Pour une politique de▶ ◀la▶ recherche27
◀Le▶ Musée et ◀le▶ laboratoire
On ne fera pas ◀l’▶Europe sans ◀l’▶aide ◀de▶ sa culture : ce serait vouloir ◀la▶ faire sans ce qui ◀la▶ définit. Si elle a dominé ◀le▶ globe durant des siècles, on ne saurait expliquer ce fait central ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité par des données purement physiques, bien au contraire. Ni ◀le▶ sous-sol assez pauvre, ni ◀le▶ sol assez fertile, ni ◀la▶ population très dense, ni ◀le▶ climat modéré, ni ◀les▶ déséquilibres dynamiques résultant ◀de▶ ces facteurs combinés ne rendent compte ◀d’▶une manière décisive ◀de▶ ce qu’il faut bien appeler ◀le▶ miracle européen, et qui n’est pas lisible sur ◀les▶ cartes, mais seulement dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶esprit et des mœurs. Nommons cela, pour simplifier, culture, et du même coup, nous aurons dit que ◀la▶ culture n’est pas un luxe pour nos peuples, mais une nécessité vitale. Tout cela n’est pas nouveau, mais on ◀l’▶oublie souvent, notamment quand on pense en marxiste ou en capitaliste matérialiste, comme ◀le▶ font cinq sixièmes du genre humain.
On entend bien que ◀la▶ culture dont je parle ici n’est pas seulement celle des loisirs, celle que ◀les▶ gens consomment, mais bien celle qui produit. Ce n’est pas seulement ◀l’▶activité assimilatrice ◀de▶ ceux qui regardent des tableaux, lisent des livres et apprennent une science, mais ◀l’▶activité créatrice ◀de▶ ceux qui peignent, écrivent, conçoivent et inventent. Car s’il est vrai que ◀l’▶Europe a découvert ◀la▶ Terre, puis toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Homme et ◀de▶ ses créations, et qu’elle en a collectionné ◀les▶ témoignages, il n’est pas moins certain qu’elle a produit elle-même ◀la▶ seule culture ou civilisation qui ait su devenir effectivement mondiale. ◀Le▶ symbole ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ sa culture n’est donc pas seulement ◀le▶ Musée : c’est d’abord ◀le▶ Laboratoire. Et si ◀l’▶on veut sauver ◀le▶ foyer rayonnant ◀de▶ cette culture que toute ◀la▶ Terre imite, ce n’est pas du Musée d’abord, mais du Laboratoire qu’il faut se préoccuper. (Étant bien entendu que ce Laboratoire a derrière lui toute ◀l’▶histoire des idées, des attitudes humaines et des croyances dont ◀l’▶ensemble fait une culture.)
Traduisons ces images en termes tout pratiques : ◀l’▶avenir ◀de▶ notre Europe étant lié à ◀l’▶avenir ◀de▶ sa culture, c’est aux activités ◀de▶ recherche créatrice que doit aller d’abord ◀le▶ soutien financier du mécénat européen.
Problème général du mécénat au xxe siècle
Mais que signifie, dans ◀le▶ concret, ◀l’▶aide à ◀la▶ culture créatrice ? Jusqu’à notre temps, c’est bien simple. Certes, on ne finance pas un poème, une intuition ou une philosophie, mais on peut commander un tableau, une partition, un monument, on peut acheter des livres, et ◀l’▶on peut entretenir ◀l’▶artiste, ◀le▶ penseur et ◀le▶ savant : tout ◀le▶ mécénat classique a consisté dans cette aide indirecte à ◀la▶ culture, qui n’était pas sans exercer quelque influence sur son cours. Cependant, un phénomène nouveau se manifeste ◀de▶ nos jours : c’est celui ◀de▶ ◀la▶ subvention, qui n’est plus ◀l’▶aide aux créateurs individuels, mais aux instituts ◀de▶ recherches, bureaux ◀d’▶études et séminaires, œuvres ◀d’▶éducation, fouilles et films. Rien ◀de▶ pareil au xvie siècle ni, ◀de▶ fait, avant notre époque. Et ceci modifie profondément ◀les▶ méthodes et ◀l’▶objet du mécénat.
Notez bien que ◀le▶ problème que j’évoque n’est pas posé par ◀la▶ disparition des princes capables ◀de▶ dépense. Car il existe parmi nous autant ou plus ◀de▶ grandes fortunes qu’à ◀la▶ Renaissance ou au Grand Siècle. ◀Le▶ problème est posé par ◀le▶ fait que nos virtuels mécènes à ◀l’▶ancienne mode ne sont plus en mesure — sauf ◀de▶ rares exceptions — ◀de▶ savoir par eux-mêmes où il faudrait aider, ◀de▶ quelle manière et pour quelles fins utiles.
Pour se faire ◀le▶ mécène ◀d’▶un peintre ou ◀d’▶un auteur, il suffisait ◀d’▶avoir ◀de▶ ◀l’▶argent et du goût, une certaine culture générale et ◀l’▶instinct ◀de▶ ◀la▶ qualité. Mais aujourd’hui, ce sont ◀les▶ éditeurs, ◀les▶ marchands ◀de▶ tableaux et ◀les▶ impresarios qui ont repris cette fonction, non sans ◀la▶ modifier dans ◀le▶ sens commercial que ◀l’▶on sait. Dès lors ◀le▶ mécénat doit se tourner vers des domaines très différents, où il est moins facile ◀de▶ s’orienter. Comment savoir où sont ◀les▶ vrais besoins, quelles recherches sont nécessaires, et qui pourra ◀les▶ diriger ? Il faudrait disposer ◀d’▶un état permanent des problèmes à résoudre, des chercheurs disponibles, et des initiatives en quête ◀de▶ fonds. Cette information encyclopédique dépasse évidemment ◀les▶ capacités ◀d’▶un particulier, si riche soit-il, ou ◀d’▶un ministère national. Elle suppose ◀l’▶existence ◀d’▶Instituts ◀de▶ ◀la▶ conjoncture culturelle à ◀l’▶échelle internationale, et c’est bien ce rôle que jouent en fait ◀les▶ plus grandes Fondations américaines, intermédiaires indispensables désormais entre ◀le▶ mécène et ◀les▶ bénéficiaires (variés, nombreux et souvent fort lointains) ◀de▶ son appui.
Qu’avons-nous ◀de▶ ce genre, en Europe ? Quantité ◀d’▶instituts nationaux — ministères, conseils ◀de▶ ◀la▶ recherche et fondations spécialisées — mais presque rien au plan européen. ◀Le▶ Marché commun ◀de▶ ◀la▶ culture, qui existe en fait depuis des siècles en Europe (et qu’un nationalisme littéralement « borné » n’a jamais pu totalement supprimer) attend encore un mécénat à sa mesure.
Problèmes particuliers ◀d’▶un mécénat européen
◀L’▶Europe unie, dont ◀le▶ Marché commun et ◀le▶ Conseil de l’Europe tentent ◀de▶ construire les premiers cadres, va découvrir très vite, en entrant dans ◀le▶ concret, qu’elle ne saurait se passer ni ◀de▶ recherches nouvelles ni ◀d’▶un immense effort ◀d’▶éducation. Une civilisation continentale, ou une fédération ◀de▶ peuples embarqués pour un même destin, qui négligeraient encore ◀la▶ recherche ◀d’▶avant-garde et ◀l’▶éducation générale, se verraient rapidement liquidées dans ◀la▶ compétition impitoyable qui s’instaure à ◀l’▶échelle planétaire.
◀La▶ question qui se pose ◀d’▶urgence est celle ◀de▶ ◀l’▶aide puissante et cohérente qu’il faut donner à cette culture dont ◀la▶ vitalité sera décisive.
Aide puissante, tout d’abord. ◀Les▶ rares institutions qui ont assumé ◀la▶ mission ◀de▶ servir à la fois ◀la▶ culture et ◀l’▶Europe en sont encore réduites à des budgets ◀de▶ misère. Signe hélas trop certain que ◀les▶ pouvoirs publics ; ◀les▶ organisations européennes et ◀les▶ sources privées ◀de▶ financement n’ont pas encore compris ◀la▶ nouveauté et ◀les▶ impératifs du xxe siècle.
Aide cohérente, ensuite, ou plutôt en même temps. ◀La▶ dispersion des entreprises « européennes » dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture est encore plus choquante, si possible, que nos divisions nationales, et n’est pas moins débilitante. Non seulement elle multiplie ◀les▶ doubles emplois (constamment dénoncés, toujours recommencés), mais encore elle fournit un prétexte facile à refuser ◀les▶ fonds nécessaires pour ◀l’▶essor efficace ◀de▶ chaque initiative.
Idée ◀d’▶un Conseil européen ◀de▶ ◀la▶ recherche
Comment guérir cette maladie infantile ◀de▶ ◀l’▶européisme dont je viens ◀d’▶esquisser ◀le▶ diagnostic ? ◀Le▶ programme constructif que je déduis ◀d’▶une expérience intime ◀de▶ ces problèmes depuis une bonne dizaine ◀d’▶années, tient en trois points :
1. Création ◀d’▶un Conseil européen ◀de▶ ◀la▶ Recherche et ◀de▶ ◀l’▶aide à ◀la▶ culture.
2. Mise à ◀la▶ disposition ◀de▶ ce Conseil des fonds jugés par lui nécessaires, — fonds qui seraient fournis par ◀le▶ secteur privé (firmes et fondations) et par ◀les▶ organisations européennes interétatiques.
3. Désignation, création, ou renforcement ◀de▶ quelques centres ◀d’▶étude et ◀d’▶exécution des tâches définies par ◀le▶ Conseil (recherches, informations, éducation, relations avec d’autres régions du monde.)
◀Le▶ Conseil européen ◀de▶ ◀la▶ Recherche devrait grouper essentiellement des représentants qualifiés (créateurs plutôt qu’organisateurs) ◀de▶ toutes ◀les▶ branches ◀de▶ ◀la▶ culture. On pensera que cela va de soi. Mais je vois au contraire que trop souvent, dans ◀les▶ comités ◀d’▶aide aux arts et aux sciences, on mêle ◀la▶ stratégie ◀de▶ ◀la▶ recherche et ◀la▶ tactique du financement, si bien que la seconde paralyse la première au lieu de s’en inspirer pour trouver ce qu’il faut.
◀Les▶ besoins devraient être formulés dans toute ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶imagination ◀la▶ mieux nourrie ◀de▶ connaissances précises des domaines envisagés et des perspectives qu’ils nous ouvrent.
Après quoi, d’autres comités, composé ◀d’▶organisateurs, ◀de▶ financiers et ◀d’▶officiels, donneraient ou refuseraient ◀les▶ moyens nécessaires, — ces moyens qu’on ne trouve jamais quand on n’a pas bien vu ◀l’▶enjeu, mais qui se trouvent aussitôt qu’on a compris… ou que d’autres vous ont devancés.
◀Le▶ Conseil européen ◀de▶ ◀la▶ Recherche se justifierait avant tout par sa volonté ◀de▶ maintenir un certain équilibre, conforme au génie européen, entre ◀les▶ diverses branches ◀de▶ ◀la▶ recherche : sciences physiques, mathématiques, technologie, sciences économiques, sociologie, biologie, génétique, médecine, philosophie, éducation, droit international, histoire, arts, archéologie et ethnographie, anthropologie, etc. de manière à éviter, entre autres, ◀le▶ double danger ◀d’▶une insistance exclusive sur ◀les▶ sciences physiques et ◀la▶ technique, ◀le▶ Laboratoire, ou ◀d’▶une persistance à cultiver surtout ◀les▶ valeurs du Musée européen.
Un second avantage du Conseil serait ◀d’▶éliminer ◀l’▶amateurisme qui menace parfois ◀de▶ caractériser ◀les▶ suggestions et ◀les▶ méthodes ◀de▶ comités trop mixtes dans leur composition. Je rappelle ◀la▶ difficulté ◀d’▶une connaissance sérieuse ◀de▶ ◀la▶ conjoncture culturelle, et que ◀la▶ bonne volonté n’y suffit plus. ◀La▶ fonction du mécène est devenue collective ; elle relève ◀de▶ ◀la▶ science et non plus ◀de▶ hobbies ; elle est devenue part intégrante ◀de▶ ◀la▶ stratégie à long terme ◀de▶ notre monde occidental.
Il faut donc établir en Europe une politique ◀de▶ ◀la▶ culture et des recherches, dominée par des vues ◀d’▶ensemble et tenant compte ◀d’▶études conjoncturelles, dont j’ai dit que ◀les▶ départements spécialisés des Fondations américaines peuvent donner une première idée — à repenser dans ◀le▶ contexte européen.
Mais pour qu’une politique ◀de▶ ce genre porte effet, il faut absolument que ◀les▶ responsables ◀de▶ notre vie économique et politique saisissent ◀la▶ réalité du xxe siècle : c’est ◀le▶ pool des cerveaux qui fera marcher ◀les▶ autres, et ◀l’▶Europe gagnera ◀la▶ maîtrise ◀de▶ ◀la▶ paix si elle se décide enfin à soutenir puissamment ◀la▶ culture, son meilleur atout.