À la▶ table ronde du Conseil de l’Europe
Discours prononcé au Capitole ◀de▶ Rome, lors de ◀la▶ séance ◀de▶ clôture ◀de▶ ◀la▶ table ronde organisée par ◀le▶ Conseil de l’Europe, en octobre 1953.
Présidée par ◀le▶ directeur du Centre européen de la culture, ◀la▶ table ronde groupait des publicistes, écrivains et professeurs représentant ◀les▶ pays membres du Conseil de l’Europe, autour ◀d’▶un groupe ◀de▶ six « Sages » : Alcide de Gasperi, Robert Schuman, Arnold Toynbee, ◀l’▶ambassadeur van Kleffens, ◀le▶ professeur Eugen Kogon, et M. Löfstedt, recteur ◀de▶ ◀l’▶Université ◀d’▶Upsal.
L’une des œuvres ◀les▶ plus célèbres ◀de▶ Gauguin, un grand triptyque qu’il peignit au seuil ◀de▶ notre siècle, s’intitule : ◀D’▶où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?
Je n’imagine pas ◀de▶ meilleur motto pour cette table ronde ◀de▶ ◀l’▶Europe, dont je viens ◀d’▶avoir ◀l’▶honneur ◀de▶ diriger ◀les▶ débats pendant quatre journées mémorables. Où en sommes-nous, nous autres Européens ◀de▶ 1953 ?
Une phrase prononcée ◀l’▶an dernier par ◀le▶ président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative ◀de▶ Strasbourg, Paul-Henri Spaak, répond ◀d’▶une manière dramatique à cette question. « Nous autres Européens, nous vivons, depuis la dernière guerre, dans ◀la▶ peur des Russes et ◀de▶ ◀la▶ charité des Américains. » Je traduis cette phrase en chiffres, et cela donne ◀le▶ curieux résultat que voici : « À ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, 330 millions ◀d’▶hommes vivent dans ◀la▶ peur ◀de▶ 190 millions et ◀de▶ ◀la▶ charité ◀de▶ 160 millions. »
◀La▶ raison ◀de▶ ce paradoxe est des plus simples. Nous ne nous sentons pas en réalité, 330 millions ◀d’▶Européens, mais seulement 42 millions ◀de▶ Français, 8 millions ◀de▶ Belges, 3 millions ◀de▶ Norvégiens… Nous pensons et sentons par nations cloisonnées, dans ◀l’▶ère des grands empires continentaux, des grands marchés, et ◀de▶ ◀la▶ stratégie mondiale. Nous nous sentons, en conséquence, trop petits pour ◀le▶ siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans ◀le▶ monde, notre indépendance politique, économique et peut-être morale.
Et certes, nous perdrons tout cela, tout ce qui fait ◀le▶ sens même ◀de▶ nos vies, si nous persistons à demeurer une vingtaine ◀de▶ nations, ◀de▶ cantons désunis. Mais au contraire, nous pouvons tout sauver par une union qui ferait ◀de▶ ◀l’▶Europe, dans ◀la▶ réalité vivante et dans ◀les▶ cœurs, ce qu’elle n’est aujourd’hui que dans ◀l’▶arithmétique.
Que manque-t-il à ◀l’▶Europe pour se sauver, pour rejoindre un salut tout proche et comme à portée ◀de▶ ◀la▶ main ? Il ne lui manque peut-être qu’une seule chose : ◀la▶ conscience des périls qu’elle encourt, que tous nos pays courent ensemble, — et ◀la▶ conscience aussi des ressources immenses qui sont là, dont elle peut disposer — à ◀la▶ seule condition ◀de▶ s’unir.
Une prise de conscience. Un réveil. Telle paraît donc ◀la▶ condition première ◀de▶ toute action concrète et raisonnable en faveur de ◀l’▶union, notre salut prochain.
C’est ainsi, j’imagine, que ◀l’▶on voyait ◀les▶ choses, dans ◀les▶ milieux du Conseil de l’Europe où germa, voici quelques mois, ◀l’▶idée ◀d’▶une table ronde européenne. ◀La▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe avançait mais lentement : économique, politique, militaire. Mais ◀les▶ résistances croissaient, à ◀la▶ mesure des gains déjà réalisés.
Comment réduire ces résistances là où elles sont, dans ◀les▶ esprits et dans ◀les▶ cœurs ? Comment réveiller ◀l’▶opinion ? ◀Les▶ slogans s’usent très vite, et ◀la▶ jeunesse actuelle accueille avec un scepticisme amer nos plus éloquents bavardages. Il fallait donc d’une part approfondir ◀l’▶idée même ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, par une sérieuse méditation ; d’autre part nourrir ◀l’▶opinion par un sérieux effort ◀d’▶information.
◀La▶ tâche ◀de▶ méditer sur nos destins, ◀le▶ Conseil de l’Europe ◀l’▶a confiée à un petit groupe ◀de▶ six hommes, dont ◀la▶ composition me paraît tout à fait remarquable. ◀L’▶on y trouve en effet côte à côte des hommes d’État du premier rang, mais rompus aux disciplines ◀de▶ ◀l’▶esprit ; et des hommes ◀de▶ pensée dans ◀la▶ rigueur du terme, mais riches ◀d’▶une expérience intime des nécessités ◀de▶ ◀l’▶action. Autour de ce mariage très significatif ◀de▶ ◀la▶ méditation et ◀de▶ ◀l’▶expérience, une quinzaine ◀de▶ publicistes réputés se sont réunis, — un par membre du Conseil de l’Europe — afin de rechercher ensemble ◀les▶ moyens ◀de▶ faire connaître et ◀d’▶illustrer, chacun dans sa sphère ◀d’▶influence, ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀la▶ réflexion des Six.
Tout cela dans ◀le▶ cadre à la fois prestigieux et familier ◀de▶ ◀la▶ villa Aldobrandini.
Voilà pour ◀l’▶historique ◀de▶ cette rencontre, ◀d’▶un type absolument nouveau, vous ◀le▶ voyez. Mais je sais bien que vous êtes surtout curieux des résultats pratiques ◀de▶ ces quatre journées.
Permettez-moi ◀de▶ faire appel, ici, à votre sympathie ◀la▶ plus active et à votre imagination. Vous avez devant vous un homme qui sort à peine depuis quelques instants ◀d’▶un bain presque ininterrompu ◀de▶ quatre jours dans une discussion serrée, parfois même passionnée, et conduite en deux ou trois langues, par des esprits et des tempéraments aussi variés que ◀le▶ sont ◀les▶ vingt-deux peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀les▶ familles intellectuelles qui ◀les▶ composent. Cet homme, de plus, étant un écrivain qui n’est pas absolument sans idées sur ◀les▶ sujets traités, s’est vu contraint par sa fonction présidentielle dans ces débats, ◀d’▶accorder ◀la▶ parole à tous — sauf à lui-même ! Comment, sortant à peine ◀d’▶une telle épreuve, pourrait-il sérieusement prétendre vous apporter ici ◀le▶ récit objectif des joutes qui furent livrées par vingt-et-un chevaliers autour de cette moderne table ronde, et dont ◀les▶ mille échos remplissent encore sa tête ?
Laissez-moi donc vous décrire simplement, et en toute subjectivité, les premières impressions ◀d’▶ensemble que je sens se former en moi.
◀Le▶ souci dominant ◀de▶ ◀la▶ table ronde était ◀de▶ dégager, pour nos contemporains, une large vision ◀de▶ notre situation, capable ◀d’▶orienter ◀l’▶action prochaine. Pour mieux savoir où nous allons, il fallait voir d’abord ◀d’▶où nous venons.
Cette recherche des origines communes à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, nous ◀l’▶avons faite sous ◀la▶ conduite magistrale et souriante ◀d’▶un des plus grands historiens ◀de▶ notre temps, M. Toynbee. Et nous avons vu se dessiner ◀la▶ courbe ◀de▶ ◀l’▶extraordinaire aventure collective ◀de▶ ◀l’▶Occident : ◀la▶ naissance ◀de▶ notre civilisation au confluent des trois courants issus ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome, et ◀de▶ Jérusalem ; son expansion dans ◀le▶ monde entier ; ◀l’▶exportation pêle-mêle ◀de▶ nos idéaux religieux, ◀de▶ nos formes politiques, aussi, et enfin des secrets techniques ◀de▶ notre puissance, chez tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre ; et puis soudain, au xxe siècle, ◀le▶ renversement subit et complet ◀de▶ notre position dans ◀le▶ monde ; ◀la▶ montée des empires unifiés, devant nos divisions sanglantes, ◀la▶ crise ◀de▶ nos idéaux devant ◀la▶ propagande massive des dictatures ; ◀les▶ moyens matériels et intellectuels ◀de▶ notre domination retournés contre nous. Nous avons vu clairement que nos pays n’avaient plus ◀d’▶autre issue pratique, ◀d’▶autre avenir possible que dans ◀l’▶union.
Voilà ◀d’▶où nous venons, et voilà ◀les▶ raisons ◀de▶ craindre et ◀d’▶espérer que nous portons en nous, dans notre chair et notre sang, dans ◀la▶ mémoire commune ◀de▶ notre vieille famille européenne, si profondément unie en deçà et au-dessous de nos récentes divisions nationales et linguistiques, qui se révèlent alors, en vérité, relativement superficielles.
◀Le▶ diagnostic ainsi posé, nous nous sommes tournés vers ◀l’▶avenir : où allons-nous ? Et c’est M. Robert Schuman qui nous a présenté ◀le▶ tableau des mesures politiques et institutionnelles capables ◀de▶ traduire notre communauté.
Nous n’avons pas trouvé ◀de▶ solutions faciles, ni ◀de▶ recettes miraculeuses pour supprimer ◀le▶ mal et assurer ◀le▶ bien dans un délai garanti, or you get your money back ! Mais nous avons déterminé clairement nos responsabilités immédiates devant ◀l’▶Europe et devant ◀le▶ monde, et nous avons formulé ◀les▶ buts communs qui peuvent unir ◀les▶ Européens. Car ce sont beaucoup moins leurs origines que ◀les▶ buts qu’ils regardent ensemble, qui peuvent rendre ◀les▶ hommes fraternels.
Devant ◀l’▶opposition en apparence irréductible ◀de▶ ◀la▶ foi religieuse et des certitudes relatives fondées sur ◀la▶ science, nous avons posé ◀la▶ nécessité du dialogue fécond, ◀de▶ ◀la▶ mise en question réciproque dans ◀la▶ tolérance mutuelle. Et cela nous a conduits à esquisser ◀les▶ principes ◀d’▶une morale civique, européenne, commune aux deux familles ◀d’▶esprit.
Devant ◀la▶ contradiction apparente entre ◀l’▶exigence ◀d’▶unification ◀de▶ nos pays, et ◀l’▶exigence ◀de▶ sauver ◀les▶ diversités qui ont fait ◀la▶ richesse ◀de▶ ◀l’▶Europe, nous avons posé ◀la▶ nécessité ◀de▶ structures politiques nouvelles, ◀d’▶institutions supranationales ◀d’▶un type nouveau, permettant ◀de▶ mettre en commun ce qui doit ◀l’▶être pour bien marcher, afin de mieux faire vivre et ◀de▶ sauver ce qui doit normalement demeurer distinct, privé, original.
Nous n’avons pas dressé ◀les▶ plans ◀d’▶une civilisation modèle. Mais nous avons pensé que ◀le▶ devoir et ◀le▶ salut des Européens consistait aujourd’hui à édifier des modèles nouveaux ◀de▶ société — valables pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour ◀le▶ reste du monde. Un seul exemple : ◀le▶ nationalisme a été notre invention commune. Nous ◀l’▶avons communiqué, « donné » au monde entier et cette liqueur tout d’abord enivrante est bientôt devenue poison. C’est à nous qu’il appartient donc, aujourd’hui, ◀d’▶inventer ◀l’▶antidote ◀de▶ ce toxique. C’est à nous ◀d’▶inventer pour tous ◀les▶ moyens ◀de▶ dépasser notre nationalisme, sans perdre cependant ce qu’il a pu garder ◀de▶ valable ; ◀de▶ dépasser ◀les▶ souverainetés nationales devenues largement fictives, et ◀de▶ créer un type nouveau ◀de▶ souveraineté commune, à ◀l’▶échelle ◀de▶ notre fédération.
Et certes, ◀de▶ telles créations entraîneront certains sacrifices. Il faut ◀le▶ dire à nos contemporains. Mais ce seront des sacrifices raisonnables, ◀les▶ conditions premières, les premiers pas ◀d’▶une renaissance générale ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Je voudrais là-dessus, en terminant, vous rappeler un grand et grave exemple.
On compare volontiers notre Europe à Byzance. Cet empire qui sombra pour toujours il y a cinq siècles exactement, avait cessé ◀de▶ vivre son grand rôle historique dès ◀l’▶an 1204, où ◀l’▶armée des croisés pilla sa capitale et viola son sanctuaire. Chute immense, dont ◀la▶ cause directe fut ◀le▶ refus ◀d’▶un sacrifice minime.
◀Les▶ croisés, débarqués devant Constantinople exigeaient un tribut avant de s’éloigner : dix millions ◀de▶ francs or, environ. ◀L’▶empereur en versa ◀la▶ moitié, puis se mit à pleurer misère. ◀Les▶ riches ne ◀l’▶aidèrent point, se disant tous ruinés, et refusant ◀de▶ faire ◀le▶ pool patriotique des faibles sommes qui devaient assurer leur salut. ◀L’▶assaut fut décidé après des mois ◀d’▶attente, Byzance fut mise à sac. ◀Les▶ produits du pillage s’élevèrent après trois jours à plus ◀de▶ cent-millions, sans compter ◀le▶ trésor inestimable des œuvres d’art et des objets sacrés, dilapidés ou « réquisitionnés ». ◀Les▶ richesses ◀de▶ Byzance, enfin « mises en commun » furent emportées par ◀l’▶occupant.
Il dépend ◀de▶ vous. Messieurs ◀de▶ ◀la▶ Table ronde, il dépend ◀d’▶efforts comme le vôtre, il dépend ◀de▶ nous tous Européens, ◀d’écrire une autre histoire pour une Europe nouvelle.