Il n’y a pas de▶ « musique moderne »
Introduction aux travaux ◀de▶ la Conférence européenne ◀de▶ compositeurs et musicologues, organisée à Rome, en avril 1954, par le Centre européen de la culture, sous la présidence ◀d’▶honneur ◀d’▶Igor Stravinsky.
Quand on me demande : « Aimez-vous la musique moderne ? » c’est qu’on attend que je dise non. Je réponds oui pour inquiéter, mais c’est gênant, car la chose dont on me parle n’existe pas.
La « musique moderne », en effet, n’est guère plus qu’une manière ◀de▶ parler. C’est l’invention ◀de▶ ceux qui ont décidé qu’après Wagner, il n’y avait plus que des bruits désagréables. L’expression ne désigne pas une unité définissable, sinon celle ◀d’▶un refus global ◀d’▶entendre et ◀d’▶essayer ◀de▶ comprendre tout ce qui fut composé dans notre siècle. Bref, la « musique moderne » est celle que l’on n’aime pas. (Parce qu’elle ne ressemble pas à celle que l’on aimait.)
Parler ◀de▶ musique « moderne » en général, comme on le fait, c’est supposer quelque manière ◀d’▶école, ◀de▶ style commun, ◀de▶ ton ◀d’▶époque dont je n’aperçois pas ◀de▶ témoignages concluants au xxe siècle. Il y eut le groupe des Six, mais il ne fut qu’une amitié : je ne vois rien ◀d’▶autre qui rapproche un Honegger et un Poulenc. Il y eut les dodécaphonistes, mais justement ils n’ont rien ◀de▶ commun, ne veulent rien garder ◀de▶ commun avec les autres musiciens ◀de▶ l’époque. La célèbre querelle qui opposa jadis les piccinistes aux gluckistes paraît bien innocente et amicale au regard des exclusives catégoriques que prononcent les disciples ◀de▶ Schönberg contre toute œuvre tonale, jugée « réactionnaire ». Je ne vois pas deux compositeurs du xviie , du xviiie ou du romantisme, dont les œuvres présentent des différences ◀de▶ style aussi radicales que celles qui séparent nos « modernes », Hindemith et Berg, par exemple, ou Bartók et Britten, ou le Stravinsky d’Œdipus Rex et le Schönberg d’Erwartung. Aucune époque peut-être n’a connu moins ◀d’▶unité que la nôtre. Aucune en tout cas n’a fait montre ◀d’▶une volonté aussi délibérée ◀de▶ fuir toute apparence ◀d’▶unité, non seulement dans le style et dans les procédés, mais plus encore dans les croyances inspiratrices. Si tant de négations et ◀de▶ ruptures, tant de refus ◀de▶ prendre la suite ◀de▶ quoi que ce soit, ◀de▶ ressembler à qui que ce soit, finissent tout de même par laisser transparaître quelque profonde parenté entre les œuvres principales ◀de▶ notre siècle, malgré tous les efforts ◀de▶ leurs auteurs, ce n’est pas cette génération qui le verra.
Car le style ◀d’▶une époque est très rarement sensible aux gens qui vivent cette époque, et ceci pour les mêmes raisons qui veulent qu’un psychanalyste soit incapable ◀de▶ s’analyser lui-même. Le style surgit ◀de▶ l’inconscient. Il dépend donc ◀de▶ ce que les conventions, artifices, règles ◀de▶ l’art et doctrines ont d’abord refoulé dans l’inconscient. Et c’est ainsi que le choix des règles détermine le contenu ◀de▶ nos rêves — et notre style : négativement.
La seule unité que confère aux œuvres des contemporains le refus où beaucoup les englobent, ne peut donc procéder que ◀d’▶une méconnaissance ◀de▶ ces œuvres. Parce qu’elles diffèrent du déjà entendu, parce qu’elles ne rappellent pas des airs connus, on en déduit bien légèrement qu’elles se ressemblent. Mais c’est juger par le revers une tapisserie dont le dessin reste inconnu — s’il en est un.
Ne parlons plus ◀de▶ « musique moderne ». Parlons seulement ◀d’▶œuvres contemporaines.
Il faut pousser plus loin le paradoxe. S’il est tout de même un caractère commun aux compositeurs ◀d’▶aujourd’hui, c’est qu’ils sont justement moins « modernes » et moins naïvement ◀de▶ leur temps, que ne le furent un Rameau, un Haydn ou un Mozart. Pourquoi cela ? Parce qu’ils écrivent ◀de▶ la musique en connaissance ◀de▶ toute l’histoire ◀de▶ la musique — d’après elle, pour faire autre chose. Ils ont perdu la bonne conscience naïve ◀de▶ l’artiste acceptant les lieux communs du temps, et c’est pourquoi nous les voyons chercher la naïveté comme une vertu ◀de▶ l’art.
Combien ◀de▶ fois n’ai-je pas entendu un jeune peintre ou un jeune compositeur soupirer : « Après x ou y on ne sait plus que faire. Nous sommes dans une impasse… » Cette impasse est purement « historique », créée par l’esprit historique. Ne plus savoir que faire, si l’on a quelque chose à exprimer, cela revient à ne plus savoir comment le dire autrement que le dernier qui a parlé et que ceux qui l’ont précédé. Mais les grands ont tous commencé par parler ◀de▶ langage ◀de▶ leurs aînés, quitte à le modifier tout insensiblement sous la pression ◀de▶ ce qu’ils avaient à dire, et qui était un peu différent. Aujourd’hui, l’on voudrait commencer par le stade ◀de▶ maîtrise ◀de▶ soi et ◀de▶ ses moyens personnels, difficilement atteint par les devanciers — et courir tout de suite au-delà sans avoir mérité cette liberté…
◀De▶ là sans doute le ton crispé, voire coléreux, ◀de▶ beaucoup de jeunes théoriciens. On les sent bien plus affectés par les résistances qu’ils prévoient que joyeux ◀de▶ leurs découvertes. Ils font ces découvertes contre les autres, qu’ils traitent volontiers ◀d’▶imbéciles ou soupçonnent même ◀de▶ mauvaise foi. C’est qu’ils se placent et se regardent dans l’Histoire. Il semble que leur principal souci soit ◀de▶ s’intégrer dans une évolution qu’ils déclarent « nécessaire » ; dans on ne sait quelle logique hégélienne ◀de▶ l’Histoire. Ils parlent beaucoup des « nécessités ◀de▶ l’époque » empruntant au vocabulaire économique et politique. Or si l’on peut prouver que l’auto produite par une petite usine est invendable, pour des raisons précises ◀de▶ prix ◀de▶ revient, et ne correspond donc plus aux « nécessités ◀de▶ l’époque » et ◀de▶ nos grands marchés, il n’est nullement prouvé que l’œuvre ◀d’▶un compositeur non dodécaphonique « est inutile… et se place en deçà des nécessités ◀de▶ son époque »28. Les « nécessités nouvelles ◀de▶ la musique », que l’on invoque, ne sont telles que pour l’oreille et l’intelligence ◀d’▶un très petit groupe ◀d’▶hommes connaissant toute l’histoire des techniques musicales.
Mais il y a plus. Le public ◀d’▶aujourd’hui, immensément élargi par la radio, dirigé par les managers des concerts, formé par sa discothèque, a cessé lui aussi ◀d’▶être « moderne, », pour s’habituer à vivre dans l’histoire. Il faut enfin l’avouer : toutes les autres époques ont été « modernes », sauf la nôtre ! Notre grand public se nourrit ◀de▶ musiques des époques révolues. Quand il ne se contente pas ◀de▶ Beethoven et ◀de▶ Brahms, il ne découvre pas les talents ◀d’▶aujourd’hui, mais Purcell ou Monteverdi. Du temps ◀de▶ Haydn, on n’eût jamais joué des auteurs du xviie siècle, ni même les œuvres anciennes ◀de▶ Haydn : on jouait sa dernière production. Mais nos grands concerts du dimanche ne jouent plus que les modernes d’autres temps. ◀D’▶où l’aspect forcément étrange que prennent les musiques ◀d’▶aujourd’hui. ◀De▶ là peut-être aussi chez nos compositeurs, séparés ◀d’▶un public devenu trop vaste, et privés ◀de▶ la chaleur des réactions directes, une tendance générale à faire passer la technique et la théorie avant cette chose vague et pourtant puissante qu’est l’accord spontané du novateur et du plaisir des auditeurs. Cette chose qu’on nomme tout simplement le goût.
Comment remédier à cette situation, qui est aussi celle ◀de▶ la peinture et ◀de▶ la poésie au xxe siècle ? Il me semble que ceux qui tiennent la clé ◀de▶ ce problème vital pour la culture sont bien moins les compositeurs que ceux qui font les programmes des concerts et qui décident du choix des enregistrements. Plus on jouera ◀de▶ musique nouvelle, plus le public en deviendra contemporain, et plus ceux qui composent se rapprocheront ◀de▶ la sensibilité mieux éduquée ◀d’▶une élite sans cesse élargie. Quand l’art et le public se créent l’un l’autre, le résultat est une « époque ». Je ne sais pas si nous en vivons une, mais peut-être sommes-nous sur le seuil.
Au mois ◀de▶ mai 1952, L’Œuvre du xxe siècle a donné à Paris plus ◀de▶ cent symphonies, concertos, opéras et ballets, durant trente jours, sans que s’y glisse une mesure ◀de▶ musique composée avant l’an 1900 : tous les soirs, les salles étaient pleines. Il y a là, semble-t-il, un bel encouragement pour ceux des festivals européens qui tentent ◀de▶ donner du « nouveau », c’est-à-dire ◀de▶ rejoindre le siècle. Mais n’est-il pas étrange que ◀de▶ vivre en son temps soit devenu ◀de▶ nos jours une exception notable, une aventure, un risque financier ?
À la question que je citais au début, je répondrai maintenant sans hésiter : « J’aime la musique moderne ◀de tous les temps, et même du nôtre — la plus rare. »