IV. Vers une fédération des régions
Dédicace
Procuste, brigand de▶ ◀l’▶Attique, étendait sur un lit ◀de▶ fer ◀les▶ étrangers qui lui demandaient ◀l’▶hospitalité. Il leur coupait ◀les▶ jambes si elles dépassaient, ou il ◀les▶ étirait à l’aide de cordes si elles étaient plus courtes que ◀le▶ lit.
Thésée lui ayant fait subir ce même supplice, il en mourut.
C’est ◀l’▶histoire des États-nations et ◀de▶ ◀l’▶hospitalité presque toujours forcée qu’ils offrent à leurs ethnies, nations et cités libres.
À nous Thésée libérateur ! héros ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions !
39. ◀Le▶ siècle des nations ?
Zurich, ◀le▶ 16 septembre 1946 : Avec une poignante éloquence, Winston Churchill appelle ◀la▶ création ◀de▶ quelque chose qui « s’appellera peut-être ◀les▶ États-Unis d’Europe », et il s’écrie : « Je dois vous donner un avertissement. ◀Le▶ temps presse. Si nous devons constituer ◀les▶ États-Unis d’Europe, sous quelque nom que ce soit, il faut commencer maintenant… Debout, ◀l’▶Europe ! »
Il y a vingt-quatre ans ◀de▶ cela. ◀L’▶Europe n’est toujours pas debout. Sans corps constitué, sans tête, comment pourrait-elle donc répondre à ◀l’▶appel pathétique du plus illustre homme d’État ◀de▶ ce temps ? Un appel ne pouvait suffire à ◀la▶ créer… Au lieu d’une Europe qui se fait, nous entendons aujourd’hui des déclarations inquiétantes, comme celle ◀d’▶André Malraux : « ◀Les▶ nations sont redevenues ◀le▶ phénomène fondamental du siècle. ◀L’▶évolution a joué et joue incontestablement dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ nation26. »
Il est vrai que ◀le▶ même André Malraux, quelques jours plus tard, interrogé par des jeunes gens à ◀la▶ radio, répondait : « Faire ◀l’▶Europe est ◀la▶ seule chose véritablement importante ◀de▶ notre temps27. »
Mais qui ne voit que ceci s’oppose à cela, dramatiquement, et que cette « réalité fondamentale du siècle », que serait ◀la▶ nation, est précisément celle qui fait obstacle à cette « seule chose véritablement importante ◀de▶ notre temps » ? Qui ne voit que si ◀l’▶Europe qu’appelait Winston Churchill n’est pas faite, c’est parce que ◀les▶ nations qu’exalte ◀l’▶ex-ministre ◀d’▶État du général de Gaulle s’y opposent encore irréductiblement, ◀de▶ tout leur être ◀de▶ nations « souveraines »28 ?
Quand on nous affirme que ◀le▶ xxe siècle ne sera pas celui du triomphe ◀de▶ ◀l’▶Internationale, comme Marx ◀l’▶avait dit, ni ◀le▶ siècle des fédérations, comme Proudhon ◀l’▶avait prévu, mais bien ◀le▶ siècle des nations, est-ce qu’on s’en félicite, ou bien est-ce que ◀l’▶on dit « ◀le▶ siècle des nations » comme on dirait « ◀l’▶année ◀de▶ mon infarctus » ? Autre chose est ◀de▶ constater que ◀la▶ réalité politique ◀de▶ notre temps est encore ◀la▶ nation, autre chose ◀d’▶affirmer qu’on ne veut rien y changer, que c’est là-dessus qu’il faut bâtir, et qu’on doit appeler cela réalisme. ◀Le▶ cancer et ◀les▶ maladies mentales sont aussi des réalités importantes ◀de▶ notre temps, mais je ne pense pas que ◀le▶ réalisme consiste à ◀le▶ proclamer avec emphase. Il ne consiste pas non plus à nier ces maux, mais bien à faire en sorte qu’ils cessent ◀de▶ sévir.
40. Nations en crise
Que ◀les▶ nations soient encore bien réelles, et très fortes à quelques égards, ◀l’▶impossibilité ◀d’▶unir ◀l’▶Europe ◀le▶ démontre avec une évidence presque écrasante.
Que ◀les▶ nations soient en même temps mal adaptées (pour dire ◀le▶ moins) à ◀l’▶évolution ◀de▶ notre société, ◀la▶ preuve en est fournie par ◀les▶ deux guerres mondiales, résultant du nationalisme et ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire — par ◀le▶ besoin ◀d’▶union au-delà des nations, partout ressenti et déclaré, et qui a donné naissance au Marché commun notamment, enfin par ◀l’▶existence ◀d’▶un problème chaque année plus aigu, celui du sous-développement ◀de▶ nombreuses et vastes régions ◀de▶ nos plus grands pays, contrepartie ◀de▶ ◀l’▶engorgement déjà presque intolérable ◀de▶ leurs capitales.
Mais il y a plus : aux crises locales dans telle ou telle nation, provoquées par ◀le▶ mécontentement irrépressible ◀d’▶une région que brime ◀l’▶État central — cas du Sud-Tyrol, du Jura bernois, du Guipuzcoa ou ◀de▶ ◀la▶ Catalogne —, crises dont il est concevable qu’elles se résolvent un jour (soit pas ◀l’▶octroi ◀d’▶un régime plus différencié et libéral, soit par une sécession, mais qui ne serait parfois qu’un rattachement à ◀l’▶État-nation voisin), viennent s’ajouter des crises plus amples et dramatiques, qui affectent ◀l’▶être même ◀de▶ plusieurs États-nations européens. ◀La▶ Belgique est menacée ◀d’▶éclatement. ◀La▶ Grande-Bretagne envisage sans fièvre sa mutation en une fédération ◀d’▶autonomies administratives, parlementaires, exécutives et budgétaires, composée ◀de▶ ◀l’▶Écosse, du pays de Galles, ◀de▶ ◀l’▶Irlande du Nord, des îles ◀de▶ ◀la▶ Manche et des régions anglaises, bénéficiant ◀d’▶institutions communes (comme ◀les▶ cantons suisses), sinon ◀de▶ voix distinctes aux Nations unies (comme ◀l’▶Ukraine et ◀la▶ Biélorussie). Que dire alors ◀de▶ ◀la▶ France, modèle ◀de▶ ◀l’▶État unitaire, mais que ses propres « plans », décidés à Paris, vouent à ◀l’▶inexorable renaissance ◀de▶ ses provinces rajeunies ? Dès 1966, j’attirais ◀l’▶attention « sur ◀la▶ révolution que préparent ses universités… plus grave et significative que ◀la▶ revendication ◀d’▶un État occitan ou ◀les▶ plasticages en Bretagne ». On sait ce qu’il en est advenu deux ans plus tard. Tout cela dans ◀la▶ patrie ◀de▶ ◀la▶ centralisation ◀la▶ plus systématique que ◀l’▶histoire ait connue, ◀la▶ plus follement rationaliste… Tandis qu’en Suisse, patrie (dit-on) du fédéralisme intégral, on voit ◀le▶ Jura francophone et catholique se révolter contre ◀l’▶étatisme ◀de▶ Berne, au nom d’une ethnie différente qui se veut nation, cependant que tout près de là, Bâle devient ◀le▶ centre ◀d’▶une Regio qui englobe des territoires suisses, allemands et français : deux exemples contigus dans ◀l’▶espace mais antithétiques, l’un ◀de▶ ◀l’▶unitarisme (Berne) et du micro-nationalisme (Jura), tendances trop souvent confondues avec ◀le▶ fédéralisme dont elles sont deux négations ; l’autre ◀d’▶un dépassement du fédéralisme interétatique en direction du fédéralisme fonctionnel, formule ◀de▶ ◀l’▶avenir européen.
Tous ces symptômes révèlent une inadaptation morbide ◀de▶ ◀l’▶État-nation aux réalités politiques, économiques, techniques et démographiques ◀de▶ notre temps. Ils ne me semblent pas confirmer que « ◀l’▶évolution joue dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ nation », mais bien plutôt que nous atteignons ◀le▶ stade ◀de▶ crise finale ◀d’▶une forme ◀d’▶association qui a dominé et animé ◀l’▶Europe du xixe siècle, mais qui ne pourrait que tuer ◀l’▶Europe du xxe siècle, si elle n’est pas surmontée à temps.
41. Origines ◀de▶ ◀l’▶État-nation
◀La▶ grande force ◀de▶ ◀l’▶État-nation, c’est que ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes ◀d’▶aujourd’hui qui ont passé par ◀l’▶école et croient savoir ◀l’▶histoire s’imaginent qu’il y a toujours eu des États, que ◀les▶ nations sont immortelles (au moins ◀la▶ leur), que rien ◀d’▶autre n’est donc possible, et que d’ailleurs ◀l’▶État et ◀la▶ nation marquent ◀l’▶aboutissement logique, normal et inévitable du progrès.
Pour dissiper cette illusion, il faudrait enseigner dans nos écoles un minimum ◀d’▶histoire générale ◀de▶ ◀l’▶humanité et ◀de▶ ses formes politiques, assez pour rappeler ◀d’▶où viennent ◀la▶ nation, ◀l’▶État et ◀l’▶État-nation né ◀de▶ leur collusion moderne. Il faudrait rappeler qu’après ◀la▶ préhistoire qui ne connaissait que ◀les▶ tribus et leurs clans, ◀l’▶histoire commence avec ◀les▶ grands empires réunissant et fixant ◀d’▶innombrables tribus : empires ◀d’▶Égypte, ◀de▶ Sumer et ◀d’▶Akkad, plus tard ◀de▶ ◀la▶ Chine et ◀de▶ ◀l’▶Inde, puis ◀d’▶Alexandre, puis ◀de▶ Rome et ◀de▶ Byzance, et enfin, en Europe, empire ◀de▶ Charlemagne, puis Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique.
Il faudrait montrer que les premiers États nationaux n’apparaissent qu’après tout cela, au cœur du Moyen Âge, et se forment aux dépens de ◀l’▶empire et ◀de▶ ◀la▶ papauté, voire contre ces symboles ◀de▶ ◀l’▶unité du globe, ◀de▶ ◀l’▶universalité du genre humain. Et que ◀la▶ naissance ◀de▶ la première nation, ◀la▶ France, peut être datée ◀de▶ cette déclaration des légistes ◀de▶ Philippe le Bel : « ◀Le▶ Roy ◀de▶ France est empereur en son royaume », ce qui veut dire que ◀le▶ chef de l’État ◀d’▶un domaine ◀de▶ médiocre grandeur centré sur ◀l’▶Île-de-France « ne se reconnaît plus ◀de▶ supérieur au monde », traite donc ◀l’▶Empire de haut en bas (faute ◀d’▶avoir pu se faire élire empereur), fait gifler ◀le▶ pape, puis confisque ◀la▶ papauté elle-même, ◀l’▶installe sous sa protection en Avignon, et avec son appui réalise aux dépens des Juifs qu’il fait dépouiller et des chevaliers du Temple qu’il fait exécuter, une merveilleuse opération sur ◀l’▶or !
Cet exemple ◀de▶ rejet ◀de▶ toutes instances universelles — sauf celle dont il se trouve qu’on peut ◀la▶ contrôler — sera vite suivi par ◀les▶ rois ◀d’▶Espagne et ◀d’▶Angleterre, puis par ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶Italie, ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Est et du Nord, qui l’un après l’autre se déclareront eux aussi « souverains absolus », superiorem in terris non recognoscentes, selon ◀la▶ formule du xive siècle.
Ce spectacle, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ naissance des nations, remplit ◀d’▶effroi ◀les▶ sages ◀de▶ ◀l’▶époque. « Ô genre humain, tu es devenu un monstre aux multiples têtes ! » s’écrie Dante dans son traité ◀De▶ ◀la▶ Monarchie, appel désespéré, et qui restera vain, à ◀l’▶Empire condamné et bafoué.
◀Les▶ cinq siècles suivants verront se renforcer et se sacraliser de plus en plus ◀l’▶idée fatale ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue, qui est à peine supportable quand un prince ◀l’▶incarne, s’il n’est pas un génie ou un saint, mais qui devient proprement révoltante — et par ailleurs massivement meurtrière — quand c’est un parti qui s’en empare au nom du peuple, comme ce fut ◀le▶ cas des jacobins puis des « démocraties » plébiscitaires et totalitaires du xxe siècle.
42. ◀L’▶État-nation : un empire manqué
◀La▶ confiscation ◀de▶ ◀l’▶idéal national par ◀l’▶appareil étatique — qui est ◀l’▶œuvre des jacobins et ◀de▶ Napoléon —, ◀la▶ nationalisation ◀de▶ ◀l’▶État royal et ◀l’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation révolutionnaire, c’est cela qui va créer dans la première décennie du xixe siècle ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation, bientôt imité dans toute ◀l’▶Europe monarchique autant que républicaine, et au xxe siècle dans ◀le▶ reste du monde.
Modèle monstrueux, si ◀l’▶on y réfléchit, mais c’est précisément ce que ◀l’▶on ne fait pas, parce que ◀l’▶État-nation est devenu sacré, c’est-à-dire intangible en nos esprits, qui résistent à ◀l’▶idée qu’il pourrait après tout n’être qu’une forme transitoire, comme tant d’autres. On ◀le▶ soustrait à toute critique, à toute contestation, réputées trahisons, jugées comme telles. On enseigne son catéchisme dans ses écoles. On célèbre son culte, on vénère ses statues sur toutes ◀les▶ places. « Il faut une religion pour ◀le▶ peuple », assure-t-on, et comme ce n’est plus guère ◀le▶ christianisme, ce sera donc ◀le▶ nationalisme, ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ patrie étatisée, seul Absolu auquel tout s’ordonne, et au nom duquel ◀les▶ maîtres de l’État peuvent mettre à mort leurs hérétiques, ce que ne peuvent plus faire ◀les▶ Églises, Dieu merci.
◀L’▶État-nation centralisé et unifié s’arroge ainsi tous ◀les▶ pouvoirs des grands empires traditionnels, bien qu’il n’en ait ni ◀la▶ pluralité ethnique et linguistique, ni ◀le▶ caractère ◀d’▶universalité. Il se rêve et se veut fermé, complet, suffisant en soi tant pour sa culture que pour son économie, et seul juge non seulement ◀de▶ ses intérêts, mais ◀de▶ ceux des autres. C’est donc une partie qui se veut aussi grande que ◀le▶ tout. ◀L’▶État-nation moderne, unitaire et absolu n’est enfin qu’un empire manqué. Voilà ◀la▶ vérité fondamentale du xxe siècle des nations.
À ce propos, une constatation des plus paradoxales : c’est que, si tous ◀les▶ États-nations unitaires en tant que tels ont été et sont des empires manqués, à commencer par celui ◀de▶ Napoléon, ◀les▶ seuls empires réussis ◀de▶ notre temps se trouvent être des fédérations : ◀les▶ USA et ◀l’▶URSS. Poussons plus loin ◀le▶ paradoxe : ◀la▶ Suisse elle-même est un empire réussi, en tant qu’elle groupe sous une égide suprême et arbitrale (supranationale) une pluralité ◀d’▶États, ◀d’▶ethnies, ◀de▶ confessions, ◀de▶ traditions culturelles et sociales. Pluralisme et arbitrage suprême (mais non pas dimensions gigantesques) sont, en effet, ◀les▶ notes essentielles ◀de▶ ◀l’▶empire.
43. Trop petits et trop grands à la fois
Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs seules prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits si on ◀les▶ regarde à ◀l’▶échelle mondiale, et trop grands si ◀l’▶on en juge par leur incapacité ◀d’▶animer leurs régions, et ◀d’▶offrir à leurs citoyens une participation réelle à ◀la▶ vie politique qu’ils prétendent monopoliser.
◀Le▶ problème du petit État dans ◀le▶ monde des Grands, c’est en vérité ◀le▶ problème ◀de▶ tous ◀les▶ États du monde sauf trois, c’est-à-dire ◀d’▶environ cent-trente pays (plus souverains ◀les▶ uns que ◀les▶ autres) confrontés aux trois seuls vrais Grands.
Ils sont trop petits « à ◀l’▶échelle des moyens techniques modernes, à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ◀de▶ ◀la▶ Russie aujourd’hui, ◀de▶ ◀la▶ Chine demain », écrivait dès 1954 Jean Monnet (Lettre ◀de▶ démission ◀de▶ ◀la▶ CECA).
Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec ◀l’▶aide ◀d’▶une petite ou moyenne force ◀de▶ frappe, pratiquement annulée par ◀les▶ barrages antimissiles des deux grands.
Ils sont trop petits dans ◀le▶ domaine économique pour répondre au « défi américain » — cela n’a plus à être démontré — mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde, c’est-à-dire ◀de▶ tous ces États-nations inconsidérément multipliés sur tous ◀les▶ continents par ◀le▶ retrait des puissances naguère coloniales, et qui vivent mal…
Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à ◀la▶ satellisation politique ou économique.
Par quoi ils manquent doublement à ◀la▶ fonction ◀de▶ toute autorité : sécuriser ◀les▶ membres ◀d’▶une communauté donnée et assurer ◀l’▶efficacité ◀de▶ sa participation dans ◀les▶ affaires du monde.
Mais en même temps, ◀les▶ États-nations unitaires et centralisés — et dans ◀la▶ mesure même où ils sont centralisés — sont tous trop grands : trop grands pour assurer ◀le▶ développement ◀de▶ toutes leurs régions et communes — trop grands pour que leurs citoyens puissent y exercer normalement leurs devoirs civiques et participer effectivement à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité ; donc trop grands pour être encore ◀de▶ vraies communautés humaines : et cela, c’est ◀la▶ plus grave maladie qui puisse miner un corps politique.
44. Double dilemme
Telle étant ◀la▶ crise présente ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ◀le▶ régime à prescrire paraît facile à formuler :
Parce qu’ils sont trop petits, ◀les▶ États-nations devraient se fédérer à ◀l’▶échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à ◀l’▶intérieur.
Remède facile à prescrire, mais presque impossible à appliquer par nos États-nations, dirait-on.
En effet, ◀l’▶existence des empires ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest leur pose un dilemme aussi simple qu’inexorable :
— ou bien ils se contentent ◀de▶ proclamer leur volonté farouche ◀d’▶indépendance et leur souveraineté absolue, dont ils refusent ◀de▶ rien déléguer à une autorité supranationale, fédérale et alors ils seront fatalement satellisés un à un ;
— ou bien ils font ce qu’il faut pour pouvoir résister, c’est-à-dire qu’ils décident ◀de▶ résister tous ensemble — et alors ils renoncent à leur souveraineté absolue au profit ◀d’▶une fédération qui ◀les▶ protège.
C’est ce second parti qu’ont adopté en 1848 ◀les▶ vingt-cinq petits États suisses, et bien leur en a pris. Mais ◀les▶ vingt-cinq États-nations européens, depuis ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, 1948, n’ont pas fait un seul pas effectif en direction ◀de▶ leur fédération politique. Force est donc ◀de▶ penser que dans leur nature même, quelque chose ◀de▶ profond et ◀de▶ constitutif ◀les▶ retient ◀de▶ s’unir. C’est par définition et par structure, non par méchanceté ou bêtise, que ◀les▶ États-nations sont impropres à ◀l’▶union. Leurs relations normales sont ◀de▶ rivalité, non ◀de▶ coopération. Leur mode ◀de▶ contact normal n’est pas ◀l’▶échange, mais ◀le▶ choc.
Bakounine ◀l’▶avait déjà dit, il y a cent ans, lorsqu’au congrès ◀de▶ la Première Internationale à Genève, en 1867, il dénonçait ◀l’▶impossibilité ◀de▶ constituer ◀les▶ États-Unis d’Europe sur ◀les▶ grandes nations étatistes.
◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe à partir des États-nations paraissant insoluble en théorie autant qu’il ◀le▶ reste en pratique dans l’état actuel ◀de▶ ses données29, il va falloir ou bien renoncer à ◀l’▶union ou bien modifier ◀les▶ données mêmes du problème, c’est-à-dire chercher à fonder ◀l’▶union sur autre chose que ◀les▶ États-nations.
Renoncer à résoudre ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶union, c’est faire, en somme, ce que ◀l’▶on fait actuellement, c’est-à-dire laisser nos États continuer à prétendre à une indépendance ◀de▶ moins en moins croyable, et qui se borne en fait à ◀la▶ liberté (souvent illusoire) ◀de▶ choisir ◀les▶ dépendances ◀les▶ plus profitables.
Mais changer ◀les▶ données mêmes du problème ◀de▶ ◀l’▶union pour ◀le▶ rendre soluble, c’est d’abord accepter ◀de▶ remettre en question radicalement ◀le▶ sacro-saint État-nation, accepter ◀l’▶idée ◀de▶ renoncer éventuellement à cette formule périmée, en faire autant avec ◀la▶ notion sacro-sainte ◀de▶ souveraineté ; et c’est ensuite trouver ◀les▶ éléments nouveaux avec lesquels bâtir une union praticable.
45. Une règle ◀d’▶or du fédéralisme
Parlant ◀de▶ ◀la▶ mise en place progressive ◀de▶ structures fédérales en Europe, Louis Armand formulait récemment une règle ◀d’▶or qui trouve ici son application majeure :
Développons en commun ce qui est neuf. Laissons ◀de▶ côté ◀les▶ héritages du passé dont ◀l’▶unification prendrait trop ◀de▶ temps, demanderait trop ◀d’▶énergie, et soulèverait trop ◀d’▶oppositions 30.
Je venais ◀d’▶écrire de mon côté :
◀L’▶union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure ◀de▶ fortune, voire un expédient désespéré (comme par exemple ◀l’▶union ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France proposée par Churchill en juin 1940), autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à ◀la▶ nécessité, quand on se sent trop faible soit pour subsister seul, soit pour dominer et absorber ◀les▶ voisins.
Si ◀l’▶on veut unir ◀l’▶Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ses facteurs ◀de▶ division, il faut bâtir sur autre chose que sur ◀les▶ obstacles à ◀l’▶union ; opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où ◀le▶ problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain ◀la▶ vraie réalité ◀de▶ notre société, et je vais désigner par là une unité ◀d’▶un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que ◀la▶ cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu ◀de▶ participation civique que ◀la▶ nation, telle que nous ◀l’▶a léguée ◀le▶ siècle dernier : ◀la▶ région31.
46. Invention ◀de▶ ◀la▶ région au xxe siècle
Il s’agit là ◀d’▶un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil ◀de▶ ce dernier tiers ◀de▶ notre siècle, comme un visage dont ◀les▶ traits se composent et s’illuminent peu à peu sur ◀le▶ fond chaotique ◀de▶ ◀la▶ société que ◀le▶ xixe siècle a laissé se faire au petit bonheur, ◀la▶ société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum, sans ordre ni structure, ◀d’▶anarchie arbitrairement quadrillée par ◀l’▶administration et ◀la▶ police, se détachent maintenant ◀les▶ régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas ◀les▶ provinces ◀de▶ ◀l’▶Ancien Régime, encore moins ◀les▶ départements découpés par Napoléon, ni ◀les▶ « Länder » allemands, trop grands, ni ◀les▶ cantons suisses, trop petits, ni ◀les▶ nationalités ◀de▶ ◀la▶ double monarchie ◀d’▶antan ou ◀de▶ ◀l’▶URSS ◀d’▶aujourd’hui, ni ◀les▶ « States » ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations ◀de▶ notre temps, des organismes en train de naître ◀de▶ ◀la▶ combinaison ◀de▶ forces très diverses : ◀l’▶explosion démographique, ◀l’▶urbanisation galopante, ◀la▶ mobilité des industries, et par suite ◀les▶ nouvelles concentrations ◀de▶ ressources intellectuelles, techniques et bancaires autour de ressources naturelles, ◀la▶ densité des réseaux ◀de▶ communications et ◀de▶ transports, et enfin ◀l’▶unité territoriale. Cette dernière n’est d’ailleurs plus définie primairement par une frontière marquée sur ◀le▶ terrain à l’aide de bornes ou ◀de▶ réseaux ◀de▶ barbelés, et sur ◀les▶ cartes en pointillés méticuleux, mais au contraire par ◀la▶ force ◀de▶ rayonnement ◀d’▶une « métropole », grande ville ou complexe ◀de▶ villes moyennes formant ◀le▶ foyer dynamique ◀d’▶une population ◀d’▶un million au moins, ◀de▶ cinq à six millions au plus.
Ce qui donnerait, par exemple, neuf régions plus Paris pour ◀la▶ France, une vingtaine ◀de▶ régions pour ◀l’▶Italie, deux ou trois pour ◀la▶ Hollande, onze Länder pour ◀l’▶Allemagne fédérale, plus ◀le▶ Luxembourg et au moins trois régions pour ◀la▶ Belgique.
Au-delà des quelque quarante-cinq régions prévues pour ◀les▶ Six, il y aurait lieu ◀d’▶étudier ◀la▶ régionalisation des deux autres grands États-nations anciens, ◀l’▶Espagne et ◀la▶ Grande-Bretagne ; des petits pays du Centre et du Nord, Suisse, Autriche, Scandinavie ; des Balkans ; et enfin des pays ◀de▶ ◀l’▶Est, anciens royaumes ◀de▶ Hongrie, ◀de▶ Bohême et ◀de▶ Pologne, ou formations modernes et récentes, Roumanie (avec sa Transylvanie et sa Bessarabie contestée), Yougoslavie (avec ses cinq ou six nations et ses deux religions, dont l’une en plusieurs confessions).
◀L’▶histoire, ses lois douteuses et ses accidents trop certains ; ◀les▶ réalités ethniques sous-jacentes ou renaissantes, ici menacées ◀d’▶extinction, et là en voie ◀de▶ réveil agressif ; ◀les▶ réalités culturelles, universités, centres ◀de▶ formation des cadres, laboratoires, architecture, lettres et arts ; enfin ◀les▶ dynamismes sociaux et économiques en interaction permanente, combinés avec tous ◀les▶ autres : ce sont ◀les▶ résultantes ◀de▶ ces complexes ◀de▶ forces qui dénotent, définissent et mesurent ◀les▶ régions — plus ◀d’▶une centaine dans toute ◀l’▶Europe traditionnelle et actuelle, à ◀l’▶ouest ◀de▶ ◀l’▶Empire soviétique32.
47. Frontières effacées, régions libérées
En 1962, un colloque organisé par ◀le▶ festival ◀d’▶Aix-en-Provence envisageait ◀la▶ création ◀d’▶une « métropole régionale » basée sur ◀le▶ complexe Marseille-Aix-étang de Berre, c’est-à-dire : une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire dotée ◀d’▶un célèbre festival ◀de▶ musique et une zone ◀d’▶intense production industrielle, où sont venues s’implanter ◀les▶ plus importantes usines atomiques françaises. Parmi ◀les▶ quelque soixante participants, professeurs et industriels, présidents ◀de▶ chambres ◀de▶ commerce, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me vis ◀le▶ seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans ◀le▶ colloque ◀l’▶idée européenne. Invité à parler au début, j’improvisai sur ◀le▶ thème que voici :
Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à ◀l’▶âge ◀de▶ ◀l’▶union des nations et des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord, à Aix, ◀de▶ créer une métropole locale. ◀L’▶effort général vers ◀l’▶union, et votre effort qu’on soupçonnera ◀de▶ favoriser ◀la▶ division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais je ◀les▶ vois complémentaires, concomitants. Dans ◀l’▶Europe ◀de▶ demain, libérée ◀de▶ ◀la▶ tyrannie des frontières politiques et administratives imposées aux réalités ethniques et économiques, ◀les▶ régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines ◀de▶ vitalité, ouvertes sur ◀le▶ monde, elles noueront entre elles des relations ◀d’▶échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités et complémentarités, selon ◀les▶ réalités nouvelles qui ◀les▶ auront formées, par-dessus ◀les▶ anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à ◀l’▶œil nu que jouent ◀les▶ délimitations entre ◀les▶ cantons suisses : simples commodités pour ◀le▶ cadastre, ◀l’▶état civil, ◀le▶ fisc et ◀la▶ gendarmerie. Et c’est sur ces régions que nous bâtirons ◀l’▶Europe, non sur ◀les▶ cadres en bonne partie vidés des vieilles nations. Ce passage ◀de▶ ◀la▶ nation aux régions sera ◀le▶ phénomène majeur ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ ◀la▶ fin du xxe siècle. ◀La▶ politique ◀d’▶union européenne, désormais, doit consister à effacer nos divisions pour donner libre jeu à nos diversités.
Ces paroles éveillèrent un écho pour moi des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à ◀la▶ rencontre non seulement des souhaits des organisateurs, qui connaissaient ◀les▶ besoins ◀de▶ leur région, mais ◀de▶ tout un mouvement ◀de▶ pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais ◀l’▶espérer33.
48. Montée des régions
Au cours des dix dernières années, on a vu se multiplier ◀les▶ recherches scientifiques et ◀les▶ grands reportages, ◀les▶ congrès par dizaines et ◀les▶ volumes par centaines sur ◀la▶ régionalisation des États européens. ◀Le▶ concept ◀de▶ région a pris une place considérable, non seulement dans ◀les▶ préoccupations des sociologues et chez ◀les▶ Six, mais encore dans ◀les▶ milieux dirigeants du pays ◀le▶ plus centralisé du continent et ◀le▶ plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale, ◀la▶ République française une et indivisible.
◀La▶ bibliographie des ouvrages consacrés en France aux problèmes ◀de▶ ◀la▶ région moderne comporte déjà plusieurs centaines ◀de▶ volumes et ◀d’▶études substantielles dues à des sociologues, à des politologues, à des économistes, à des juristes, à des responsables du Plan et même à des hommes politiques comme Mendès-France, Pleven, Giscard d’Estaing, Edgar Faure et Edgard Pisani34.
Au-delà ◀de▶ ce considérable effort ◀d’▶imagination passionnée, ◀de▶ recherche scientifique et ◀de▶ renouvellement des conceptions ◀de▶ base, se dessine un mouvement ◀de▶ revendications politiques. En France, ◀les▶ candidats ◀de▶ ◀l’▶opposition non communiste et deux partis, ◀le▶ PSU à gauche, ◀les▶ Indépendants à droite, demandaient dès 1967 des assemblées régionales élues, ◀la▶ promotion ◀d’▶une citoyenneté régionale, ◀la▶ mise en place ◀d’▶exécutifs régionaux et ◀la▶ formation ◀d’▶entités régionales multinationales à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe — propositions proprement impensables pour un esprit français, il y a dix ou vingt ans.
Dans ◀le▶ manifeste ◀d’▶un mouvement qui s’intitule « Pour ◀le▶ fédéralisme et ◀le▶ progrès social », je lis ces quelques phrases :
Nous réclamons ◀la▶ création ◀d’▶États régionaux français. Ces États régionaux disposeront ◀de▶ pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires comparables à ceux qui existent, par exemple, pour ◀les▶ États-Unis d’Amérique.
◀Les▶ États régionaux français délégueront partie ◀de▶ leur souveraineté à ◀l’▶État fédéral français.
◀La▶ lutte pour notre indépendance nationale ne peut être menée que dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, laquelle sera fédéraliste ou ne sera pas. Dans cette Europe unie, ◀la▶ représentation du peuple français sera assurée par ◀l’▶État fédéral français.
Parmi ◀les▶ plus graves méfaits des bureaucrates et technocrates parisiens et parmi ◀les▶ plus lourdes conséquences ◀de▶ ◀l’▶exploitation abusive ◀de▶ ◀la▶ province par ◀le▶ centralisme parisien, on compte ◀le▶ sous-développement de plus en plus accentué ◀de▶ vastes régions ◀de▶ France. ◀La▶ nation doit réparation du tort ainsi causé35.
Tout cela est intéressant, disaient naguère ◀les▶ augures du gaullisme, mais n’allez pas y attacher trop ◀d’▶importance. ◀L’▶État français ne sera pas si aisément ébranlé. Son chef ◀le▶ tient très bien en main, et vos excités ◀de▶ ◀la▶ région ne ◀l’▶impressionnent pas.
Or ◀le▶ chef a choisi ◀de▶ s’en aller, précisément à propos de ◀l’▶affaire des régions, mal présentée par ses fidèles. ◀Les▶ régions n’ont perdu ce jour-là que leurs tuteurs, non ◀les▶ vrais partisans ◀d’▶une cause qui survit à ◀l’▶intrigue déjouée.
Derrière ◀l’▶agitation régionaliste naissante, il y a bien autre chose, en effet, qu’un mécontentement accidentel, il y a ◀de▶ sérieuses nécessités appelant des réformes ◀de▶ structure qui, ◀de▶ proche en proche, mèneront très loin…
Ce sont ces nécessités qui expliquent que ◀le▶ Marché commun ait cru devoir convoquer en 1961 ◀le▶ très important colloque ◀de▶ Bruxelles sur ◀les▶ économies régionales, et que ses six États-nations membres y aient pris part.
C’est ◀l’▶arriération, ◀le▶ sous-développement ◀de▶ nombreuses régions ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Italie, ou même ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, qui a contraint ◀les▶ gouvernements ◀de▶ ces pays à s’occuper enfin ◀de▶ ◀la▶ régionalisation du territoire. On s’est aperçu que ce sous-développement provenait directement ◀de▶ ◀la▶ structure ◀de▶ ◀l’▶État unitaire, voire, comme ◀le▶ disent plusieurs auteurs, ◀de▶ ◀l’▶exploitation des régions par ◀l’▶État central. On s’est intéressé très spécialement aux régions périphériques ◀les▶ plus négligées par ◀la▶ capitale, et cela a conduit à envisager ◀la▶ possibilité révolutionnaire ◀de▶ régions chevauchant des frontières, ◀d’▶unités socioéconomiques plurinationales.
Prenez ◀la▶ région lilloise, qui touche ◀la▶ Belgique. Vue ◀de▶ Paris, Lille est une gare terminus, et Roubaix-Tourcoing un cul-de-sac dans un coin ◀de▶ ◀l’▶hexagone. Mais dans ◀l’▶optique du Marché commun ◀de▶ demain, tout change : effacée ◀la▶ frontière qui depuis cent-cinquante ans coupait ◀la▶ région ◀de▶ son aire ◀d’▶expansion naturelle, Lille peut devenir avec ses cités satellites ◀la▶ métropole ◀de▶ près ◀d’▶un million ◀d’▶habitants ◀d’▶une région s’étendant en Belgique autant qu’en France, et au surplus liée au sud ◀de▶ ◀l’▶Angleterre.
Or Lille n’est qu’un exemple entre bien d’autres. ◀La▶ Regio Basiliensis rayonne sur trois pays : Suisse, France, Allemagne. Il pourrait en aller de même ◀d’▶une Regio Genevensis englobant ◀les▶ ethnies francophones périphériques du mont Blanc. Et ◀les▶ Six s’intéressent de plus en plus à d’autres régions limitrophes bi- ou trinationales, comme celle ◀de▶ Liège-Maastricht-Aachen…
49. Des régions à ◀la▶ fédération
Imaginons maintenant que dans ces métropoles, peu à peu, se forment ces centres ◀de▶ décision régionaux dont tout le monde parle, et qu’ils acquièrent ◀de▶ ◀la▶ force : lorsqu’ils auront pris en fait (sinon en droit) plus ◀d’▶importance économique et culturelle que ◀les▶ bureaux ◀de▶ ◀la▶ capitale, ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe se révélera immédiatement possible.
Il se peut que cette évolution prenne plus ◀de▶ temps que ◀les▶ pionniers ◀de▶ ◀l’▶Europe unie ne ◀l’▶exigeaient et ne ◀l’▶annonçaient dans ◀l’▶enthousiasme des premiers congrès, aux lendemains ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale. Du moins, cette fédération ◀de▶ régions « immédiates à ◀l’▶Europe » — comme ◀les▶ communes libres médiévales étaient « immédiates à ◀l’▶Empire » et tiraient ◀de▶ là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés ◀de▶ leur pouvoir.
Un des meilleurs sociologues français ◀d’▶aujourd’hui, spécialiste ◀de▶ ◀la▶ prospective, Jean Fourastié, disait un jour lors ◀d’▶un colloque réunissant tous ◀les▶ préfets ◀de▶ ◀la▶ République :
◀L’▶Europe peut nous tomber sur ◀la▶ tête un beau matin… vers 1985. ◀La▶ région dans ◀le▶ cadre européen est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que ◀le▶ département et même que ◀la▶ nation36.
Qu’une telle déclaration ait été faite en France, et devant ◀le▶ corps des fonctionnaires institué par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies provinciales, donne à penser que ◀la▶ révolution régionaliste, condition ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, est autre chose qu’une mode ou un slogan.
◀Le▶ processus sera long et paraîtra très lent, au jour ◀le▶ jour. Nous n’en sommes encore, aujourd’hui, qu’au stade ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience du phénomène régional et des motifs ◀de▶ son apparition en ce moment précis ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ notre société occidentale. À peine avons-nous pris ◀la▶ mesure des perspectives qu’il invite à explorer, notamment institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Elles exigent une période ◀de▶ mise en place des réalités ◀de▶ ◀la▶ région, puis ◀d’▶expériences concertées, et celles-ci connaîtront forcément des échecs. Structurer, animer des régions, puis ◀les▶ doter ◀d’▶institutions autonomes, ce sera ◀la▶ tâche au moins ◀d’▶une génération, en admettant que, ◀de▶ nos jours, tout se passe plus vite qu’à ◀l’▶aube grecque ◀de▶ notre histoire.
Je ne cite pas ◀la▶ Grèce par hasard. Car je tiens ◀la▶ région pour une forme ◀de▶ communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que ◀le▶ fut au vie siècle avant notre ère ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ polis, dans ◀la▶ société grecque archaïque. Et ◀l’▶on sait que ◀la▶ polis devint en moins ◀d’▶un siècle ◀l’▶unité ◀de▶ base ◀de▶ toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme ◀d’▶activité : ◀la▶ politique 37.
De même que ◀la▶ polis, avec ses autorités collégiales et son régime ◀de▶ participation civique intense, s’opposa durant des siècles à ◀la▶ monarchie autoritaire et belliqueuse, créant ainsi la première civilisation européenne, de même ◀la▶ région va s’opposer aux faux comme aux vrais empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager ◀le▶ monde.
Si nous n’en sommes encore qu’à ◀la▶ petite aube ◀de▶ ◀la▶ formation des régions, éléments ◀de▶ base ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérale, nous entrons dans ◀le▶ crépuscule ◀de▶ ◀l’▶ère des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes ◀d’▶aujourd’hui ◀de▶ ◀le▶ voir, ou ◀d’▶en croire leurs yeux quand ils ◀le▶ voient, c’est ◀le▶ dogme inculqué dans ◀les▶ esprits pendant plusieurs générations par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀l’▶école, ◀de▶ ◀la▶ presse et ◀de▶ ◀l’▶éloquence politique, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶immortalité non seulement ◀de▶ ma nation, mais ◀de▶ ◀la▶ forme nationale en général.
Bien sûr, un coup d’œil sur ◀l’▶histoire suffit à réfuter cette croyance. Bien sûr, dès ◀la▶ fin du siècle dernier, Ernest Renan s’était écrié dans un discours célèbre à ◀la▶ Sorbonne :
◀Les▶ nations ne sont pas quelque chose ◀d’▶éternel. Elles ont commencé, elles finiront. ◀La▶ confédération européenne, probablement, ◀les▶ remplacera38.
Mais tout le monde n’a pas lu Renan… Et cette succession qu’il annonce, ce « remplacement » des États-nations par ◀la▶ fédération, cela ne se fera point par ◀le▶ jeu spontané du « mouvement ◀de▶ ◀l’▶histoire », triste alibi ◀de▶ nos refus ◀d’▶être libres.
Il faudra que ◀la▶ succession, ◀le▶ remplacement s’opèrent dans ◀les▶ esprits d’abord, par ◀la▶ plus difficile des révolutions, celle des catégories ◀de▶ pensée dans lesquelles ont vécu tous nos ancêtres depuis des siècles, et que nous ont inculquées tous ◀les▶ classiques ◀de▶ ◀la▶ philosophie politique, ◀de▶ Bodin et Hobbes à Hegel. Catégories ◀de▶ pensées non seulement invétérées jusqu’à se confondre avec une sorte ◀d’▶instinct acquis, non seulement chargées ◀d’▶histoire (oubliée, refoulée et ◀d’▶autant plus active dans ◀l’▶inconscient), mais encore chargées ◀d’▶une extrême irritabilité, résultant du souvenir ◀de▶ tant de guerres récentes, ◀de▶ cent ans ◀de▶ propagande des nationalismes et ◀de▶ cette religion civique qui prend ◀la▶ place ◀de▶ ◀la▶ foi chrétienne dans ◀l’▶esprit des masses médiumisées et dans ◀la▶ morale ◀de▶ leurs maîtres.
50. Mutations ◀de▶ pensée et ◀de▶ vocabulaire
Prendre conscience du phénomène régional, opposé au stato-national, implique des mutations ◀de▶ concepts et ◀de▶ catégories politiques.
Et d’abord, un changement dans ◀le▶ vocabulaire — car tout commence toujours par là. Voici une définition ◀de▶ ◀la▶ région que j’emprunte aux travaux du colloque ◀de▶ Bruxelles :
◀L’▶activité économique suscite dans ◀l’▶espace des formes ◀de▶ polarisation qui naissent ◀de▶ relations ◀d’▶interdépendance et ◀de▶ complémentarité géographique, économique et sociale […], un certain nombre ◀d’▶unités territoriales réunissant des activités économiques complémentaires et fortement liées, gravitant autour de centres urbains où se localisent ◀d’▶importantes fonctions économiques, en particulier ◀les▶ fonctions ◀de▶ décision. En outre, ces centres jouent presque toujours un rôle très important du point de vue intellectuel et culturel. Ces agglomérations ont dès lors une importance essentielle pour ◀l’▶identification ◀d’▶une unité territoriale dont, en première approximation, ◀les▶ limites correspondent à celles des aires ◀d’▶influence ◀de▶ son ou ◀de▶ ses agglomérations principales.
Si on exagère leur taille, ◀les▶ régions tendent ou bien à se confondre avec ◀les▶ unités nationales ou bien à perdre leur signification comme unités fonctionnelles. Si on ◀les▶ prend trop petites, ◀le▶ nombre et ◀l’▶importance des fonctions économiques et sociales diminuent dans ◀l’▶unité territoriale considérée, de sorte que celle-ci tend à se confondre avec ◀la▶ simple unité locale.
Mais entre ces limites supérieure et inférieure, ◀la▶ possibilité peut exister ◀de▶ plusieurs solutions intermédiaires, entre lesquelles ◀le▶ choix peut dépendre ◀de▶ considérations contingentes et même comporter une part ◀de▶ subjectivité dans ◀l’▶appréciation.
En ce qui concerne ◀l’▶emplacement exact des limites, une certaine indétermination existe manifestement entre régions contiguës ◀de▶ taille donnée, en sorte que ces limites doivent être tracées avec une certaine liberté ◀de▶ jugement39 .
Là où, dans ◀le▶ monde stato-national, on ne parlait que ◀de▶ superficies, on parle ici d’abord ◀de▶ pôles, ◀de▶ polarisations ; là où ◀l’▶on parlait ◀de▶ frontières, on parle ◀d’▶ajustements variables définis par des aires ◀d’▶influence ; là où ◀l’▶on insistait sur ◀l’▶étendue des domaines et sur ◀les▶ chiffres absolus ◀de▶ ◀la▶ population, on se préoccupe ◀de▶ fonctions, ◀de▶ potentiels et ◀de▶ densités.
Tout se passe comme si ◀l’▶évolution moderne venait subitement ◀de▶ nous faire sortir ◀de▶ ◀l’▶ère néolithique, celle qui a été marquée par ◀la▶ fixation des tribus nomades sur des territoires cultivés, celle qui a donc été dominée pendant dix à douze millénaires par ◀les▶ notions ◀de▶ terre sacrée, ◀de▶ bornes sacrées, puis à ◀l’▶attachement subi au sol, bref par ◀les▶ réalités et ◀les▶ valeurs ◀de▶ ◀la▶ paysannerie — qui brusquement font place aux réalités et aux valeurs ◀de▶ ◀la▶ société industrielle, scientifico-technique, essentiellement urbaine et mobile. ◀Le▶ terme même ◀d’▶État indique très bien ses origines agricoles : status, State, Staat, État, c’est stabilité et statisme, establishment, fermes assises, délimitation par des cadres invariables, et c’est aussi un symbole ◀de▶ durée. ◀La▶ région, au contraire, se définit par des dynamismes combinés, par leurs résultantes variables, par ◀la▶ densité des échanges et des transports, toutes choses mobiles et plus ou moins indépendantes du sol. Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀la▶ cité se détache du territoire, elle « décolle » ; une unité politique se définit non plus en termes de limites, mais en termes de rayonnement, non plus par son indépendance, mais par ◀la▶ nature et ◀la▶ structure ◀de▶ ses relations ◀d’▶interdépendance.
D’ailleurs, ◀le▶ terme même ◀d’▶« indépendance » n’éveille plus ◀les▶ mêmes frissons que naguère, ◀les▶ mêmes réflexes ombrageux. Louis Armand remarque que « ◀le▶ mot “indépendance” a perdu son sens simpliste ◀d’▶autrefois. C’est maintenant une question ◀d’▶échanges, ◀de▶ “flux”, diraient ◀les▶ scientifiques : il faut chercher à être aussi indispensables aux autres que ◀les▶ autres nous sont indispensables40 ».
Je propose que ◀l’▶on substitue au terme ◀d’▶indépendance celui ◀d’▶autonomie, qui a ◀l’▶avantage ◀de▶ rappeler ◀le▶ gouvernement des cités par elles-mêmes et ◀de▶ ne pas réveiller ◀les▶ illusions ◀de▶ ◀l’▶absolutisme, ◀les▶ délires ◀de▶ ◀la▶ souveraineté illimitée. ◀L’▶autonomie est une notion relative et très précise, quand on parle par exemple ◀de▶ ◀l’▶autonomie ◀de▶ vol ◀d’▶un appareil, ou ◀de▶ ◀l’▶autonomie ◀de▶ décision ◀d’▶un échelon administratif. Préférons, dans ◀le▶ monde régional, cette liberté modeste mais réelle aux ivresses ◀de▶ ◀l’▶indépendance absolue mais illusoire dont se vantaient ◀les▶ États-nations.
Enfin, il est une grande notion que ◀les▶ régions nous amèneront à mettre en lumière, c’est celle ◀de▶ ◀la▶ pluralité des allégeances, soit ◀d’▶une personne, soit ◀d’▶un groupe ou ◀d’▶une région.
◀L’▶État-nation voulait tout faire coïncider sous ◀la▶ seule loi ◀d’▶un Prince maître ◀de▶ tout, et ◀d’▶autant plus absolument qu’il devenait anonyme et sans visage. ◀La▶ devise ◀de▶ Guillaume Postel et ◀de▶ ◀la▶ Ligue : « Une Foi, une Loi, un Roi », ou ◀la▶ devise ◀d’▶Hitler : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », disaient bien cette volonté quasi démente ◀de▶ réduction ◀de▶ tout au même cadre physique : symptôme ◀d’▶une grave névrose politique, qu’on nommera ◀le▶ complexe ◀de▶ Procuste.
Au contraire, dans ◀le▶ monde des régions, ◀la▶ liberté ◀de▶ chacun et ◀l’▶efficacité ◀de▶ son action seront garanties par ◀la▶ possibilité ◀de▶ se rattacher et ◀de▶ donner son allégeance à des ensembles différents à la fois par leur nature, leurs fonctions et leurs dimensions : petite patrie originelle et culture continentale, idéal national et religion universelle, cité régionale et cité européenne, associations professionnelles et culturelles tantôt locales, tantôt mondiales, domiciles multiples permettant ◀de▶ satisfaire alternativement ◀les▶ besoins contradictoires mais également valables ◀d’▶enracinement et ◀de▶ nomadisme.
51. Vers une politique des régions
On a vu que ◀la▶ notion ◀de▶ région s’est imposée à ◀l’▶attention des économistes ◀d’▶avant-garde, puis des sociologues et des politologues, et finalement ◀de▶ quelques hommes d’État. ◀Les▶ phénomènes majeurs qui ont motivé ces prises ◀de▶ conscience successives sont faciles à énumérer :
a) ◀la▶ CEE, dès ses débuts, a reconnu ◀la▶ nécessité ◀d’▶une politique ◀de▶ « développement harmonieux des régions » au sein des six nations membres ;
b) des régions plurinationales se sont définies ou constituées et elles ne peuvent que se multiplier à mesure que ◀les▶ barrières douanières s’abaissent et tombent ;
c) ◀l’▶analyse du sous-développement ◀de▶ nombreuses régions (Mezzogiorno, Sud-Ouest ◀de▶ ◀la▶ France, Bretagne, Nord, etc.) fait apparaître ◀le▶ rôle parfois décisif et toujours néfaste ◀de▶ ◀la▶ centralisation étatique dans ce processus ;
d) ◀l’▶agitation des ethnies brimées par ◀les▶ États-nations approche du degré ◀de▶ violence physique susceptible ◀de▶ réveiller et ◀d’▶inquiéter ◀les▶ maniaques jacobins ◀les▶ plus invétérés (◀de▶ gauche et ◀de▶ droite) ;
e) enfin, des problèmes délicats, passionnés et passionnants, se trouvent posés par ◀la▶ disparité des définitions ethniques et économiques ◀de▶ ◀la▶ région — et voilà qui provoque une réflexion en progrès intensif et extensif vers quelque théorie générale du fédéralisme.
Si ◀l’▶on tient ces facteurs ensemble en son esprit, on reconnaîtra aussitôt ◀la▶ nécessité ◀de▶ franchir un pas décisif et ◀de▶ passer à ◀l’▶élaboration du plan ◀d’▶une fédération européenne composée ◀d’▶unités régionales.
Cette étape me paraît décisive parce qu’elle marque ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶ère des États-nations prétendus souverains, unitaires au-dedans, diviseurs au-dehors, refusant à la fois ◀l’▶autonomie aux petites nations annexées et ◀les▶ pouvoirs décisionnels à toute institution supranationale et condamnant ◀d’▶un même mouvement conditionné par ◀le▶ complexe ◀de▶ Procuste ◀la▶ région plus petite et ◀la▶ fédération plus vaste.
Désormais, ◀les▶ stato-nationalistes auront à se défendre sur deux fronts — et telle est ◀la▶ faiblesse à long terme ◀de▶ ◀l’▶obstination unitaire.
Toute analyse honnête du sous-développement en Europe dégage ◀les▶ deux notions bien connues que voici :
a) ◀l’▶isolement, ◀le▶ repliement sur soi ◀d’▶une communauté régionale conduit à sa médiocrité économique et culturelle ;
b) ◀l’▶absorption ◀d’▶une communauté régionale par ◀l’▶État-nation centralisé conduit à cette forme ◀de▶ vide économique et culturel qui a résulté partout ◀de▶ ◀la▶ colonisation.
Qui ne voit en revanche que ◀la▶ région articulée dans une fédération continentale :
a) retrouve sa vocation particulière jadis réduite ou supprimée par ◀l’▶État-nation conquérant ;
b) trouve aux échelons supérieurs ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀les▶ possibilités ◀de▶ participer à des tâches plus vastes (continentales, mondiales).
Il apparaît ainsi que ◀le▶ fédéralisme politique — cas particulier ◀d’▶un processus général ◀d’▶optimisation des maxima contradictoires — loin de se réduire à un système ◀d’▶alliances interétatiques ou internationales, trouve sa réalisation ◀la▶ plus authentique au niveau des réalités interrégionales.
52. Objections courantes
Depuis 1963, date du premier essai quelque peu développé dans lequel (revenant d’ailleurs aux positions ◀de▶ L’Ordre nouveau trente ans plus tôt41) je préconisais une organisation fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe basée sur ◀les▶ régions et non sur ◀les▶ États-nationsb, j’ai été amené à relever et à classer ◀les▶ objections ◀les▶ plus fréquentes à ◀l’▶entreprise qui fait ◀l’▶objet ◀de▶ ma lettre.
Je note d’abord que ◀le▶ terme ◀de▶ difficulté est souvent plus exact que celui ◀d’▶objection. Dans la plupart des cas, ◀la▶ résistance ne provient pas ◀d’▶un refus motivé des positions régionalistes, mais ◀d’▶un ensemble ◀de▶ réflexes conditionnés par un siècle et demi ◀d’▶éducation stato-nationaliste gratuite et obligatoire : uniformisation et mise au pas des corps par ◀la▶ discipline militaire, des esprits par ◀les▶ manuels scolaires, des curiosités par ◀la▶ presse à grand tirage et ses agences officieuses, des émotions par ◀l’▶éloquence patriotique, enfin du sentiment religieux par ◀le▶ culte du Soldat inconnu et ◀la▶ sacralisation des bornes-frontières.
◀La▶ perspective ◀d’▶une Europe à venir composée ◀de▶ régions fédérées (au lieu d’États-nations aboyant ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres) remplit ◀d’▶indignation et plus encore ◀d’▶effroi ◀les▶ tenants jacobins, communistes, bismarckiens, maurrassiens ou maoïstes, du complexe stato-national sécrété par ◀le▶ siècle dernier.
Tous ces réactionnaires butés et volontiers grandiloquents, à gauche au moins autant qu’à droite, se disposent à contrer ◀de▶ toutes leurs forces et par tous ◀les▶ moyens admis ou non ◀l’▶entreprise des fédéralistes. Pour eux, nous serons d’abord traîtres à ◀la▶ patrie, que nous soyons tenants ◀d’▶un plus ou ◀d’▶un moins que ◀les▶ dimensions actuelles ◀de▶ notre État-nation, ◀d’▶une Bretagne, ◀d’▶une Catalogne, ◀d’▶une Écosse — ou ◀de▶ ◀l’▶Europe42. Mais nous serons aussi ◀de▶ doux rêveurs, des esprits « brumeux », idéalistes utopistes inefficaces, faisant d’ailleurs ◀le▶ jeu ◀de▶ X, ◀d’▶Y ou ◀de▶ Z, selon ◀les▶ craintes traditionnelles ◀de▶ tel ou tel chef d’État.
Contre ces passions-là, nul argument ne vaut et je perdrais mon temps à en écrire.
Mais des objections apparemment plus réalistes nous sont faites par ◀les▶ partisans « malgré tout » ◀d’▶une Europe composée ◀d’▶États-nations. Distinguons quatre groupes parmi ◀les▶ « difficultés » qu’ils opposent au concept ◀de▶ région et aux projets fondés sur lui.
Objections mythologiques ou prospectives
« Vous allez contre ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶histoire, selon lequel ◀la▶ nation est ◀le▶ progrès. »
« ◀La▶ région est une nostalgie réactionnaire. ◀Le▶ progrès et ◀l’▶efficacité, au xxe siècle, exigent des ensembles plus centralisés ou intégrés. »
« ◀L’▶État-nation demeurera longtemps encore ◀le▶ principal foyer ◀de▶ fidélité, particulièrement pour ◀les▶ peuples récemment émancipés et économiquement arriérés43 » (Z. Brzezinski).
Principes ◀d’▶une réponse : ◀Les▶ hypothèses prospectives, formées par extrapolation du passé ou du présent, sont toutes à ◀la▶ merci ◀d’▶une équation nouvelle, ◀d’▶une action aujourd’hui encore impondérable, ◀d’▶une volonté qui peut surgir demain, posant un but nouveau et créant ses moyens. Si ◀l’▶on ne déclare pas ce qu’on veut, il n’est pas très intéressant ◀de▶ chercher à deviner ce qui sera : « ◀l’▶objectivité scientifique » dissimulant une démission civique rend ◀le▶ pire de plus en plus sûr.
Objections tactiques
« Comme s’il n’était déjà pas assez difficile ◀de▶ faire ◀l’▶Europe avec ◀les▶ Six, et ◀d’▶ajouter ◀les▶ Sept aux Six ! Vous risquez ◀de▶ tout saboter en compliquant ◀le▶ problème avec votre utopie ! »
« On ne peut passer des nations souveraines aux régions fédérées sans transition, et cela prendra des décennies ! Ce qui est urgent, c’est ◀le▶ prix du lait et ◀le▶ taux ◀d’▶accroissement du PNB. »
a) N’est-il pas justement trop difficile ◀de▶ faire ◀l’▶Europe politique sur ◀la▶ base des États-nations ? Pour quelle raison ne ◀l’▶a-t-on pas encore faite ?
b) ◀La▶ vitesse du progrès vers ◀l’▶union politique à partir des États-nations souverains étant demeurée nulle depuis un quart ◀de▶ siècle, il serait difficile ◀de▶ ne pas faire mieux. ◀La▶ construction fédérale à partir des régions a ◀l’▶avantage ◀de▶ ne pas heurter ◀de▶ front et ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu ◀les▶ souverainetés nationales, ◀de▶ permettre ◀de▶ ◀les▶ contourner ou survoler, ◀de▶ passer à travers leurs frontières comme sans ◀les▶ voir, pour composer dès maintenant (sans attendre ni exiger des permissions qui ne viendront jamais) des centaines ◀de▶ réseaux européens, un tissu toujours plus serré ◀de▶ relations entre activités ◀de▶ tous ordres. Jusqu’au jour où ◀l’▶on s’apercevra qu’il n’y a plus qu’à formaliser et couronner ◀d’▶un exécutif fédéral une Europe « faite » dans ◀les▶ réalités. Ce jour-là, une dernière « explication » sera peut-être nécessaire avec ◀les▶ détenteurs des pouvoirs stato-nationaux : mais on saura déjà qui a gagné.
c) ◀Le▶ seul projet ◀de▶ fédération qui ait réussi en Europe, ◀la▶ Suisse, a été conçu, formé et accouché en neuf mois exactement, du 17 février au 16 novembre 1848, et il est entré en vigueur à cette date sans ◀la▶ moindre mesure ◀de▶ transition. (Suppression instantanée des péages entre vingt-cinq États et installation ◀d’▶un cordon douanier commun, par exemple.)
Il n’y a jamais qu’une transition du projet au succès : c’est ◀l’▶acte créateur, ou révolution, procédant ◀d’▶une vision claire et ◀d’▶une volonté sincère ◀de▶ réalisation.
Résistances conditionnées par ◀l’▶éducation stato-nationaliste
« ◀La▶ France est immortelle », mais « ◀l’▶Allemagne éternelle » (François Mauriac), tandis que « ◀les▶ régions sont encore à naître ».
« ◀Les▶ gens n’en veulent pas, ◀de▶ vos régions autonomes. Ils préfèrent mendier des subventions à Paris. Voyez ◀les▶ Bretons, qui votent gaulliste. »
« ◀Les▶ conflits entre ◀les▶ régions seront forcément plus nombreux et plus mesquins que ◀les▶ conflits entre nos nations. »
« Voulez-vous donc balkaniser ◀l’▶Europe ? »
Ces réflexes passionnels, boutades ou étourderies, ne sont guère passibles ◀d’▶une réfutation.
Résistances conditionnées par nos habitudes visuelles et ◀les▶ atlas scolaires (une couleur par pays)
« Comment allez-vous découper vos régions ? »
« Quelles seront leurs frontières exactes ? »
« Faut-il qu’elles aient des superficies ou des populations à peu près égales ? ◀La▶ région ◀de▶ Paris, avec ses 9 ou 10 millions ◀d’▶habitants, est plus petite que ◀le▶ Limousin, qui n’a que 0,7 million ◀d’▶habitants. Ça ne se tient pas ! »
« ◀La▶ Bretagne n’est pas une entité économique viable. Et qui parle breton à Rennes ? »
« ◀Les▶ ethnies et ◀les▶ économies ne coïncident presque jamais. »
Chose étrange, c’est ce dernier groupe ◀d’▶objections ou difficultés qui est ◀la▶ cause principale ◀de▶ ◀l’▶ajournement des solutions régionalistes, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶incertitude ou insécurité intellectuelle qui caractérise la plupart des projets ◀d’▶Europe fédérale, dès qu’on aborde ◀le▶ problème ◀de▶ leur structure politique. C’est donc lui que ◀l’▶on va tenter ◀d’▶analyser.
53. ◀La▶ région n’est pas un État-nation en réduction
Presque toutes ◀les▶ difficultés, obscurités, incertitudes, blocages mentaux, qu’éprouve un homme ◀de▶ cette seconde moitié du xxe siècle à concevoir une Europe des régions, proviennent du « modèle » que ◀l’▶école (aux trois degrés) a imposé depuis un siècle et demi. ◀L’▶homme ◀d’▶aujourd’hui, formé par ◀les▶ manuels, croit, sans ◀la▶ moindre discussion, une série ◀de▶ propositions axiomatiques ◀de▶ ce genre :
— ◀L’▶État doit être unique et indivisible44.
— ◀De▶ son siège dans ◀la▶ capitale, ◀l’▶État régit souverainement toute ◀l’▶existence publique ◀de▶ ◀la▶ nation, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶ensemble des hommes vivant à ◀l’▶intérieur ◀d’▶un territoire délimité par ◀les▶ hasards des guerres et ◀les▶ calculs des arpenteurs.
— Tout ce qui relève du domaine public (économie, politique, enseignement, fiscalité, défense, tourisme, etc.) doit dépendre ◀d’▶un seul et même organisme, ◀l’▶État, dans ◀les▶ limites ◀d’▶un seul et même territoire, sur lequel cet État se déclare souverain.
— Cette superposition forcée ◀de▶ réalités radicalement hétérogènes constitue ◀l’▶unité nationale, terme absolu ◀de▶ toute histoire ◀d’▶un peuple digne ◀de▶ ce nom. Ayant « fait son unité » (comme on fait sa puberté), il devient une « nation immortelle ». Et ◀l’▶État qui agit en son nom dispose ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ ses membres, plus ou moins citoyens ou sujets, selon ◀les▶ régimes, mais toujours contribuables. ◀L’▶Église n’a plus ◀le▶ droit ◀de▶ brûler ses hérétiques, mais ◀l’▶État a ◀le▶ devoir ◀de▶ sévir contre ceux qui contestent l’un ◀de▶ ses dogmes, ◀les▶ objecteurs ◀de▶ conscience, par exemple.
◀La▶ réduction proprement insensée ◀de▶ toutes ◀les▶ réalités humaines (spirituelles et physiques, culturelles et économiques) à une seule et unique surface géographique déclarée « sol sacré ◀de▶ ◀la▶ patrie » (et dont ◀le▶ « territoire » ◀d’▶un chien fournit ◀le▶ modèle) correspond à quelque chose ◀de▶ fondamental chez ◀l’▶homme néolithique (nomade fixé au sol à partir du Xe millénaire avant notre ère). Au cours des siècles ◀de▶ ◀l’▶histoire moderne, ce sont ◀les▶ guerres qui ont servi ◀de▶ prétexte à ces concentrations forcées, c’est leur préparation, leur conduite et leurs suites qui ont notamment accrédité ◀l’▶idée que ◀l’▶économie est au service des desseins politiques ◀d’▶un État, et non pas ◀de▶ ◀la▶ prospérité ◀de▶ ses citoyens. Aujourd’hui, cette même réduction correspond à la seconde nature ◀de▶ ◀l’▶homme alphabétisé, caractérisé par ◀l’▶hypertrophie ◀de▶ ◀la▶ fonction visuelle et par ◀l’▶identification du « voir » et du « comprendre » qui s’ensuit.
◀L’▶homme ◀de▶ ◀la▶ civilisation visuelle, ◀de▶ ◀l’▶imprimé, ◀de▶ ◀la▶ lecture des signes alignés, des plans, des cartes et des graphiques, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ « galaxie Gutenberg » si génialement décrite par McLuhan, ne peut vraiment comprendre que ce qu’il voit. ◀L’▶expression « Faut-il vous faire un dessin ? » évoque ◀le▶ modèle même ◀de▶ toute explication propre à convaincre ◀le▶ pire des imbéciles dans ce monde-là.
Aux yeux de cet homme gutenbergien, que nous sommes tous, peu ou prou, et dans son système ◀de▶ représentation, ◀la▶ région ne saurait apparaître que sous ◀la▶ forme ◀d’▶un mini-État centralisé et ◀d’▶une mini-Nation régie par des bureaux concentrés dans une métropole régionale, au lieu de ◀l’▶être dans une capitale.
◀Les▶ possibilités pratiques ◀de▶ participation du citoyen à ◀la▶ vie ◀d’▶une région ◀de▶ ce type ne seraient pas ◀d’▶un ordre essentiellement différent ◀de▶ ce qu’elles sont aujourd’hui. ◀La▶ vie communale — seule école efficace du civisme — ne serait pas nécessairement restaurée par ◀la▶ simple division ◀d’▶un pays en vingt et une régions, par exemple, plutôt qu’en quatre-vingt-onze ou douze départements.
◀La▶ région en tant qu’État-nation réduit — c’est-à-dire gouvernée par un pouvoir unique et s’exerçant dans tous ◀les▶ domaines clés : ◀le▶ politique, ◀l’▶économique, ◀le▶ social et ◀le▶ culturel — aurait sans doute plus ◀de▶ chances ◀de▶ favoriser ◀l’▶inquisition administrative que ◀d’▶accroître ◀les▶ libertés civiques. Elle ne serait à aucun titre un modèle neuf ◀de▶ relations humaines et ◀de▶ structure du pouvoir. Elle ne représenterait aucune révolution, au sens où j’ai toujours entendu ◀le▶ terme, qui ne signifie pas « tout casser », mais au contraire poser un nouvel ordre.
Voilà pourquoi cette région laisse froids ◀les▶ fédéralistes intégraux, au nombre desquels je me suis toujours rangé.
(Il n’en reste pas moins probable qu’elle va constituer le premier stade, non pas certes ◀de▶ l’ordre nouveau fédéraliste, mais ◀de▶ ◀la▶ dissociation inévitable, à plus ou moins brève échéance, des grands États-nations européens. C’est un peu ce que ◀l’▶on voit se dessiner — encore un terme visuel ! — dans ◀les▶ essais ◀de▶ « régionalisation » ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀l’▶Italie. Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ stratégie politique, on peut prévoir que ◀le▶ chemin conduisant ◀de▶ ◀l’▶État-nation à ◀la▶ région passera presque nécessairement par ◀les▶ fédérations nationales, et d’abord par ◀la▶ supranationalité et ses institutions étatiques.)
Certaines raisons psychologiques s’ajoutent d’ailleurs au refus instinctif du saut qualitatif et révolutionnaire pour favoriser cette évolution, ou plutôt cette dévolution du centralisme ◀de▶ ◀la▶ capitale au rayonnement des métropoles ◀de▶ développement. ◀Le▶ pouvoir ◀de▶ sécuriser une population a ◀de▶ tout temps constitué ◀la▶ force principale ◀d’▶un chef, roi, dictateur ou État républicain. Or, ce pouvoir paraît mieux assuré, ◀de▶ nos jours, par ◀les▶ petits États que par ◀les▶ ex-puissances — et cela pour une série ◀de▶ raisons (pas seulement militaires) qu’il serait trop long ◀de▶ développer ici : qu’il suffise ◀d’▶évoquer ◀la▶ sécurité suisse et ses motifs.
Mais ◀le▶ fédéralisme va plus loin et conçoit d’autres types et modèles.
Essayons ◀de▶ ◀les▶ approcher en tenant compte des résistances décrites et des réflexes stato-nationalistes, dont, je ◀le▶ répète, nul ◀de▶ nous n’est indemne.
54. ◀De▶ ◀la▶ pluralité des allégeances
Comment échapper aux réflexes unitaires conditionnés par cent ans ◀d’▶école aux trois degrés, par tous ◀les▶ atlas, par toute ◀la▶ presse, par tous ◀les▶ garde-à-vous et saluts au drapeau, et par deux guerres mondiales des plus réussies, trente-huit-millions ◀de▶ morts en deux séances (l’une ◀de▶ quatre ans, la seconde ◀de▶ cinq), sans compter ◀la▶ paresse naturelle ◀de▶ notre esprit qui cherche en tout ◀la▶ réduction à ◀la▶ rassurante unité, ou au moins à ◀l’▶uniformité ?
C’est un problème ◀d’▶éducation ou ◀de▶ recyclage qui va nous prendre au moins vingt ans, si nous commençons tout de suite.
Il nous faut apprendre à penser par problèmes, et non par nations.
Devant un problème posé (urbanisme, participation civique, université, par exemple), il nous faut apprendre :
1° à déterminer ◀les▶ éléments ◀de▶ base ou modules praticables en ce domaine (unité ◀d’▶habitation, commune ou entreprise, région, groupe ◀de▶ régions) et ◀les▶ moyens requis pour ◀les▶ constituer ;
2° à faire correspondre ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ tâche considérée avec celles ◀de▶ ◀la▶ communauté ◀la▶ plus apte à se charger ◀de▶ cette tâche — municipale, régionale, nationale, continentale ou mondiale — et fixer à ce niveau ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ décision ;
3° à admettre une pluralité ◀d’▶appartenances ou ◀d’▶allégeances conforme à ◀la▶ pluralité des activités humaines, aux dimensions variées des tâches entreprises et des cadres sociaux qui leur offrent appui.
Qu’on me permette un exemple personnel, pour aller vite et rester dans ◀le▶ concret. Je suis Neuchâtelois par ma naissance, ma tradition et mon accent : à ce canton (qui fut durant des siècles une principauté souveraine) va donc mon allégeance patriotique. Neuchâtel fait partie ◀de▶ ◀la▶ fédération suisse : mon passeport et mon allégeance nationale sont donc suisses. Je suis aussi un écrivain français : ◀la▶ francophonie européenne, c’est-à-dire ◀les▶ trois quarts environ ◀de▶ ◀la▶ France actuelle45, ◀la▶ Wallonie, ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste et ◀la▶ Suisse romande, constitue donc mon allégeance culturelle. Mais je suis aussi protestant, ce qui représente une allégeance mondiale (ce serait pareil si j’étais communiste, ou catholique, évidemment). Et je fais partie ◀d’▶un très grand nombre ◀de▶ réseaux ◀de▶ relations parentales, professionnelles, intellectuelles, spirituelles ou affectives, qui n’ont pas ◀de▶ frontières communes, et la plupart du temps pas ◀de▶ frontières du tout.
Si ◀l’▶on exigeait que tout cela soit unifié et uniformisé dans ◀les▶ limites géographiques ◀d’▶un territoire délimité au mètre près par ◀les▶ hasards ◀de▶ ◀l’▶histoire, je crierais à ◀la▶ dictature totalitaire, c’est-à-dire que je crierais à ◀l’▶assassin, au gangster et au fou ! Voyez Hitler. Mais personne ne m’a démontré qu’entre ◀les▶ ambitions ◀de▶ Napoléon et celles ◀d’▶un dictateur du xxe siècle, il y ait d’autres différences que celles dues aux moyens techniques ◀de▶ mise au pas ◀d’▶une nation. Et ◀de▶ Napoléon à n’importe quel État-nation contemporain, ◀la▶ continuité est indéniable…
Ce n’est pas que je récuse ◀l’▶État, ni ◀l’▶ordre contractuel ◀d’▶une société avec ses cadres et ses mécanismes. Je demande seulement qu’il corresponde aux réalités humaines et qu’il ◀les▶ serve, au lieu de prétendre à ◀les▶ régir en souverain.
Je demande ◀la▶ division du phénomène État en autant ◀de▶ foyers, et sa répartition à autant ◀de▶ niveaux qu’il y a ◀de▶ fonctions diverses dans ◀l’▶humanité et ◀d’▶ordres ◀de▶ grandeur dans nos projets.
Je demande ◀la▶ dissociation et ◀la▶ répartition fédéraliste des pouvoirs aujourd’hui concentrés en un seul lieu, accaparés par ◀l’▶État national, et qui ◀le▶ seront, demain, par ◀l’▶État régional.
55. Vers une formule fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État
Dans une page essentielle ◀de▶ son Principe fédératif, où Proudhon estime qu’il « résume toute sa science constitutionnelle », je trouve cette proposition :
Organiser en chaque État fédéré ◀le▶ gouvernement d’après ◀la▶ loi ◀de▶ séparation des organes ; je veux dire : séparer dans ◀le▶ pouvoir tout ce qui peut être séparé, définir tout ce qui peut être défini, distribuer entre organes ou fonctionnaires différents tout ce qui aura été séparé et défini, ne rien laisser dans ◀l’▶indivision.
Proudhon entend réduire ◀les▶ attributions ◀de▶ ◀l’▶État (ou autorité centrale) « à un simple rôle ◀d’▶initiative générale, ◀de▶ garantie mutuelle et ◀de▶ surveillance ». Et il estime puéril ◀de▶ restreindre ◀la▶ séparation des pouvoirs aux membres ◀d’▶un cabinet :
Ce n’est pas seulement entre sept ou huit élus […] que doit être partagé ◀le▶ gouvernement ◀d’▶un pays, c’est entre ◀les▶ provinces et ◀les▶ communes : faute de quoi ◀la▶ vie politique abandonne ◀les▶ extrémités pour ◀le▶ centre, et ◀le▶ marasme gagne ◀la▶ nation devenue hydrocéphale.
« Ne rien laisser dans ◀l’▶indivision » : grande maxime qui conteste un monde : celui ◀de▶ ◀la▶ République une et indivisible des jacobins, ◀de▶ ◀l’▶Empire napoléonien qui ◀la▶ continue et des totalitaires du xxe siècle qui ◀l’▶achèvent.
Il ne s’agit donc, pour Proudhon, ni ◀de▶ décentraliser ni ◀de▶ déconcentrer (est-ce différent ?), ni ◀de▶ déléguer ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶autorité centrale. Mais très exactement ◀de▶ séparer, ◀de▶ diviser, ◀de▶ partager.
Seulement, Proudhon s’en tient à un partage ou répartition du pouvoir entre ◀les▶ échelons géographiques : commune, province (région), fédérations restreintes, enfin fédération ◀de▶ fédérations (Europe).
Il faut aller plus loin.
Washington1° ◀Les▶ pouvoirs politiques peuvent très bien adopter ◀la▶ structure proudhonienne, sans que soit pour autant décidée ◀la▶ structure des réseaux ◀d’▶échange et groupes ◀de▶ production économiques, ni des institutions sociales et culturelles.
2° ◀Les▶ modules ou unités ◀de▶ base politiques et leurs structures ne sont pas, en principe, superposables aux modules ou unités ◀de▶ base économiques (ou culturelles) et à leurs structures propres : ◀les▶ uns et ◀les▶ autres se chevauchent, se recoupent différemment, sont parfois englobés l’un par l’autre. Il se peut que ◀les▶ régions politiques soient définies demain comme ◀les▶ intersections ◀de▶ « classes » ◀de▶ faits économiques, ethniques, sociaux et culturels ◀d’▶aires différentes, définissant des régions spécifiques.
Il faut défaire et dépasser ◀l’▶État-nation. En instaurant ◀les▶ régions en deçà, et ◀la▶ fédération au-delà.
Il faut garder ◀l’▶État, protéger ◀les▶ nations, mais défaire ◀les▶ États-nations.
Il ne faut pas détruire ◀l’▶État, mais ◀le▶ rendre utile.
Il faut distribuer et répartir ◀l’▶État aux différents niveaux ◀de▶ décision où il se révèle capable ◀de▶ servir ◀les▶ entités vivantes ◀de▶ ◀l’▶existence civique, et où il peut être contrôlé par ◀l’▶usager ; distribuer et répartir ◀l’▶État du niveau ◀de▶ ◀la▶ commune et ◀de▶ ◀l’▶entreprise jusqu’au niveau continental : là, des Agences fédérales, du type ◀de▶ ◀la▶ Communauté ◀de▶ Bruxelles, et qui devront avoir leur siège dans des villes différentes du continent46, seront chargées ◀de▶ ◀la▶ concertation des grandes tâches ◀d’▶intérêt public.
Tâches politiques au sens originel du mot : ◀l’▶économie, ◀l’▶écologie, ◀l’▶habitat et ◀les▶ transports, ◀l’▶enseignement supérieur et ◀les▶ recherches scientifiques, ◀la▶ milice ou police fédérale et ◀les▶ relations globales avec d’autres fédérations continentales. (On notera que je ne parle pas ◀de▶ relations ou ◀d’▶affaires « étrangères » : c’est un mot qu’il convient ◀de▶ bannir du vocabulaire politique dans une Europe fédérée, au seuil ◀de▶ ◀l’▶ère du monde uni.)
◀Le▶ collège groupant ◀les▶ chefs et responsables ◀de▶ ces agences ou départements serait ◀le▶ Conseil fédéral, ou gouvernement ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Les▶ régions relèveront, selon leur définition — économique, écologique, culturelle —, ◀de▶ ◀l’▶Agence fédérale correspondante.
« Faut-il vous faire un dessin ? » Ce ne serait pas facile. Essayez ◀de▶ figurer, par exemple, ma définition personnelle, donnée plus haut. Il est assez facile ◀de▶ visualiser ◀l’▶appartenance ◀d’▶un élément à deux ensembles (dans mon cas : « Suisse » et « francophonie »), mais si ◀l’▶on passe à trois ou quatre ensembles, c’est difficile, et au-delà, irréalisable. Mais pourtant facile à comprendre, dans ◀le▶ concret ◀de▶ ◀l’▶existence — surtout pour ◀les▶ nouvelles générations.
◀La▶ géométrie plane et euclidienne, celle des arpenteurs, suffisait à ◀l’▶État-nation (et même aux fédérations interétatiques) du xixe siècle. ◀Les▶ réalités ◀de▶ ◀l’▶Europe des cent régions et ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀l’▶administration polyarchique ◀de▶ ses réseaux relèveront ◀de▶ ◀la▶ logique des ensembles (notions ◀d’▶inclusion, ◀d’▶exclusion, ◀d’▶intersection, ◀de▶ complémentarité, ◀de▶ sources et ◀de▶ cibles, etc.). Or il se trouve que c’est par ◀la▶ théorie des ensembles que ◀l’▶on aborde aujourd’hui ◀l’▶enseignement des mathématiques aux plus jeunes classes des nouvelles générations. De même, ◀la▶ machine à calculer suffisait pour établir ◀le▶ bilan ◀d’▶un État centralisé, tandis que seuls ◀les▶ ordinateurs pourront permettre ◀de▶ tenir compte des dizaines ◀de▶ paramètres traduisant ◀les▶ nécessités régionales, aussi bien sociales qu’économiques, culturelles que techniques. Or, ces ordinateurs, nous ◀les▶ avons ! J’ai dit déjà que ◀le▶ fédéralisme intégral n’est devenu possible qu’à partir de ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀l’▶ordinateur. ◀L’▶objection ◀de▶ ◀la▶ « trop grande complexité » est donc en réalité anachronique.
Prenons ◀l’▶exemple ◀le▶ plus simple ◀d’▶une « région carrefour » ménageant à ses citoyens un régime ◀d’▶allégeances multiples. ◀La▶ Regio Basiliensis s’étend sur trois pays : Bâle et son hinterland en Suisse, ◀le▶ Haut-Rhin en France et ◀le▶ Land badois en RFA.
Rien au monde ne saurait empêcher ◀les▶ citoyens habitant cette région économique, ◀de▶ continuer à se rattacher politiquement à l’une des trois nations dont ◀la▶ Regio est ◀le▶ carrefour ou ◀l’▶intersection. ◀La▶ résistance qu’opposent certains esprits à concevoir cette liberté (ou variété) ◀d’▶appartenances démontre une déficience ou un retard ◀d’▶éducation démocratique. (« Ce qui n’est pas prescrit à tous, ◀d’▶une manière uniforme, sans choix possible, n’est pas sérieux », pensent tous ◀les▶ jacobins et ◀les▶ sous-offs, dont ◀le▶ saint patron fut « ◀le▶ Petit caporal ».)
◀Le▶ champ ◀d’▶études régionaliste, que ces quelques exemples définissent, est à peine exploré, inutile ◀de▶ ◀le▶ dire. Il faudrait commencer par opérer ◀les▶ dissociations nécessaires du pouvoir ◀de▶ nature étatique. Puis rechercher si ◀les▶ pouvoirs distincts, au terme ◀de▶ cette analyse, appellent ou non ◀la▶ coordination, sous quelles formes et dans quels domaines bien définis.
◀Le▶ Marché commun, par exemple, qui est un pouvoir économique, doit-il entretenir des visées politiques, ou laisser ce soin, soit à une autre agence fédérale constituée sur ◀la▶ base ◀de▶ régions à définition politique (ou ethnique, ou culturelle), soit à ◀la▶ réunion ◀de▶ toutes ◀les▶ agences spécialisées au sein d’un gouvernement fédéral, formule ◀de▶ ◀l’▶exécutif suisse ?
Il est certain que ◀le▶ Marché commun ne cessera ◀d’▶être menacé par ◀les▶ États-nations, tant que ceux-ci n’auront pas renoncé au « totalitarisme » ◀de▶ leurs pouvoirs et ne se seront pas dessaisis, en tant qu’entités politiques, des « droits » économiques qu’ils s’arrogent en barons pillards, et tant qu’il n’y aura pas, au niveau continental, une autorité politique fédérale.
Quelles relations existent, ou sont souhaitables, entre ◀l’▶économie et ◀l’▶Université ? ou entre ◀les▶ formules ◀de▶ participation civique et ◀l’▶urbanisme ? Il serait facile ◀de▶ multiplier ces types ◀de▶ problèmes à résoudre au niveau communal, régional, national, fédéral et continental.
◀Le▶ niveau des fédérations « nationales » ◀de▶ régions ouvre un autre champ ◀de▶ recherches. Il s’agirait ici ◀de▶ ◀la▶ réunion ◀de▶ régions libérées ◀de▶ leur État-nation, mais qui jugeraient souhaitable ◀de▶ renouer librement des liens ◀de▶ type national, politique, sujets à révision périodique, et non exclusifs, bien entendu, ◀de▶ liens économiques, sociaux ou culturels noués ailleurs. Voilà qui nous donnera, sans aucun doute, plusieurs Europes régionales ◀de▶ définitions différentes, par suite difficilement superposables, presque impossibles à dessiner…
Mais après tout, chacun ◀de▶ nous sait très bien à quelles sociétés il cotise, où il paie ses impôts, qui est ◀de▶ sa paroisse et quels sont ◀les▶ paysages ◀de▶ son cœur. Et nul n’exige que tout cela soit inscrit dans ◀les▶ limites peintes en couleurs plates, sans déborder, ◀de▶ ◀l’▶Hexagone français, ◀de▶ ◀l’▶Île anglaise, ◀de▶ ◀la▶ Botte italienne ou ◀de▶ ◀la▶ Peau ◀de▶ taureau ibérique.
56. Passage ◀de▶ ◀l’▶Europe des mythes nationaux à ◀l’▶Europe des réalités
Dès ◀le▶ milieu du siècle dernier, un homme avait prévu très exactement ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶État-nation vers ◀le▶ règne botté, gauche-droite, ◀de▶ ceux qu’il désignait précisément comme « ◀les▶ terribles simplificateurs », totalitaires ◀de▶ toute couleur. Et tout ce qu’il écrivait alors à ◀la▶ louange du « petit État » se trouve définir aujourd’hui ◀les▶ conditions sine qua non ◀de▶ ◀la▶ participation civique :
◀Le▶ petit État existe pour qu’il y ait dans ◀le▶ monde un coin ◀de▶ terre où ◀le▶ plus grand nombre ◀d’▶habitants puissent jouir ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ citoyens au vrai sens du mot… ◀Le▶ petit État ne possède rien ◀d’▶autre que ◀la▶ véritable et réelle liberté, par laquelle il compense pleinement sur le plan idéal ◀les▶ énormes avantages et même ◀la▶ puissance des grands États47.
Or ◀le▶ petit État, selon ◀le▶ maître de Nietzsche, c’est ce que nous nommons ◀la▶ région, unité ◀de▶ participation.
Mais comment créer des régions ?
Avant de faire ◀l’▶Europe, il faut faire ◀de▶ ◀l’▶Europe, je ◀l’▶ai dit à propos de ◀l’▶éducation.
◀Les▶ régions ne seront créées que par ◀les▶ relations qui se nouent entre elles. Ce n’est pas logique, c’est concret. Il arrive — et cela se vérifie en biologie, psychologie et même physique — que ce qui sert théoriquement ◀de▶ support à une relation mesurable ne soit créé que par cette relation.
◀Les▶ régions se constitueront dans ◀le▶ jeu des « solidarités ◀de▶ fait », dont n’ont cessé ◀de▶ parler dès 1950 Jean Monnet et Robert Schuman. Ces solidarités ne se nouent pas entre nations, peuples, partis, députés, fonctionnaires ou ministres. Elles se nouent entre ceux qui produisent et qui créent, entre ◀les▶ professions, ◀les▶ entreprises, ◀les▶ laboratoires, ◀les▶ chercheurs. Elles n’ont cessé ◀de▶ se multiplier depuis 1946, à travers ◀les▶ frontières et malgré elles, dans tous ◀les▶ domaines du commerce des esprits et des biens matériels.
◀Les▶ régions ne sauront prétendre à ◀l’▶autarcie, comme ◀les▶ États-nations. Elles seront des pôles ◀de▶ forces et des facteurs ◀d’▶échanges. Leurs spécificités s’opposeront moins qu’elles ne seront nécessairement complémentaires.
Quand donc ◀les▶ flux ◀d’▶échanges réels entre régions à travers ◀les▶ frontières nationales seront devenus plus forts que ◀les▶ liens juridiques entre telle métropole régionale et sa capitale nationale, quand ◀le▶ tissu européen créé par ◀les▶ relations ◀de▶ fait entre ◀les▶ métropoles régionales sera devenu ◀la▶ réalité vive et solide, tandis que ◀les▶ appareils stato-nationalistes seront réduits à ◀l’▶inertie bureaucratique — alors se produira un mouvement ◀de▶ bascule entre ◀les▶ capitales du passé et ◀les▶ métropoles du présent, vers ◀l’▶avenir. Du même coup, ◀l’▶Europe fédérale se trouvera posée sur ◀la▶ base des régions, et non plus des États anciens. Et ◀la▶ révolution fédéraliste sera là, sans fracas, instaurée dans ◀les▶ faits.
Je vois ◀le▶ processus se développer à ◀la▶ faveur ◀de▶ certains types ◀d’▶action ou principes ◀de▶ tactique visant à structurer conjointement ◀la▶ société européenne et ◀la▶ région, l’une pour l’autre et l’une par l’autre :
1. Réaliser pleinement ◀le▶ Marché commun, qui n’est encore que virtuel en bonne partie ; ◀l’▶élargir à tout ◀le▶ continent ; plus ◀de▶ douaniers ni ◀de▶ barrières aux frontières, plus ◀d’▶économies ni ◀de▶ monnaies nationales, mais une concertation à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe des producteurs et des besoins régionaux.
2. Tisser des relations interrégionales de plus en plus serrées au niveau des professions, des syndicats, des entreprises, des universités, des groupes ◀de▶ recherches, des centres ◀d’▶information, des agences ◀de▶ tourisme…
3. Multiplier ◀les▶ accords entre régions, sans égard aux frontières stato-nationales, dans ◀les▶ domaines où ◀l’▶État central se révèle par nature inadéquat ou paralysant, comme ◀l’▶économie, mais aussi ◀l’▶écologie, ◀les▶ transports, ◀la▶ politique des recherches, ◀l’▶enseignement, ◀le▶ droit ◀d’▶établissement…
4. Aller toujours et dans tous ◀les▶ domaines jusqu’où ◀l’▶on peut aller trop loin, et continuer un peu plus outre, en dépit des frontières actuelles et des allégeances monopolisées.
5. Installer et alimenter des ordinateurs conjoncturels régionaux, qui mesurent et comparent ◀les▶ dynamismes locaux, ◀les▶ flux ◀d’▶échanges interrégionaux et ◀les▶ liens ◀de▶ tous ordres entre une région, ses voisines, et sa capitale nationale. Lorsque ◀la▶ résultante générale des forces et des liens ◀d’▶une région pointera vers une région ou un groupe ◀de▶ régions voisines, et non plus vers ◀le▶ centre stato-national, alors, ce que ◀les▶ auteurs anglais nomment si bien ◀la▶ dévolution du pouvoir des capitales aux régions passera globalement du virtuel à ◀l’▶actuel : mesure ◀de▶ ◀la▶ révolution réalisée.
6. À ce moment, des agences fédérales auront été créées et mises en place par ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀la▶ concertation en chacun des domaines ◀de▶ régionalisation. Elles n’auront pas à prendre ◀le▶ pouvoir à ◀la▶ faveur ◀d’▶une crise violente, mais tout au plus à prendre ◀la▶ relève, ici ou là, du centre stato-national progressivement tombé en désuétude.
7. Est-il besoin ◀de▶ préciser qu’il ne s’agit nullement ◀d’▶étapes chronologiques, mais ◀de▶ moments simultanés ◀d’▶un processus ◀de▶ création ? ◀L’▶Europe des réalités, qui peut en résulter, sera sans nul doute beaucoup moins simple à dessiner — et surtout à mobiliser — que ◀l’▶Europe des mythes nationaux, mais tellement plus intéressante à vivre !