Le▶ civisme commence au respect des forêts17
J’ai proposé ◀le▶ thème ◀de▶ ce stage il y a deux ans, parce que j’en étais venu depuis longtemps à penser que ◀l’▶écologie, art et science des équilibres vivants entre ◀l’▶homme et son milieu (tant social et urbain que rural), est ◀le▶ plus grand problème politique ◀de▶ ce siècle. Aujourd’hui je voudrais présenter quelques arguments sur ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶écologie à ◀l’▶école, et des exemples à discuter en classe.
1. ◀Les▶ déséquilibres qui éclatent désormais entre ◀l’▶homme et son milieu font apparaître ◀la▶ nécessité vitale pour ◀l’▶humanité actuelle ◀de▶ choisir son avenir, c’est-à-dire ◀de▶ choisir ◀les▶ priorités et ◀les▶ buts ◀de▶ ◀la▶ vie sociale et personnelle.
Or choisir est ◀l’▶acte politique par excellence : gouverner, c’est prévoir — prévoir d’abord, puis adapter ◀les▶ moyens aux fins prévues.
2. Une série ◀de▶ catastrophes ont réveillé ◀l’▶opinion :
— ◀les▶ photos du soleil à peine visible en plein midi à Los Angeles ;
— ◀l’▶accident du pétrolier « Torrey Canyon » perdant son chargement en mer, ◀d’▶où pollution ◀de▶ près de 100 kilomètres ◀de▶ côtes ◀de▶ ◀la▶ Manche ;
— ◀le▶ lac Érié devenu mer morte, interdit aux baigneurs ; ◀le▶ lac Léman menacé ◀d’▶asphyxie ;
— ◀de▶ nombreuses îles hollandaises recouvertes par des millions ◀de▶ poissons morts par suite de ◀la▶ pollution du Rhin ;
— partout des maisons fissurées ou écroulées près des aérodromes ou à cause du bang. Un avion à réaction pollue ◀l’▶air en décollant autant que 10 000 voitures. Onze municipalités voisines ◀d’▶Orly s’attaquent à des compagnies ◀d’▶aviation : ◀le▶ bruit atteint 100 décibels dans ◀les▶ écoles, fenêtres fermées, et 114 décibels fenêtres ouvertes. (À partir de 85 décibels, troubles nerveux chez ◀les▶ enfants.)
3. Il serait faux ◀d’▶en conclure que ◀l’▶homme a ◀de▶ ◀la▶ haine pour ◀la▶ nature. Simplement : il ne fait pas attention, obsédé qu’il est par ◀le▶ profit, par ◀les▶ gains immédiats.
C’est cette attitude qui est préoccupante, foncièrement incivique.
Car ◀le▶ civisme, c’est en somme un équilibre dynamique entre ◀le▶ citoyen et ◀la▶ cité.
Il serait également faux ◀de▶ penser que ◀la▶ nature est bonne, ◀l’▶homme mauvais. Toute une série ◀de▶ catastrophes dans ◀les▶ six premiers mois ◀de▶ 1970 : avalanches dans ◀les▶ Alpes, tremblements ◀de▶ terre au Pérou et en Turquie, inondations en Roumanie, nous rappellent que ◀la▶ nature n’a pas répondu à ◀l’▶Année ◀de▶ ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ nature, lancée par ◀le▶ Conseil de l’Europe, par une Année ◀de▶ ◀la▶ protection ◀de▶ ◀l’▶homme !
Il faut « faire ◀la▶ paix avec ◀la▶ nature », dit ◀le▶ rapport Nixon sur ◀l’▶environnement. Mais en réalité, c’est à ◀l’▶homme ◀de▶ prendre toutes ◀les▶ décisions, et ◀de▶ comprendre que ◀la▶ guerre qu’il fait à ◀la▶ nature est faite en réalité à ◀l’▶homme lui-même. Si un homme n’a pas ◀de▶ respect pour ◀la▶ nature, il n’en a pas non plus pour autrui, ni pour soi-même.
Protection ◀de▶ ◀la▶ nature, c’est protection ◀de▶ ◀l’▶homme. ◀L’▶éducation civique commence avec ◀le▶ respect des forêts.
Notre campagne, en tant que civique, se doit donc ◀d’▶envisager ◀les▶ problèmes du milieu au sens large : habitat rural et citadin, architecture et urbanisme (un peuple qui tolère des maisons horribles, genre plan courant, trahit par là son manque ◀de▶ civisme) et aménagement du territoire, ou pour mieux dire, des rapports humains sur ce territoire.
Non plus à seule fin ◀d’▶augmenter ◀la▶ productivité, mais pour assurer ◀de▶ meilleurs équilibres sociaux et naturels.
4. Si ◀l’▶écologie est liée au civisme, est-elle liée à ◀l’▶Europe ? Oui, et pour deux raisons majeures :
— ◀l’▶idée ◀d’▶équilibre dynamique, ◀l’▶idée ◀de▶ mesure, est essentiellement européenne, grecque d’abord. Elle ◀le▶ demeure face à ◀la▶ démesure naturelle aux peuples ◀de▶ grandes plaines, USA, URSS, Chine ;
— ◀l’▶étude ◀de▶ ◀l’▶écologie fait voir mieux que toute autre ◀l’▶inanité des prétendues « frontières naturelles », et ◀la▶ réalité des solidarités ◀de▶ fait, à ◀l’▶échelle continentale, entre communautés régionales et locales. Libre à des hommes politiques nationalistes ◀de▶ « refuser toute supranationalité », cela n’empêche pas ◀la▶ pollution des fleuves, ni ◀les▶ tempêtes, ni ◀les▶ épidémies, ni ◀les▶ grandes crises économiques, réalités supranationales qui ne peuvent être observées, prévenues ou maîtrisées qu’à une échelle au moins continentale.
Deux exemples :
— ◀La▶ pollution du Rhin qui affecte ◀la▶ Hollande : elle est causée par des industries suisses, françaises, allemandes, belges.
— Hors ◀d’▶Europe, ◀le▶ barrage ◀d’▶Assouan. On a tout dit sur ses mérites : énergie électrique, irrigation, crues du Nil assagies, puissance industrielle doublée, cultures augmentées ◀de▶ près ◀d’▶un tiers.
Mais aujourd’hui, ◀l’▶Égypte demande à ◀l’▶Unesco ◀d’▶étudier ◀d’▶urgence ◀les▶ conséquences néfastes du barrage. Celui-ci retient 110 millions ◀de▶ tonnes ◀d’▶alluvions qui auparavant allaient consolider ◀les▶ côtes ◀de▶ ◀l’▶Égypte (désormais « avalées par ◀la▶ mer »), ou formaient des masses ◀d’▶eaux boueuses où ◀les▶ sardines foisonnaient et un tapis favorable à ◀la▶ vie des crustacés (désormais, ruine des pêcheurs israéliens). ◀Le▶ taux ◀de▶ salinité ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée orientale augmente, avec des conséquences désastreuses pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ faune méditerranéenne. ◀Le▶ lac Nasser, formé par ◀le▶ barrage, menace ◀de▶ malaria deux millions ◀de▶ Nubiens. Enfin, ◀les▶ temples ◀d’▶Abou Simbel, déplacés à grands frais sur une falaise élevée, sont érodés par ◀les▶ vents ◀de▶ sable, rongés par ◀l’▶humidité, et menacés ◀de▶ disparaître définitivement18.
5. ◀L’▶écologie nous amène ainsi, ◀de▶ tous côtés, à des choix politiques, portant sur ◀les▶ buts mêmes ◀de▶ notre société, et ses priorités morales et politiques :
— veut-on par exemple développer à tout prix ◀la▶ production industrielle, ou veut-on d’abord respecter ◀les▶ équilibres écologiques et psychologiques ?
— ◀la▶ priorité doit-elle être donnée au niveau de vie quantitatif (productivité, salaires, pouvoir ◀d’▶achat), ou au mode de vie qualitatif (environnement et habitat, loisirs créateurs, etc.) ?
Car dans ◀le▶ concret ◀de▶ ◀l’▶existence actuelle, nous sommes constamment obligés à des choix difficiles. Deux exemples :
— Au cœur ◀de▶ ◀la▶ Savoie, sous ◀l’▶air pur des grands sommets, ◀la▶ vallée ◀de▶ ◀la▶ Maurienne est un bouillon ◀de▶ culture. ◀Les▶ cheminées ◀de▶ deux usines ◀d’▶aluminium lâchent ◀le▶ fluor par tonnes. ◀Les▶ aiguilles ◀de▶ pin brunissent à 20 km à ◀la▶ ronde et ◀les▶ feuilles ◀de▶ vigne ont, en juillet, leur couleur habituelle ◀de▶ novembre. ◀Le▶ bétail souffre ◀de▶ lésions osseuses et dentaires. Mais si ◀la▶ vallée ◀de▶ ◀la▶ Maurienne subit ◀l’▶aluminium, elle lui doit aussi sa richesse. Fermer ◀les▶ usines condamnerait ◀la▶ vallée à ◀la▶ misère. Elle préfère encore ◀la▶ fumée.
— ◀Le▶ 20 janvier, pour la quatrième fois en six ans, une vague ◀d’▶eau empoisonnée a tué truites, vairons et anguilles dans ◀l’▶Aude, en amont de Quillan. Pendant quatre jours, Carcassonne et ◀les▶ villages des environs ont dû être ravitaillés par des camions-citernes. ◀L’▶enquête est délicate : ◀l’▶usine soupçonnée fait vivre toute ◀la▶ haute vallée.
6. On retrouve ces dilemmes exprimés en des termes analogues dans une étude ◀de▶ ◀la▶ revue ◀de▶ ◀l’▶Union internationale des villes (UIV), avril 1970, intitulée « ◀L’▶administration locale et ◀le▶ milieu humain ». J’en cite trois paragraphes, qui énumèrent ◀les▶ causes des déséquilibres actuels :
La plupart des problèmes relatifs au milieu qui se posent aux collectivités locales ont leurs racines dans une attitude fondamentale quant à ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀la▶ société, et à ◀l’▶opposition ◀d’▶intérêts et ◀de▶ responsabilités qui séparent ◀l’▶individu et ◀le▶ groupe.
Il y a dépendance excessive à l’égard d’une économie ◀de▶ marché, contrôle inadéquat sur ◀les▶ terres, importance excessive ◀de▶ ◀l’▶expansion économique.
◀La▶ collectivité locale est une institution caractérisée par des finances et un pouvoir ◀d’▶imposition insuffisants, des pouvoirs légaux inadéquats, et soumise à un contrôle excessif de la part d’unités administratives supérieures.
◀De▶ son côté, ◀la▶ Déclaration sur ◀l’▶Aménagement ◀de▶ ◀l’▶Environnement naturel en Europe, adoptée par ◀la▶ Conférence ◀d’▶experts du Conseil de l’Europe, ◀le▶ 12 février 1970, insiste sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ sauvegarder ◀l’▶environnement au niveau européen et au niveau régional :
◀Les▶ législations et réglementations adoptées pour sauvegarder ◀l’▶environnement et sa qualité doivent être harmonisées dans ◀la▶ mesure nécessaire au niveau européen.
◀La▶ Conférence affirme ◀le▶ rôle prépondérant des autorités régionales et communales dans ◀la▶ conception et ◀la▶ mise en œuvre ◀d’▶une politique ◀d’▶aménagement ◀de▶ ◀l’▶environnement en Europe.
Je relève que ◀le▶ niveau national n’est pas mentionné. ◀La▶ Conférence propose également
que ◀le▶ Conseil de l’Europe élabore un protocole à ◀la▶ Convention européenne des droits de l’homme garantissant à chacun ◀le▶ droit ◀de▶ jouir ◀d’▶un environnement sain et non dégradé. Ce protocole devrait consacrer ◀le▶ droit ◀de▶ respirer un air et ◀de▶ boire une eau raisonnablement exempts ◀de▶ pollution, ◀le▶ droit ◀d’▶être protégé contre ◀les▶ bruits excessifs et ◀les▶ autres nuisances, enfin ◀le▶ droit à un accès raisonnable au littoral, à ◀la▶ campagne et à ◀la▶ montagne.
7. Je n’en déduis pas seulement que notre Campagne a toutes ◀les▶ raisons ◀d’▶inclure ◀l’▶écologie dans son programme ◀d’▶éducation — civique — européenne, mais que c’est peut-être ◀le▶ meilleur moyen dont disposent aujourd’hui ◀les▶ enseignants pour alerter ◀les▶ jeunes et ◀les▶ sensibiliser aux problèmes civiques et européens.
En leur montrant ◀la▶ situation réelle ◀de▶ notre société, ◀les▶ menaces qui pèsent sur ◀le▶ milieu humain (psychologique et social, autant que physique), en leur montrant que ces problèmes exigent des solutions européennes (au-delà des frontières ◀de▶ leur nation) et régionales (en deçà de ces frontières), vous ◀les▶ amènerez à choisir ◀l’▶Europe qu’ils souhaitent. Ce sera vraiment là « faire ◀l’▶Europe », c’est-à-dire faire ◀de▶ ◀l’▶Europe, tâche passionnante, au lieu d’assister simplement à ◀la▶ conclusion ◀d’▶accords commerciaux longuement marchandés entre États « souverains ».
Ce sera aussi ◀la▶ meilleure occasion ◀de▶ leur faire sentir, dans ◀le▶ concret ◀de▶ ◀la▶ vie civique, ◀la▶ nécessité ◀de▶ choisir, en cas ◀de▶ conflit, entre niveau et mode de vie. Choix qui se ramène peut-être à ◀la▶ parole évangélique : « Que servirait à un homme ◀de▶ gagner ◀le▶ monde s’il perdait son âme ? »