Université et universalité dans l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui20
◀Le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Babel est resté l’un des plus vivants, des plus actuels, et aussi des plus angoissants ◀de▶ ceux que nous a légués ◀l’▶antiquité proche-orientale, si étroitement mêlée aux origines helléniques et bibliques ◀de▶ ◀la▶ culture ◀d’▶Europe. Sa meilleure interprétation me paraît être celle que Dante en a donnée dans son Traité ◀de▶ ◀l’▶éloquence vulgaire. Traduisons son latin savoureux, cela donne à peu près ceci :
◀L’▶homme entreprit, dans son cœur incurable, ◀de▶ dépasser par ses artifices non seulement ◀la▶ Nature mais ◀le▶ Naturant, qui est Dieu, et il entreprit ◀d’▶édifier une tour à Sennaar, qui fut ensuite appelée Babel, ce qui veut dire confusion. Grâce à cette tour, il espérait escalader ◀le▶ Ciel : tentant ainsi non seulement ◀d’▶égaler mais ◀de▶ surpasser son Créateur.
Tant et si bien que presque tout ◀le▶ genre humain collabora à cette œuvre ◀d’▶iniquité. Une partie d’entre eux commandait, une partie dressait ◀les▶ plans ◀d’▶architecture, une partie construisait ◀les▶ murs ; ◀les▶ uns travaillaient du cordeau et ◀de▶ ◀l’▶équerre, et ◀les▶ autres ◀de▶ ◀la▶ truelle ; ◀les▶ uns taillaient ◀les▶ pierres tandis que d’autres convoyaient ◀les▶ matériaux par mer ou par terre ; et chaque groupe s’appliquait à une tâche particulière. Jusqu’à ce qu’ils fussent frappés par ◀le▶ Ciel et jetés dans une confusion telle que tous ceux qui étaient venus à ◀l’▶œuvre parlant une seule et même langue, dussent ◀la▶ quitter parlant des langues diverses, et incapables de plus jamais s’entendre pour accomplir leur dessein. En effet, chacun des groupes exerçant une même activité parlait ◀la▶ même langue, par exemple ◀les▶ architectes entre eux, ceux qui roulaient ◀les▶ pierres, entre eux, et ceux qui ◀les▶ taillaient, et ainsi ◀de▶ chaque groupe spécialisé (et sic ◀de▶ singulis operantibus). Mais autant ◀d’▶activités variées, autant ◀d’▶idiomes différents divisant ◀le▶ genre humain. Et plus ils excellaient dans leur activité spéciale, plus ils parlaient en jargon barbare (tanto rudius nunc et barbarius loquuntur). Si bien que ◀les▶ seuls qui s’en tinrent à ◀la▶ langue sacrée furent ceux qui avaient refusé ◀de▶ prendre part à ◀l’▶œuvre et s’étaient tenus à ◀l’▶écart, couvrant ◀de▶ sarcasmes ◀la▶ folie des travailleurs et ◀les▶ tournant en dérision.
Ainsi donc, ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ diversité des langues ne serait autre que ◀la▶ spécialisation des métiers et par suite des jargons ◀de▶ métier — spécialisation exigée par ◀les▶ dimensions mêmes ◀d’▶un projet qui consistait à dépasser ◀la▶ mesure naturelle par ◀l’▶artifice humain.
◀L’▶interprétation ◀de▶ Dante paraît valable pour ◀le▶ monde moderne tout entier, mais pour ◀l’▶Europe plus particulièrement ; et à l’intérieur de ◀l’▶Europe, elle fait songer irrésistiblement à cette institution dont ◀le▶ nom même semble indiquer qu’elle devrait résumer ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos activités intellectuelles, et donc artificielles — elle fait songer à cette Tour du Savoir, tellement démesurée qu’il faut, pour ◀l’▶édifier, diviser maîtres ◀d’▶œuvre et ouvriers en équipes spécialisées et qui bientôt ne se comprendront plus, je veux dire ◀l’▶Université et ses diverses facultés, et ◀les▶ subdivisions ◀de▶ ces facultés, et tous ◀les▶ instituts spécialisés qui autour ◀d’▶elles ou en elles, prolifèrent.
Dans cette page sur ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ pluralité des langues, Dante a posé implicitement ◀le▶ problème beaucoup plus général ◀de▶ ce qui divise ◀les▶ hommes depuis ◀l’▶aube des temps : ◀les▶ langues certes, mais aussi ◀les▶ distances, ◀les▶ races, ◀les▶ nations, ◀les▶ cultures, ◀les▶ savoirs différents, c’est-à-dire ◀l’▶ignorance du savoir des autres, et enfin, et surtout, ◀l’▶oubli ◀de▶ ◀l’▶unité, ◀l’▶étrange oubli des buts finaux ◀de▶ ◀l’▶existence dans lequel nous voyons s’enfoncer, inexorablement, ◀le▶ spécialiste.
Nous assistons, au xxe siècle, à deux mouvements ◀de▶ sens contraire, qui affectent ◀les▶ facteurs traditionnels ◀de▶ division du genre humain.
Mouvement ◀de▶ convergence à grande échelle, d’une part. ◀Les▶ distances sont presque annulées par ◀la▶ vitesse des communications. ◀Les▶ nations tendent à se regrouper et à s’organiser en ◀de▶ vastes ensembles, par continents, et d’abord en Europe. ◀Les▶ races, qui s’ignoraient jadis au point qu’un homme ◀de▶ couleur différente ne semblait pas vraiment humain, se reconnaissent et s’admettent. Déjà ◀l’▶intégration est ◀le▶ mot d’ordre. Demain ce sera ◀le▶ métissage universel, après un certain nombre ◀de▶ conflits peut-être atroces, mais dont ◀l’▶issue n’est pas douteuse. ◀Les▶ cultures entrent en dialogue, sur un pied théorique ◀d’▶égalité, au lendemain ◀de▶ ◀l’▶ère coloniale. Pour ◀le▶ moment et pour des décennies encore, c’est ◀la▶ culture occidentale qui domine tout, unifie tout, uniformise ◀les▶ apparences ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne sur toute ◀la▶ Terre. ◀Les▶ langues elles-mêmes, ce plus ancien symbole des divisions ◀de▶ ◀l’▶humanité, s’interpénètrent, et certaines s’universalisent. On n’a jamais autant appris ◀de▶ deuxièmes et ◀de▶ troisièmes langues. On n’a jamais autant traduit et déchiffré. Et des machines électroniques vont faire ◀le▶ reste.
Contiguïté. Coexistence. Fédérations. Information et communication en progression géométrique. Dialogue, union, uniformisation… Voilà le premier mouvement, mondial. Tout se rapproche, tout interfère, tout coopère ou tout se mêle, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire.
Or c’est ◀l’▶Europe, elle seule, qui a déclenché cette évolution planétaire. ◀L’▶Europe a découvert ◀la▶ Terre entière, et personne n’est jamais venu ◀la▶ découvrir. ◀L’▶Europe gréco-romaine et judéo-chrétienne a conçu ◀la▶ notion ◀de▶ genre humain, si longtemps étrangère, voire répugnante, à ◀l’▶Asie brahmanique ou chinoise, et qui devait aboutir à ◀la▶ condamnation puis à ◀la▶ suppression — mais après combien ◀de▶ siècles ! — ◀de▶ ◀l’▶esclavage. ◀Le▶ Droit des gens valable pour toute race, est une création ◀de▶ ◀l’▶Europe, durant ◀l’▶époque colonialiste et tout d’abord en réaction à ses outrages : las Casas, Vitoria et Suárez, Grotius, Leibniz, Vattel et Kant en sont ◀les▶ pères, et je ne leur vois guère ◀de▶ répondants dans ◀les▶ élites ◀d’▶Asie, ◀d’▶Arabie et ◀d’▶Afrique, à part Gandhi. Enfin ◀l’▶Europe, par sa technique, a mis en relations toutes ◀les▶ parties du monde, devenu désormais unité théorique et système ◀de▶ relations pratiques.
◀L’▶Europe, et ◀l’▶Europe seule a fait tout cela, par sa religion, par ses grands philosophes et par ses sciences, par sa technique enfin, résultante moderne ◀de▶ cet ensemble ◀de▶ principes fondamentaux, ◀de▶ tensions, ◀de▶ contestations, ◀de▶ créations et ◀de▶ formes ◀de▶ vie — disons ◀d’▶un mot : par sa culture, qui a fait littéralement ◀le▶ tour du monde.
Mais en même temps, au cœur ◀de▶ cette culture qui fut ◀l’▶agent ◀de▶ ◀la▶ convergence mondiale, se prononce un mouvement contraire ◀de▶ divergence proprement babélique, qui ne paraît nulle part plus visible et facile à observer que dans nos universités.
Tout le monde sait ici ◀de▶ quoi je veux parler : nous assistons en fait à une double explosion au sein des institutions ◀d’▶enseignement supérieur : explosion du savoir, qui se traduit par un accroissement continuel à la fois du nombre et ◀de▶ ◀l’▶exclusivité des spécialisations dans ◀le▶ cadre distendu des facultés ; et en même temps, explosion des effectifs estudiantins, résultant à la fois ◀de▶ ◀l’▶accroissement des populations et ◀de▶ ◀la▶ démocratisation des études.
Ainsi ◀les▶ dimensions physiques ◀de▶ ◀l’▶Université tendent à devenir impraticables, cependant que ◀les▶ distances intellectuelles, non seulement entre ◀les▶ facultés mais entre ◀les▶ spécialités qui prolifèrent dans une même faculté, tendent à devenir infranchissables. Dans ◀l’▶univers du savoir humain, facultés et spécialités sont en train de s’éloigner ◀les▶ unes des autres avec une vitesse croissante, comme autant ◀de▶ galaxies dans ◀le▶ cosmos en expansion vertigineuse que nous décrivent ◀les▶ astronomes contemporains.
◀D’▶où résultent ◀les▶ deux conséquences qui définissent ◀le▶ phénomène ◀de▶ Babel : ◀la▶ disparition rapide ◀de▶ toute langue commune, remplacée par une multiplicité ◀de▶ langages spéciaux ◀de▶ moins en moins traduisibles ; et ◀l’▶évanouissement progressif ◀de▶ ◀la▶ conscience du but commun, des fins dernières ◀de▶ ◀l’▶entreprise, qui se perdent dans ◀les▶ nuées ◀de▶ ◀l’▶inconcevable.
Mais dire que tout langage commun se perd, entre ◀les▶ branches sans cesse multipliées du savoir, c’est dire que ◀la▶ commune mesure ◀d’▶une civilisation est en train de s’évanouir — j’entends par là, sa conception ◀de▶ ◀l’▶homme universel, cet idéal capable ◀d’▶inspirer et ◀d’▶orienter ◀la▶ pensée, ◀le▶ sentiment et ◀l’▶action non seulement des esprits créateurs, et ◀de▶ ◀la▶ jeunesse européenne, mais aussi des hommes ◀d’▶outre-mer qui viennent chez nous en pèlerinage aux sources vives ◀de▶ ◀la▶ nouvelle culture mondiale.
Or, qu’il n’y ait plus, ou presque plus, ◀de▶ langage commun, et que ◀les▶ buts finaux s’obscurcissent, voilà qui signifie, très concrètement, qu’il n’y a plus ◀d’▶Université, aux deux sens primitifs ◀de▶ ◀l’▶universitas, qui sont ◀le▶ sens corporatif, communautaire, et ◀le▶ sens synthétique ou universaliste. Nos universités ne sont plus guère, en fait, que des agglomérats ou juxtapositions quasi fortuites ◀d’▶écoles professionnelles et ◀d’▶instituts ◀de▶ recherches n’ayant plus d’autres liens réels que ceux ◀d’▶une administration par ailleurs accablée ◀de▶ soucis matériels et qui a d’autres chats à fouetter que ◀de▶ méditer sur ◀la▶ synthèse des facultés ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. ◀La▶ juxtaposition ◀de▶ facultés étanches ne fait pas plus une université qu’une addition ◀d’▶organes ne fait un corps vivant.
Sur ◀l’▶explosion des effectifs, nous disposons ◀d’▶une grande richesse ◀de▶ statistiques. Un seul exemple peut suffire ici : ◀le▶ nombre des étudiants en France était ◀de▶ 42 000 en 1924, il est ◀d’▶environ 280 000 en 1964, et ◀l’▶on prévoit qu’il sera ◀de▶ 500 000 dans une dizaine ◀d’▶années.
◀L’▶explosion du savoir est plus difficile à chiffrer. Robert Oppenheimer nous affirme que 85 % des scientifiques, depuis ◀l’▶aube ◀de▶ ◀l’▶histoire, sont vivants aujourd’hui. Et Louis Armand me disait un jour : « Si vous et moi, dans nos années ◀d’▶études, il y a trente à trente-cinq ans, avions appris toute ◀la▶ chimie et n’en avions rien oublié, nous ne saurions qu’un dixième ◀de▶ ce qu’elle est aujourd’hui. » Ces données numériques, que je prends pour images, sont probablement vraies en gros dans ◀le▶ domaine des sciences exactes et naturelles, et peut-être en psychologie ; rien ◀de▶ comparable ne s’est produit et ne saurait se produire dans ◀la▶ théologie et ◀la▶ philosophie, ni dans ◀les▶ lettres. Cette disparité accroît ◀la▶ séparation et ◀les▶ distances entre ◀le▶ savoir et ◀le▶ croire, entre ces deux aspects ◀de▶ ◀la▶ personne totale, jadis but et module ◀de▶ tout ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶Université au plein sens ◀de▶ son nom : univers, universitas, selon ◀l’▶étymologie chère à Claudel, veut dire « version à ◀l’▶unité »…
Toute ◀l’▶évolution que j’ai dite conduit inévitablement à ◀la▶ confusion des langages, dissous en terminologies incomparables. ◀L’▶université, que ◀l’▶on pourrait considérer comme un grand appareil distributeur ◀d’▶information, au sens cybernétique du terme, cesse ◀de▶ fonctionner normalement quand ◀les▶ informations ne peuvent plus être échangées entre ◀les▶ branches du savoir, ou entre ◀les▶ rameaux ◀d’▶une même branche. ◀Les▶ jugements ◀d’▶ensemble, rapportés à quelque unité globale ◀de▶ conception, soit originelle soit finale, ne peuvent dès lors plus s’exercer. Un exemple précis illustrera ce point. Supposons que ◀la▶ théologie ait gardé ses pouvoirs régulateurs ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos croyances : un théologien ◀d’▶aujourd’hui, lisant ◀l’▶œuvre ◀d’▶un physicien, ne serait plus en mesure ◀de▶ ◀le▶ juger comme ◀l’▶Église jugea Galilée, parce que tout simplement il ne comprendrait pas ◀de▶ quoi parle ◀le▶ physicien, et a fortiori ne saurait pas si ◀le▶ rapport entre ◀les▶ conclusions du physicien et ◀la▶ dogmatique ◀de▶ ◀l’▶Église doit être estimé négatif, positif ou indifférent. J’ajoute que ◀le▶ physicien ne saurait pas davantage si sa démarche est conforme ou non à ◀la▶ théologie, et fort probablement ne s’en soucierait pas. Ainsi chacun va ◀de▶ son côté, et ◀les▶ représentants des disciplines diverses n’ont souvent plus guère en commun que des platitudes quotidiennes ou des préjugés mutuels hérités ◀de▶ conflits dès longtemps périmés21.
Faudra-t-il donc nous résigner à ce que ◀l’▶accroissement même du savoir entraîne pour conséquence ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀l’▶ignorance mutuelle entre ◀les▶ directions ◀de▶ ◀la▶ recherche ?
Aux yeux ◀d’▶un observateur non prévenu, jugeant sur ce qu’il nous voit faire, il semblerait que ◀la▶ très grande majorité des Européens trouve que cela peut fort bien continuer ainsi, sans nul danger sérieux ◀de▶ catastrophe. Après tout, ◀la▶ tour ◀de▶ Babel ne s’est pas écroulée sur ses bâtisseurs, ils ◀l’▶ont seulement abandonnée, ne sachant plus s’expliquer ◀les▶ uns aux autres pour quelles fins ils ◀l’▶avaient entreprise. Mais ◀l’▶Université, dans nos pays, paraît plus florissante que jamais : loin ◀d’▶être abandonnée, elle attire une foule croissante ◀de▶ travailleurs et ◀de▶ curieux. ◀L’▶industrie et ◀l’▶État, plus que jamais, ont besoin ◀d’▶elle. Si elle est devenue trop petite pour ses tâches immédiates, qu’on ◀l’▶agrandisse ! ◀Les▶ crises ◀de▶ croissance n’ont jamais été mortelles pour ◀les▶ administrations : elles représentent au contraire leur régime normal ◀d’▶existence, selon ◀la▶ loi ◀de▶ Parkinson.
Mais il y a ◀le▶ point de vue ◀de▶ ◀l’▶esprit, qui est différent. Il accepte assez mal que ◀les▶ routines et ◀l’▶utilité immédiate suffisent à justifier ◀l’▶existence, même prospère, ◀d’▶une entreprise ◀de▶ cet ordre, et refoulent ◀les▶ questions anxieuses dont je me fais ici ◀l’▶interprète.
◀L’▶incommunicabilité des savoirs est ressentie par notre esprit comme une frustration, comme une blessure intime et comme une permanente insécurité. ◀L’▶intellectuel européen ◀d’▶aujourd’hui se sent tributaire ◀de▶ disciplines forcément partielles, susceptibles à tout instant ◀d’▶être mises en question par d’autres disciplines, et qui ne peuvent défendre leur « vérité » qu’en se fermant méthodiquement sur elles-mêmes, en acceptant ainsi ◀de▶ n’être plus tout à fait vraies — mais tant pis, cela ne se sait pas encore… Cette espèce ◀de▶ résignation intellectuelle correspond à une forme schizoïde ◀de▶ ◀la▶ pensée, et conduit à un scepticisme croissant quant aux fins dernières ◀de▶ ◀la▶ recherche et quant à ◀la▶ valeur globale, ultime, du savoir humain. Dans ◀le▶ temple ◀de▶ ◀la▶ Science, il faut bien que ◀les▶ lévites, même sceptiques quant aux fins ◀de▶ leur religion, administrent ◀les▶ rites, donnent leurs cours… Mais quel dieu servent-ils encore ? À quelle idée ◀de▶ ◀l’▶homme, divine ou idéale, correspond aujourd’hui ◀l’▶entreprise ◀de▶ ◀l’▶Université occidentale ? Quel type ◀d’▶homme a-t-elle en vue ? Il est devenu presque impossible ◀de▶ répondre à ◀de▶ telles questions, et c’est pourquoi sans doute on ◀les▶ pose si rarement. Notre enseignement vise-t-il à former des personnes réelles et complètes, ou seulement ◀de▶ futurs professionnels ? Des sages capables ◀de▶ penser, ◀d’▶agir et ◀de▶ créer en harmonie, ou seulement des producteurs plus efficaces, c’est-à-dire bien spécialisés ? Ou enfin tout cela à la fois, sans choix bien motivé sur lequel on s’accorde ?
Il est vrai que ces questions débordent ◀le▶ seul domaine ◀de▶ ◀l’▶Université, et qu’elles affectent ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Mais c’est par ◀l’▶Université que ◀les▶ hommes ◀d’▶outre-mer viennent au contact ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et c’est là qu’ils se posent à eux-mêmes ces questions, et nous ◀les▶ posent avec une insistance gênante.
◀Le▶ problème qu’on soulève ici, et qui est celui du principe ◀de▶ cohérence ◀de▶ notre civilisation, me paraît absolument spécifique ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Seule en effet parmi toutes ◀les▶ grandes cultures qui ont fait ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité, ◀l’▶Europe a osé ◀l’▶aventure ◀d’▶un développement autonome ◀de▶ ◀la▶ science et des arts, ◀d’▶une séparation, voire ◀d’▶une opposition, entre ◀le▶ sacré et ◀le▶ profane, entre ◀la▶ cohérence globale définie par ◀la▶ théologie et ◀les▶ recherches particulières à ◀l’▶aventure, advienne que pourra et qu’on trouve ce que ◀l’▶on trouvera, que cela soit compatible ou non avec ◀l’▶image du monde communément admise. ◀La▶ pluralité des sciences et ◀la▶ multiplicité des disciplines spécialisées provient chez nous ◀de▶ ◀la▶ sécularisation ◀de▶ ◀la▶ philosophie et ◀de▶ ◀la▶ recherche qui s’est manifestée bien avant ◀la▶ Renaissance, probablement au xiiie et au xive siècle — à ◀l’▶époque justement qui a vu naître les premières universités européennes, en Italie puis à Paris.
Or rien ◀de▶ tel ne s’est produit, autant que ◀l’▶on sache, dans ◀les▶ cultures sacrées et homogènes ◀de▶ ◀l’▶Asie brahmanique ou bouddhiste, ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire ancienne, ◀d’▶Israël sous ◀la▶ synagogue ou ◀de▶ ◀l’▶Amérique précolombienne. Dans ces cultures, tout est sacré. ◀La▶ distinction « sacré-profane » n’existe pas, en ce sens que sagesse spirituelle, science, éthique et esthétique, sont réglées par ◀les▶ mêmes lois et ne connaissent pas ◀de▶ développements particuliers et divergents. ◀L’▶originalité, pour elles, n’est pas vertu, mais atteinte à ◀l’▶ordre sacré — ou simple erreur ◀d’▶exécution. Mutatis mutandis, il en va de même dans ◀les▶ cultures totalitaires du xxe siècle, dominées par ◀l’▶explication et ◀la▶ programmation universelles que figure ◀le▶ marxisme-léninisme (ou au moins, ◀le▶ Parti qui ◀l’▶interprète).
◀L’▶Europe seule se voit obligée ◀de▶ rechercher sans cesse, en ◀d’▶infinis débats, ◀les▶ principes primitifs ou finaux, ou simplement opératifs ◀de▶ sa cohérence culturelle, sans cesse perdue ◀de▶ vue ou remise en question.
Et quand ◀les▶ hommes nourris ◀de▶ cultures différentes viennent nous poser leurs grandes questions naïves et pénétrantes : — Pourquoi ◀l’▶Europe a-t-elle fait ◀les▶ machines ? Pourquoi travaillez-vous autant ? Pourquoi cherchez-vous à accroître ◀la▶ productivité plutôt que ◀la▶ sagesse et à contrôler ◀la▶ matière plutôt que vos passions et vos désirs ? — bien peu d’entre nous sont capables ◀de▶ donner une réponse satisfaisante. ◀Le▶ spécialiste se récuse méthodiquement et met dans ce refus tout son sérieux. Et je vois peu de généralistes qui aient osé relever, par exemple, ◀la▶ relation ◀de▶ continuité entre ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation (reconnaissance ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ matière et du corps, où Dieu lui-même se manifeste) et ◀le▶ développement des sciences physiques et naturelles dans ◀l’▶Occident christianisé — alors qu’il est clair qu’une Asie qui tenait ◀la▶ matière et ◀le▶ corps pour essentiellement illusoires n’allait pas perdre à leur étude ◀le▶ meilleur ◀de▶ son temps ◀de▶ méditation.
Si ◀les▶ Européens voulaient vraiment répondre aux Asiatiques, aux Africains, ou aux Arabes, qui leur posent ces questions fondamentales, ils se verraient conduits à dépasser leur régime ◀de▶ spécialités académiques, à surmonter leur ignorance méthodique des domaines qui ne sont pas ◀de▶ leur département. Je reprends ici mon exemple du physicien et du théologien. Pour répondre à ◀l’▶Hindou qui interroge ◀l’▶Occident sur son obsession ◀de▶ ◀l’▶Histoire, du Temps, ◀de▶ ◀l’▶Évolution et du Progrès, il faudrait que ◀le▶ théologien soit capable ◀de▶ se référer non seulement aux conciles et aux textes sacrés, mais aux fondements ◀de▶ ◀la▶ doctrine physique du Temps, aux discussions qui durent déjà depuis un siècle sur ◀le▶ principe ◀de▶ Carnot et Clausius, sur ◀la▶ dégradation ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀la▶ « flèche du temps » et ◀l’▶entropie, notions ◀de▶ base qui ont une portée métaphysique indiscutable. Et il faudrait que ◀les▶ physiciens qui en discutent sachent que ◀la▶ dialectique ◀de▶ leurs problèmes actuels sur ◀le▶ temps, ◀la▶ matière et sa constitution, est étrangement homologue à celle des grandes querelles théologiques ◀de▶ Nicée, ◀de▶ ◀l’▶augustinisme, ◀de▶ Luther et du jansénisme.
Comment résoudre, ou du moins « approcher », comme dit modestement ◀l’▶anglais, ce vaste ensemble ◀de▶ problèmes qui se ramènent en fin de compte au paradoxe européen par excellence, celui ◀de▶ l’Un et du Divers également réels et valables ? Dans ◀le▶ domaine politique ◀de▶ ◀l’▶intégration ◀de▶ nos pays, sauvegardant leur autonomie, c’est ◀la▶ méthode fédéraliste qui peut fournir ◀la▶ formule ◀de▶ synthèse. Dans ◀le▶ domaine qui nous occupe ici ◀de▶ ◀l’▶enseignement supérieur, trois solutions paraissent concevables, a priori.
La première, souvent proposée, consisterait à rendre obligatoires des cours ◀de▶ culture générale, un studium generale, pour ◀les▶ étudiants ◀de▶ toutes ◀les▶ facultés et instituts spécialisés. Je n’y crois guère… Presque toutes ◀les▶ expériences tentées dans cette intention si louable ont échoué, et ◀les▶ raisons ◀de▶ ces échecs répétés me paraissent assez évidentes. ◀La▶ généralité n’est pas une matière enseignable. Elle ne peut vraiment consister que dans une attention en éveil permanent aux implications générales, aux ramifications interdisciplinaires ◀de▶ ce que ◀l’▶on est en train d’étudier dans ◀le▶ détail22.
◀La▶ vie est trop courte, même prolongée comme on nous ◀le▶ promet, jusqu’à une moyenne ◀de▶ quatre-vingt-dix ans, pour que ◀l’▶espoir ◀de▶ maîtriser ◀l’▶ensemble du savoir humain, d’ailleurs en progression géométrique, ait ◀la▶ moindre chance ◀de▶ succès ; et ◀l’▶éducation permanente, qui s’étendrait du berceau à ◀la▶ tombe, ne laisserait guère ◀le▶ temps ◀de▶ vivre à ses bénéficiaires super-savants. Pic ◀de▶ ◀la▶ Mirandole, aujourd’hui, se verrait contraint ◀de▶ choisir entre une carrière ◀de▶ brillant vulgarisateur scientifique et une spécialisation qui lui vaudrait sans doute ◀le▶ prix Nobel, mais au prix de son ambition maîtresse.
Une deuxième solution consisterait à freiner ◀la▶ spécialisation. Je ◀la▶ tiens également pour illusoire.
Certes, on peut soutenir que ◀la▶ spécialisation du savoir, loin de représenter un progrès, n’est littéralement qu’une monstruosité : ◀le▶ développement excessif ◀d’▶un organe aux dépens de ◀l’▶équilibre du corps. On peut ◀l’▶évaluer à son prix réel et trouver celui-ci exorbitant : perdre ◀de▶ vue ◀l’▶ensemble humain est une perte absolue, essentielle, que tous ◀les▶ gains partiels, additionnés, dus à ◀la▶ spécialisation, ne combleront jamais, et toujours moins. C’est gagner ◀le▶ monde par pièces et morceaux, au prix de son âme.
Il n’en reste pas moins que ◀la▶ spécialisation dans ◀l’▶Université ne peut aller qu’en croissant : toujours plus ◀de▶ matières à enseigner à un nombre toujours plus grand ◀d’▶étudiants et ◀de▶ futurs enseignants.
Puisqu’on ne peut chercher ◀de▶ solution en arrière, il faut donc ◀la▶ chercher en avant : accepter ◀le▶ mouvement ◀de▶ spécialisation, mais ◀le▶ pousser jusqu’à ce point où ◀l’▶étude ◀la▶ plus exigeante ◀d’▶une discipline particulière va déboucher sur des problèmes qui relèvent d’autres disciplines, parfois connexes mais souvent très distantes, ou plus vastes et plus englobantes.
Dans bien des cas célèbres, c’est ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀la▶ recherche ◀la▶ plus hautement spécialisée qui s’est vue conduite par ◀les▶ nécessités internes ◀de▶ son cheminement, à déboucher sur des domaines que ◀la▶ vertueuse méthode, naguère, interdisait rigoureusement. Un neurologue, poussant sa recherche au-delà des certitudes admises, débouche sur ◀le▶ domaine du rêve et des symboles et fonde ◀la▶ psychanalyse. Un ethnologue, spécialisé dans ◀l’▶étude ◀de▶ ◀la▶ « pensée sauvage », découvre dans ◀la▶ linguistique générale ◀de▶ Ferdinand de Saussure, science des systèmes ◀de▶ signes, ◀l’▶explication qui lui manquait ◀de▶ ◀la▶ prohibition ◀de▶ ◀l’▶inceste ; cependant que des biologistes et des électroniciens puisent dans ◀la▶ même théorie saussurienne ◀les▶ schèmes structuraux qui permettent aux uns ◀d’▶interpréter ◀la▶ transmission du patrimoine héréditaire par ◀les▶ chromosomes, aux autres ◀de▶ construire des machines à traduire. Un physicien étudiant ◀le▶ principe ◀de▶ ◀l’▶irréversibilité du temps est amené à écrire « qu’une vue physicienne stricto sensu du cosmos est trop étriquée ; et que ◀la▶ physique ◀de▶ demain risque ◀de▶ se trouver obligée ◀d’▶entrer dans un dialogue actif avec, disons, ◀la▶ psychologie au sens large, pour jeter ◀les▶ bases ◀d’▶une science beaucoup plus compréhensive »23. Et chacun sait que c’est en poussant ◀l’▶exigence ◀de▶ ◀l’▶analyse jusqu’aux anomalies ◀les▶ plus fines, que ◀les▶ savants contemporains ont créé ◀la▶ science nucléaire : or, ◀les▶ impasses et ◀les▶ paralogismes qu’ils y rencontrent semblent ◀les▶ confronter désormais à des options métaphysiques. Je ne ◀l’▶imagine pas : je ◀les▶ écoute, et plusieurs d’entre eux ◀l’▶on écrit.
Une phrase ◀de▶ Spinoza s’est fixée dans mon souvenir dès ◀l’▶adolescence : ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu. Je ◀la▶ transpose au domaine moins sublime que j’essaie aujourd’hui ◀d’▶explorer : elle me paraît rendre compte du fait que ce sont ◀les▶ meilleurs spécialistes, c’est-à-dire ceux qui vont ◀le▶ plus loin dans ◀l’▶analyse ◀de▶ certains cas particuliers, qui nous conduisent ◀le▶ plus sûrement au général, ou tout au moins au seuil des synthèses nécessaires.
Mais ces synthèses ne tomberont pas du Ciel, elles n’apparaîtront pas objectivement au terme ◀d’▶une comparaison systématique des résultats acquis par ◀les▶ spécialités. Toute synthèse est un acte créateur, intervenant au carrefour ◀de▶ plusieurs vérités hétérogènes saisies par ◀l’▶esprit dans leur mouvement, rythme et structure dynamique, autant que dans leurs implications jusqu’alors inaperçues.
C’est dire que ◀l’▶œuvre ◀de▶ synthèse qu’exige ◀l’▶état présent ◀de▶ notre culture et ◀de▶ nos universités, devrait d’abord être confiée à des groupes ◀de▶ chercheurs représentant des disciplines diverses. Par leur réunion en séminaires restreints, ils créeraient ces « carrefours ◀de▶ vérités hétérogènes » sur lesquels et à partir desquels ◀l’▶esprit ◀de▶ synthèse pourrait s’exercer. ◀Le▶ nombre optimum des participants ◀de▶ tels groupes me paraît être, à ◀l’▶expérience ◀de▶ nombreux colloques portant sur des sujets interdisciplinaires, ◀d’▶une douzaine ◀de▶ personnes seulement. Ce module permet en effet ◀la▶ conversation, ◀l’▶échange spontané ◀de▶ questions et ◀de▶ réponses, ◀le▶ dialogue en un mot, et il exclut ◀l’▶intervention monologante sous forme de discours. Ce détail a son importance. Car ce qui importe au bout du compte, dans une entreprise ◀de▶ ce genre, c’est ◀la▶ qualité personnelle des hommes qui s’y livrent : sinon une bonne machine électronique, convenablement informée, ferait beaucoup mieux notre affaire. Ce qui importe, c’est que ◀la▶ synthèse s’actualise, qu’elle s’opère donc dans un esprit, dans une personne, car là seulement elle peut trouver ses significations humaines, ses mesures, son utilité au sens ◀le▶ plus élevé du terme.
Ce qu’il nous faut enfin, ce qui nous manque, ce sont des hommes ◀de▶ synthèse, un type nouveau ◀d’▶hommes ◀de▶ pensée en qui s’incarne une conscience conjoncturelle ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ nos recherches, un sens constamment alerté ◀de▶ leurs corrélations virtuelles et ◀de▶ ◀la▶ fécondité ◀de▶ leurs interférences. Ces hommes seront d’abord des spécialistes, et qui prouveront leur excellence en tant que tels par ◀le▶ fait même qu’ils auront pris conscience ◀de▶ ce qu’ils ne peuvent se contenter ◀d’▶être seulement des spécialistes.
Favoriser ou fomenter ce type humain, lui offrir ◀les▶ moyens matériels, ◀l’▶ambiance, ◀le▶ milieu ◀de▶ vie, ◀les▶ contacts personnels requis par ◀l’▶exercice ◀de▶ sa vocation, voilà sans doute ◀le▶ genre ◀de▶ solution concrète que nous pourrions préconiser, si nous voulons tenter ◀de▶ faire face au problème posé par ◀l’▶accroissement babélique ◀de▶ ◀la▶ spécialisation.
Sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶explosion des effectifs universitaires, je n’aurai guère à proposer qu’une solution ◀de▶ bon sens presque simpliste : il me semble que ◀le▶ seul moyen ◀de▶ sauver ◀la▶ qualité des universités existantes et leur efficacité pédagogique, menacées l’une et l’autre par des facteurs quantitatifs irréversibles, serait ◀de▶ multiplier sans plus tarder ◀le▶ nombre des établissements ◀d’▶enseignement supérieur. D’une part, ◀les▶ universités existantes seraient progressivement libérées ◀de▶ leur engorgement, d’autre part ◀les▶ dimensions des universités nouvelles pourraient librement s’accorder aux optima que votre Conférence se préoccupe ◀d’▶établir, et que proposent avec beaucoup de sagesse, me semble-t-il, ◀les▶ rapports ◀d’▶experts qui vous sont soumis. Si ◀l’▶on garde à ◀l’▶esprit ◀la▶ règle ◀d’▶or ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, qui n’est rien ◀d’▶autre que ◀la▶ mesure humaine, ◀le▶ module des relations personnelles, condition ◀de▶ toute existence communautaire et ◀de▶ tout bon travail en commun, ◀l’▶on sera conduit à préférer ◀la▶ multiplication ◀de▶ petites universités à ◀la▶ multiplication des facultés, des chaires et des postes ◀d’▶assistants dans ◀les▶ déjà trop grandes universités. ◀L’▶adjectif petit me paraît intimement lié en Europe, non seulement à ◀l’▶optimum ◀de▶ ◀l’▶efficacité pédagogique — qui exige ◀la▶ proximité — mais aussi au maximum du pouvoir créateur ◀d’▶un milieu donné, cité, pays ou université. Ce n’est pas du tout par hasard que dans ◀le▶ tableau qu’a établi ◀le▶ sociologue belge Léo Moulin, sous ◀le▶ titre ◀d’▶indice Nobel, et qui se base sur ◀le▶ nombre des prix Nobel ◀de▶ sciences par million ◀d’▶habitants ◀d’▶un pays, ◀de▶ 1901 à 1960, ce sont ◀les▶ plus petits pays ◀d’▶Europe qui occupent ◀les▶ cinq premiers rangs, soit dans ◀l’▶ordre ◀la▶ Suisse, ◀le▶ Danemark, ◀l’▶Autriche, ◀les▶ Pays-Bas et ◀la▶ Suède, tandis que ◀les▶ plus grands pays comme ◀les▶ États-Unis et ◀l’▶URSS viennent loin derrière, ou même en queue ◀de▶ liste. Je n’en dis pas plus sur ce point : dans ◀les▶ petits pays, tout est petit, y compris ◀les▶ universités.
Mais sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶explosion du savoir, dont je vous ai plus longuement entretenu, il me tarde ◀de▶ vous proposer des conclusions plus personnelles et plus précises, qui vous apparaîtront peut-être comme un rêve, mais rien ne devient jamais réel qui n’ait été d’abord rêvé.
◀La▶ multiplication des universités, maintenues dans ◀les▶ petites dimensions qu’exige leur rendement optimum, pourrait certes freiner ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀l’▶entropie au niveau de ◀l’▶enseignement ; elle ne répondrait pas au défi principal ◀de▶ ◀la▶ division du savoir en langages spécialisés. Il nous faut donc envisager maintenant ◀la▶ création ◀d’▶instituts ◀de▶ synthèse établis à ◀l’▶échelle européenne, précisons : supranationale. J’en imagine ◀le▶ prototype, qui serait une tour ◀d’▶Anti-Babel.
Dans un grand parc, près de ◀la▶ mer, ou ◀d’▶un lac, ou ◀d’▶une large rivière, en pleine campagne, mais pas trop loin ◀d’▶une ville ◀de▶ moyenne grandeur et ◀de▶ vie culturelle et sociale animée, une ou deux-centaines ◀de▶ maisons familiales dispersées, et un centre ◀de▶ type villageois : hôtels, auberges, marché, boutiques, chapelles, sans oublier plusieurs terrasses ◀de▶ café. Dans ◀le▶ centre aussi, un groupe ◀de▶ bâtiments contient ◀la▶ bibliothèque et ◀les▶ salles ◀de▶ colloques. ◀La▶ commune, gouvernée par ◀le▶ recteur, jouit ◀d’▶un statut spécial ◀d’▶exterritorialité : c’est une sorte ◀de▶ district fédéral ◀de▶ ◀l’▶Europe intellectuelle. Là vivent ces « hommes ◀de▶ synthèse » dont je parlais : professeurs ◀de▶ tous âges et ◀de▶ toutes spécialités, et futurs professeurs déjà gradués, d’une part ; responsables des domaines ◀les▶ plus variés ◀de▶ ◀la▶ vie publique, économique et sociale, d’autre part. Condition générale ◀d’▶admission : avoir prouvé son excellence dans une branche au moins du savoir, ou ◀de▶ ◀la▶ vie professionnelle, et démontrer ◀d’▶une manière convaincante qu’on éprouve ◀l’▶impérieux désir ◀d’▶intégrer ◀l’▶expérience acquise dans un ensemble plus compréhensif.
◀Les▶ activités intellectuelles ◀de▶ cette communauté peuvent être définies à grands traits comme suit.
Quant à ◀la▶ forme : point ◀de▶ cours magistraux, mais seulement des colloques restreints, groupant au maximum vingt personnes, à ◀l’▶optimum une douzaine. Si quelqu’un désire absolument donner une conférence, ◀le▶ soir, c’est à ses risques et périls : toute déclaration publique est obligatoirement suivie ◀d’▶une discussion réglée. Ici ◀l’▶on n’impose pas une image du monde : on ◀la▶ cherche en commun, librement. Au sein des colloques règne une liberté spontanément disciplinée par ◀la▶ critique mutuelle. Deux meneurs ◀de▶ jeu par colloque, et ils ne peuvent appartenir à ◀la▶ même spécialité.
Et quant au contenu : seuls sont portés au programme ◀les▶ sujets par essence interdisciplinaires. J’entends par là : ◀les▶ sujets qu’il serait ◀le▶ plus malaisé ◀de▶ traiter dans ◀le▶ cadre ◀de▶ nos facultés classiques. Voici quelques-uns ◀de▶ ceux que, pour ma part, je serais heureux ◀de▶ pouvoir étudier et discuter, si j’étais jugé digne ◀de▶ participer aux activités ◀de▶ ◀la▶ commune :
1. ◀Les▶ options fondamentales des grandes cultures, notamment ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et ◀la▶ logique ou ◀les▶ contradictions ◀de▶ leur développement dans ◀la▶ vie publique et privée ◀de▶ ◀l’▶unité culturelle en question. ◀Le▶ problème des possibles convergences entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident, entre une certaine sagesse et une certaine puissance créatrice, formerait un centre particulier ◀d’▶attention.
2. ◀Le▶ rôle créateur ◀de▶ ◀l’▶interaction des disciplines dans ◀l’▶histoire ancienne et récente ◀de▶ ◀l’▶Europe. Dans quelle mesure et sous quelles conditions ◀les▶ inventions ou découvertes ◀de▶ ◀la▶ science et des arts sont-elles apparues ? Part ◀de▶ ◀la▶ gratuité, ◀de▶ ◀la▶ nécessité, des fins utilitaires, ◀de▶ ◀l’▶imagination débridée, ◀de▶ ◀la▶ foi, du doute, ◀de▶ ◀la▶ méthode et des contingences dans ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ connaissance en Occident.
3. Au-delà ◀de▶ ◀la▶ technologie. Comment passer ◀de▶ ◀l’▶ère technique à ◀l’▶ère ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain ? En d’autres termes : comment tirer ◀les▶ bénéfices ◀de▶ bonheur individuel (santé mentale, beauté du milieu et paix) des disciplines farouches qu’imposent à ◀la▶ majorité ◀de▶ nos contemporains ◀les▶ impératifs ◀de▶ ◀la▶ croissance ◀de▶ production, et ◀de▶ ◀l’▶aide aux sous-développés ?
4. Possibilité ◀d’▶un langage universel, basé sur ◀la▶ cybernétique et sur ◀la▶ sémiologie ◀de▶ Saussure. Recherche générale ◀de▶ procédés ◀de▶ translation des méthodes, démarches spécifiques, et résultats ◀de▶ diverses branches du savoir. Limites ◀d’▶un tel langage, et comment y suppléer par ◀les▶ arts.
5. Européologie. Il existe dans la plupart de nos grandes universités des départements ◀d’▶indianisme, ◀de▶ sinologie, ◀d’▶islamologie, ◀d’▶études des civilisations tropicales, africaines, indo-américaines, etc. Il n’existe pas, ni hors ◀d’▶Europe ni en Europe, ◀de▶ chaires ◀d’▶européologie. Certes, ◀l’▶on étudie un peu partout ◀le▶ Marché commun, ◀le▶ mécanisme des organisations européennes, leur histoire récente, leur jurisprudence, ◀l’▶unification ◀de▶ leurs mesures sociales et ◀la▶ coordination ◀de▶ leurs politiques économiques. Ce qui nous manque encore, c’est une étude quasi ethnographique des caractères spécifiques ◀de▶ notre civilisation, à ◀l’▶heure où elle se répand ◀d’▶une manière anarchique sur tous ◀les▶ continents ◀de▶ ◀la▶ planète, où ◀le▶ tiers-monde ◀l’▶interroge avec une anxiété mêlée ◀d’▶arrogance, tandis qu’elle s’interroge elle-même plus qu’elle n’a jamais fait dans son histoire.
Quant aux relations entre un tel centre ◀de▶ synthèse et ◀les▶ universités existantes, on ◀les▶ imaginera sans peine. ◀L’▶introduction, si désirable dans nos mœurs universitaires, ◀d’▶une année sabbatique ◀de▶ type américain, permettrait ◀d’▶envoyer beaucoup de professeurs à cet institut ◀de▶ recyclage et ◀de▶ remise en question générale, et c’est aussi ce que nous attendons tous ◀de▶ nos vacances. Après un an, ◀les▶ professeurs détachés reviendraient à leur enseignement, porteurs ◀d’▶une sorte ◀de▶ radioactivité — ◀les▶ uns mûris, ◀les▶ autres rajeunis…
Comment baptiser ◀l’▶entreprise ? Elle pourrait se réclamer ◀de▶ beaucoup de noms illustres, ◀d’▶hommes qui ont rêvé ◀l’▶Académie européenne comme Tommaso Campanella et Comenius, ou ◀d’▶hommes qui méditaient sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶un langage commun aux sciences exactes, aux arts et à ◀la▶ théologie, ainsi Descartes dès 1625, puis Leibniz et son Ars Combinatoria. Mais cet Institut ◀de▶ synthèse, ne serait-il pas idéalement ce dont on parle un peu partout, plus ou moins bien, depuis 1957, date du traité instituant ◀l’▶Euratom : une Université européenne ?
Vraie université, puisqu’elle traiterait spécifiquement du général, en vue ◀d’▶entretenir ou ◀de▶ former une image cohérente du Tout. Vraiment européenne, puisqu’elle aurait pour fin ◀de▶ recréer ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, qui est ◀la▶ formule ◀de▶ notre grand passé et ◀de▶ notre avenir fédéré, ◀le▶ seul possible.
◀L’▶Europe, c’est très peu de chose plus une culture. Quatre pour cent des terres du globe, multipliés par une culture qui a fait ◀le▶ Monde et qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire des hommes.