Préface à « L’▶Œuvre du xxe siècle »
◀Le▶ mois ◀de▶ mai 1952, à Paris, fut animé par une grandiose manifestation destinée à présenter ◀l’▶ensemble des créations ◀les▶ plus marquantes du xx e siècle dans ◀l’▶Occident libre. Opéras, ballets, concerts, théâtre, expositions, conférences et débats publics par ◀les▶ plus grands écrivains ◀d’▶Europe et des Amériques se succédèrent chaque soir du 30 avril au 2 juin. ◀L’▶initiative était due au Congrès pour ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ culture et à son secrétaire général Nicolas Nabokov. C’est en tant que président du Congrès que ◀le▶ directeur du CEC fut amené à préfacer et à conclure ces trente-deux journées mémorables.
Parmi ◀les▶ traits qui définissent ◀l’▶Occidental, ◀le▶ goût ◀de▶ « se rendre compte » est l’un des plus constants. Il nous fit inventer ◀la▶ boussole et ◀la▶ montre, mais aussi ◀la▶ science historique, ◀la▶ biographie, et ◀les▶ expositions.
◀L’▶Œuvre du xxe siècle veut être au premier chef, littéralement, un compte rendu. Exposition, biographie ◀d’▶une époque, essai ◀d’▶orientation parmi tant de recherches, ◀d’▶égarements et ◀de▶ trouvailles, elle veut montrer plutôt que démontrer, et faire voir au lieu de faire croire. Mais cette prise de conscience du siècle en marche revêt, qu’on ◀le▶ veuille ou non, ◀le▶ caractère et ◀la▶ vertu ◀d’▶un manifeste.
Une rumeur court ◀le▶ monde depuis plus ◀de▶ vingt ans : ◀l’▶état ◀de▶ nos arts et ◀de▶ nos lettres, en Occident, serait ◀la▶ preuve ◀de▶ notre décadence. N’est-il pas curieux ◀d’▶observer que ce jugement se trouve être à la fois celui des « passéistes » en art, et celui des adeptes ◀de▶ partis qui se proclament progressistes ? Cette part du grand public, chez nous, qui en est restée au tableau ◀de▶ genre, au pleinairisme, au réalisme, et qui prend pour ◀la▶ tradition ces innovations ◀d’▶avant-hier, voit ses goûts confirmés et sanctionnés par ◀les▶ décrets ◀de▶ deux révolutions avides ◀d’▶avenir. L’une, qui s’installait pour mille ans, mourut en douze. Notre art « dégénéré », disait-elle, lui survit. L’autre voudrait maintenant nous faire douter ◀de▶ ◀la▶ validité et ◀de▶ ◀la▶ vitalité ◀de▶ notre culture en libre essor. Elle appuie son accusation sur une doctrine.
◀Le▶ mal serait entré dans ◀la▶ peinture, dit-elle, avec ◀les▶ pommes ◀de▶ Cézanne, pommes ◀de▶ pure forme, sans contenu social. ◀De▶ ce péché originel naquit ◀le▶ formalisme occidental, qui devait conduire à Picasso lequel, tout communiste qu’il soit, sert Wall Street et ses sombres desseins12. Quant à ◀l’▶avenir, il serait représenté par ◀les▶ tableaux ◀de▶ genre militaire du réalisme socialiste, qui ne se distinguent ◀de▶ ◀la▶ peinture bourgeoise ◀d’▶environ 1880 que par ◀la▶ couleur des parements.
Nous proposons au grand public contemporain ◀de▶ juger ce procès sur pièces. À ◀l’▶entreprise ◀de▶ dénigrement poursuivie par ◀la▶ propagande des conformismes officiels, nous avons choisi ◀d’▶opposer ◀les▶ chefs-d’œuvre ◀de▶ ◀l’▶art et ◀de▶ ◀la▶ pensée libre : ils parleront ◀d’▶eux-mêmes et leur langage convaincra mieux que tous ◀les▶ arguments.
◀Le▶ xxe siècle a vu se développer une série ◀d’▶expériences toujours plus audacieuses, et dont plusieurs laisseront ◀l’▶homme enrichi ◀de▶ nouveaux styles, ◀de▶ nouvelles techniques ◀d’▶expression, et ◀de▶ nouveaux domaines à explorer. Tant de diversités spontanées ou voulues, tant de contradictions aussi, déconcertent ◀l’▶esprit non moins qu’elles ne ◀l’▶excitent, ◀l’▶angoissent autant qu’elles ◀le▶ comblent. Une telle passion ◀de▶ liberté — d’ailleurs contemporaine des dictatures totales — ne va pas sans désordre, apparent ou réel. Mais nous pensons que ◀la▶ liberté ◀d’▶expression et ◀de▶ création reste ◀la▶ condition première — non point ◀la▶ seule — du dégagement ◀d’▶un ordre supérieur ; et que ◀la▶ tyrannie est ◀le▶ pire des désordres.
C’est dans cette vue que ◀le▶ Congrès pour ◀la▶ Liberté ◀de▶ ◀la▶ Culture a voulu rassembler au foyer même ◀de▶ ◀l’▶aventure moderne, dans Paris, des œuvres dont ◀la▶ « nouveauté » semblait capable ◀de▶ durer, ◀de▶ témoigner encore dans ◀la▶ durée du siècle au-delà des surprises initiales, — tableaux, symphonies, opéras, ballets, poèmes, et leurs commentateurs, et leurs exécutants, et ceux qui ◀les▶ critiquent, et ceux qui vont plus loin mais dans ◀la▶ même liberté.
Jamais convocation plus ample ◀de▶ ses forces n’aura marqué ◀l’▶été ◀d’▶un siècle ! Ce concours des génies et des merveilles ◀de▶ ◀l’▶art renouvelle, dans un temps menacé, ◀la▶ fonction des jeux séculaires, mainteneurs ◀de▶ ◀la▶ foi ◀d’▶une cité dans son âme, et ◀de▶ ◀la▶ confiance ◀d’▶une civilisation dans sa fécondité, dans son avenir.
Heureux donc ceux qui auront pu prendre ◀de▶ leur âge cette vue ◀d’▶ensemble assurément sans précédent, et qui ne sera pas seulement rétrospective, si elle nous aide et nous anime à mieux comprendre ◀d’▶où nous venons, où nous en sommes, où nous allons…
Mais ◀la▶ riposte, ici, transcende ◀le▶ défi. Elle ◀le▶ réduit au rôle épisodique qui, précisément, fut toujours celui des pouvoirs politiques, ◀de▶ leurs goûts et ◀de▶ leurs censures, dans ◀le▶ développement ◀de▶ nos arts.
◀L’▶Œuvre du xxe siècle pose bien d’autres problèmes. Le premier me paraît être celui ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience ◀d’▶une époque non par ses héritiers, mais par ceux qui ◀la▶ vivent. On ne voit pas ◀de▶ précédent à ◀l’▶entreprise, dans ◀l’▶ère moderne. Mais on songe à ces Jeux dont ◀la▶ fonction, selon ◀l’▶oracle sibyllin, devait être ◀de▶ restaurer ou ◀de▶ maintenir ◀la▶ cité dans sa gloire.
Une telle concentration ◀d’▶œuvres fameuses, qu’on ◀les▶ juge monstres ou merveilles, ne peut pas rester sans effets sur ◀les▶ créateurs, ◀le▶ public, et leur manière ◀de▶ sentir notre temps. Comme ◀l’▶acte ◀d’▶observer dans ◀la▶ microphysique, cet acte ◀d’▶exposer ne laissera pas intact son objet même. Cet objet, c’est peut-être ◀la▶ modernité — voulue, créée, et ressentie comme telle. Une passion ◀d’▶expérimenter à tous risques peut ◀la▶ définir.
Combien ◀de▶ seuils et ◀de▶ limites n’avons-nous pas forcés dans notre siècle — seuil ◀de▶ ◀l’▶atome ou seuil ◀de▶ ◀l’▶inconscient, sens ◀de▶ ◀la▶ vue et ◀de▶ ◀l’▶ouïe exercés au-delà ◀de▶ leur portée naturelle, conquête du ciel, victoire ◀de▶ ◀l’▶intellect sur ◀l’▶espace à trois dimensions… ? Chacune ◀de▶ ces victoires nous a jetés dans un complexe nouveau ◀de▶ paradoxes.
Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶artiste pénétrant ◀les▶ structures ◀de▶ ◀l’▶Inconscient. Qu’il soit peintre, poète ou conteur, plus il s’avance dans ce domaine, plus il s’isole et perd ◀le▶ contact du public ; cependant que ◀l’▶invention technique, dans ◀le▶ même temps, vient lui proposer des moyens ◀de▶ communiquer avec des masses immenses. Mais ces deux maxima, celui ◀de▶ ◀la▶ découverte et celui ◀de▶ ◀l’▶audience accessible, se révèlent pratiquement contradictoires. Faut-il opter, ou faut-il au contraire viser cette forme ◀de▶ compromis que fournit ◀la▶ notion nouvelle ◀d’▶optimum ? Faut-il se faire soit monstre, soit vedette — ou bien tenter ◀de▶ se faire classique ?
Autre paralogisme ◀de▶ ce siècle : jamais on n’avait vu pareille liberté ◀de▶ recherche et ◀de▶ formulation, jamais moins ◀de▶ scrupules ◀d’▶expression, dans ◀les▶ sciences, ◀les▶ arts et ◀les▶ lettres ; jamais non plus ◀de▶ conformismes plus pesants, plus acharnés à contrôler ◀les▶ sources mêmes ◀de▶ ◀la▶ création. S’agit-il ◀de▶ compensations, ou bien l’un des deux phénomènes serait-il ◀la▶ rançon ◀de▶ l’autre ?
Sommes-nous dans une situation globale ◀de▶ disjonctions irrémédiables, ◀de▶ divorce, allant vers ◀le▶ chaos et vers ◀la▶ décadence ? Ou bien dans un système ◀de▶ tensions créatrices sans cesse accrues, orienté vers ◀la▶ restitution ◀d’▶un classicisme vif, ◀d’▶une commune mesure élargie ?
Ces problèmes et bien d’autres se trouvent posés, par ◀le▶ seul fait ◀de▶ leurs illustrations, ensemble exposées dans Paris.
◀Le▶ choix ◀de▶ ◀la▶ ville n’est pas sans signification. Paris fut, pendant ce demi-siècle, ◀le▶ lieu géométrique ◀de▶ ◀l’▶aventure moderne : cubisme, Apollinaire, ballets ◀de▶ Diaghilev, École ◀de▶ Paris, groupe des Six, surréalisme, Proust, Gide et Valéry, et leurs commentateurs et adversaires ◀de▶ tout bord, et ◀le▶ foyer mondial ◀de▶ leur marché comme ◀de▶ leur gloire.
Cette aventure va-t-elle nous apparaître comme un passé déjà, ou comme ◀l’▶effervescence ◀d’▶un ordre neuf en son état naissant ? ◀L’▶Œuvre du xxe Siècle s’inaugure dans ◀le▶ vrai style ◀de▶ notre époque : ◀la▶ réponse qu’elle apporte, d’une part, est, ◀de▶ l’autre, une remise en question.