L’Europe, l’été…29
L’Europe, l’été, devient un parc immense aux bosquets enchantés de▶ musique.
Du gracile Alhambra ◀de▶ Grenade aux sévères palais communaux ◀de▶ Pérouse, des grandes villes cossues ◀de▶ la plaine ◀de▶ Hollande derrière leurs digues aux petites places dallées ◀de▶ marbre ◀de▶ Dubrovnik dans l’enceinte ◀de▶ ses remparts, ◀de▶ Lisbonne sur l’Atlantique à Venise sur l’Adriatique, dont les théâtres baroques se ressemblent, des plages ◀de▶ Santander aux lacs ◀de▶ la Finlande, ◀d’▶Édimbourg à Spolète, ◀de▶ Bergen à Bordeaux et ◀d’▶Athènes à Stockholm, toute l’Europe en été vibre et chante, danse ou déploie les fastes ◀de▶ ses opéras dans les plus beaux décors du monde : ceux ◀d’▶une nature humanisée par les styles ◀de▶ nos grandes époques.
Entre ces points extrêmes ◀de▶ nos diversités européennes que relient une ou deux heures ◀d’▶avion, au cœur du continent profondément complexe et découpé que délimitent ces villes ouvertes vers cinq mers, j’imagine maintenant que s’élève une vaste rumeur symphonique mariant le classique au moderne à travers tout le romantisme occidental. Là, ce sont quelques heures ◀d’▶autoroute à travers forêts et vallées qui relient les hauts lieux ◀de▶ la vie musicale. Le circuit le plus intérieur pourrait partir ◀de▶ Lucerne, par exemple, pour remonter au nord-est par Zurich et Munich jusqu’à Bayreuth, revenir à l’ouest par Wiesbaden, Strasbourg, Besançon et Lyon. Il vous ferait traverser huit villes ◀de▶ festivals en moins ◀de▶ 1500 km. Un circuit bien plus ample, aux étapes moins serrées mais plus riches en contrastes, relierait les grandes manifestations annuelles ◀d’▶Aix-en-Provence, ◀de▶ Florence, ◀de▶ Vienne, ◀de▶ Berlin, ◀de▶ Copenhague, ◀de▶ Gand. Au-delà, isolés mais heureux, voici Bath, le plus ancien festival connu (il a célébré son centenaire en 1963) et Varsovie, le plus délibérément novateur (on n’y donne que ◀de▶ la musique ◀d’▶aujourd’hui).
Certes, on connaît bien d’autres festivals, des douzaines d’autres, rescapés ◀de▶ ces deux ou trois-cents qui ont tenté un jour ◀d’▶exister pour disparaître après quelques saisons, faute des subventions escomptées… ou ◀d’▶avoir trouvé leur formule. Quelle ville ◀de▶ nos pays n’a-t-elle pas essayé ◀de▶ lancer son festival, ◀de▶ pousser sa petite note séductrice dans la grande rumeur musicale ◀de▶ nos étés européens ? Si je n’en ai nommé qu’une trentaine, c’est parce qu’il s’agissait des « grands » ◀de▶ l’Europe, des mieux enracinés dans une tradition régionale mais aussi des premiers qui aient pris conscience ◀de▶ leur commune appartenance au grand ensemble culturel qu’est en réalité l’Europe, et l’aient prouvé en s’associant sous le signe ◀de▶ l’union continentale.
Depuis un siècle et demi, les nations se sont multipliées et elles se sont bardées ◀de▶ frontières sourcilleuses, dans notre Europe jadis ouverte à tous vents ◀de▶ l’esprit et tous échanges humains. Lors du congrès ◀de▶ Vienne, en 1815, les hommes d’État ◀de▶ la Sainte-Alliance annoncèrent l’ouverture ◀d’▶un « concert des nations ». En fait, on n’entendit qu’une cacophonie en crescendo perpétuel, et le bruit des canons devait en marquer l’inévitable conclusion.
Deux cataclysmes ◀de▶ dimensions mondiales, au xxe siècle, ont montré ce que « l’Europe des nations » savait faire.
Au lendemain ◀de▶ la Seconde Guerre mondiale, tandis que le continent ruiné et disloqué essayait ◀de▶ reconstruire ses villes et une économie ◀de▶ paix, on vit aussi renaître dans tous nos pays, d’une part, des initiatives locales animées par des amateurs ◀de▶ théâtre et ◀de▶ musique, d’autre part, le goût des voyages. La rencontre ◀de▶ ces initiatives et ◀de▶ cet essor touristique sans précédent allait donner naissance à un nombre sans cesse croissant ◀de▶ festivals s’efforçant ◀d’▶imiter à leur échelle, voire ◀de▶ renouveler les formules glorieuses du vieux Bayreuth de Wagner, ou du bien plus récent Salzbourg de Hofmannsthal et Max Reinhart. Voués à l’art ◀de▶ l’harmonie, ces festivals allaient-ils s’accorder et faire entendre enfin le vrai « concert européen » ?
En fait, chacun tentait ◀de▶ vivre pour son compte. Quelques-uns cherchaient les moyens ◀de▶ sortir ◀de▶ leur isolement, mais ils ne trouvaient pas ◀de▶ formule efficace.
Un beau jour ◀de▶ 1951, Igor Markevitch vint me voir. Ce jeune chef prestigieux connaissait bien les problèmes artistiques et pratiques des nombreux festivals où il avait dirigé. Il sentait la nécessité ◀de▶ les amener à coopérer. Il avait son idée là-dessus.
Pour ma part, je venais de fonder le Centre européen de la culture, à Genève, dont le but était précisément ◀d’▶offrir un lieu ◀de▶ rencontres et des moyens ◀de▶ coopération aux forces culturelles ◀de▶ toute l’Europe à la recherche ◀de▶ l’union.
Notre entente fut immédiate, et les plans vite tracés. Tous nos grands festivals ◀de▶ musique furent invités à déléguer leurs directeurs pour une première prise ◀de▶ contact à Genève. Un mois plus tard, l’Association européenne des festivals ◀de▶ musique était fondée et se mettait à l’œuvre.
La musique est ◀d’▶Europe, en ce sens qu’elle est liée à l’Europe non seulement historiquement, dans sa genèse, mais encore essentiellement dans sa nature, étant née du complexe physico-spirituel qui a formé l’homme européen et qui le définit le mieux, quand on le compare à l’homme d’autres cultures et civilisations. ◀De▶ cette affinité ◀d’▶essence et ◀d’▶existence entre la musique et l’Europe, il résulte, d’une part, que s’occuper ◀de▶ l’Europe et spécialement ◀de▶ sa culture, suppose que l’on s’occupe ◀de▶ la musique ; et, d’autre part, que la musique est l’expression la plus profonde et spécifique du génie propre ◀de▶ l’Europe. La musique n’aidera pas à résoudre les problèmes ◀de▶ l’union politique ◀de▶ nos peuples, mais elle atteste mieux que la science — autre produit typique ◀de▶ l’Occident — notre unité fondamentale.
Unité dans la diversité — est-il besoin ◀de▶ le répéter ? Saisir ensemble ces deux termes que la logique oppose, est un mouvement, un geste ◀de▶ l’esprit, caractéristique ◀de▶ l’Europe. Voilà pourquoi dans les domaines les plus variés ◀de▶ notre existence, le politique et l’institutionnel, l’économique et l’artistique, nous retrouverons toujours le même type ◀de▶ problèmes : unir sans uniformiser, maintenir les différences au sein d’une harmonie, faire valoir les droits ◀de▶ l’ensemble sans sacrifier ceux ◀de▶ l’individu, faire chanter les tons purs et les voix différentes, et non pas tout mêler indiscernablement ni s’en tenir à l’unisson. En un mot fédérer, mot-clé ◀de▶ notre Centre.
Je prie les historiens ◀de▶ prendre note ◀d’▶un petit fait qui a son importance symbolique : l’Association des festivals européens a précédé ◀de▶ plusieurs années l’ouverture du Marché commun. Elle a des buts analogues : substituer la coopération aux rivalités stériles, favoriser les échanges, qui sont la santé ◀de▶ la culture comme ◀de▶ l’économie, et ◀de▶ la sorte, élever le niveau général. Mais elle déborde largement le cadre encore étroit des Six, puisqu’elle englobe déjà dix-huit pays, et que ses plus grands axes joignent Athènes à Édimbourg, Grenade à Varsovie…
Au carrefour ◀de▶ ces axes, dans un des plus beaux parcs ◀de▶ Genève, se dresse une villa romantique. Les pelouses descendent jusqu’aux eaux bleues du Léman. À droite et à gauche, ◀de▶ hauts arbres s’écartent pour découvrir et encadrer la majestueuse pyramide du Mont-Blanc, sommet ◀de▶ l’Europe. Dans le salon du rez-de-chaussée, une trentaine ◀de▶ personnes sont assises autour ◀d’▶une table en fer à cheval, et souvent leurs regards se perdent sur ces champs ◀de▶ neige au loin, or et rose dans la lumière ◀de▶ l’après-midi. Par-dessus le tapis vert, jonché ◀de▶ papiers, des noms s’échangent, et des projets s’esquissent : ce sont tous les grands noms ◀de▶ la musique, compositeurs, exécutants et chefs célèbres, ◀de▶ Monteverdi et Purcell jusqu’aux champions ◀de▶ la dernière école postsérielle ; et ce sont des projets ◀de▶ concerts, ◀de▶ ballets, ◀d’▶opéras ◀de▶ tous les siècles qui, durant la saison prochaine, animeront l’Europe pour la joie ◀de▶ centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶auditeurs. Nous sommes ici au centre ◀d’▶un prestigieux complot contre l’ennui et la laideur quotidienne : l’assemblée annuelle des directeurs ◀de▶ festivals européens.
Si l’association n’avait rien fait ◀d’▶autre que ◀d’▶offrir aux directeurs des plus grands festivals européens l’occasion ◀de▶ se rencontrer, ◀de▶ se connaître, et ◀d’▶échanger une ou deux fois par an leurs problèmes et leurs expériences, elle aurait mérité ◀d’▶exister. Laissant ◀de▶ côté tous les aspects techniques ◀de▶ la coopération organisée dans les divers domaines ◀de▶ la publicité, des échanges ◀d’▶exécutants et ◀de▶ mises en scène, et ◀de▶ la publication concertée des programmes et des dates, je voudrais souligner ici que l’association a eu le mérite à mes yeux principal, ◀de▶ provoquer la réflexion ◀de▶ tous les dirigeants ◀de▶ festivals, mais aussi ◀de▶ musicologues, critiques et « animateurs » ◀d’▶émissions musicales à la radiotélévision, sur le phénomène festival dans la société ◀d’▶aujourd’hui. Cette réflexion n’a pas cessé ◀de▶ revenir sur quelques thèmes majeurs que je voudrais indiquer brièvement.
1. Le festival est à l’origine (xixe et premier tiers du xxe siècle), une forme ◀de▶ vie et ◀d’▶activité artistique tout à fait spécifique ◀de▶ la culture européenne.
Ni dans l’Antiquité, ni dans les civilisations sacrées ◀de▶ l’Égypte, ◀de▶ l’Asie, des Amériques précolombiennes ou ◀de▶ l’Afrique, vous ne trouverez l’équivalent du festival et ◀de▶ ses surprises, calculées ou non, pas plus que vous ne trouverez l’équivalent ◀de▶ notre peinture ◀de▶ chevalet ou ◀de▶ nos portraits individualisés, ◀de▶ nos concerts ou ◀de▶ nos musées. À la fois communautaire et adonnée au culte des vedettes, traditionnelle et expérimentale, artistique et touristique, la formule festivalienne me paraît typiquement occidentale, ne fût-ce que par les antinomies qu’elle embrasse, les paradoxes et les ambiguïtés dont elle se nourrit. Elle se prête autant à la création et au raffinement des valeurs qu’à leur confusion par le snobisme et la mode, aux innovations qu’aux routines, et aux miracles qu’aux abus. (C’est peut-être pourquoi elle reste si vivante ?)
2. Le problème ◀d’▶une définition du festival authentique s’est donc posé ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu aux membres ◀de▶ l’association. À l’occasion ◀d’▶une « Enquête sur le rôle des festivals dans la vie culturelle ◀de▶ l’Europe », publié en 1957, l’association proposait la définition suivante :
Un festival est d’abord une fête, un ensemble ◀de▶ manifestations artistiques s’élevant au-dessus du niveau des programmes courants, pour atteindre le niveau ◀de▶ la cérémonie exceptionnelle, célébrée dans un lieu prédestiné. Il se présente ainsi dans l’éclat intense que seule une brève durée permet ◀de▶ soutenir.
Ce caractère ◀d’▶exception doit lui être conféré non seulement par la haute qualité des œuvres produites (tant classiques que ◀de▶ caractère expérimental) et la recherche ◀de▶ la perfection dans leur réalisation : mais aussi par l’accord ◀de▶ ces œuvres avec l’ambiance des lieux où elles sont jouées, créant ainsi une atmosphère particulière à laquelle contribuent le paysage, l’esprit ◀d’▶une cité, l’intérêt collectif ◀de▶ ses habitants, et la tradition culturelle ◀d’▶une région.
Soumise à l’examen ◀d’▶une cinquantaine ◀de▶ critiques, compositeurs et musicologues, cette définition fut très généralement approuvée, bien que certains, non sans raison, tinssent à souligner qu’elle était idéale et au mieux normative, plutôt que réaliste et descriptive. (Mais n’est-ce pas le fait ◀de▶ toute définition, et son utilité majeure ?) De plus, on a fait observer qu’elle ne tenait pas compte assez expressément ◀de▶ l’élément touristique et des aspects sociaux du phénomène festival considéré dans sa totalité et dans ses conditions matérielles ◀d’▶existence.
3. C’est en effet ◀de▶ la rencontre ◀d’▶un art (musique, théâtre, danse) et ◀d’▶un lieu ◀de▶ prestige touristique que naît le plus souvent un festival viable. (Le cas des « semaines musicales » ◀d’▶été organisées par une grande ville comme Berlin, Vienne ou Zurich, capable ◀de▶ puiser dans les ressources dont elle dispose pour sa propre saison ◀d’▶hiver, est tout à fait différent, mais beaucoup plus rare.) La multiplication des festivals a donc suivi exactement les courbes ascendantes du tourisme durant ces deux dernières décennies. Chaque année, les festivals tiennent plus ◀de▶ place non seulement à la radio-télévision et dans la critique musicale des magazines hebdomadaires dont ils deviennent une rubrique régulière, mais aussi dans les projets ◀de▶ vacances ◀de▶ centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ touristes, et enfin dans les budgets nationaux et municipaux, et dans les portefeuilles publicitaires. Cela va ◀de▶ pair avec l’accroissement du temps ◀de▶ loisirs, la diffusion des disques, et ◀d’▶une manière générale, la popularisation ◀de▶ la culture. L’essor des festivals est un indice commode permettant ◀de▶ mesurer l’ampleur ◀de▶ cette évolution sociale.
4. Au xixe siècle et aux débuts ◀de▶ ce siècle, la musique était confinée dans les salles ◀de▶ concert, séparée ◀de▶ sa vie, j’entends des cadres architecturaux, des fonctions religieuses et ◀de▶ tout le contexte social en vue desquels elle avait été composée. C’est grâce aux festivals qu’on s’est remis ◀de▶ nos jours à jouer Hamlet sur les remparts ◀d’▶un château médiéval, comme à Dubrovnik, les tragédies lyriques dans des amphithéâtres grecs ou romains, les ballets dans des parcs royaux, les messes ◀de▶ Bach ou ◀de▶ Mozart dans des basiliques baroques, les mystères sur des parvis ◀de▶ cathédrales, les opéras dans des cours ◀de▶ palais, ou sur des places ◀de▶ petites villes dont les ruelles servent ◀de▶ coulisses, Mireille aux Baux, et L’Enlèvement au Sérail sur le bassin ◀de▶ la Cour des Myrtes, dans l’Alhambra ◀de▶ Grenade.
Ce retour ◀de▶ la musique à son milieu ◀d’▶origine et ◀d’▶usage, à la communauté dont elle fut l’expression ou qu’elle reconstitue dans les esprits chaque fois qu’elle est jouée en son lieu, annonce et préfigure une évolution très profonde ◀de▶ la société contemporaine : le réveil des entités régionales. Au-delà des clichés — d’ailleurs vrais — sur « la musique, langage qui ne connaît pas ◀de▶ frontières », il y a cette réalité ◀de▶ demain, la région, héritière des communes médiévales, la région, élément organique ◀d’▶un monde qui ne connaîtra plus les frontières nationales dessinées par les diplomates ◀de▶ 1815 à 1945, mais va s’organiser de plus en plus autour de pôles ◀de▶ développement économique et culturel, ces « métropoles régionales » chères à la jeune sociologie.
Pas un seul festival ◀de▶ notre Association n’est « national », soulignons-le : régionaux ou municipaux, chacun ◀d’▶eux correspond à une communauté réelle dont la ville où ils se jouent forme le foyer rayonnant. Chacun ◀d’▶eux tente ◀d’▶exprimer un genius loci, non point encore en produisant ses propres œuvres, son dialecte musical particulier, mais bien par une certaine manière qui n’est qu’à lui ◀de▶ mettre en œuvre et ◀d’▶accueillir la musique ◀d’▶hier et ◀d’▶aujourd’hui, bien commun et œuvre commune ◀de▶ la culture européenne.
« L’art est l’état d’esprit ◀d’▶un jour ◀de▶ fête », disait Flaubert. Et la définition citée plus haut rappelait qu’un festival est d’abord une fête, c’est-à-dire l’acte exceptionnel, symbolique et mémorial ◀d’▶une communauté. Il est beau que ce soit à la musique, plutôt qu’à quelque mascarade dite folklorique que déjà tant de nos régions aillent demander l’expression publique et sensible ◀de▶ leur être communautaire — ◀de▶ leur âme.