Éducation, civisme et culture16
Que l’▶on s’occupe ◀d’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ géographie ou ◀de▶ ◀l’▶économie, dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une campagne ◀d’▶éducation civique, voilà qui va de soi et personne ne demandera quel est ◀le▶ lien entre ces matières et ◀la▶ préparation civique des élèves.
Mais que ◀l’▶on en vienne à s’occuper, dans ◀le▶ même cadre, des arts plastiques, ◀de▶ ◀la▶ littérature et ◀de▶ ◀la▶ musique, voilà qui pose des questions.
Beaucoup doutent qu’il y ait un rapport entre ◀la▶ culture, qu’ils considèrent comme un luxe réservé à une élite disposant ◀de▶ loisirs, et ◀la▶ vie politique, économique et sociale, qu’ils considèrent comme ◀le▶ solide et ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀l’▶existence. Ce doute résulte ◀d’▶une attitude très répandue dans nos démocraties, et qui consiste à séparer radicalement ◀l’▶Art, domaine des activités libres, gratuites et décoratives, domaine du jeu — et ◀les▶ dures nécessités concrètes qui sont celles ◀de▶ ◀la▶ vie publique et civique, domaine du sérieux.
Ce problème résultant ◀d’▶une double erreur sur ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀la▶ culture et sur celle du civisme, je me vois conduit à reprendre ◀la▶ définition ◀de▶ ces deux réalités, afin de montrer comment elles convergent et s’appuient dans l’optique de ◀l’▶Europe que nous voulons unir ; cette Europe qu’il s’agit ◀de▶ faire vivre tout d’abord dans ◀l’▶esprit et ◀le▶ sentiment des jeunes gens confiés à votre enseignement.
Qu’est-ce que ◀le▶ civisme ? On peut ◀le▶ définir ◀d’▶un seul mot, qui est ◀le▶ mot clé ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Proudhon, ancêtre des fédéralistes européens : participation.
◀Le▶ civisme, c’est ◀la▶ participation active ◀de▶ ◀l’▶individu à ◀la▶ vie commune, qu’il s’agisse du cercle familial, professionnel et communal pour commencer, et ensuite des cercles plus vastes ◀de▶ ◀la▶ région et ◀de▶ ◀la▶ nation, et enfin ◀de▶ ◀la▶ grande communauté européenne. Celle-ci existe déjà au niveau de ◀la▶ culture ; il faut maintenant ◀la▶ faire exister au niveau des réalités politiques, afin que ◀l’▶Europe puisse tenir sa juste place dans ◀la▶ communauté globale du genre humain.
◀Le▶ civisme européen, c’est donc ◀la▶ participation à ◀la▶ communauté européenne traditionnelle, mais c’est aussi ◀la▶ participation à ◀la▶ communauté européenne en formation.
Car ◀le▶ verbe participer a deux sens différents et complémentaires, l’un passif ou réceptif, l’autre actif et militant. Ce n’est pas seulement prendre sa part, c’est aussi apporter sa part, et non pas seulement recevoir, mais donner.
◀L’▶enfant, ◀l’▶élève, ◀le▶ futur citoyen, commence normalement par recevoir. Il doit apprendre ◀le▶ système des institutions et ◀les▶ principes sur lesquels on ◀les▶ a fondées. Il doit assimiler ◀les▶ règles ◀de▶ conduite, lois et conventions qui régissent ◀la▶ vie en société, dans nos démocraties. Tout cela, c’est ◀l’▶instruction civique, mais pas encore ◀l’▶éducation pour ◀le▶ civisme. Celle-ci, en effet, ne doit pas se contenter ◀d’▶inculquer un savoir, ◀de▶ donner des réflexes, ◀de▶ discipliner ◀l’▶individu, mais elle doit ◀l’▶inciter à agir, à se manifester activement dans ◀la▶ communauté, à y tenir sa place selon ses dons et ses possibilités, en tant que citoyen à la fois libre et responsable.
Je voudrais insister sur ces deux derniers termes, et sur leur liaison nécessaire.
Juridiquement, un homme ne peut être tenu pour responsable que si ◀l’▶on peut démontrer qu’il était libre au moment où il a signé tel document, commis telle action, et qu’il n’a pas agi sous contrainte, ou dans un état ◀d’▶inconscience ou ◀de▶ folie ◀le▶ privant ◀de▶ sa liberté ◀de▶ jugement ou ◀de▶ décision. C’est là l’un des principes fondamentaux ◀de▶ notre droit, et l’un des plus fréquemment invoqués devant ◀les▶ tribunaux.
Inversement, un homme ne saurait se sentir et ne saurait être vraiment libre, si ce n’était pour faire quelque chose ou pour refuser ◀de▶ ◀le▶ faire, ◀le▶ libre choix ◀de▶ cet acte ou ◀de▶ cette abstention ◀le▶ rendant aussitôt responsable vis-à-vis de sa propre conscience et ◀de▶ ◀la▶ communauté. En d’autres termes, ◀la▶ liberté se réalise et s’actualise dans ◀la▶ responsabilité, que ce soit pour ◀le▶ bien ou ◀le▶ mal, pour ◀l’▶honneur ou ◀le▶ châtiment. ◀L’▶irresponsable n’est pas libre, et celui qui agit sous contrainte n’est pas responsable.
Cette liaison fondamentale et indissoluble ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ responsabilité est ◀le▶ trait caractéristique du civisme européen. Elle représente ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ démocratie, dont ◀les▶ deux maladies typiques sont ◀l’▶individualisme anarchique et ◀le▶ collectivisme tyrannique. Dans le premier cas, ◀l’▶homme renonce à être responsable, dans le second, il est privé ◀de▶ sa liberté. Ni dans le premier, ni dans le second, il ne saurait être considéré comme un citoyen véritable.
◀De▶ ces définitions ◀de▶ base résultent des conséquences importantes pour ◀l’▶éducation européenne. Alors que ◀l’▶éducation dans ◀les▶ civilisations sacrées et ◀les▶ totalitaires n’est en somme qu’un immense catéchisme, un apprentissage des règles et des réponses, ◀l’▶éducation européenne comporte aussi un apprentissage ◀de▶ ◀la▶ mise en question non seulement ◀de▶ ◀l’▶application des règles, mais des règles elles-mêmes, c’est-à-dire un entraînement ◀de▶ ◀l’▶esprit critique. Ainsi ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶éducateur européen est double : d’une part inculquer à ◀l’▶élève ◀les▶ lois et conventions ◀de▶ ◀la▶ vie sociale et communautaire, d’autre part, préparer ◀l’▶élève à agir librement, selon son jugement, une fois sorti ◀de▶ ◀l’▶école. Donc d’une part initier ◀l’▶enfant aux règles communes, d’autre part ◀le▶ préparer à ◀la▶ libre initiative personnelle. Ces deux exigences ne sont contradictoires qu’en apparence. Elles sont en réalité complémentaires, elles ne font que traduire ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀la▶ responsabilité et ◀de▶ ◀la▶ contestation (assent et dissent en anglais), ◀de▶ ◀la▶ conformité et du non-conformisme — dialectique qui définit ◀l’▶homme européen, dynamique et progressif, par contraste avec ◀l’▶homme des civilisations sacrées ou avec ◀l’▶homme des civilisations totalitaires, dans lesquelles il s’agit avant tout ◀d’▶être conforme, ◀d’▶obéir strictement aux modèles collectifs, imposés par décrets du parti au pouvoir.
Éduquer un enfant, au sens européen, ce n’est pas seulement conditionner son esprit mais ◀l’▶alerter ; ce n’est pas seulement lui donner des réflexes mais lui apprendre à réfléchir ; et ce n’est pas seulement ◀l’▶introduire dans ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie (religieuse, politique ou scientifique) mais ◀le▶ conduire vers son autonomie, vers ◀le▶ libre exercice ◀de▶ ses responsabilités au sein de ◀la▶ société — donc vers son risque personnel, en fin de compte.
Si nous demandons maintenant ce qu’est ◀la▶ culture, nous allons voir que sa définition formelle ressemble étrangement, en Europe, à celle que je viens de donner du civisme.
En effet, ◀la▶ culture pour un Européen, c’est sa participation au trésor commun des œuvres créées depuis des siècles par ◀l’▶esprit des Européens.
Mais là encore, ◀le▶ mot participation a un double sens, réceptif, puis créateur.
Participer à ◀la▶ culture, c’est tout d’abord se cultiver. Placé devant ◀l’▶ensemble des œuvres qui représentent ◀la▶ culture européenne — qu’il s’agisse ◀de▶ livres ou ◀de▶ monuments, ◀de▶ tableaux ou ◀de▶ symphonies, ◀de▶ statues ou ◀de▶ danses, ◀de▶ meubles ou ◀de▶ places et ◀de▶ jardins, ◀l’▶enfant, ◀l’▶adolescent, ◀le▶ débutant ◀de▶ tout âge, doit d’abord en recevoir des impressions et tenter ◀de▶ ◀les▶ assimiler, ◀de▶ ◀les▶ comprendre. Il doit prendre connaissance des chefs-d’œuvre, apprendre quand et comment ils ont été créés, dans quel contexte historique, à quelles fins religieuses et sociales, dans quel esprit. Il doit donc tout d’abord apprendre à voir, à lire, à écouter ces chefs-d’œuvre.
Mais cet apprentissage ne sera efficace que si ◀l’▶élève est initié à quelques rudiments des techniques artistiques qui ont permis ◀la▶ création ◀de▶ ces tableaux, monuments, œuvres littéraires ou musicales. Ayant acquis une idée ◀de▶ ◀la▶ manière dont tout cela a été fait, il lui viendra ◀le▶ désir ◀de▶ ◀le▶ faire à son tour. Il commencera naturellement par imiter, et s’il imite mal, son maître ◀le▶ corrigera. Mais à cela ne se borne pas son éducation artistique : ◀l’▶imitation correcte des modèles orthodoxes n’est pas sa fin, comme elle ◀le▶ serait pour un danseur hindou, par exemple, qui doit exécuter exactement ◀les▶ rites, ou pour un peintre officiel sous Staline. ◀L’▶imitation, en Europe, n’est qu’un moyen ◀de▶ maîtriser une technique ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ personnalité, ◀la▶ différence personnelle puisse apparaître. Cette différence se manifeste d’abord comme une erreur. Il appartient au bon maître ◀de▶ distinguer ◀l’▶erreur due à ◀la▶ maladresse ◀de▶ ◀l’▶« erreur » qui révèle ◀l’▶exigence intime ◀d’▶une personnalité, et dans laquelle ◀le▶ bon maître voit alors ◀la▶ manifestation ◀d’▶une originalité.
Seule, ◀l’▶Europe a osé cultiver (et même jusqu’à ◀l’▶excès, dans ◀l’▶époque moderne) ◀la▶ variation individuelle, ◀l’▶innovation, ◀l’▶originalité : parce que, dès ◀la▶ Renaissance (et même dès ◀le▶ xiiie siècle, selon certains historiens), ◀l’▶Europe a admis un développement profane des arts, hors de ◀l’▶enceinte des églises et des canons du sacré.
Dès ◀la▶ Renaissance donc, ◀le▶ créateur européen est celui pour qui ◀l’▶art n’est plus seulement ◀l’▶illustration des vérités orthodoxes, et des symboles traditionnels ◀de▶ ◀la▶ communauté peints sur ◀les▶ murs ◀de▶ ◀la▶ cathédrale, mais ◀l’▶expression ◀d’▶une personnalité qui assume son risque dans ◀la▶ cité, en innovant.
Cependant, ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶art consiste à maintenir en équilibre ◀les▶ deux exigences antagonistes ◀de▶ ◀l’▶expression ◀de▶ soi et ◀de▶ ◀la▶ communication ou communion.
Un peintre, un poète, un musicien, veut d’abord dire ce qu’il est seul à pouvoir dire (surtout à partir du romantisme), mais en même temps il publie, il expose, il ambitionne ◀d’▶être joué en public, c’est-à-dire qu’il cherche aussi ◀l’▶approbation et ◀la▶ sanction suprême ◀de▶ ◀la▶ communauté — même s’il ne doit ◀l’▶obtenir qu’à titre posthume.
Nous retrouvons ici nos deux catégories fondamentales : liberté et responsabilité.
Qu’il s’agisse du citoyen actif ou ◀de▶ ◀l’▶artiste créateur, ◀le▶ problème est ◀le▶ même dans sa forme et dans ses étapes dialectiques. Il s’agit d’abord ◀d’▶acquérir une certaine somme ◀d’▶informations, puis ◀de▶ se former ◀le▶ jugement ou ◀le▶ sentiment ou ◀la▶ main ; puis ◀de▶ voler ◀de▶ ses propres ailes et ◀de▶ courir ◀le▶ risque ◀de▶ son choix personnel ou ◀de▶ son expression originale, mais en même temps ◀d’▶assumer ◀les▶ responsabilités qu’il entraîne dans ◀la▶ communauté. Au couple antinomique inséparable liberté-responsabilité, qui définit ◀le▶ bon citoyen européen, correspond très exactement ◀le▶ couple originalité-communication, qui définit ◀le▶ bon artiste européen.
◀L’▶éducation européenne, qu’il s’agisse ◀de▶ civisme ou ◀de▶ culture trouve ainsi sa formule caractéristique dans ◀l’▶équilibre tendu entre ◀la▶ liberté et ◀l’▶engagement, entre ◀les▶ droits ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀la▶ communauté. ◀Les▶ vertus requises pour maintenir cet équilibre en tension sont ◀les▶ mêmes dans ◀les▶ deux cas, et ◀les▶ déviations inévitables, rompant ◀l’▶équilibre, sont comparables, terme à terme.
Revenant maintenant aux problèmes plus spécifiques ◀de▶ ◀l’▶enseignement des arts, je voudrais formuler quelques propositions méthodologiques, déduites des considérations générales qui précèdent.
Premier thème
Tradition et Innovation dans ◀les▶ arts en Europe
Je partirai ◀de▶ deux citations ◀d’▶écrivains anglais contemporains : « Continuité dans ◀les▶ changements, unité dans ◀la▶ diversité, semblent bien être ◀les▶ constituantes ◀d’▶une culture vivante, et plus spécifiquement ◀d’▶une culture européenne », écrit Arthur Koestler. Et Stephen Spender ◀de▶ son côté, pense que « seule ◀la▶ culture européenne a su allier ◀la▶ plus grande force révolutionnaire au sens hautement développé des traditions ».
André Malraux, dans ◀Les▶ Voix du Silence, a développé un thème voisin, en illustrant par ◀de▶ nombreux exemples ◀le▶ fait que ◀l’▶artiste européen, formé à ◀l’▶école des grands prédécesseurs, affirme sa personnalité en prenant ◀le▶ contre-pied ◀de▶ leur style. « Tous ◀les▶ artistes ◀de▶ génie commencent par en copier d’autres » ou encore : « Toute destinée ◀d’▶artiste commence par ◀le▶ pastiche », mais c’est en s’opposant aux « derniers grands » parmi ◀les▶ maîtres ◀de▶ leur jeunesse que ◀les▶ peintres fondent une nouvelle école, et découvrent leur style. Or, presque toujours, ils redécouvrent en même temps ◀les▶ mérites, curieusement « modernes » à leurs yeux, ◀de▶ peintres beaucoup plus anciens, et que leurs successeurs immédiats avaient fait oublier. C’est ainsi qu’à ◀l’▶époque du cubisme et du fauvisme, qui rompent avec ◀les▶ réalistes et ◀les▶ impressionnistes, on redécouvre successivement ◀le▶ Gréco, puis Piero della Francesca, Paolo Ucello et Georges de La Tour, tandis qu’un Raphaël, qu’un Van Dyck, qu’un Ribera ou un Holbein s’effacent — de même qu’avec Stravinsky s’effacent Wagner, Berlioz, Schumann et Gluck, tandis qu’on redécouvre Vivaldi, Monteverdi, ◀les▶ Flamands.
Ainsi, ◀de▶ rupture en révolution, ◀l’▶art occidental renoue et enrichit sa tradition, ◀la▶ redécouvre avec des yeux neufs. Quoi de plus révolutionnaire qu’un Picasso, qu’un Joyce ? Mais quoi de plus traditionnel que leurs sources et modèles ! ◀L’▶Ulysse de Joyce est une transposition ◀de▶ ◀l’▶Odyssée au xxe siècle, et Picasso, parti ◀de▶ Toulouse-Lautrec, tantôt remonte au dessin des vases grecs, tantôt s’amuse à refaire ◀Les▶ Ménines de Vélasquez, ou s’inspire ◀de▶ statues crétoises, etc. Jamais un siècle n’avait été plus farouchement iconoclaste que le nôtre, jamais aucun n’avait ressuscité autant ◀de▶ modes et ◀d’▶œuvres du passé européen et même mondial.
Ceci donc est typique ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀la▶ présence et ◀l’▶action simultanées ◀de▶ ◀la▶ tradition et ◀de▶ ◀la▶ révolution, se nourrissant, se fécondant l’une l’autre. Et ◀l’▶historien peut en donner ◀d’▶innombrables exemples, mais ils seront rarement aussi parlants et convaincants que ◀les▶ chefs-d’œuvre ◀de▶ nos arts, comparés et compris dans leur généalogie et dans leurs « messages » propres.
Deuxième thème
L’unité ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, antérieure et supérieure aux « cultures nationales »
Ce qui s’oppose à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et à ◀la▶ formation ◀d’▶une conscience commune — condition préalable ◀de▶ tout civisme européen — c’est ◀le▶ nationalisme ; et chacun sait que ◀le▶ nationalisme a été propagé par ◀l’▶École et ses manuels depuis ◀le▶ milieu du xixe siècle. ◀Les▶ manuels ◀de▶ mon enfance — histoire et géographie, mais histoire ◀de▶ ◀l’▶art aussi — présentaient ◀l’▶Europe comme un puzzle ◀de▶ nations et sa culture comme ◀l’▶addition ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales.
Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par ◀le▶ chauvinisme culturel — ◀les▶ Français ◀de▶ 1914 croyaient défendre ◀la▶ Civilisation contre ◀les▶ Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶Histoire, et très particulièrement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, ◀de▶ ◀la▶ peinture et ◀de▶ ◀la▶ musique.
Je voudrais proposer ici un seul exemple : celui ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ musique en Europe.
Elle naît avec ◀le▶ chant grégorien au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec ◀les▶ séquences et ◀les▶ tropes, se constitue ◀d’▶une manière autonome au xiie siècle avec ◀les▶ troubadours du Languedoc, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame ◀de▶ Paris et à Florence simultanément, enfin à ◀la▶ cour ◀de▶ Bourgogne et dans ◀les▶ Flandres. Entre cités flamandes et italiennes, le long du grand axe commercial ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, ◀les▶ échanges ◀de▶ compositeurs et ◀de▶ styles se multiplient au xve siècle. Une nouvelle école s’épanouit dans ◀les▶ Flandres. Elle rayonne en Bourgogne, en France, vers ◀l’▶Espagne et vers ◀la▶ Bohême, et redescend en Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando di Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, ◀les▶ Allemands viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens (Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi). Au xixe siècle, ◀le▶ centre ◀de▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ musique européenne se déplace vers ◀les▶ régions germaniques, Hanovre, ◀la▶ Saxe, Vienne, puis Bayreuth. C’est auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, Stravinsky, Prokofiev et ◀les▶ Ballets russes influenceront à leur tour ◀la▶ musique occidentale.
◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ peinture suit à peu de chose près ◀les▶ mêmes voies, qui traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine ◀de▶ nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que ◀l’▶on nomme, pendant ◀la▶ Renaissance, ◀la▶ « nation » ◀d’▶un musicien ou ◀d’▶un peintre, c’est simplement ◀l’▶école locale ou régionale dans laquelle il s’est formé.
Qu’il s’agisse ◀de▶ musique, ◀de▶ peinture, ◀d’▶architecture, ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ science, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ religion qui ◀les▶ inspira toutes au départ, il n’est pas une seule branche ◀de▶ notre culture qui ne résulte ◀de▶ mille échanges, tissant ◀l’▶œuvre commune des Européens, pas une seule que ◀l’▶on puisse étudier sérieusement dans ◀le▶ champ limité par ◀les▶ frontières ◀d’▶une seule ◀de▶ nos nations actuelles. Il n’y a pas plus ◀de▶ « peinture française » que ◀de▶ « chimie allemande » ou ◀de▶ « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a ◀la▶ grande communauté ◀de▶ créations et ◀d’▶influences mutuelles qui s’appelle ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶esprit humain.
Montrer cela sans relâche et en toute occasion à vos élèves, ce n’est pas seulement faire ◀de▶ ◀l’▶histoire honnête, après un siècle ◀de▶ falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire ◀l’▶Europe dans ◀les▶ jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base ◀de▶ ◀l’▶union qu’il reste à faire.
Troisième thème
L’Art comme activité ◀de▶ tous
Pendant longtemps, lire et écrire fut réservé aux clercs, puis à une élite restreinte. Puis il y eut ◀l’▶instruction universelle, gratuite et obligatoire. Et de même, dans nos démocraties, tout homme peut être un citoyen. Pourquoi ◀l’▶art serait-il seul à rester une spécialité ◀de▶ luxe, réservée aux seuls artistes professionnels ? Alors que ◀la▶ vie quotidienne et ◀la▶ cité ont besoin ◀d’▶être aménagées esthétiquement autant que socialement et politiquement.
◀L’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, depuis ◀le▶ romantisme, est dominé par ◀la▶ notion ◀de▶ chefs-d’œuvre ou ◀d’▶œuvre individuelle faisant date, marquant un tournant, une nouveauté, une rupture, un nouveau départ, etc. C’est ◀l’▶équivalent ◀de▶ ◀l’▶histoire événementielle, qui ne tenait compte que des batailles, des règnes, des traités. Ainsi, ◀l’▶on en est venu à séparer radicalement « ◀l’▶artiste » ◀de▶ ◀la▶ masse ◀de▶ ceux qui auraient bien voulu mais n’ont pas pu (ou ◀l’▶inverse) et des amateurs qui se contentent ◀d’▶acheter ◀les▶ œuvres cotées des professionnels, ou ◀d’▶en parler.
Or une culture n’est pas vivante et n’est pas saine, si elle reste ◀l’▶activité des seuls artistes, savants ou écrivains professionnels, tout ◀le▶ reste étant passif et en dehors du coup. Une culture saine doit être vivante dans chaque membre ◀de▶ ◀la▶ communauté.
Tout le monde n’a pas besoin ◀de▶ se consacrer à ◀la▶ peinture ou à ◀la▶ musique ou à ◀la▶ littérature et ◀d’▶en faire sa carrière, mais tout le monde a besoin ◀de▶ s’exprimer, ◀de▶ créer ◀le▶ cadre ◀de▶ son existence quotidienne, ◀d’▶en composer ◀les▶ formes et ◀les▶ couleurs, ◀les▶ rythmes et ◀le▶ style. Tout le monde souffre, même sans ◀le▶ savoir, ◀de▶ ◀la▶ laideur et ◀de▶ ◀l’▶incohérence ◀d’▶un logement, ◀d’▶un ameublement, ◀d’▶un milieu urbain, ou ◀de▶ ◀l’▶enlaidissement ◀d’▶un paysage aimé. ◀L’▶absence ◀d’▶exigence esthétique, dans un peuple, correspond à son absence ◀de▶ sens civique : ce rapport devient manifeste dès qu’il s’agit ◀de▶ discuter et ◀de▶ voter un plan ◀d’▶urbanisme, ou ◀de▶ sauvegarder un site, ou ◀d’▶empêcher ◀la▶ prolifération chaotique ◀de▶ petites bâtisses dont ◀la▶ hideuse apparence traduit ◀l’▶égoïsme borné du propriétaire, son inculture et son refus ◀d’▶assumer ses responsabilités communautaires.
C’est pourquoi ◀l’▶éducation artistique, au lieu de rester une sorte ◀de▶ luxe, ◀de▶ branche accessoire, ou ◀de▶ spécialité auxiliaire et « optionnelle » n’intéressant que ◀les▶ sujets vraiment doués, devrait occuper une place importante dans tous nos programmes scolaires. Car s’il est vrai comme ◀le▶ disait Pascal que ◀le▶ principe ◀de▶ toute morale est ◀de▶ bien penser ; il faut dire aussi que ◀le▶ principe ◀de▶ toute culture, c’est ◀de▶ bien sentir.
Thème conclusif
◀L’▶art, comme ◀le▶ civisme, est un moyen ◀de▶ s’exprimer librement en tant qu’homme responsable — selon ◀la▶ formule européenne.
Voilà pourquoi notre Campagne pour ◀l’▶éducation civique des jeunes Européens doit comporter une campagne pour ◀l’▶éducation artistique des futurs citoyens — et peut-être même, doit-elle commencer par là.