Conclusions sur l’▶avenir et ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ culture
« ◀L’▶Œuvre du xx e siècle » se termina ◀le▶ 30 mai 1952 par une conférence à ◀la▶ salle Pleyel. Des deux courts textes ici reproduits, le premier introduisait ◀les▶ discours qu’allaient prononcer sur « ◀l’▶Avenir ◀de▶ ◀la▶ Culture » Wystan H. Auden, Salvador de Madariaga, William Faulkner et André Malraux ; le second tirait ◀les▶ conclusions ◀de▶ ◀l’▶ensemble des manifestations.
I
Poser publiquement ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ notre culture, voilà qui me paraît absolument typique du xxe siècle. Un écrivain du siècle ◀de▶ Louis XIV ou du siècle ◀d’▶Élisabeth ne s’interrogeait pas sur ◀l’▶avenir des lettres ou ◀de▶ ◀la▶ culture en général ; il ne ◀les▶ voyait pas dans ◀la▶ complexité ◀de▶ leur devenir historique ; il ne sentait peser sur elles aucune menace, bien au contraire. Il avait en lui et devant lui, ◀les▶ gages certains ◀d’▶une présence sacrée : dogmes, liturgies, royauté, et tous ◀les▶ ordres ◀de▶ ◀la▶ société. Pourquoi donc, et comment, ◀la▶ question ◀de▶ notre avenir et ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ notre culture peut-elle se poser parmi nous ?
Je vais en indiquer pour ma part trois raisons.
La première, c’est que nous n’avons plus, dans notre monde occidental, ◀de▶ témoignage incontesté ◀d’▶une présence sacrée. Et dès lors qu’il n’y a plus ◀de▶ garant en nous et parmi nous ◀d’▶un au-delà, ◀d’▶un transcendant présent, nous nous voyons contraints ◀de▶ ◀le▶ chercher dans ◀l’▶avenir, ◀d’▶en référer aux temps qui viennent.
La seconde raison c’est que tout créateur a besoin devant lui ◀d’▶une perspective, ◀d’▶un temps libre pour méditer, pour publier, pour être lu. Il a besoin ◀d’▶une postérité, ◀d’▶un espace vital historique. Or, nous voici contraints ◀de▶ lutter aujourd’hui pour sauver cette visée, cette possibilité : elles sont devenues problématiques.
Troisième raison : jamais ◀les▶ hommes n’avaient été aussi conscients ◀d’▶une menace immédiate et totale sur leur culture, leur civilisation, ◀le▶ sens même ◀de▶ leur existence. Vous savez tous ◀de▶ quoi je parle et que ce n’est pas seulement ◀de▶ ◀la▶ Bombe. Jamais ◀les▶ hommes, et particulièrement ◀les▶ créateurs, ne s’étaient sentis visés aussi précisément à ◀la▶ tête et au cœur.
Si nous sommes réunis ce soir sur ce plateau, au lieu d’être à nos tables ◀de▶ travail, comme nous ◀l’▶eussions tous préféré, c’est sans ◀la▶ moindre forfanterie, c’est parce que nous avons reconnu que nous sommes visés, que notre fonction dans ◀la▶ cité est menacée, notre avenir mis en question. Nous sommes là pour vous avertir, pour vous montrer que nous sommes décidés à ◀la▶ défense, à ◀la▶ riposte.
Écoutez-nous, non pas du tout comme des hommes qui essaieraient ◀de▶ briller sur ◀la▶ scène, mais comme des hommes qui ont à vous dire ceci : c’est qu’ils sont prêts à accepter leur rôle dans un combat qui est aussi le vôtre, et dont ◀l’▶enjeu nous dépasse tous.
II
Il ne saurait être question ◀de▶ tirer ◀de▶ nos quatre débats et ◀de▶ nos deux conférences des conclusions collectives et unanimes. Nous avons entendu depuis quinze jours une quarantaine ◀de▶ prises ◀de▶ position toutes personnelles faisant ◀le▶ point ◀d’▶une évolution dont nous sommes à la fois ◀les▶ sujets et ◀les▶ objets.
Je me bornerai donc à souligner un caractère très général ◀de▶ nos débats. Tous ◀les▶ sujets que nous avons discutés, que ce soit ◀l’▶écrivain dans ◀la▶ cité, ◀l’▶isolement ◀de▶ ◀l’▶artiste au temps des moyens ◀de▶ communication avec ◀les▶ masses, ou ◀l’▶opposition entre ◀la▶ révolte irrépressible et ◀la▶ communion nécessaire, se ramènent à un seul : ◀l’▶individu créateur et ◀la▶ société.
Or, on nous a très bien montré ◀les▶ dangers ◀de▶ ◀l’▶isolement, et ◀l’▶on a fort bien dénoncé ◀les▶ excès ◀de▶ ◀la▶ révolte ; mais on a beaucoup moins insisté sur ◀l’▶acceptation tranquille et confiante des moyens modernes ◀de▶ communiquer avec ◀les▶ masses, et nul n’a déclaré devant nous qu’il connaissait et assumait ◀les▶ conditions ◀d’▶une communion nouvelle entre ◀les▶ hommes.
C’est précisément sur ce thème capital ◀de▶ ◀la▶ communion que je voudrais dire quelques mots. Il est trop clair qu’aucun ◀de▶ nous ne se risquerait à en donner ◀la▶ recette. Il en existe dans ce siècle, mais vous savez à quoi elles mènent.
Que vaut ◀le▶ bonheur ◀d’▶un peuple, que vaut sa communion, quand elle est établie par ◀la▶ police au prix ◀d’▶un homme sur dix dans ◀les▶ camps sibériens ? Que vaut ◀la▶ communion des neuf qui restent, qui osent à peine se regarder dans ◀les▶ yeux, quand ils savent que deux d’entre eux probablement sont des mouchards, et que le dixième homme est dans un camp ?
Pitié pour eux ! Car ils ignorent sans doute ◀l’▶étendue et ◀la▶ vraie visée ◀de▶ ◀la▶ tyrannie dans laquelle ils sont nés13.
Mais nous ? Nous qui avons parmi nous des témoins, des victimes toutes récentes ◀de▶ ces tortures ? Nous qui avons pu garder ◀le▶ droit ◀de▶ savoir, ◀le▶ devoir ◀de▶ nous informer, ◀de▶ dire et ◀de▶ crier, nous ne sommes plus pardonnables ◀de▶ nous taire.
Alors, que faire ? Tout d’abord protester, publiquement et avec éclat ; question ◀de▶ salubrité publique, quelle qu’en soit ◀l’▶efficacité. ◀L’▶Œuvre du xxe siècle a protesté dans son ensemble contre ◀les▶ tyrannies ◀de▶ toutes couleurs qui nous salissent, qui salissent toute ◀l’▶humanité, victime directe ou non des dictatures et des arguments ◀de▶ leurs complices. Elle a protesté au double sens du mot qui est à la fois refus et témoignage.
Notre concert inaugural dans une église était dédié à ◀la▶ mémoire des victimes ◀de▶ toutes ◀les▶ tyrannies du xxe siècle. Il convenait ◀d’▶ouvrir nos manifestations par cet acte ◀de▶ piété, par ce Magnificat à ◀la▶ mémoire des martyrs ◀de▶ notre siècle.
Puis, il y eut cet ensemble éblouissant ◀de▶ chefs-d’œuvre des arts modernes qui a rempli ce mois ◀de▶ mai ◀de▶ Paris, qui a témoigné, qui a protesté, pour ◀la▶ valeur créatrice ◀de▶ ◀la▶ liberté.
Maintenant, qu’allons-nous conclure ? Je pense qu’il ne se trouvera pas un seul d’entre nous, poètes, romanciers, critiques et philosophes, qui ont pris part à ces entretiens, pour nous dire : « Et maintenant, allons-y, serrons ◀les▶ rangs, opposons à ◀la▶ discipline totalitaire un front commun, et à sa propagande une propagande au moins aussi brutale ou insinuante ! »
Au contraire, je suis convaincu que nous approuvons tous ici cette excellente définition ◀de▶ ◀la▶ propagande que donnait l’autre jour Wystan Auden : ◀l’▶emploi ◀de▶ ◀la▶ magie par ceux qui n’y croient plus contre ceux qui y croient encore.
Comment donc allons-nous répondre au défi des totalitaires si nous nous privons ◀de▶ leurs armes ? Si nous refusons ◀la▶ fausse communion fomentée par ◀la▶ propagande et maintenue par ◀la▶ police et ◀la▶ terreur, si nous refusons ◀la▶ calomnie, si nous refusons tous ◀les▶ insignes et tous ◀les▶ signes extérieurs ◀de▶ communion, si nous allons même jusqu’à éviter ◀d’▶en parler, parce que — disons-◀le▶ bien franchement — il est gênant ◀de▶ parler ◀de▶ cela quand on y croit, dans un tel lieu, et sous ◀le▶ feu des projecteurs ?
Je répondrai à côté de ◀la▶ question apparente par une sorte ◀de▶ parabole, sans transition, en visant ◀le▶ cœur du problème. Que nous soyons ici chrétiens ou non, nous sommes tous tenus ◀de▶ constater ◀le▶ fait historique que voici : ◀la▶ plus vaste communion jamais instituée dans ◀le▶ monde, ◀la▶ plus profonde, et ◀la▶ plus libre par ◀les▶ modes ◀d’▶adhésion qu’elle implique, s’est faite autour, non pas ◀d’▶une idée, ◀d’▶une doctrine, ou ◀d’▶un système ◀de▶ valeurs, ni même autour ◀d’▶une cause, mais bien ◀d’▶un sacrifice individuel, autour ◀d’▶un seul, autour ◀d’▶un homme qui est mort dans ◀l’▶isolement total, dans ◀la▶ révolte ◀la▶ plus intransigeante contre ◀le▶ mal et ◀l’▶injustice du monde, abandonné des hommes — et ce serait peu — abandonné ◀de▶ Dieu lui-même.
N’oublions pas que là, et là seulement, ◀le▶ mot ◀de▶ communion a pris son sens, et qu’il tend à ◀le▶ perdre à mesure qu’il s’éloigne du sacrifice individuel.
Pour terminer, une simple citation. Elle est ◀d’▶un Espagnol, c’est dire qu’elle frappe une ◀de▶ ces notes ◀d’▶éloquence à la fois sèche, dure et profonde qui manque trop souvent aujourd’hui, et par ◀la▶ faute ◀d’▶une dictature encore, à notre grand concert européen. C’est une phrase ◀de▶ Miguel de Unamuno dans son Commentaire à Don Quichotte : « Mets-toi en marche tout seul, tous ◀les▶ autres solitaires se joindront à toi, à tes côtés sans que tu ◀les▶ voies, et chacun pensera qu’il va seul ; mais vous formerez un bataillon sacré, celui ◀de▶ ◀la▶ sainte, ◀de▶ ◀l’▶inachevable croisade. »