Sur la▶ fabrication des nouvelles et des faits19
Qu’est-ce qu’une nouvelle ? — Admettons-◀le▶ avec ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue et le dernier speaker ◀de▶ ◀la▶ Radio française avant ◀la▶ grève qui a doublé, cette fois-ci, ◀la▶ trêve des confiseurs : il ne se passe jamais rien dans ◀le▶ monde entre ◀le▶ 24 décembre et ◀le▶ 2 janvier, ◀les▶ discours bénisseurs remplaçant ◀les▶ nouvelles.
Il est clair que dans cette optique, ◀les▶ nouvelles sont ◀les▶ événements, ceux-ci n’ayant pas ◀d’▶existence hors de celles-là. Une nouvelle, ce serait donc ce qu’une agence rédige à ◀l’▶occasion ◀d’▶un fait réel ou fabriqué, ◀le▶ fait lui-même ne devenant tel que par ◀la▶ nouvelle qui ◀le▶ baptise, et ne revêtant que ◀l’▶importance exacte que ◀la▶ nouvelle, littéralement, lui donne. ◀D’▶où ◀l’▶on déduit que, sans agences, il n’y aurait pas non plus ◀de▶ nouvelles, et qu’aux yeux de ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue, il ne se passerait plus rien dans ◀le▶ monde.
En termes très voisins, un peu plus généraux, on pourrait affirmer, et on ◀l’▶a fait, que sans historiens plus ◀d’▶Histoire.
◀Le▶ sophisme paraît éclatant. Si ◀l’▶on y réfléchit avec quelque rigueur, il devient difficile ◀de▶ ◀le▶ réfuter.
Comment se fait une nouvelle ? — Car il se passe à chaque seconde ◀d’▶un temps théoriquement simultané sur toute ◀la▶ Terre un nombre immense ◀de▶ naissances et ◀de▶ morts, ◀de▶ projets et ◀d’▶échecs, ◀d’▶actes et ◀d’▶inventions, ◀de▶ discours et ◀de▶ prises ◀de▶ conscience, ◀de▶ décisions et ◀d’▶accidents, mais leur valeur ◀de▶ « faits » dépend, pour ◀le▶ public, ◀de▶ ce que ◀les▶ agences en décident. Dans ◀le▶ fourmillement infini ◀de▶ ce-qui-se-passe ou non par ◀le▶ monde, ◀la▶ presse choisit pendant ◀la▶ nuit un très petit nombre ◀de▶ thèmes, ◀les▶ manipule, ◀les▶ dramatise et ◀les▶ impose (en vertu d’une entente tacite) à ◀l’▶attention des peuples et ◀de▶ leurs dirigeants. Et non seulement elle nous fabrique ◀les▶ faits (au point qu’il n’y en a plus si elle se met en grève) mais encore elle ◀les▶ influence ou parfois même ◀les▶ détermine avant ◀la▶ lettre : Ike, en effet, ne dit pas ce qu’il pense des offres soviétiques ou du désarmement, mais ce qu’il croit devoir dire à tel moment pour que ◀la▶ presse et ◀la▶ radio en tirent telle conclusion probable et opportune, qui peut agir sur ◀l’▶électeur américain ou réagir à la dernière déclaration des Joyeux Butors du Kremlin, lesquels visaient eux-mêmes ce qu’on nomme ◀l’▶opinion, c’est-à-dire pratiquement ◀la▶ presse et ◀la▶ radio, à quoi tout se réduit au bout du compte.
Car c’est bien compte tenu ◀de▶ ces informations que se décide ◀la▶ politique ◀de▶ nos États ; que votent ◀les▶ parlements et même parfois ◀les▶ peuples ; et que ◀l’▶Histoire s’écrira demain.
◀L’▶irréalité ◀de▶ ce siècle provient ◀de▶ ceci : que ◀la▶ « réalité » à laquelle nous croyons chaque matin n’est faite que par ◀la▶ presse et ◀la▶ radio, et n’est souvent faite que pour elles. ◀Les▶ agences seraient donc nos vrais maîtres ?
C’est trop dire. Car elles sont irresponsables.
Trois exemples. — On dit un peu partout — livres, articles et films — que ◀le▶ mouvement pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est né ◀le▶ 1er septembre 1946 ◀d’▶un discours ◀de▶ Churchill, à Zurich. En vérité, Churchill s’était borné à conseiller ◀l’▶union ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀l’▶Angleterre n’étant pas nommée ni impliquée. Sensation dans ◀la▶ presse, mais aucune suite concrète. Une année plus tard, à Montreux, ◀les▶ fédéralistes se rassemblent, répondant à ◀l’▶appel ◀de▶ groupes ◀de▶ résistants ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche non communiste. Ils arrêtent une doctrine et un programme précis, ◀d’▶où devait résulter toute ◀l’▶action ultérieure pour ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe. Rien, ou presque rien dans ◀la▶ presse. Ainsi, Montreux ne devint pas un « fait ».
En mai 1948 s’ouvre à La Haye le premier Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe. Seize Premiers ministres, deux-cents ministres et parlementaires, huit-cents délégués, quatre-cents journalistes : il y avait là ◀de▶ quoi make news, comme on dit à New York. Mais ◀l’▶écho reste faible dans ◀la▶ presse. Car ◀les▶ agences ont décidé, ce jour-là, ◀de▶ donner ◀les▶ manchettes à Staline, questionné sur ◀la▶ paix — il est pour — par quelque journaliste américain. Cette interview datait ◀de▶ plusieurs jours en arrière. On ◀la▶ sort par hasard à ce moment précis, conformément aux vœux discrets des Russes qui, eux, ont bien senti ◀l’▶importance ◀de▶ La Haye.
Troisième exemple. ◀Les▶ Russes annoncent ◀le▶ lancement réussi ◀de▶ leur satellite. ◀Le▶ fait est là. On lui donne toute sa place, qui pour une fois n’est pas volée. ◀La▶ presse américaine réplique sans hésiter : elle « construit » à ◀l’▶avance un autre fait, qui se produit enfin sous ◀la▶ forme ◀d’▶un échec. ◀Les▶ conclusions que ◀le▶ monde en tire sont fausses, car ◀l’▶échec du petit pamplemousse est moins celui des USA que celui ◀de▶ leur presse excitée. (Quand ◀les▶ Russes ratent, on n’en sait rien, pas fous.) Mais ◀les▶ agences n’ont rien perdu.
◀Le▶ masochisme occidental. — Je ne soupçonne pas ◀la▶ presse occidentale ◀de▶ suivre une politique quelconque, loin de là ! Elle n’a ◀d’▶autre souci que celui ◀de▶ son tirage. Mais elle décide elle-même, sans nulle enquête sérieuse, ◀de▶ ce qui sera vendable ou non. Elle ne se trompe qu’une fois sur deux. À ce taux, elle pourrait aussi bien s’offrir une politique, sans rien y perdre. Mais une espèce ◀de▶ masochisme incline régulièrement ses choix.
Un grand journal parisien du soir publiait ◀l’▶automne dernier en première page ◀la▶ photo « exclusive » du synchrocyclotron « soviétique ». Cet appareil ◀de▶ 100 mètres ◀de▶ diamètre, ◀le▶ plus grand du monde, disait-on, permettrait pour la première fois ◀de▶ percer ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ matière, en lançant des particules « à ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ lumière ». Que pouvait en conclure ◀le▶ lecteur ignorant ? Sinon que ◀les▶ Russes, une fois de plus, devançaient ◀les▶ Occidentaux.
Or cette photo avait paru depuis longtemps en France, dans une revue spécialisée. Il est exclu ◀d’▶accélérer des particules « à ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ lumière ». Et ◀le▶ synchrocyclotron ◀de▶ Genève a 200 mètres ◀de▶ diamètre. Mais ◀le▶ journal n’en a rien dit. Pourquoi ? C’est que ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶appareil ◀de▶ Genève résulte ◀d’▶une action « européenne » initiée par des militants fédéralistes, puis financée par douze gouvernements. Or aux yeux du journal en question (pourtant bourgeois, capitaliste et nationaliste français), ◀l’▶URSS fait prime : elle fait peur, elle fait vendre. Montrer que ◀l’▶Europe — ◀la▶ France au premier rang — a fait deux fois mieux que ◀la▶ Russie, ce serait rassurer ◀le▶ lecteur. Mais ◀les▶ journaux se vendent mieux en temps ◀de▶ crise.
Rôle suspect des commentateurs. — On sait que ◀le▶ grand public adulte bénéficie ◀de▶ ◀l’▶enseignement ◀de▶ quelques maîtres ◀de▶ lecture : ◀les▶ commentateurs attitrés ◀de▶ ◀l’▶actualité politique. Mais je ◀les▶ vois trop souvent légers ou sans scrupules, dès qu’il s’agit ◀de▶ quelque problème brûlant que leur journal veut qu’ils tranchent sur ◀l’▶heure, quand leur fonction pédagogique voudrait plutôt qu’ils suspendent leur jugement et nous conseillent ◀d’▶en faire autant.
Un exemple au hasard du jour : combien coûte ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie ? Est-il vrai que cette dépense explique ◀la▶ crise actuelle, qu’on prétend surtout financière ? Emmanuel Berl, à juste titre, se plaint ◀d’▶une étrange absence ◀d’▶éléments ◀d’▶appréciation, faute desquels il estime qu’on ne peut pas gouverner et encore moins juger ◀de▶ ◀la▶ situation. Il cite Mendès France qui aurait dit que ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie coûte 700 milliards par an ; et Gaillard qui aurait répondu : 350 seulement. J’ouvre une autre publication, dans laquelle M. Pierre André conteste ◀l’▶exactitude du chiffre ◀de▶ « 800 » milliards avancé par Mendès, explique ◀le▶ chiffre ◀de▶ « 150 » milliards que lui opposa ◀le▶ président du Conseil, tient pour incontestable ◀le▶ chiffre ◀de▶ 362 milliards cité par M. Monteil à ◀la▶ Chambre, et affirme au surplus que « ◀la▶ rébellion algérienne n’a aucune répercussion sur ◀le▶ déficit du budget français ».
Voilà cinq chiffres différents — à tout ◀le▶ moins cités différemment — et qui peut me dire d’abord lesquels sont vrais, ensuite ce qu’il serait juste ◀d’▶en conclure quant au déficit budgétaire, à ◀la▶ politique algérienne, aux moyens ◀de▶ poursuivre ou ◀de▶ cesser ◀la▶ lutte ?
J’attends ◀le▶ commentateur qui osera se taire jusqu’à ce qu’il soit certain ◀de▶ savoir ce qu’il en est. Mais je ◀les▶ vois presque tous juger selon leurs « croyances », comme si ◀les▶ faits ne comptaient pas, ou pire : comme s’il était suspect ◀de▶ s’en soucier. — Quoi ? nous parler ◀de▶ chiffres quand il s’agit ◀de▶ morale ? On voit bien votre jeu, monsieur. Vous essayez ◀de▶ détourner ◀l’▶attention ◀de▶ ◀la▶ seule chose qui nous intéresse dans ◀la▶ politique ◀d’▶aujourd’hui : ◀les▶ scandales qui déchirent notre nation et que nous sommes là pour dénoncer.
On peut aussi considérer que ◀la▶ politique requiert d’autres vertus que ◀l’▶indignation chronique, laquelle n’a jamais rien construit. Ces vertus, par malheur, ne sont pas éloquentes. Et ceux qui ◀les▶ cultivent se voient bientôt conduits dans un ordre ◀d’▶action où ce n’est plus ◀la▶ dent dure mais ◀la▶ vision lucide et ◀la▶ main ferme qui assurent parfois quelque succès.
Apprendre à lire. — ◀Les▶ correspondants sont honnêtes : ils disent en général ce qu’ils ont entendu. C’est leur agence qui fabule en premier lieu ; puis c’est surtout ◀le▶ rédacteur en chef, ◀le▶ metteur en pages ◀d’▶un journal et celui qui choisit ◀les▶ nouvelles à passer, ◀les▶ « corps », ◀les▶ emplacements, ◀les▶ photos et ◀les▶ titres. Ceux-là vraiment feront ◀les▶ faits qui vont gouverner nos humeurs, ◀les▶ votes des députés et ◀les▶ cotes ◀de▶ ◀la▶ Bourse. Telle est ◀la▶ base ◀de▶ la plupart de nos convictions politiques, dans ◀la▶ mesure — souvent faible d’ailleurs — où nous ◀les▶ modelons sur ◀les▶ faits. Comment mettre un peu ◀d’▶ordre en ces matières ?
Je ne parle pas ici des fausses nouvelles, très rares et trop vite démenties par ◀les▶ agences rivales : ce procédé qui obsède encore ◀les▶ foules est périmé. Ce n’est plus ◀l’▶exactitude des nouvelles publiées qui est en question, mais leur choix, leur présentation, et ce que ◀l’▶on a convenu ◀de▶ taire. ◀La▶ nouvelle vraie devient fausse par sa seule mise en page, par ◀les▶ omissions qu’elle suppose, et par ◀le▶ fait qu’on ne ◀l’▶a choisie qu’en vue de ◀la▶ vente. Mais qui peut actuellement, et qui pourrait demain, imposer à ◀la▶ presse une méthode scientifique ◀de▶ choix et ◀de▶ présentation, qui permettrait ◀de▶ donner une image plus conforme ◀de▶ ◀la▶ réalité globale ? Du nombre immense des événements ◀de▶ tous ◀les▶ ordres qu’on peut connaître à tout instant, seuls des cerveaux électroniques seraient capables ◀de▶ dégager certaines résultantes plus valables. Mais qui donnerait à ces cerveaux ◀le▶ programme sans lequel ils ne savent que penser ? Qui leur donnerait ◀le▶ code, ◀les▶ hiérarchies à observer dans ◀le▶ choix fabricateur des « faits » ? Ce serait précisément une politique. Si ◀l’▶on y parvenait, d’ailleurs, ◀l’▶information devenant une science exacte, c’en serait fait des dernières libertés qui nous restent — celle ◀de▶ ne pas croire ou ◀de▶ croire ce qui nous plaît, celle ◀de▶ douter, ou ◀de▶ soupçonner un piège. En bref, ◀la▶ liberté ◀de▶ critique. Or c’est précisément notre plus sûr recours.
Réformer ◀la▶ presse ◀d’▶information me paraît impossible ou dangereux. En revanche, développer ◀la▶ résistance critique des esprits exposés à ◀la▶ presse n’est pas seulement possible mais indispensable. Je demande qu’on institue dans ◀les▶ écoles publiques des cours ◀de▶ lecture des journaux. Proposition toute naturelle d’ailleurs, si ◀l’on veut bien se rappeler qu’apprendre à lire à tous ne sert qu’à préparer des lecteurs aux journaux, dans quatre-vingt-dix cas sur cent.