Naissance d’▶une Fondation
L’idée naquit en décembre 1952. Elle se précisa jusqu’à l’été 1953, et les premiers qui en eurent connaissance s’y montrèrent aussitôt favorables. Il s’agissait à la fois ◀d’▶élargir le cercle des amis du Centre européen de la culture et ◀de▶ rassembler autour ◀d’▶un grand projet — celui ◀d’▶une fondation à l’échelle européenne — des hommes qui s’étaient signalés dans leur sphère ◀d’▶influence par leur intérêt actif pour la cause ◀de▶ l’union ◀de▶ nos peuples.
Le 14 novembre 1953, une quinzaine ◀de▶ personnes — industriels, banquiers, hommes politiques, dirigeants ◀d’▶organisations internationales et intellectuels — se réunirent au Pavillon Henri IV, à Saint-Germain-en-Laye. Lecture leur fut donnée du texte suivant :
habeas animam
Situation ◀de▶ l’homme au xxe siècle
Le totalitarisme règne aujourd’hui sur un tiers ◀de▶ l’humanité. Il agit dans les deux autres tiers non seulement par sa propagande et sa diplomatie, mais par la fascination ◀de▶ ses mythes et par la terreur même qu’il exerce.
Dans les pays demeurés libres, le développement ◀de▶ l’étatisme aux dépens du sens civique, d’une part, l’absence ◀d’▶un idéal commun, d’autre part, minent la résistance spirituelle et politique, préparant ainsi les voies ◀de▶ la tyrannie collectiviste. Celle-ci s’attaque aux fondements comme aux conquêtes ◀de▶ notre civilisation occidentale, parce qu’elle s’attaque à la notion ◀de▶ l’homme qui fut l’origine décisive ◀de▶ cette civilisation, et qui en restera le plus haut achèvement.
Ce n’est plus seulement la liberté ◀de▶ la personne — l’habeas corpus — qui est contestée au xxe siècle, mais déjà son identité, le droit ◀de▶ chaque homme à son âme, l’habeas animam, comme l’a dit Ignazio Silone. La tyrannie possède aujourd’hui les moyens ◀de▶ modifier la pensée, les sentiments, et jusqu’au sens ◀de▶ la vérité chez un homme. La mise en esclavage mental ◀d’▶une grande partie ◀de▶ l’humanité n’est plus une utopie : ses moyens scientifiques existent, ils sont à l’œuvre sous nos yeux.
Situation ◀de▶ l’Europe
Foyer ◀de▶ la civilisation occidentale, l’Europe a pour mission suprême et impérieuse ◀de▶ susciter la résistance à cette immense offensive anonyme contre l’humain, phénomène dont l’Histoire n’a pas vu le précédent. Mais l’Europe est elle-même en grand péril.
Les peuples qu’elle a civilisés retournent contre elle les techniques qui avaient assuré sa puissance. Ceux qu’elle a exploités et opprimés retournent contre elle les idéaux ◀de▶ liberté et ◀d’▶égalité qui avaient assuré son prestige. Les progrès ◀de▶ l’hygiène, répandus par les Européens, ont pour effet ◀de▶ bouleverser totalement les rapports démographiques entre l’Europe et d’autres groupes ◀de▶ nations. Le nationalisme qui nous divise devient, ailleurs, principe ◀d’▶union à nos dépens. Les sources extérieures ◀de▶ nos richesses tarissent. ◀De▶ grands marchés se ferment à nos produits. Des empires concurrents se dressent.
Ainsi, au moment où les valeurs secondaires ◀de▶ notre civilisation ont conquis le monde, l’Europe en perd naturellement le monopole, cependant qu’elle voit ses valeurs fondamentales menacées, et ses positions économiques compromises.
Mais surtout, les Européens se sentent impuissants devant cette montée des périls. Nous sentons et pensons encore nationalement, dans l’ère des grands empires, des grands marchés, et ◀de▶ la stratégie mondiale. Nous nous croyons en conséquence trop petits pour le siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans le monde, notre indépendance politique, économique, et par suite morale. Tout ce qui fait le sens même ◀de▶ nos vies.
Le dilemme
En vérité, l’Europe perdra tout cela, si elle persiste dans sa division, cause principale ◀de▶ son présent abaissement. Elle ne pourra survivre, et sauver la civilisation, que si elle s’unit. « D’ici vingt-cinq ans, disait récemment la reine Juliana, nous vivrons tous dans une même maison, ou nous mourrons tous dans les mêmes ruines. »
Nature des obstacles à l’union
Les obstacles à l’union européenne sont actuellement ◀d’▶ordre moral, bien plus que matériel. Voici les principaux :
— manque ◀de▶ confiance des Européens en eux-mêmes, et défaitisme devant « le mouvement fatal ◀de▶ l’Histoire » ;
— attachement fétichiste à des « souverainetés nationales » qui ont épuisé leurs vertus au xixe siècle et sont devenues en partie fictives : aucun ◀de▶ nos pays ne peut se défendre seul plus ◀de▶ quelques heures ;
— sectarisme politique, égoïsme à courte vue, qui souvent empêchent les gouvernants autant que les peuples ◀de▶ réaliser la nature des périls menaçant ◀de▶ tous côtés l’ensemble ◀de▶ l’Europe ;
— enfin et surtout, préjugés nationaux à l’égard des voisins, hérités ◀de▶ plusieurs guerres, ou inculqués par l’enseignement à tous les degrés, depuis un siècle.
Les efforts ◀d’▶union entrepris depuis 1946 se voient aujourd’hui freinés par tous ces facteurs. Les oppositions se raidissent, et se démasquent.
Certes, les sondages ◀de▶ l’opinion réelle indiquent sans exception, dans tous nos pays, qu’une large majorité des Européens veut l’union. Mais cela n’empêche pas des fractions importantes ◀de▶ ceux qui prétendent parler pour l’opinion, et qui disposent des moyens nécessaires dans les parlements et dans la presse, ◀de▶ se conformer avec ensemble aux mots d’ordre lancés par les centrales, secrètes ou non, du communisme. Et leur campagne joue à plein sur les habitudes mentales qu’on vient de rappeler, et sur les slogans qu’elles accréditent : « indépendance nationale », « danger allemand », « offensive ◀de▶ paix russe », « impérialisme américain ».
Le temps que l’on perd ainsi pour le salut ◀de▶ l’Europe, d’autres le gagnent pour sa ruine.
Nécessité ◀de▶ réveiller un sentiment commun des Européens
Il est donc évident que le nœud du problème est dans l’attitude morale des Européens eux-mêmes. À défaut ◀d’▶une prise de conscience assez rapide et générale du danger que courent ensemble tous nos pays, mais aussi des ressources immenses dont l’Europe disposerait encore à la seule condition ◀de▶ s’unir — tous les traités et pactes que l’on pourra conclure seront insuffisants, viendront trop tard, ou resteront lettre morte.
Si au contraire le sentiment ◀de▶ leur destin commun se réveille chez les Européens, la plupart des obstacles existant aujourd’hui paraîtront plus faciles à surmonter, ou même s’évanouiront dans la mesure où ils consistent en préjugés, aveuglements partisans, méfiances non fondées, et surtout ignorance ◀de▶ la vraie situation.
Le Centre européen de la culture a été fondé pour contribuer à ce réveil du sentiment européen.
Il a commencé par agir dans les domaines ◀de▶ la vie culturelle où il semblait possible ◀d’▶obtenir rapidement des résultats concrets. Il a créé une série ◀d’▶associations et communautés ◀de▶ travail qui fonctionnent dès maintenant sur un plan supranational, comme si déjà l’Europe était unie.
Fort ◀de▶ ces premières réalisations, qui lui assurent une base ◀d’▶utilité technique, le Centre peut aborder maintenant ◀d’▶une manière plus large sa vraie mission : devenir toujours mieux un lieu ◀de▶ ralliement et un foyer ◀d’▶initiatives pour tous ceux qui ont compris que l’Europe doit s’unir, mais que le développement ◀de▶ l’esprit européen reste la condition primordiale et vitale ◀de▶ l’union institutionnelle.
Parmi les tâches les plus urgentes, la création ◀d’▶une Fondation européenne ◀de▶ la culture serait ◀de▶ nature à modifier, par sa seule existence, le climat intellectuel et moral ◀de▶ l’Europe, en restaurant le sens ◀de▶ notre indépendance et ◀de▶ notre vocation particulière.
Il ne s’agit pas ici ◀d’▶idéalisme facile, mais bien du véritable et du seul réalisme, dans une époque dont Churchill pouvait dire prophétiquement, au milieu de la guerre : The empires of the future are the empires of the mind.
L’Empire européen, notre Union fédérale, se fera dans les esprits d’abord.
Mais l’esprit agit par nos mains, par le moyen ◀de▶ nos engagements et ◀de▶ nos sacrifices personnels.
L’Europe ne se fera pas toute seule. Elle ne sera pas créée par des discours et adjurations passionnés, ni par un soulèvement spontané ◀de▶ la masse, ni par des textes juridiques. Elle se fera par les hommes qui comprennent que son destin dépend ◀de▶ leur action d’abord.
Il faut que quelques-uns au moins relèvent ce défi ◀de▶ l’Histoire. Sans orgueil, mais aussi sans lâche humilité. Quelques-uns peuvent beaucoup, et pour un très grand nombre, s’ils le veulent, s’ils se groupent, et s’ils agissent à temps.
Après lecture ◀de▶ ce texte, approuvé par toutes les personnes présentes, le groupe réuni par le CEC décida ◀de▶ prendre le nom ◀de▶ Club européen, et se donna pour première tâche concrète la réalisation ◀d’▶une Fondation européenne ◀de▶ la culture.
Celle-ci fut créée le 16 décembre 1954 au siège du CEC à Genève. Robert Schuman signa l’acte en qualité ◀de président du Conseil des Gouverneurs, les autres signataires étant MM. H. Brugmans, Franco Marinotti, J. H. Retinger, D. de Rougemont, Raymond Silva, Georges Villiers. Le baron van Zeeland étant nommé trésorier.
La Fondation se transporta à Amsterdam en 1957. Dès l’automne 1955, S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas en avait assumé la présidence effective.