Rapport général présenté à la Conférence européenne de▶ la culture, Lausanne, du 8 au 12 décembre 1949
Il est vrai que l’Europe est en train de se défaire : elle n’a jamais été plus menacée, plus divisée devant le péril, plus angoissée et sceptique à la fois. Mais il n’est pas moins vrai que pour la première fois, dans toute sa longue histoire, consciemment, l’Europe est en train de se faire. Telle est la situation contradictoire dans laquelle nous sommes engagés. Il dépend ◀de▶ nous, en partie, que l’espoir ait raison du désespoir, mais il faut aller vite et bien voir où l’on va.
Tandis que s’esquissent à Strasbourg les cadres politiques ◀de▶ l’Europe unie, il est grand temps ◀de▶ définir la visée humaine qui doit présider à cette action, la vocation ◀de▶ notre communauté européenne. Tel est le but général ◀de▶ la conférence ◀de▶ Lausanne, le sens profond qui doit se dégager ◀de▶ ses travaux. Elle doit montrer que nos forces culturelles peuvent contribuer à l’union ◀de▶ l’Europe, et qu’en retour, l’Europe unie sera seule capable ◀de▶ sauver nos cultures dans leur précieuse diversité.
C’est le double problème ◀de▶ la liberté ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ sa responsabilité qui se pose à la Conférence. Deux formules peuvent le résumer : « La Culture au service ◀de▶ l’Europe » souligne les responsabilités ◀de▶ l’esprit. « L’Europe unie au service ◀de▶ nos cultures » indique le moyen ◀de▶ protéger la liberté ◀de▶ l’esprit, menacée du dedans et du dehors.
Mais sous peine de se perdre dans des généralités ambitieuses et sans conséquences, le Congrès fera bien ◀de▶ reconnaître d’abord l’état réel ◀de▶ la culture en Europe, les misères dont elle souffre, les dangers qui la guettent. C’est pourquoi les deux thèmes qui serviront ◀de▶ point ◀de▶ départ aux débats seront d’une part les conditions matérielles et morales ◀de▶ la vie et ◀de▶ l’esprit en Europe, et d’autre part l’étude des institutions et réformes souhaitables pour développer l’esprit européen.
Première section
Les conditions matérielles et morales ◀de▶ la vie ◀de▶ l’esprit en Europe
Destruction. — Les destructions directes causées par la guerre sont encore cruellement sensibles dans quelques pays comme l’Allemagne (bibliothèques, musées, maisons ◀d’▶édition) et la Grèce (laboratoires détruits ou pillés dans leur presque totalité). Non moins graves sont les destructions indirectes et la stérilisation temporaire ◀de▶ sources ◀de▶ culture, dont souffrent la plupart des pays qui participèrent aux hostilités : beaucoup de livres ◀de▶ fonds, ◀de▶ classiques, ◀de▶ manuels, n’ont pas été réédités depuis 1940, et très souvent l’équipement des laboratoires n’a pas été renouvelé. Il faut aller chercher les livres des philosophes dans les bibliothèques publiques. Non seulement il est très difficile ◀de▶ se procurer les œuvres ◀de▶ J.-S. Bach, par suite de la destruction totale des maisons qui éditaient la musique classique en Allemagne, mais encore en France même on ne trouve pas ◀de▶ réédition ◀de▶ Debussy !
Ces destructions matérielles, toutefois, semblent plus faciles à réparer que les destructions humaines résultant des déportations et ◀de▶ la vie dans les camps. Il faut rappeler ici le problème tragique des intellectuels réfugiés des pays ◀de▶ l’Est. Faute ◀de▶ pouvoir trouver dans l’Europe de l’Ouest un emploi correspondant à leurs capacités, la plupart se voient contraints ◀d’▶émigrer hors ◀d’▶Europe, et souvent ◀d’▶accepter un travail ◀de▶ manœuvre ou ◀d’▶ouvrier agricole. Ils sont ainsi perdus à la fois pour l’Europe et pour la Culture. Ils forment dans les camps ◀de▶ DP le « résidu » que des organisations comme l’OIR ne parviennent pas à « réduire ».
Moyens matériels insuffisants dans chaque pays. — Le cadre national est devenu trop étroit. Dans chaque pays, on constate que les recherches scientifiques deviennent plus coûteuses, cependant que les fonds privés s’amenuisent, et que les obstacles aux échanges obligent à un degré croissant ◀d’▶autarcie, régime onéreux.
L’État ne parvient pas à remplacer le mécène privé. Bien qu’il soit parfois difficile ◀d’▶obtenir dans ce domaine des chiffres même approximatifs, il semble que le pourcentage du budget national consacré à l’encouragement des recherches scientifiques, ◀de▶ l’éducation, et des arts et lettres, varie entre ½ ‰ et 1 ‰, selon les pays (et selon la manière ◀d’▶établir les budgets ! Car dans les pays ◀de▶ dictature on arrive en apparence à des pourcentages plus élevés mais les sommes indiquées servent en réalité essentiellement à des activités ◀de▶ propagande politique).
II est curieux ◀de▶ constater que dans les pays où l’État semble accorder des subsides comparativement importants aux théâtres et à l’industrie du cinéma (comme l’Autriche, le Danemark, l’Italie), on se plaint plus qu’ailleurs des taxes ◀d’▶État qui frappent lourdement l’exploitation. (Exemple : au Danemark, l’État accorde aux théâtres et à l’industrie du film des subsides se montant à plus ◀de▶ 7 millions ◀de▶ couronnes ; il perçoit d’autre part près de 34 millions ◀de▶ couronnes par l’impôt sur les spectacles.)
Un autre exemple frappant ◀de▶ l’insuffisance des cadres nationaux actuels est fourni par l’industrie du cinéma. Seul un élargissement du marché à toute l’Europe débarrassée ◀de▶ ses barrières, doublé ◀d’▶une coopération organisée à l’échelle européenne pourraient sauver ◀d’▶une ruine imminente plusieurs ◀de▶ nos plus grandes industries « nationales » du film. Les subsides accordés par les États ne parviendront sans doute qu’à retarder cette décadence fatale.
Partout, le budget ◀de▶ la culture ne représente qu’une fraction dérisoire du budget militaire. Là où l’on déclare « ruineux pour l’État » un subside culturel ◀d’▶un million, on trouvera cent-millions pour une arme nouvelle. Le salaire ◀d’▶un interne ◀d’▶hôpital souvent ne dépasse pas celui ◀de▶ la balayeuse, tandis qu’un professeur ◀d’▶université est moins payé qu’un ouvrier qualifié et ne dispose pas des mêmes moyens ◀de▶ défense professionnelle ou ◀de▶ pression sur l’État. Ces faits bien connus semblent indiquer un étrange renversement des valeurs, une étrange méconnaissance des forces réelles ◀de▶ l’Europe. Ils risquent ◀de▶ tarir les sources vives ◀de▶ sa puissance et ◀de▶ son rayonnement.
Obstacles aux échanges culturels. — La circulation des personnes est généralement entravée par des questions ◀de▶ passeports, ◀de▶ visas et ◀de▶ devises. Les voyages ne sont plus impossibles, mais ils nécessitent encore une quantité ◀de▶ démarches préalables entraînant des retards tels que souvent l’objet du voyage (congrès ou conférence) est périmé lorsque parviennent les autorisations nécessaires. Notons que le nombre des personnes qui voyagent ou séjournent à l’étranger pour des raisons « culturelles » est relativement restreint. La quantité des devises nécessaires pour leurs déplacements reste négligeable dans l’ensemble ◀d’▶un budget ◀d’▶État, mais peut jouer un rôle décisif dans la vie intellectuelle.
La circulation des publications pose des questions matérielles plus difficiles à résoudre. Partout les États invoquent la « protection ◀de▶ la monnaie nationale » pour prendre des mesures qui se révèlent inefficaces du point de vue économique, mais très efficaces pour paralyser la vie culturelle. L’édition européenne souffre gravement du régime des contingents, fixés par les États pour des raisons monétaires. Les variations qui interviennent fréquemment dans les quotas ◀d’▶importation et les taux ◀de▶ change, créent un état ◀de▶ crise et ◀d’▶incertitude permanente dans l’édition.
Les taxes douanières prélevées sur les disques ◀de▶ gramophones et sur les films ◀d’▶art ou ◀de▶ science tendent à rendre impraticables beaucoup ◀d’▶exécutions ◀de▶ qualité, et beaucoup de projections ◀d’▶un intérêt majeur, mais qui ne sont pas ◀de▶ nature à faire ◀de▶ grosses recettes.
La multiplication des barrières douanières à l’intérieur du continent, et leur inexistence à la périphérie, produit des résultats paradoxaux dont nous citerons un exemple précis. Un groupe hollandais désirant publier un magazine ◀de▶ propagande européenne en trois éditions — anglaise, française, allemande — a dû renoncer à son projet, faute ◀d’▶avoir pu obtenir les licences ◀d’▶exportation ou ◀de▶ publication nécessaires dans certains grands pays ◀d’▶Europe, alors que les magazines ◀d’▶outre-mer publient des éditions spéciales et circulent sans difficulté dans tous nos pays. On le voit : l’Europe est ouverte aux influences extracontinentales (ce qui est tout naturel) mais fermée à la diffusion ◀de▶ produits spécifiquement européens.
Nationalisation ◀de▶ la Culture. — Le nationalisme qui s’est développé durant tout le xixe siècle et qui atteint ses conséquences extrêmes au xxe siècle avec la notion ◀d’▶autarcie, a créé une situation générale que l’on peut définir comme suit : les cultures « nationales » se sont voulues indépendantes les unes des autres, et sont devenues par là même dépendantes ◀de▶ l’État. Pour s’être voulues nationalistes, elles sont en voie ◀de▶ « nationalisation », c’est-à-dire qu’elles se trouvent de plus en plus subordonnées à des « nécessités » économiques ou politiques, voire militaires, en fait aux mécanismes ◀de▶ l’État.
À quel stade en sommes-nous, dans cette évolution qui affecte plus ou moins tous nos pays ? Il n’est possible ◀de▶ répondre qu’en citant une série ◀d’▶exemples.
À la question : « L’enseignement (chez vous) subit-il des influences politiques ? » tous nos rapporteurs des pays ◀de▶ l’Ouest ont répondu non, tous ceux des pays ◀de▶ l’Est3 oui, avec une égale emphase. Cette opposition, absolue en principe — et dans l’intention des gouvernements — doit être nuancée en fait. Car si l’on examine un problème précis, tel que celui ◀de▶ manuels ◀d’▶histoire, ou celui du statut des universités, ou celui ◀de▶ la radio, on s’aperçoit que certains éléments ◀de▶ « totalitarisme » existent en puissance à l’Ouest aussi : le nationalisme et l’étatisation ◀de▶ l’esprit partisan.
Il est incontestable que la volonté commune à tous nos États souverains ◀de▶ « développer la conscience nationale » par le moyen ◀de▶ l’école primaire aboutit à certaines déformations des perspectives historiques. L’important, c’est que dans tous les pays libres ◀de▶ l’Ouest, ce danger est avoué, dénoncé. Il est devenu, d’ailleurs, ◀d’▶autant plus apparent que les pays ◀de▶ dictature semblent avoir à cœur ◀de▶ l’illustrer ad absurdum. Il faut que cet avertissement brutal soit compris, non pas comme un motif de plus ◀d’▶indignation, mais comme la révélation ◀de▶ certaines menaces potentielles dans nos pays. Citons ici trois des réponses que nous avons reçues à notre enquête. Le rapporteur belge « croit pouvoir dire » que les historiens ◀de▶ son pays sont attachés aux principes suivants : « Éliminer soigneusement tout esprit ◀de▶ nationalisme linguistique ou économique, ou toute dialectique matérialiste visant à faire ◀de▶ l’enseignement ◀de▶ l’histoire un instrument ◀de▶ combat ou ◀de▶ propagande. Saluer avec joie toute possibilité ◀d’▶apprendre à la jeunesse à estimer et à aimer les peuples pacifiques, notamment ceux des deux rives ◀de▶ l’Atlantique… »
À l’inverse et symétriquement, le rapporteur bulgare écrit que les prémices ◀de▶ l’enseignement historique dans son pays sont aujourd’hui les suivantes : « Plier le cours des événements aux exigences du matérialisme dialectique ; présenter sous un jour constamment favorable les relations entre la Bulgarie et sa « grande sœur Slave », l’URSS… Négation à priori ◀de▶ toute influence occidentale sur le pays… On demande à l’Histoire ◀de▶ démontrer que l’Europe est morte tandis que la Russie vit toujours. »
L’impartialité n’existe nulle part. Mais ici, on prétend la rechercher, tandis que là, on la récuse formellement, comme une trahison envers le Parti étatisé ou l’État partisan.
Le régime des universités, en Europe occidentale, est très loin ◀d’▶être uniforme, comme on sait. Dans presque tous nos pays, l’on trouve à côté des universités ◀d’▶État, des universités libres, souvent confessionnelles, vivant ◀de▶ donations privées, ou dépendant ◀d’▶une municipalité. Cette bigarrure, ce régime mixte, s’opposent assez effectivement à une « mise au pas » générale ◀de▶ l’enseignement supérieur. Mais souvent encore, les nominations ◀de▶ professeurs sont faites par l’État ou par les pouvoirs politiques locaux, en sorte que les influences partisanes s’y font sentir, ◀d’▶une manière qui pourrait devenir dangereuse dans la mesure où le parti au pouvoir deviendrait totalitaire.
Relevons que dans presque toute l’Europe (la Grande-Bretagne fait exception), un professeur ◀d’▶université doit avoir la nationalité du pays où il enseigne. (Dans les pays ◀de▶ l’Est, la nationalité russe suffit.) Certaines dérogations à cette règle sont pratiquées couramment ; mais le principe subsiste indiscuté, héritage du nationalisme du xixe siècle.
Le régime ◀de▶ la radio et celui ◀de▶ l’information donneraient lieu à des remarques analogues. Là encore, c’est la diversité des statuts et leur caractère mixte (mi-privé, mi-étatique) qui s’opposent seuls à une emprise totale ◀de▶ la politique partisane sur l’expression des idées et la critique. Dans ces domaines, il faut bien avouer qu’un certain défaut ◀d’▶organisation reste la meilleure sauvegarde ◀de▶ la liberté ◀de▶ l’esprit, tant que l’on n’aura pas abouti à la solution idéale, qui serait ◀d’▶organiser les libertés, c’est-à-dire ◀de▶ les garantir statutairement contre les mécanismes étatiques.
Le régime ◀de▶ l’information fournit un test très simple pour distinguer les pays totalitaires des autres. Là où les agences ◀d’▶information sont privées — comme dans presque tous les pays ◀de▶ l’Ouest4 — il y a possibilité, sinon garantie, ◀d’▶objectivité. Là où l’information n’est qu’un service des Affaires étrangères, comme dans tous les pays ◀de▶ l’Est et l’Espagne, il y a totalitarisme caractérisé.
En apparence, la situation ne paraît pas trop grave, à l’Ouest, dans les domaines que nous venons de mentionner. Mais s’il est vrai qu’aux yeux des Soviétiques l’épithète injurieuse « ◀d’▶a-politique » est encore synonyme « ◀d’▶occidental », on doit constater d’autre part que les libertés dont nous bénéficions (indépendance relative ◀de▶ la culture par rapport aux pressions politiques, nationalistes, étatiques) sont protégées surtout par nos mœurs et coutumes, par l’esprit dans lequel on interprète les règlements, par la diversité ◀de▶ ces derniers, et même par un certain désordre qu’ils ménagent. Or si cet esprit s’affaiblit, si un état ◀de▶ guerre suspend certains scrupules, et si un parti au pouvoir se décide à « mettre ◀de▶ l’ordre » à sa manière dans tel ou tel pays, il sera facile à ce parti ◀d’▶étatiser, au nom des lois qui existent, la radio et l’information, l’enseignement et la recherche scientifique. Il suffira ◀de▶ passer ◀d’▶un stade ◀de▶ désordre relatif à un ordre plus « rationnel », ◀d’▶un faible degré à un haut degré ◀d’▶organisation, pour que nos régimes libéraux deviennent totalitaires, sans qu’il y ait lieu ◀de▶ changer les prémices fournies par le nationalisme et par le dogme ◀de▶ l’État souverain. Nos garanties ◀de▶ liberté sont donc dans une large mesure, négatives. Elles courent le risque permanent ◀d’▶être tournées, par des moyens que les dictatures ◀de▶ l’Est ont fort bien illustrés. Le plus facile à définir est la censure.
Censure. — Dans tous les pays membres du Conseil de l’Europe, et en Suisse, la seule censure officiellement prévue concerne les spectacles et les écrits jugés licencieux.
Cependant, des censures politiques peuvent frapper — et souvent frappent en fait — plusieurs domaines ◀de▶ la vie culturelle, ◀d’▶une manière indirecte, apparemment légale. Moyens : nominations ou non ◀de▶ professeurs et ◀d’▶administrateurs par l’État ou par un conseil local, selon les opinions politiques du candidat ; choix des manuels ; licences ◀de▶ publication octroyées ou non par l’État, pour les journaux, les livres, les revues ; quota ◀de▶ papier alloué ou non à telle maison d’édition ; subsides, permis ◀d’▶exportation ou ◀d’▶importation accordés ou non. On invoque en général les circonstances économiques, pour dissimuler les motifs politiques (ou ◀d’▶intérêt privé) des décisions prises.
À l’Est — il faut toujours y revenir pour marquer l’aboutissement extrême ◀de▶ plusieurs ◀de▶ nos propres tendances — nous voyons se former une véritable culture censoriale. Le critère politique est seul admis5. Et l’on s’y réfère avec une rigueur telle que le style même ◀d’▶un écrivain ou ◀d’▶un peintre peut être attaqué par les fonctionnaires ◀de▶ l’État, qualifié ◀de▶ sabotage et châtié (sans jeu ◀de▶ mots). La censure politique est si parfaitement préventive, qu’elle peut s’offrir le luxe ◀de▶ disparaître en tant qu’activité distincte ◀de▶ répression. Elle est partout et nulle part. C’est ainsi que le rapport rédigé par nos amis bulgares en exil peut affirmer que dans un État communiste, la censure au sens courant du mot, n’existe pas ; car toute censure suppose une certaine indépendance ◀de▶ la production intellectuelle ou des sources ◀d’▶information, or cette indépendance est exclue à priori. « Informateur et censeur ne font qu’un… ce qui rend inutile tout contrôle. » Voilà donc une presse libre ◀de▶ toute contrainte sensible…
Nationalisation ◀de▶ la recherche scientifique. — La situation des physiciens mérite une mention particulière. Nous nous bornerons à citer à ce sujet deux extraits ◀d’▶un article ◀de▶ M. Jean Thibaud, directeur ◀de▶ l’Institut français ◀de▶ physique atomique. « Dans le domaine ◀de▶ la physique, écrit-il, des résultats ◀d’▶une incroyable portée intellectuelle sont actuellement maintenus secrets et ne donnent pas lieu, comme avant la guerre, à des communications ◀de▶ portée internationale. Il y a loin de la situation présente à celle ◀d’▶il y a dix ans, où certaines découvertes étaient annoncées par télégramme dans les périodiques à diffusion mondiale… »
L’État fait peser sur les recherches ◀de▶ la physique nucléaire un lourd contrôle et « des suspicions quasi policières », qui tendent à subordonner entièrement le savant à des exigences politiques et militaires. Élargissant le problème, M. Thibaud constate que « dans un État moderne, non anarchique, où existe une ligne ◀de▶ conduite officielle dans la conduite des affaires extérieures comme intérieures, l’homme ◀de▶ science comme l’artiste, comme le littérateur, représente, pour le gouvernement, l’insécurité idéologique et, en soi, une tendance libertaire ; il encourt donc, à priori, la suspicion du régime qui s’en remet à lui pour lui assurer une avance technique sur ses rivaux. Seuls des hommes ◀de▶ science politiquement “engagés” — et engagés dans la ligne que souhaite le régime — pourraient être assurés ◀de▶ la confiance ◀de▶ ce dernier. »
Situation ◀de▶ la culture dans les sociétés modernes. — L’exemple des recherches atomiques nous donne un inquiétant avertissement. Il suggère que si la culture reste encore libre en Occident, c’est peut-être dans la mesure où les pouvoirs ne la prennent pas au sérieux, ne lui attribuent aucune « utilité pratique ». Inversement, si l’une ◀de▶ ses activités se révèle « pratiquement utilisable » (au service ◀de▶ la politique), ceux qui s’y livrent sont aussitôt privés des libertés élémentaires : liberté ◀de▶ recherche, liberté ◀d’▶échange, liberté ◀de▶ publication, dans certains cas, liberté ◀de▶ circuler.
◀D’▶une manière générale, la condition ◀de▶ la culture, dans nos pays, a subi ◀de▶ profondes transformations pendant l’ère des nationalismes et ◀de▶ la souveraineté sans limites ◀de▶ l’État. Créatrice des richesses, ◀de▶ la puissance et du prestige mondial ◀de▶ l’Europe, on pourrait croire qu’elle n’est plus, aujourd’hui, qu’un appendice aux déclarations officielles, un ornement peut-être vain, un luxe des classes possédantes, ou un ensemble ◀de▶ spécialités et ◀de▶ techniques ésotériques, qui ne concernent pas l’homme ◀de▶ la rue, ni l’industriel ou le banquier. Jadis centrale, la situation ◀de▶ la culture est devenue périphérique. Comment expliquer autrement qu’il soit admis sans question, ◀de▶ nos jours, que l’esprit subordonne ses intérêts à ceux ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la politique ou ◀de▶ la défense nationale ? Et que personne ne s’avise ◀de▶ soutenir qu’il faudrait inverser cette hiérarchie ? Rendue matériellement dépendante ◀de▶ l’État, plus qu’elle ne le fut jamais du mécénat privé (et avec moins ◀d’▶avantages en retour), notre culture se voit contrainte ◀d’▶obéir à des « nécessités » qui lui sont étrangères et la dégradent. Elle perd ainsi sa fonction directrice. Et la séparation s’aggrave entre la pensée et l’action ; entre une pensée qui accepte ◀d’▶être inefficace, et une action par conséquent désorientée, à courtes vues, privée ◀de▶ cohérence profonde. Tel est le mal profond dont souffre l’Occident. Il est sans doute plus grave que la somme des misères matérielles ou institutionnelles que nous avons énumérées plus haut.
À l’inverse, les régimes totalitaires ◀de▶ l’Est ont si bien vu l’importance primordiale ◀de▶ la culture, qu’ils l’ont immédiatement étatisée. Ils lui ont rendu officiellement sa place centrale, et ils l’y tiennent emprisonnée. Elle est reine de nouveau, mais elle ne reconnaît plus sa propre voix proférant des aveux spontanés, criant sur tous les modes l’éloge ◀de▶ ses bourreaux : elle est devenue la Propagande.
Les conditions morales ◀de▶ la vie ◀de▶ l’esprit au xxe siècle se résument donc dans le paradoxe suivant : Ceux qui laissent la culture en liberté à l’Ouest, en font peu de cas pratiquement ; et ceux qui à l’Est lui reconnaissent un rôle central, la dénaturent et l’asservissent.
Principes des réformes à proposer. — Presque toutes les misères et entraves dont souffre la vie ◀de▶ l’esprit en Europe se ramènent en dernière analyse à une seule et même cause : le cloisonnement du grand Domaine occidental en nations bardées ◀de▶ frontières, hérissées ◀de▶ tarifs douaniers et ◀de▶ mesures prétendues « protectionnistes » qui, loin de protéger, étouffent en réalité ce qu’elles enferment. Marchés trop réduits, échanges paralysés, fiscalité excessive, manque ◀d’▶air et ◀de▶ circulation vivifiante, moyens matériels ridiculement réduits, ou reçus en échange ◀de▶ certaines libertés essentielles : tout cela provient du nationalisme culturel, et tout cela tend, pratiquement, à faire dépendre la vie ◀de▶ l’esprit ◀d’▶une économie désorganisée, souvent absurde, derrière laquelle se préparent des tyrannies politiques.
Le principe du mal étant reconnu, le principe des réformes nécessaires devient évident. S’il est vrai qu’aucun ◀de▶ nos pays ne peut plus se défendre ni subsister seul, au triple point de vue politique économique et militaire, cela est vrai plus encore au point de vue ◀de▶ la culture. La phase relativement créatrice des nationalismes se trouve dépassée en fait. Mais il n’en subsiste pas seulement des cadres à la fois trop étroits et vermoulus (dont d’autres partisans ◀de▶ l’Europe unie, à La Haye, à Westminster et à Strasbourg, ont cherché les moyens ◀de▶ nous libérer) ; il en subsiste aussi des habitudes mentales, des préjugés tenaces, et des pratiques qu’il nous appartiendra ◀de▶ dénoncer, parfois ◀de▶ corriger, mais plus souvent ◀de▶ supprimer.
Or il nous semble que certaines expressions, qui font florès dans les discours des experts et les documents officiels, sacrifient encore beaucoup trop à ces habitudes mentales, ou reconnaissent implicitement le bien-fondé ◀de▶ certaines pratiques qu’il s’agirait ◀d’▶éliminer radicalement. On parle beaucoup, par exemple, « ◀d’▶organiser les échanges culturels ». Observons qu’il n’en serait pas question si les frontières étaient ouvertes, et l’union fédérale ◀de▶ l’Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens ◀de▶ correspondre plus facilement ◀d’▶une prison à l’autre. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement » immédiat, sans condition.
Le terme même « ◀d’▶échanges culturels », avouons-le, est devenu bien déplaisant, à force ◀d’▶avoir servi ◀d’▶échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (malgré eux, bien souvent) des problèmes réputés secondaires ◀de▶ la culture. Ils tentent ◀de▶ s’en tirer en consentant à la culture ce petit va-et-vient ◀d’▶échanges surveillés que leurs douaniers et leurs agents fiscaux sauront bientôt réduire à presque rien. Il en résulte au mieux quelques petits décrets concernant les voyages ◀de▶ quelques professeurs bien vus des pouvoirs, ◀de▶ quelques boursiers bons élèves ; et quelques phrases bien plates sur l’indispensable solidarité ◀de▶ nos nations. Une hypocrisie ennuyeuse.
Prétendre « organiser les échanges », c’est d’une part reconnaître que l’État reste le maître ◀d’▶élever ou ◀d’▶abaisser des obstacles arbitraires à la circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont le moins créateurs ou novateurs, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont l’âme naturellement officielle. On en arrive ainsi à faire représenter un peuple, à l’étranger, ◀de▶ préférence par des médiocres.
Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes ◀de▶ vitalité ◀de▶ la culture — des échanges ◀de▶ découvertes à l’état naissant, ◀de▶ produits originaux, ◀de▶ curiosités avides, ◀d’▶expressions authentiques ◀de▶ la sensibilité, ◀de▶ passions mêmes, et non pas ◀de▶ simples déplacements ◀de▶ forts en thème — nous devons :
1) abandonner, et au besoin dénoncer la méthode ◀de▶ « l’organisation des échanges »,
2) exiger la suppression immédiate des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments ◀de▶ travail dans toute l’étendue ◀de▶ l’Europe.
Toutes nos cultures sont nées ◀d’▶un fonds commun, qu’elles ont progressivement diversifié. Elles se sont nourries les unes des autres, elles ont vécu ◀de▶ l’échange ◀de▶ leurs découvertes et ◀de▶ leurs méthodes ◀de▶ leurs procédés techniques ou rhétoriques, des formes musicales et littéraires inventées ici ou là ; et elles en vivent encore, dans la mesure où elles vivent. L’unité culturelle ◀de▶ l’Europe n’a plus à être faite : elle existait aux origines, et elle n’a cessé pendant les siècles ◀de▶ se reformer, ◀de▶ s’enrichir ◀de▶ mille diversités. Il ne s’agit pas ◀de▶ la créer ou ◀de▶ l’organiser par décret, mais simplement ◀de▶ la laisser se manifester, et ◀de▶ ne plus l’empêcher ◀d’▶évoluer selon ses lois et sa liberté propres. L’Europe ouverte, et rien de plus, mais rien ◀de▶ moins, voilà la solution, voilà le remède pratique à presque tous les maux que nous avons recensés.
Deuxième section
Institutions spécifiquement européennes
À la suppression des obstacles matériels et des entraves morales aux échanges doit correspondre un effort positif. Il serait en effet insuffisant et vain ◀de▶ vouloir revenir à la condition libérale qui était celle ◀de▶ l’esprit en Europe avant la guerre ◀de▶ 1914, puisqu’elle n’a pas suffi à réduire les nationalismes, mais que c’est elle qui, par la suite, a succombé devant leurs exigences. Il faut faire un grand pas de plus, et créer des institutions qui garantissent et manifestent l’unité ◀de▶ nos cultures dans leur diversité. Il faut doter l’Europe unie ◀d’▶instruments ◀de▶ travail à l’échelle continentale.il faut aussi former les jeunes hommes qui deviendront les porteurs ◀de▶ l’idée fédérale, sans laquelle nos réformes techniques et matérielles resteront lettre morte.
Une civilisation est vivante quand elle fait des plans. Elle a son unité, elle la démontre et la défend effectivement, quand elle invente ses formes institutionnelles et préfigure ainsi son avenir.
Sur les institutions européennes à fonder, ce rapport sera bref : les documents et rapports spéciaux mis à la disposition ◀de▶ la Conférence donnent le détail des projets à l’étude. Nous nous bornerons donc ici à motiver la politique générale qui devrait présider à ces diverses créations.
Centre européen de la culture. — Parmi les innombrables organismes « culturels » que le xxe siècle a vus naître, il est frappant ◀de▶ constater qu’il n’en existe pas un seul qui ait pour objet l’Europe comme unité. Les uns veulent embrasser le monde entier, tandis que les autres se limitent à une nation, à une région géographique (le bassin ◀de▶ la Méditerranée ou la Scandinavie, par exemple), ou à une discipline particulière. Pourtant, il est incontestable que nos pays constituent un ensemble, un complexe organique ◀de▶ culture, facile à distinguer ◀de▶ ses voisins, et qu’en tout cas, ceux-ci distinguent souvent mieux que nous. (C’est ainsi que les attaques dirigées par l’URSS contre notre culture occidentale l’englobent dans une « unité » ◀de▶ réprobation bien significative6.) Il est étrange que cet ensemble n’ait pas encore été étudié en tant que tel, ◀d’▶une manière systématique ; et qu’il n’existe aucune institution capable ◀de▶ renseigner sur l’Europe en général, sa situation présente, l’état ◀de▶ ses forces, ses possibilités et ses lacunes.
Dès le congrès ◀de▶ La Haye (mai 1948) le Mouvement européen avait reconnu la nécessité ◀d’▶instituer un Centre européen de la culture, dont les attributions furent esquissées par la Résolution culturelle du Congrès.
Au mois ◀de▶ février 1949, le Mouvement européen ouvrait à Genève un Bureau ◀d’▶études, chargé ◀de▶ préparer l’œuvre du Centre, et ◀d’▶assurer dans la mesure du possible certaines ◀de▶ ses fonctions, en attendant qu’il puisse être officiellement constitué.
Enfin, au mois ◀de▶ septembre ◀de▶ la même année, l’Assemblée consultative ◀de▶ Strasbourg votait à l’unanimité une recommandation tendant à la création ◀d’▶un Centre européen de la culture.
Le travail du Bureau ◀d’▶études ◀de▶ Genève, depuis quelques mois, a permis ◀de▶ serrer de plus près la question, et nous a conduits aux premières conclusions que voici.
a) Trois ordres ◀d’▶activité apparaissent nécessaires et sont immédiatement réalisables, supposé réunis les moyens financiers adéquats :
— inventaire des forces culturelles en Europe,
— coordination des efforts actuellement dispersés,
— initiatives tendant à développer le sentiment européen, à l’exprimer, à l’illustrer.
b) Pour mener à bien ces activités, la méthode la plus féconde paraît être celle des groupes ◀de▶ travail restreints, réunissant pendant quelques jours sous le même toit des hommes venus de différents pays et intéressés par un même problème. Les contacts personnels qui se nouent alors n’ont pas moins ◀de▶ valeur que les résultats pratiques obtenus, résultats auxquels on parvient d’ailleurs plus rapidement ◀de▶ cette manière que par correspondance.
c) Le Centre culturel, prenant le contre-pied des usages devenus courants dans les organisations internationales, devrait restreindre par principe le nombre ◀de▶ ses collaborateurs, ◀de▶ ses employés et ◀de▶ ses bureaux. Il adopterait une politique sévère ◀de▶ déflation administrative et ◀de▶ guerre au papier.
Les bureaux du Centre proprement dit (à Genève) limiteraient leur activité aux trois points indiqués sous a). Quant aux activités qui demanderaient des locaux plus vastes, un personnel nombreux et spécialisé (université européenne, centres ◀de▶ recherches scientifiques, etc.), elles seraient exercées dans d’autres pays, et jouiraient ◀d’▶une large autonomie. Ainsi le Centre resterait un organe ◀de▶ coordination, mais il serait, si l’on peut dire, décentralisé. Il est facile ◀de▶ voir que cette structure présenterait ◀de▶ grands avantages, tant au point de vue ◀de▶ l’efficacité qu’à celui du financement.
d) Dans l’ensemble complexe formé par le Centre et ses sections ou dépendances dispersées dans toute l’Europe, on pourrait distinguer deux départements principaux, et peut-être trois :
I. Éducation. Documentation, coordination, initiatives dans les domaines suivants : Enseignement européen dans les écoles primaires et secondaires — Formation des instituteurs dans un esprit supranational — Instituts européens existants ou à créer — Équivalence des diplômes et des cours ◀d’▶études — Révision des manuels —
II. Culture. Bibliothèque européenne — Documentation et archives — Offices européens ◀de▶ l’édition, du cinéma, ◀de▶ la radio, des festivals — Centres ◀de▶ recherches scientifiques — Index critique des traductions — Publications propres du Centre — Revues — Groupes ◀de▶ travail et Congrès professionnels.
III. Relations ◀de▶ la culture avec les instances politiques, économiques, sociales, juridiques. ◀De▶ plusieurs côtés, on a émis l’idée ◀d’▶une sorte ◀de▶ Comité ◀de▶ vigilance, qui par ses interventions publiques et par sa participation aux divers conseils européens pourrait contribuer à rendre à la culture sa fonction centrale dans la société occidentale, et lui permettrait, en tout cas, ◀d’▶exercer avec plus ◀d’▶efficacité son rôle ◀de▶ critique et ◀d’▶inspiration. Ce département serait conçu comme l’agent ◀de▶ ce que Paul Valéry nommait « une politique ◀de▶ l’esprit ». Il s’agit là, bien entendu, ◀d’▶une vue lointaine, qui ne saurait faire l’objet ◀d’▶une résolution à la Conférence.
(Plusieurs pages du Rapport sont alors consacrées à la description plus détaillée des institutions à créer, telles le Collège ◀d’▶Europe à Bruges, et les instituts ◀d’▶études européennes ; mais aussi une Université européenne, des Lycées européens, un Fonds européen ◀de▶ Recherches scientifiques, un Centre européen ◀de▶ recherches nucléaires — le futur CERN.)
Financement des institutions européennes. — Toutes ces activités demanderont des fonds, qui aujourd’hui n’existent pas. Ils pourraient être créés par le blocage au titre européen, ◀d’▶une partie du budget ◀de▶ l’Éducation nationale dans chaque pays.
Les gouvernements et l’économie privée invoqueront leurs charges écrasantes ou leurs bénéfices diminués. Nous invoquerons le fait que, si le sentiment ◀d’▶un destin spirituel commun, et l’énergie créatrice des Européens ne sont pas réveillés, les États et l’économie privée courent à leur perte inéluctable. Nous devons mettre nos gouvernements devant un choix. Un ordre ◀de▶ priorité doit être établi. Il est probable que le prix ◀de▶ revient ◀d’▶une seule bombe atomique dépasse largement le budget annuel des institutions que nous venons de proposer. Le prix ◀d’▶une seule bombe atomique couvrirait donc le budget global ◀d’▶une renaissance ◀de▶ la culture européenne. Construire des engins ◀de▶ mort qui coûtent des milliards, quand on refuse ◀de▶ trouver les millions qui permettraient ◀de▶ développer la recherche scientifique pour la paix et la vie, c’est la folie ◀de▶ l’Occident moderne. La Conférence faillirait à sa mission, si elle n’élevait pas, contre cette barbarie modernisée, le cri des hommes.
Conclusions
Pour quelles fins réelles voulons-nous ces moyens ◀de▶ culture, et cette éducation ◀d’▶une conscience commune ◀de▶ l’Europe ? La question doit être posée. Elle est d’ailleurs spécifiquement « européenne ».
Qu’il soit bien clair que nous n’entendons pas substituer aux nationalismes locaux une sorte ◀de▶ nationalisme européen. L’Europe s’est, ◀de▶ tout temps, ouverte au monde entier. À tort ou à raison, par idéalisme ou par ignorance, en vertu de sa foi ou dans des vues impérialistes, elle a toujours conçu sa civilisation comme un ensemble ◀de▶ valeurs universelles. Il ne s’agit donc pas pour nous ◀d’▶opposer une nation européenne aux grandes nations ◀de▶ l’Est et ◀de▶ l’Ouest ; ni ◀de▶ vouloir une « culture européenne » synthétique, valable pour nous seuls et fermée sur elle-même : ce serait trahir le génie ◀de▶ l’Europe, le couper ◀de▶ ses sources chrétiennes et humanistes. Notre ambition est ◀de▶ contribuer à l’union ◀de▶ nos pays, qui sera leur seul salut, par le moyen ◀d’▶une renaissance ◀de▶ leur culture dans la liberté ◀de▶ l’esprit, qui est leur vraie force. Notre objet ne sera pas non plus ◀de▶ dénoncer ce qui se pratique ailleurs, car nous ne pouvons réformer que nous-mêmes. Nous n’acceptons pas la scission que symbolise le rideau ◀de▶ fer ; mais nous pensons que le meilleur moyen ◀de▶ ramener vers l’Occident les peuples séparés, c’est ◀de▶ leur offrir l’image ◀d’▶une Europe rénovée par l’union dans la liberté, ◀d’▶une Europe qui prend au sérieux sa vocation particulière dans le monde.
Une Europe affaiblie et divisée par vingt nationalismes et autant ◀de▶ barrières ◀de▶ douanes ne saurait plus être un pôle ◀d’▶attraction. Une Europe proclamant des principes sans les appliquer fermement n’aurait bientôt plus le droit ◀de▶ parler.
Prendre au sérieux la vocation européenne, c’est une mission ◀de▶ vigilance dont les intellectuels des pays libres doivent se sentir plus que jamais responsables. Il leur incombe ◀de▶ rappeler sans relâche aux gouvernements et aux politiciens comme aux législateurs sociaux et aux experts, qu’un certain nombre ◀de▶ principes moraux ne sauraient être négligés dans la pratique sans que l’Europe perde ses droits à l’existence et à l’autonomie.
Europe doit signifier d’abord union dans la diversité, et respect des diversités. Que jamais une partie ◀de▶ la cité ne prétende imposer le silence à toutes les autres ; que jamais une majorité n’use du pouvoir pour écraser l’opposition, car la minorité ◀d’▶aujourd’hui sera peut-être la majorité ◀de▶ demain, et c’est dans les minorités qu’on fait l’apprentissage ◀de▶ la liberté. Bien plus, l’Europe est si diverse que chaque majorité locale ou nationale — politique, religieuse, ou linguistique — doit reconnaître en fait qu’elle est minoritaire dans l’ensemble du continent. L’Europe est donc nécessairement une école ◀de▶ la tolérance. Elle ne doit condamner — dans son sein tout d’abord — que les régimes qui obligent l’opposition à se transformer en résistance clandestine ; les régimes où les votes sont publics et se font à bulletins ouverts, tandis que les procès sont secrets et se tiennent à portes fermées.
Europe doit signifier encore cité ouverte, où les hommes, les idées et les biens peuvent circuler en liberté. Toutes les entraves à cette circulation qu’elle laisserait subsister sur son territoire, non seulement l’affaibliraient encore plus, mais lui enlèveraient le droit ◀de▶ dénoncer en bonne conscience les régimes ◀de▶ cité fermée, dont le symbole et le terme logique s’appelle le camp ◀de▶ concentration.
Europe doit signifier enfin dialogue. L’union que nous voulons est celle qui lie tacitement deux hommes qui dialoguent. Elle n’est pas l’unanimité dans la clameur disciplinée, où nul ne reconnaît plus sa propre voix. L’Europe doit être et devenir de plus en plus le lieu du monde où la personne humaine puisse encore faire entendre sa voix. Ce principe doit fournir la mesure des institutions fédérales vers lesquelles tend l’espoir des hommes libres.
Si nous exerçons, à Lausanne, cette action ◀de▶ vigilance publique, on pourra dire vraiment ◀de▶ notre Conférence qu’elle fut le congrès ◀de▶ la conscience européenne.
Une conscience malheureuse, il est vrai, tourmentée, peut-être coupable — comme toute conscience, en dernière analyse.
C’est notre lot ◀d’▶Européens, et c’est notre passion profonde, que ◀de▶ préférer la conscience au bonheur. Vocation tragique et féconde, qui nous apparaît plus clairement depuis que se dressent à l’Est comme à l’Ouest deux civilisations plus jeunes, filles ◀de▶ la nôtre, et qui chacune à sa façon, cultivent un idéal eudémonique, l’idéal ◀d’▶un bonheur assuré.
Il est frappant que le bonheur, en Europe n’ait trouvé ses plus hautes expressions que dans quelques tableaux classiques ou paysages impressionnistes, dans quelques brefs poèmes, quelques prières. C’est par la musique seule ◀de▶ Bach ou ◀de▶ Mozart que nous en possédons la substance idéale, que nous en respirons le climat nostalgique.
Mais, nous, ici, nous ne sommes pas réunis pour tracer des plans ◀d’▶innocence et ◀de▶ prospérité organisée. Nous tenterons, sobrement, ◀de▶ trouver les moyens qui permettent le libre exercice ◀de▶ nos vocations tourmentées ; des moyens ◀de▶ vivre, oui, mais selon notre foi, sans renier nos raisons ◀de▶ vivre. Sauvons l’Europe tragique, pour que nos descendants puissent encore habiter en esprit, par la grâce des chefs-d’œuvre futurs, au ciel ◀de▶ la musique, dans une Europe heureuse.
Conclusion du discours ◀de▶ présentation du Rapport général, lors de la séance inaugurale du 8 décembre 1949.