accouché en neuf mois exactement, du 17 février au 16 novembre 1848, et il est entré en vigueur à cette date sans la moindre mesure ◀de▶ transition. (Suppression instantanée des péages entre vingt-cinq États et installation ◀d’▶un cordon douanier commun, par exemple.)
Il n’y a jamais qu’une transition du projet au succès : c’est l’acte créateur, ou révolution, procédant ◀d’▶une vision claire et ◀d’▶une volonté sincère ◀de▶ réalisation.
Résistances conditionnées par l’éducation stato-nationaliste
« La France est immortelle », mais « l’Allemagne éternelle » (François Mauriac), tandis que « les régions sont encore à naître ».
« Les gens n’en veulent pas, ◀de▶ vos régions autonomes. Ils préfèrent mendier des subventions à Paris. Voyez les Bretons, qui votent gaulliste. »
« Les conflits entre les régions seront forcément plus nombreux et plus mesquins que les conflits entre nos nations. »
« Voulez-vous donc balkaniser l’Europe ? »
Ces réflexes passionnels, boutades ou étourderies, ne sont guère passibles ◀d’▶une réfutation.
Résistances conditionnées par nos habitudes visuelles et les atlas scolaires (une couleur par pays)
« Comment allez-vous découper vos régions ? »
« Quelles seront leurs frontières exactes ? »
« Faut-il qu’elles aient des superficies ou des populations à peu près égales ? La région ◀de▶ Paris, avec ses 9 ou 10 millions ◀d’▶habitants, est plus petite que le Limousin, qui n’a que 0,7 million ◀d’▶habitants. Ça ne se tient pas ! »
« La Bretagne n’est pas une entité économique viable. Et qui parle breton à Rennes ? »
« Les ethnies et les économies ne coïncident presque jamais. »
Chose étrange, c’est ce dernier groupe ◀d’▶objections ou difficultés qui est la cause principale ◀de▶ l’ajournement des solutions régionalistes, c’est-à-dire ◀de▶ l’incertitude ou insécurité intellectuelle qui caractérise la plupart des projets ◀d’▶Europe fédérale, dès qu’on aborde le problème ◀de▶ leur structure politique. C’est donc lui que l’on va tenter ◀d’▶analyser.
53. La région n’est pas un État-nation en réduction
Presque toutes les difficultés, obscurités, incertitudes, blocages mentaux, qu’éprouve un homme ◀de▶ cette seconde moitié du xxe siècle à concevoir une Europe des régions, proviennent du « modèle » que l’école (aux trois degrés) a imposé depuis un siècle et demi. L’homme ◀d’▶aujourd’hui, formé par les manuels, croit, sans la moindre discussion, une série ◀de▶ propositions axiomatiques ◀de▶ ce genre :
— L’État doit être unique et indivisible44.
— ◀De▶ son siège dans la capitale, l’État régit souverainement toute l’existence publique ◀de▶ la nation, c’est-à-dire ◀de▶ l’ensemble des hommes vivant à l’intérieur ◀d’▶un territoire délimité par les hasards des guerres et les calculs des arpenteurs.
— Tout ce qui relève du domaine public (économie, politique, enseignement, fiscalité, défense, tourisme, etc.) doit dépendre ◀d’▶un seul et même organisme, l’État, dans les limites ◀d’▶un seul et même territoire, sur lequel cet État se déclare souverain.
— Cette superposition forcée ◀de▶ réalités radicalement hétérogènes constitue l’unité nationale, terme absolu ◀de▶ toute histoire ◀d’▶un peuple digne ◀de▶ ce nom. Ayant « fait son unité » (comme on fait sa puberté), il devient une « nation immortelle ». Et l’État qui agit en son nom dispose ◀de▶ la vie et ◀de▶ la mort ◀de▶ ses membres, plus ou moins citoyens ou sujets, selon les régimes, mais toujours contribuables. L’Église n’a plus le droit ◀de▶ brûler ses hérétiques, mais l’État a le devoir ◀de▶ sévir contre ceux qui contestent l’un ◀de▶ ses dogmes, les objecteurs ◀de▶ conscience, par exemple.
La réduction proprement insensée ◀de▶ toutes les réalités humaines (spirituelles et physiques, culturelles et économiques) à une seule et unique surface géographique déclarée « sol sacré ◀de▶ la patrie » (et dont le « territoire » ◀d’▶un chien fournit le modèle) correspond à quelque chose ◀de▶ fondamental chez l’homme néolithique (nomade fixé au sol à partir du Xe millénaire avant notre ère). Au cours des siècles ◀de▶ l’histoire moderne, ce sont les guerres qui ont servi ◀de▶ prétexte à ces concentrations forcées, c’est leur préparation, leur conduite et leurs suites qui ont notamment accrédité l’idée que l’économie est au service des desseins politiques ◀d’▶un État, et non pas ◀de▶ la prospérité ◀de▶ ses citoyens. Aujourd’hui, cette même réduction correspond à la seconde nature ◀de▶ l’homme alphabétisé, caractérisé par l’hypertrophie ◀de▶ la fonction visuelle et par l’identification du « voir » et du « comprendre » qui s’ensuit.
L’homme ◀de▶ la civilisation visuelle, ◀de▶ l’imprimé, ◀de▶ la lecture des signes alignés, des plans, des cartes et des graphiques, l’homme ◀de▶ la « galaxie Gutenberg » si génialement décrite par McLuhan, ne peut vraiment comprendre que ce qu’il voit. L’expression « Faut-il vous faire un dessin ? » évoque le modèle même ◀de▶ toute explication propre à convaincre le pire des imbéciles dans ce monde-là.
Aux yeux de cet homme gutenbergien, que nous sommes tous, peu ou prou, et dans son système ◀de▶ représentation, la région ne saurait apparaître que sous la forme ◀d’▶un mini-État centralisé et ◀d’▶une mini-Nation régie par des bureaux concentrés dans une métropole régionale, au lieu de l’être dans une capitale.
Les possibilités pratiques ◀de▶ participation du citoyen à la vie ◀d’▶une région ◀de▶ ce type ne seraient pas ◀d’▶un ordre essentiellement différent ◀de▶ ce qu’elles sont aujourd’hui. La vie communale — seule école efficace du civisme — ne serait pas nécessairement restaurée par la simple division ◀d’▶un pays en vingt et une régions, par exemple, plutôt qu’en quatre-vingt-onze ou douze départements.
La région en tant qu’État-nation réduit — c’est-à-dire gouvernée par un pouvoir unique et s’exerçant dans tous les domaines clés : le politique, l’économique, le social et le culturel — aurait sans doute plus ◀de▶ chances ◀de▶ favoriser l’inquisition administrative que ◀d’▶accroître les libertés civiques. Elle ne serait à aucun titre un modèle neuf ◀de▶ relations humaines et ◀de▶ structure du pouvoir. Elle ne représenterait aucune révolution, au sens où j’ai toujours entendu le terme, qui ne signifie pas « tout casser », mais au contraire poser un nouvel ordre.
Voilà pourquoi cette région laisse froids les fédéralistes intégraux, au nombre desquels je me suis toujours rangé.
(Il n’en reste pas moins probable qu’elle va constituer le premier stade, non pas certes ◀de▶ l’ordre nouveau fédéraliste, mais ◀de▶ la dissociation inévitable, à plus ou moins brève échéance, des grands États-nations européens. C’est un peu ce que l’on voit se dessiner — encore un terme visuel ! — dans les essais ◀de▶ « régionalisation » ◀de▶ la France et ◀de▶ l’Italie. Du point de vue ◀de▶ la stratégie politique, on peut prévoir que le chemin conduisant ◀de▶ l’État-nation à la région passera presque nécessairement par les fédérations nationales, et d’abord par la supranationalité et ses institutions étatiques.)
Certaines raisons psychologiques s’ajoutent d’ailleurs au refus instinctif du saut qualitatif et révolutionnaire pour favoriser cette évolution, ou plutôt cette dévolution du centralisme ◀de▶ la capitale au rayonnement des métropoles ◀de▶ développement. Le pouvoir ◀de▶ sécuriser une population a ◀de▶ tout temps constitué la force principale ◀d’▶un chef, roi, dictateur ou État républicain. Or, ce pouvoir paraît mieux assuré, ◀de▶ nos jours, par les petits États que par les ex-puissances — et cela pour une série ◀de▶ raisons (pas seulement militaires) qu’il serait trop long ◀de▶ développer ici : qu’il suffise ◀d’▶évoquer la sécurité suisse et ses motifs.
Mais le fédéralisme va plus loin et conçoit d’autres types et modèles.
Essayons ◀de▶ les approcher en tenant compte des résistances décrites et des réflexes stato-nationalistes, dont, je le répète, nul ◀de▶ nous n’est indemne.
54. ◀De▶ la pluralité des allégeances
Comment échapper aux réflexes unitaires conditionnés par cent ans ◀d’▶école aux trois degrés, par tous les atlas, par toute la presse, par tous les garde-à-vous et saluts au drapeau, et par deux guerres mondiales des plus réussies, trente-huit-millions ◀de▶ morts en deux séances (l’une ◀de▶ quatre ans, la seconde ◀de▶ cinq), sans compter la paresse naturelle ◀de▶ notre esprit qui cherche en tout la réduction à la rassurante unité, ou au moins à l’uniformité ?
C’est un problème ◀d’▶éducation ou ◀de▶ recyclage qui va nous prendre au moins vingt ans, si nous commençons tout de suite.
Il nous faut apprendre à penser par problèmes, et non par nations.
Devant un problème posé (urbanisme, participation civique, université, par exemple), il nous faut apprendre :
1° à déterminer les éléments ◀de▶ base ou modules praticables en ce domaine (unité ◀d’▶habitation, commune ou entreprise, région, groupe ◀de▶ régions) et les moyens requis pour les constituer ;
2° à faire correspondre les dimensions ◀de▶ la tâche considérée avec celles ◀de▶ la communauté la plus apte à se charger ◀de▶ cette tâche — municipale, régionale, nationale, continentale ou mondiale — et fixer à ce niveau les pouvoirs ◀de▶ décision ;
3° à admettre une pluralité ◀d’▶appartenances ou ◀d’▶allégeances conforme à la pluralité des activités humaines, aux dimensions variées des tâches entreprises et des cadres sociaux qui leur offrent appui.
Qu’on me permette un exemple personnel, pour aller vite et rester dans le concret. Je suis Neuchâtelois par ma naissance, ma tradition et mon accent : à ce canton (qui fut durant des siècles une principauté souveraine) va donc mon allégeance patriotique. Neuchâtel fait partie ◀de▶ la fédération suisse : mon passeport et mon allégeance nationale sont donc suisses. Je suis aussi un écrivain français : la francophonie européenne, c’est-à-dire les trois quarts environ ◀de▶ la France actuelle45, la Wallonie, le Val ◀d’▶Aoste et la Suisse romande, constitue donc mon allégeance culturelle. Mais je suis aussi protestant, ce qui représente une allégeance mondiale (ce serait pareil si j’étais communiste, ou catholique, évidemment). Et je fais partie ◀d’▶un très grand nombre ◀de▶ réseaux ◀de▶ relations parentales, professionnelles, intellectuelles, spirituelles ou affectives, qui n’ont pas ◀de▶ frontières communes, et la plupart du temps pas ◀de▶ frontières du tout.
Si l’on exigeait que tout cela soit unifié et uniformisé dans les limites géographiques ◀d’▶un territoire délimité au mètre près par les hasards ◀de▶ l’histoire, je crierais à la dictature totalitaire, c’est-à-dire que je crierais à l’assassin, au gangster et au fou ! Voyez Hitler. Mais personne ne m’a démontré qu’entre les ambitions ◀de▶ Napoléon et celles ◀d’▶un dictateur du xxe siècle, il y ait d’autres différences que celles dues aux moyens techniques ◀de▶ mise au pas ◀d’▶une nation. Et ◀de▶ Napoléon à n’importe quel État-nation contemporain, la continuité est indéniable…
Ce n’est pas que je récuse l’État, ni l’ordre contractuel ◀d’▶une société avec ses cadres et ses mécanismes. Je demande seulement qu’il corresponde aux réalités humaines et qu’il les serve, au lieu de prétendre à les régir en souverain.
Je demande la division du phénomène État en autant ◀de▶ foyers, et sa répartition à autant ◀de▶ niveaux qu’il y a ◀de▶ fonctions diverses dans l’humanité et ◀d’▶ordres ◀de▶ grandeur dans nos projets.
Je demande la dissociation et la répartition fédéraliste des pouvoirs aujourd’hui concentrés en un seul lieu, accaparés par l’État national, et qui le seront, demain, par l’État régional.
55. Vers une formule fédéraliste ◀de▶ l’État
Dans une page essentielle ◀de▶ son Principe fédératif, où Proudhon estime qu’il « résume toute sa science constitutionnelle », je trouve cette proposition :
Organiser en chaque État fédéré le gouvernement d’après la loi ◀de▶ séparation des organes ; je veux dire : séparer dans le pouvoir tout ce qui peut être séparé, définir tout ce qui peut être défini, distribuer entre organes ou fonctionnaires différents tout ce qui aura été séparé et défini, ne rien laisser dans l’indivision.
Proudhon entend réduire les attributions ◀de▶ l’État (ou autorité centrale) « à un simple rôle ◀d’▶initiative générale, ◀de▶ garantie mutuelle et ◀de▶ surveillance ». Et il estime puéril ◀de▶ restreindre la séparation des pouvoirs aux membres ◀d’▶un cabinet :
Ce n’est pas seulement entre sept ou huit élus […] que doit être partagé le gouvernement ◀d’▶un pays, c’est entre les provinces et les communes : faute de quoi la vie politique abandonne les extrémités pour le centre, et le marasme gagne la nation devenue hydrocéphale.
« Ne rien laisser dans l’indivision » : grande maxime qui conteste un monde : celui ◀de▶ la République une et indivisible des jacobins, ◀de▶ l’Empire napoléonien qui la continue et des totalitaires du xxe siècle qui l’achèvent.
Il ne s’agit donc, pour Proudhon, ni ◀de▶ décentraliser ni ◀de▶ déconcentrer (est-ce différent ?), ni ◀de▶ déléguer les pouvoirs ◀de▶ l’autorité centrale. Mais très exactement ◀de▶ séparer, ◀de▶ diviser, ◀de▶ partager.
Seulement, Proudhon s’en tient à un partage ou répartition du pouvoir entre les échelons géographiques : commune, province (région), fédérations restreintes, enfin fédération ◀de▶ fédérations (Europe).
Il faut aller plus loin.
Washington1° Les pouvoirs politiques peuvent très bien adopter la structure proudhonienne, sans que soit pour autant décidée la structure des réseaux ◀d’▶échange et groupes ◀de▶ production économiques, ni des institutions sociales et culturelles.
2° Les modules ou unités ◀de▶ base politiques et leurs structures ne sont pas, en principe, superposables aux modules ou unités ◀de▶ base économiques (ou culturelles) et à leurs structures propres : les uns et les autres se chevauchent, se recoupent différemment, sont parfois englobés l’un par l’autre. Il se peut que les régions politiques soient définies demain comme les intersections ◀de▶ « classes » ◀de▶ faits économiques, ethniques, sociaux et culturels ◀d’▶aires différentes, définissant des régions spécifiques.
Il faut défaire et dépasser l’État-nation. En instaurant les régions en deçà, et la fédération au-delà.
Il faut garder l’État, protéger les nations, mais défaire les États-nations.
Il ne faut pas détruire l’État, mais le rendre utile.
Il faut distribuer et répartir l’État aux différents niveaux ◀de▶ décision où il se révèle capable ◀de▶ servir les entités vivantes ◀de▶ l’existence civique, et où il peut être contrôlé par l’usager ; distribuer et répartir l’État du niveau ◀de▶ la commune et ◀de▶ l’entreprise jusqu’au niveau continental : là, des Agences fédérales, du type ◀de▶ la Communauté ◀de▶ Bruxelles, et qui devront avoir leur siège dans des villes différentes du continent46, seront chargées ◀de▶ la concertation des grandes tâches ◀d’▶intérêt public.
Tâches politiques au sens originel du mot : l’économie, l’écologie, l’habitat et les transports, l’enseignement supérieur et les recherches scientifiques, la milice ou police fédérale et les relations globales avec d’autres fédérations continentales. (On notera que je ne parle pas ◀de▶ relations ou ◀d’▶affaires « étrangères » : c’est un mot qu’il convient ◀de▶ bannir du vocabulaire politique dans une Europe fédérée, au seuil ◀de▶ l’ère du monde uni.)
Le collège groupant les chefs et responsables ◀de▶ ces agences ou départements serait le Conseil fédéral, ou gouvernement ◀de▶ l’Europe.
Les régions relèveront, selon leur définition — économique, écologique, culturelle —, ◀de▶ l’Agence fédérale correspondante.
« Faut-il vous faire un dessin ? » Ce ne serait pas facile. Essayez ◀de▶ figurer, par exemple, ma définition personnelle, donnée plus haut. Il est assez facile ◀de▶ visualiser l’appartenance ◀d’▶un élément à deux ensembles (dans mon cas : « Suisse » et « francophonie »), mais si l’on passe à trois ou quatre ensembles, c’est difficile, et au-delà, irréalisable. Mais pourtant facile à comprendre, dans le concret ◀de▶ l’existence — surtout pour les nouvelles générations.
La géométrie plane et euclidienne, celle des arpenteurs, suffisait à l’État-nation (et même aux fédérations interétatiques) du xixe siècle. Les réalités ◀de▶ l’Europe des cent régions et les nécessités ◀de▶ l’administration polyarchique ◀de▶ ses réseaux relèveront ◀de▶ la logique des ensembles (notions ◀d’▶inclusion, ◀d’▶exclusion, ◀d’▶intersection, ◀de▶ complémentarité, ◀de▶ sources et ◀de▶ cibles, etc.). Or il se trouve que c’est par la théorie des ensembles que l’on aborde aujourd’hui l’enseignement des mathématiques aux plus jeunes classes des nouvelles générations. De même, la machine à calculer suffisait pour établir le bilan ◀d’▶un État centralisé, tandis que seuls les ordinateurs pourront permettre ◀de▶ tenir compte des dizaines ◀de▶ paramètres traduisant les nécessités régionales, aussi bien sociales qu’économiques, culturelles que techniques. Or, ces ordinateurs, nous les avons ! J’ai dit déjà que le fédéralisme intégral n’est devenu possible qu’à partir de l’avènement ◀de▶ l’ordinateur. L’objection ◀de▶ la « trop grande complexité » est donc en réalité anachronique.
Prenons l’exemple le plus simple ◀d’▶une « région carrefour » ménageant à ses citoyens un régime ◀d’▶allégeances multiples. La Regio Basiliensis s’étend sur trois pays : Bâle et son hinterland en Suisse, le Haut-Rhin en France et le Land badois en RFA.
Rien au monde ne saurait empêcher les citoyens habitant cette région économique, ◀de▶ continuer à se rattacher politiquement à l’une des trois nations dont la Regio est le carrefour ou l’intersection. La résistance qu’opposent certains esprits à concevoir cette liberté (ou variété) ◀d’▶appartenances démontre une déficience ou un retard ◀d’▶éducation démocratique. (« Ce qui n’est pas prescrit à tous, ◀d’▶une manière uniforme, sans choix possible, n’est pas sérieux », pensent tous les jacobins et les sous-offs, dont le saint patron fut « le Petit caporal ».)
Le champ ◀d’▶études régionaliste, que ces quelques exemples définissent, est à peine exploré, inutile ◀de▶ le dire. Il faudrait commencer par opérer les dissociations nécessaires du pouvoir ◀de▶ nature étatique. Puis rechercher si les pouvoirs distincts, au terme ◀de▶ cette analyse, appellent ou non la coordination, sous quelles formes et dans quels domaines bien définis.
Le Marché commun, par exemple, qui est un pouvoir économique, doit-il entretenir des visées politiques, ou laisser ce soin, soit à une autre agence fédérale constituée sur la base ◀de▶ régions à définition politique (ou ethnique, ou culturelle), soit à la réunion ◀de▶ toutes les agences spécialisées au sein d’un gouvernement fédéral, formule ◀de▶ l’exécutif suisse ?
Il est certain que le Marché commun ne cessera ◀d’▶être menacé par les États-nations, tant que ceux-ci n’auront pas renoncé au « totalitarisme » ◀de▶ leurs pouvoirs et ne se seront pas dessaisis, en tant qu’entités politiques, des « droits » économiques qu’ils s’arrogent en barons pillards, et tant qu’il n’y aura pas, au niveau continental, une autorité politique fédérale.
Quelles relations existent, ou sont souhaitables, entre l’économie et l’Université ? ou entre les formules ◀de▶ participation civique et l’urbanisme ? Il serait facile ◀de▶ multiplier ces types ◀de▶ problèmes à résoudre au niveau communal, régional, national, fédéral et continental.
Le niveau des fédérations « nationales » ◀de▶ régions ouvre un autre champ ◀de▶ recherches. Il s’agirait ici ◀de▶ la réunion ◀de▶ régions libérées ◀de▶ leur État-nation, mais qui jugeraient souhaitable ◀de▶ renouer librement des liens ◀de▶ type national, politique, sujets à révision périodique, et non exclusifs, bien entendu, ◀de▶ liens économiques, sociaux ou culturels noués ailleurs. Voilà qui nous donnera, sans aucun doute, plusieurs Europes régionales ◀de▶ définitions différentes, par suite difficilement superposables, presque impossibles à dessiner…
Mais après tout, chacun ◀de▶ nous sait très bien à quelles sociétés il cotise, où il paie ses impôts, qui est ◀de▶ sa paroisse et quels sont les paysages ◀de▶ son cœur. Et nul n’exige que tout cela soit inscrit dans les limites peintes en couleurs plates, sans déborder, ◀de▶ l’Hexagone français, ◀de▶ l’Île anglaise, ◀de▶ la Botte italienne ou ◀de▶ la Peau ◀de▶ taureau ibérique.
56. Passage ◀de▶ l’Europe des mythes nationaux à l’Europe des réalités
Dès le milieu du siècle dernier, un homme avait prévu très exactement l’évolution ◀de▶ l’État-nation vers le règne botté, gauche-droite, ◀de▶ ceux qu’il désignait précisément comme « les terribles simplificateurs », totalitaires ◀de▶ toute couleur. Et tout ce qu’il écrivait alors à la louange du « petit État » se trouve définir aujourd’hui les conditions sine qua non ◀de▶ la participation civique :
Le petit État existe pour qu’il y ait dans le monde un coin ◀de▶ terre où le plus grand nombre ◀d’▶habitants puissent jouir ◀de▶ la qualité ◀de▶ citoyens au vrai sens du mot… Le petit État ne possède rien ◀d’▶autre que la véritable et réelle liberté, par laquelle il compense pleinement sur le plan idéal les énormes avantages et même la puissance des grands États47.
Or le petit État, selon le maître de Nietzsche, c’est ce que nous nommons la région, unité ◀de▶ participation.
Mais comment créer des régions ?
Avant de faire l’Europe, il faut faire ◀de▶ l’Europe, je l’ai dit à propos de l’éducation.
Les régions ne seront créées que par les relations qui se nouent entre elles. Ce n’est pas logique, c’est concret. Il arrive — et cela se vérifie en biologie, psychologie et même physique — que ce qui sert théoriquement ◀de▶ support à une relation mesurable ne soit créé que par cette relation.
Les régions se constitueront dans le jeu des « solidarités ◀de▶ fait », dont n’ont cessé ◀de▶ parler dès 1950 Jean Monnet et Robert Schuman. Ces solidarités ne se nouent pas entre nations, peuples, partis, députés, fonctionnaires ou ministres. Elles se nouent entre ceux qui produisent et qui créent, entre les professions, les entreprises, les laboratoires, les chercheurs. Elles n’ont cessé ◀de▶ se multiplier depuis 1946, à travers les frontières et malgré elles, dans tous les domaines du commerce des esprits et des biens matériels.
Les régions ne sauront prétendre à l’autarcie, comme les États-nations. Elles seront des pôles ◀de▶ forces et des facteurs ◀d’▶échanges. Leurs spécificités s’opposeront moins qu’elles ne seront nécessairement complémentaires.
Quand donc les flux ◀d’▶échanges réels entre régions à travers les frontières nationales seront devenus plus forts que les liens juridiques entre telle métropole régionale et sa capitale nationale, quand le tissu européen créé par les relations ◀de▶ fait entre les métropoles régionales sera devenu la réalité vive et solide, tandis que les appareils stato-nationalistes seront réduits à l’inertie bureaucratique — alors se produira un mouvement ◀de▶ bascule entre les capitales du passé et les métropoles du présent, vers l’avenir. Du même coup, l’Europe fédérale se trouvera posée sur la base des régions, et non plus des États anciens. Et la révolution fédéraliste sera là, sans fracas, instaurée dans les faits.
Je vois le processus se développer à la faveur ◀de▶ certains types ◀d’▶action ou principes ◀de▶ tactique visant à structurer conjointement la société européenne et la région, l’une pour l’autre et l’une par l’autre :
1. Réaliser pleinement le Marché commun, qui n’est encore que virtuel en bonne partie ; l’élargir à tout le continent ; plus ◀de▶ douaniers ni ◀de▶ barrières aux frontières, plus ◀d’▶économies ni ◀de▶ monnaies nationales, mais une concertation à l’échelle ◀de▶ l’Europe des producteurs et des besoins régionaux.
2. Tisser des relations interrégionales de plus en plus serrées au niveau des professions, des syndicats, des entreprises, des universités, des groupes ◀de▶ recherches, des centres ◀d’▶information, des agences ◀de▶ tourisme…
3. Multiplier les accords entre régions, sans égard aux frontières stato-nationales, dans les domaines où l’État central se révèle par nature inadéquat ou paralysant, comme l’économie, mais aussi l’écologie, les transports, la politique des recherches, l’enseignement, le droit ◀d’▶établissement…
4. Aller toujours et dans tous les domaines jusqu’où l’on peut aller trop loin, et continuer un peu plus outre, en dépit des frontières actuelles et des allégeances monopolisées.
5. Installer et alimenter des ordinateurs conjoncturels régionaux, qui mesurent et comparent les dynamismes locaux, les flux ◀d’▶échanges interrégionaux et les liens ◀de▶ tous ordres entre une région, ses voisines, et sa capitale nationale. Lorsque la résultante générale des forces et des liens ◀d’▶une région pointera vers une région ou un groupe ◀de▶ régions voisines, et non plus vers le centre stato-national, alors, ce que les auteurs anglais nomment si bien la dévolution du pouvoir des capitales aux régions passera globalement du virtuel à l’actuel : mesure ◀de▶ la révolution réalisée.
6. À ce moment, des agences fédérales auront été créées et mises en place par la nécessité ◀de▶ la concertation en chacun des domaines ◀de▶ régionalisation. Elles n’auront pas à prendre le pouvoir à la faveur ◀d’▶une crise violente, mais tout au plus à prendre la relève, ici ou là, du centre stato-national progressivement tombé en désuétude.
7. Est-il besoin ◀de▶ préciser qu’il ne s’agit nullement ◀d’▶étapes chronologiques, mais ◀de▶ moments simultanés ◀d’▶un processus ◀de▶ création ? L’Europe des réalités, qui peut en résulter, sera sans nul doute beaucoup moins simple à dessiner — et surtout à mobiliser — que l’Europe des mythes nationaux, mais tellement plus intéressante à vivre !