Trois initiales, ou raison d’▶être et objectifs du CEC9
Notre nom même provoque généralement les trois questions suivantes :
— qu’entendez-vous par culture ?
— ◀de▶ quelle Europe s’agit-il ?
— pourquoi faut-il un Centre en pareil domaine ?
Répondre à ces trois questions, très normales et très légitimes, ce sera définir du même coup la raison ◀d’▶être ◀de▶ notre institution, l’esprit qui l’anime et les objectifs qu’elle s’est donnés dès sa création.
Culture a la réputation ◀d’▶être un mot vague. Et il est vrai qu’on lui attribue des contenus assez divers. Mais si nous négligeons les disputes pédantes, il est facile ◀de▶ définir un sens commun à toutes les acceptions du terme. La culture a toujours désigné l’action créatrice ◀de▶ l’homme, sur les choses ou sur l’homme lui-même.
Dès notre Antiquité gréco-romaine, « cultiver » la terre ou l’esprit signifie : en tirer davantage que la Nature seule n’eût produit. Un champ ◀de▶ blé, une maison, un poème, une statue, un outil, une équation, résultent ◀d’▶actes culturels — artificiels. L’homme est cet animal qui tire ◀de▶ la Nature tout ce qui, sans lui, serait demeuré virtuel, et qui par lui devient le domaine ◀de▶ l’humain ; domaine du sens et ◀de▶ l’opération, ◀de▶ la transformation et ◀de▶ la puissance ; domaine ◀d’▶une création au second degré. Culture, en somme, égale nature plus homme.
Dès la seconde moitié du xviiie siècle, en France et en Allemagne — Voltaire, Vauvenargues, Wieland, Herder —, plus tard en Angleterre — Newman, Matthew Arnold —, on se met à parler ◀de▶ la culture tout court, non plus seulement ◀de▶ la culture du sol, ou des lettres, ou ◀de▶ quelque activité précise.
Le terme étant entré dans l’usage courant, dès la fin du siècle dernier, on l’oppose fréquemment, pour mieux le préciser, au terme ◀de▶ civilisation. (Mais Français et Allemands s’entendent mal sur la définition et la valeur des deux termes, distingués ◀d’▶une manière polémique : « Kultur » et « Civilisation » deviennent les slogans à tout faire des propagandes ◀de▶ guerre en 1914.)
Pour nous, qui ne sommes ◀d’▶aucun parti nationaliste, s’il fallait prendre position dans le débat, nous dirions que la culture représente à nos yeux l’activité humaine créatrice ◀de▶ valeurs, ◀de▶ sens, ◀d’▶œuvres nouvelles et ◀d’▶inventions ; la civilisation étant plutôt l’ensemble ou le système des résultats sociaux, à la fois matériels et moraux, produits par cette activité.
Quoi qu’on en pense, un fait demeure indiscutable : le concept ◀de▶ culture en soi, ◀d’▶activité prospective ◀de▶ l’esprit non liée par les règles du sacré ou les décrets ◀de▶ la politique, est un concept typiquement européen. Et cela seul peut expliquer ce grand paradoxe ◀de▶ l’Histoire : que l’Europe, qui représente à peine 4 % des terres du globe, assez pauvre en matières premières et moins peuplée que l’Inde ou que la Chine, ait en fait dominé le monde, ◀de▶ la Renaissance jusqu’aux débuts ◀de▶ notre siècle. Ce qui a permis ◀de▶ passer du « petit cap de l’Asie » à cette royauté longtemps incontestée — et qui peut renaître demain sous d’autres formes purifiées et libérales — ce n’est rien ◀de▶ naturel, rien ◀de▶ purement physique ; c’est précisément la culture.
L’Europe, c’est très peu de chose plus une culture.
Et voilà qui suffit, pratiquement, à définir le rôle actif et créateur ◀de▶ la culture, à faire voir qu’elle n’est pas un luxe, mais une nécessité vitale pour tous nos peuples. En effet, leur niveau de vie et leur statut social dépendent ◀de▶ leur économie ; celle-ci dépend ◀de▶ la technique et donc des sciences ; or les sciences ne sont nées en Europe et ne progressent dans l’univers qu’en vertu du complexe philosophique, éducatif, moral et spirituel qui demeure l’origine permanente ◀de▶ ce que nous appelons la culture, et ◀de▶ son dynamisme aventureux.
Europe , qui fut d’abord un mythe sémite et grec, puis une définition géographique — l’Ereb hébreux, le pays du couchant, part ◀de▶ Japhet, l’Asie étant à Sem, l’Afrique à Cham — l’Europe est à nos yeux une unité ◀de▶ culture. Sur la base ◀de▶ cette unité intégrant les apports les plus divers au cours des siècles, mais antérieure et supérieure à tous les découpages successifs ◀de▶ nos frontières nationales, l’union économique et politique ◀de▶ nos peuples peut et doit aujourd’hui s’édifier.
On nous demande : quelles seront ses limites ? Nous refusons cette question mal posée. Car une culture ne saurait être définie par des bornes-frontières et un cordon douanier, mais seulement par son contenu vivant, par la cohérence ◀de▶ ses principes et par sa force ◀de▶ rayonnement.
L’Europe que nous voulons doit être à la mesure ◀de▶ cette force ◀de▶ rayonnement. Son découpage accidentel et temporaire en Europe de l’Ouest et ◀de▶ l’Est, en groupements ◀de▶ Six, ◀de▶ Sept, ◀de▶ Quinze, ou ◀de▶ Dix-Huit à la recherche difficile ◀de▶ leur union, dépend ◀d’▶un jeu ◀de▶ forces politiques sur lequel nous sommes sans pouvoir, mais dont nous devons anticiper le dépassement. Nous travaillons ici pour la plus grande Europe, pour elle seule, à son seul service, conscients ◀de▶ servir du même coup la cause ◀de▶ l’unité mondiale.
Si réduits que soient encore nos moyens en proportion ◀d’▶une telle mission, nous savons que cette faiblesse matérielle est la rançon ◀de▶ notre indépendance ◀de▶ tous partis, intérêts nationaux, groupements ◀d’▶États ou même super-États. Nous entretenons avec eux tous des contacts souvent utiles et toujours amicaux. Plusieurs nous ont aidés dans notre tâche. Mais tous paraissent avoir compris — et certains nous l’ont dit expressément — qu’il était juste et nécessaire ◀de▶ laisser libre ◀de▶ tous liens un Institut dont la mission est justement ◀de▶ voir plus loin, ◀de▶ préparer le terrain pour une plus vaste union.
Où sont les obstacles majeurs à cette union ? On nous répète qu’ils seraient dans les faits, dans les intérêts matériels. Mais nous pensons qu’ils sont d’abord dans les esprits, leurs préjugés et leurs routines. C’est donc là que nous avons à les combattre, en agissant en premier lieu sur ceux qui forment les esprits et l’opinion, mais également en saisissant toute occasion ◀de▶ réveiller chez les Européens les plus actifs la conscience ◀de▶ leur unité, ◀de▶ leur communauté ◀de▶ destin historique, et ◀de▶ leur mission commune dans un monde transformé par leur faute et par leur mérite.
Voilà définie notre Europe : c’est un champ ◀de▶ forces culturelles, sans frontières à l’extérieur, mais tout encombré ◀de▶ barrières et ◀de▶ chicanes périmées. Il s’agit donc d’une part ◀de▶ libérer ses diversités créatrices, en favorisant leurs échanges et leurs opérations communes ; d’autre part, ◀de▶ donner à l’ensemble ses meilleures chances ◀de▶ rayonnement mondial. Coordonner à l’intérieur, pour mieux représenter à l’extérieur.
Centre , à l’inverse du mot culture, évoque des images trop précises : celle ◀d’▶une organisation géométrique, celle ◀d’▶une bureaucratie, celle ◀d’▶une uniformité ◀de▶ traitement imposée aux objets les plus divers et les plus éloignés ; et qui pis est, toutes ces images apparaissent particulièrement incompatibles avec les réalités ◀de▶ la culture créatrice telle que l’on vient de les décrire. ◀D’▶où la question (forme polie ◀d’▶une objection fondamentale) que l’on nous pose bien souvent : « Pourquoi faut-il un Centre, s’il s’agit ◀de▶ culture ? »
◀D’▶une manière générale et dans une vue théorique ◀de▶ la culture, rien ne semble moins nécessaire, ou disons-le : plus prétentieux, voire nocif, que l’idée ◀d’▶un Centre.
Cela posé, regardons notre époque et le concret ◀de▶ ses problèmes. Voici le tableau, tel qu’il s’offrait à nous il y a dix ans.
À l’idée ◀de▶ culture en général, et ◀d’▶unité ◀de▶ culture européenne en particulier, les chauvinismes et totalitarismes ◀de▶ toute couleur opposent la notion ◀de▶ « cultures nationales », qui est aussi fausse en fait qu’en droit. La culture à la fois antique, chrétienne, critique et scientifique, et qui est commune à tous nos peuples, se trouve cloisonnée par des barrières ◀de▶ préjugés partisans et nationalistes, plus paralysantes que les taxes frappant la circulation ◀de▶ ses instruments et ◀de▶ ses produits. Chaque groupement national croit avoir ses problèmes uniques, parce qu’il ignore ceux des autres, et prétend les résoudre seul, en toute ignorance des solutions déjà tentées ou trouvées ailleurs. Chacun s’épuise à découvrir son Amérique — quitte à se faire financer par elle, sous prétexte de sauvegarder sa sacro-sainte et fictive « souveraineté » par rapport aux voisins européens. Certes, ce sont des Européens surtout qui viennent de fabriquer la première Bombe, parce qu’ils étaient ensemble… en Amérique. Mais ici, chacun se plaint ◀de▶ manquer ◀de▶ fonds, parce que chacun s’enferme dans son trop petit pays. Partout la concurrence tue les initiatives, qu’un peu ◀d’▶esprit ◀de▶ coopération ferait réussir. Il faut un Centre, et il se crée, à la suite des congrès ◀de▶ La Haye et ◀de▶ Lausanne. Non dans l’idée ◀de▶ faire lui-même œuvre ◀de▶ créateur, bien entendu — un Centre n’écrit pas ◀de▶ poèmes — mais pour qu’il y ait quelque part en Europe un lieu où l’on se préoccupe ◀de▶ poser les problèmes communs et ◀de▶ grouper ceux qui peuvent les résoudre.
Cinq ans plus tard, 1955 : l’idée ◀de▶ coopération est entrée dans les mœurs, même culturelles. Les associations se sont multipliées : instituts ◀de▶ recherches nucléaires, ◀d’▶enseignement européen dans les universités, ◀d’▶éducation scolaire et populaire ; festivals, guildes du livre, et du disque ; agences ◀de▶ presse ; juristes, historiens, sociologues, éditeurs, ingénieurs, cinéastes, hygiénistes, pédagogues, sportifs même… Nous sommes sur la bonne voie. Mais deux dangers subsistent : les centres ◀de▶ coordination se sont multipliés au point ◀de▶ poser à leur tour un grave problème ◀de▶ coordination… et ◀de▶ financement ; et les déclarations ◀d’▶intention européenne et fédéraliste tendent à devenir une rhétorique superficielle. Un travail ◀de▶ recherches en profondeur s’impose.
On voit donc apparaître, dès 1955, en réponse à ces deux problèmes nouveaux, d’une part des fondations et fonds (Genève, puis Amsterdam, Bruxelles, Strasbourg) qui se proposent à la fois ◀de▶ regrouper et ◀de▶ financer les initiatives dispersées ; d’autre part des séminaires ◀de▶ recherches, des thèses, des enquêtes, des sondages, des numéros spéciaux ◀de▶ revues, et toute une bibliothèque ◀d’▶ouvrages spécialisés sur les problèmes européens. L’action du CEC, en tout cela, a parfois été décisive, encore qu’elle ne soit pas toujours bien visible à l’œil nu. Elle a donc justifié la raison ◀d’▶être ◀de▶ l’institution — pour ceux qui savent ; plus rarement, il est vrai, aux yeux ◀d’▶un grand public naturellement indifférent sinon aux produits ◀de▶ la culture, du moins à ses problèmes ◀de▶ création, distribution, finalités sociales…
Post-scriptum 1970
En 1970, faut-il encore un Centre ?
Après vingt ans, si nous nous interrogeons sur la méthode du CEC, nous constatons qu’elle n’a cessé ◀d’▶illustrer, avant la lettre, cette règle ◀d’▶or du fédéralisme formulée par Louis Armand :
« Développons en commun ce qui est neuf. Laissons ◀de▶ côté les héritages du passé, dont l’unification prendrait trop ◀de▶ temps, demanderait trop ◀d’▶énergie, et soulèverait trop ◀d’▶opposition. »
Ce qui était neuf il y a vingt ans, c’était en sciences les recherches nucléaires ; dans l’édition les guildes du livre ; dans la ◀vie▶ musicale, la vogue des festivals ; et dans l’enseignement, la notion subversive ◀d’▶une entité européenne qui ne fût pas simple addition des nations.
Le CEC commence donc par réunir le 12 décembre 1952, les directeurs ◀d’▶agences nucléaires ◀de▶ six pays. ◀De▶ cette initiative naîtra le CERN.
Puis il fonde une Communauté européenne des guildes et clubs du livre, qui va rassembler dans huit pays plus ◀d’▶un million et demi ◀de▶ lecteurs. Et en même temps, il crée l’Association européenne des festivals ◀de▶ musique, qui groupe aujourd’hui trente-trois des plus grands festivals du continent.
Enfin, au lieu de chercher à améliorer la peste, je veux dire les manuels ◀d’▶histoire nationale, le CEC multiplie les publications, plans ◀de▶ causeries, numéros spéciaux ◀de▶ revues, stages et conférences tendant à présenter dans tous les domaines non plus l’État-nation isolé, mais l’Europe entière comme seule « unité intelligible ◀de▶ recherches historiques », selon la formule ◀d’▶Arnold Toynbee.
Certaines ◀de▶ ces activités, initiées par le CEC, se sont constituées hors de lui (comme le CERN) ou se sont détachées ◀de▶ lui (comme la Fondation européenne) conformément au plan initial. D’autres ont pris fin parce qu’elles avaient atteint leurs objectifs, ou au contraire parce que ceux-ci se révélaient inaccessibles, vu nos moyens.
À partir de 1963, le capital ◀d’▶expériences et ◀de▶ connaissances européennes créé au CEC a été investi dans deux domaines principaux : l’enseignement supérieur et la formation des futurs citoyens ◀de▶ l’Europe.
Certes, l’Institut universitaire ◀d’▶études européennes ne dépend pas du CEC, mais il n’eût pas vu le jour sans lui, et il ne cesse ◀de▶ bénéficier ◀de▶ ses acquis.
Et certes, la Campagne ◀d’▶éducation civique européenne ne dépend pas seulement du CEC, mais toutes les recherches qui se sont poursuivies depuis vingt ans à la Villa Moynier nourrissent ses stages et ses publications. Et l’on retrouve le principe initial : fédérer à partir du neuf, former des hommes nouveaux pour la Cité fédérale.
Mais qu’en est-il ◀de▶ l’avenir du Centre ? La reprise par d’autres institutions — officielles ou privées — ◀de▶ la plupart des associations et activités actuellement groupées à la Villa Moynier est parfaitement concevable, et même elle n’irait pas sans avantages — notamment financiers — pour certaines d’entre elles. Cependant, si l’on envisage objectivement l’éventualité ◀d’▶une telle dispersion, on sent aussitôt ce qui serait perdu dans l’opération.
Chacune ◀de▶ nos Associations ou activités se trouve colorée et modifiée du fait ◀de▶ son voisinage avec les autres, des influences qu’elle en reçoit (fût-ce à son insu) et ◀d’▶une certaine communauté à la fois ◀d’▶inspiration et ◀de▶ finalité européenne. C’est cela que chacune perdrait en s’isolant. Un peu de son âme, peut-être, ou ◀de▶ son principe animant…
Mais il y a plus. Je demeure convaincu que la disponibilité, l’ouverture à la nouveauté, qui a caractérisé la méthode du Centre dès ses débuts, reste sa justification la moins douteuse.
Il est devenu banal ◀de▶ constater que les thèmes nouveaux ◀d’▶activité et ◀de▶ recherche se définissent de plus en plus comme des carrefours interdisciplinaires. Il y a donc beaucoup de chances pour qu’on les traite mieux dans une institution aux intérêts multiples articulés par une finalité commune, surtout si cette institution se trouve avoir pour vocation, précisément, ◀d’▶accueillir ce qui est neuf et ◀de▶ fonder sur du neuf les modèles et structures ◀de▶ l’Europe fédérale.
Ou faudrait-il créer un nouvel Institut par thème nouveau ? Ce serait ◀d’▶une mauvaise économie intellectuelle et financière.
L’exemple des études sur la région illustre et concrétise ces remarques ◀d’▶une manière on ne peut plus opportune. Tout semblait en effet préparer le CEC, et l’Institut qui est dans ses murs, à se saisir ◀d’▶un thème majeur en lequel viennent converger les problèmes ◀de▶ foyers ◀de▶ culture, ◀d’▶écoles aux trois degrés, ◀de▶ recherches scientifiques, ◀d’▶histoire dénationalisée, ◀d’▶économie sans frontières et ◀de▶ science politique fédérale, qui ont fait l’objet ◀de▶ nos travaux depuis vingt ans.
Le problème des régions, à lui seul, peut suffire à polariser les principales activités du CEC pendant la prochaine décennie.