« L’▶Europe ? Une révolution culturelle ! » (15 octobre 1970)k l
Ce qui me frappe, Denis de Rougemont, en lisant votre Lettre ouverte aux Européens , c’est qu’à ◀l’▶inverse du marxisme, vous attribuez à ◀l’▶idée, à ◀la▶ culture un rôle déterminant, premier dans ◀le▶ devenir social.
◀L’▶Europe est, en effet, avant tout pour moi une révolution culturelle. Si vous voulez, je suis maoïste ! ◀La▶ révolution ne peut se faire que par ◀les▶ superstructures, car ◀l’▶infrastructure est ◀le▶ résultat ◀de▶ nos options morales, spirituelles, religieuses, ◀d’▶où procèdent des options économiques. C’est exactement ◀le▶ contraire du marxisme. ◀L’▶homme ◀d’▶aujourd’hui est aliéné dans ◀le▶ matériel, ◀le▶ quantitatif, qui tend à ◀le▶ déposséder ◀de▶ lui-même. Je me sens assez proche de Maurice Clavel et ◀de▶ son analyse ◀de▶ ◀l’▶aliénation ; je déplore ◀la▶ vague ◀de▶ marxisme qui déferle sur ◀l’▶Université française avec cent ans ◀de▶ retard. ◀La▶ bourgeoisie occidentale, qui place ◀l’▶économique avant tout, a d’ailleurs ◀les▶ mêmes présupposés que Marx ; ◀les▶ vingt dernières années ont dissipé cette illusion et je pense, d’autre part, que ce qui peut entraîner ◀l’▶économique, ce n’est pas ◀la▶ politique. Celle-ci peut même ◀le▶ freiner, comme ◀l’▶a démontré de Gaulle ! ◀Les▶ conceptions politiques ◀de▶ ce dernier reposent sur une certaine culture qui ◀l’▶a marqué et qui postule qu’il n’y a ◀de▶ sérieux que ◀les▶ nations. Deux ◀de▶ mes étudiants, ont fait un travail sur ◀les▶ manuels ◀d’▶histoire utilisés en France et en Allemagne entre 1900 et 1914. Ils ont relevé ◀les▶ mêmes erreurs, ◀les▶ mêmes préjugés, où ◀l’▶on décèle ◀l’▶origine ◀de▶ toutes ◀les▶ idées gaullistes ; ◀le▶ fameux cliché ◀d’▶une Europe « ◀de▶ Gibraltar à ◀l’▶Oural » s’y trouve déjà… Or, ◀le▶ monde a changé depuis et ◀de▶ telles conceptions n’ont plus ◀de▶ sens. Tout se passe, dans ces manuels, comme si ◀la▶ nation avait été créée par Dieu ; ce serait par volonté divine que ◀les▶ rois ◀de▶ France ont unifié ◀l’▶hexagone, alors qu’il s’est agi ◀d’▶une conquête par ◀la▶ force et ◀la▶ ruse…
Comment avez-vous réagi, au Centre européen de la culture, à une telle situation ?
Nous nous sommes dit : ◀les▶ institutions économiques européennes ne fonctionneront que si ◀le▶ politique ◀le▶ permet et ◀le▶ politique présuppose un changement des esprits, une action au niveau de ◀l’▶enseignement, où ◀l’▶on continue à apprendre ◀la▶ géographie et ◀l’▶histoire par nations. Alors que ◀la▶ seule unité ◀d’▶étude intelligible est une culture, c’est-à-dire, dans notre cas, ◀l’▶Europe. Nous avons donc fait un gros effort sur ◀l’▶éducation, en réunissant dans ◀le▶ comité ◀de▶ ◀la▶ Campagne ◀d’▶éducation civique européenne, un certain nombre ◀d’▶associations ◀d’▶enseignants. Nous avons pu démultiplier notre effort en organisant des stages (5 par année en moyenne), dans des pays différents. Ces stages, qui réunissent une cinquantaine ◀de▶ pédagogues, durent une semaine et comportent des conférences, suivies ◀de▶ débats. ◀Le▶ thème principal est ◀de▶ savoir comment introduire ◀le▶ point de vue européen dans ◀l’▶enseignement, ◀de▶ créer ◀de▶ futurs citoyens ◀de▶ ◀l’▶Europe. Actuellement, on a pu établir que ◀la▶ leçon ◀d’▶instruction civique, sous son aspect traditionnel, est ◀la▶ plus ennuyeuse… Notre intention n’est pas, du reste, ◀d’▶introduire une heure de plus dans des programmes déjà surchargés, mais ◀de▶ montrer que tout est européen, qu’il ne peut plus y avoir ◀de▶ perspective nationaliste. ◀Les▶ leçons types sont données dans ◀les▶ écoles et ◀les▶ stages doivent élaborer des modèles applicables par toutes ◀les▶ associations membres. Nous avons touché directement 1500 maîtres et une publication nous permet ◀de▶ communiquer ◀de▶ ◀la▶ documentation et des critiques ◀de▶ livres.
Quels sont ◀les▶ thèmes abordés au cours de ces stages ?
◀L’▶histoire, ◀l’▶économie, ◀la▶ géographie, ◀l’▶instruction civique, ◀l’▶environnement. Ce dernier thème me paraît fondamental, car c’est ◀l’▶écologie, ◀de▶ nos jours, qui constitue ◀la▶ véritable politique. Des stages sont consacrés aussi à ◀l’▶étude des stéréotypes nationaux, dans ◀les▶ manuels ou dans ◀l’▶esprit des gens. On a pu observer, par exemple, que ◀les▶ clichés des nations ◀les▶ unes sur ◀les▶ autres sont toujours dépréciatifs, sauf un : fort comme un Turc ! ◀Les▶ clichés sur son propre peuple sont, par contre, toujours laudatifs. Par ces stages, nous cherchons à créer un état d’esprit européen chez ◀les▶ maîtres, ce qui permettra ◀d’▶espérer un changement sérieux en une génération. ◀La▶ Journée ◀de▶ ◀l’▶Europe, avec ◀les▶ rédactions qui sont faites par ◀les▶ élèves à cette occasion, montre qu’il y a progrès, que ◀l’▶idée européenne est admise, qu’elle fait son chemin. Des enquêtes récentes, réalisées dans ◀les▶ pays du Marché commun et en Angleterre, ont montré que ◀le▶ 65 % des gens est pour une fédération européenne. Si ◀l’▶on examine ◀les▶ classes ◀d’▶âge, on voit que ◀le▶ 75 % des partisans ◀de▶ ◀l’▶Europe a moins ◀de▶ 35 ans.
◀L’▶idée européenne joue un grand rôle au niveau de ◀la▶ jeunesse. Ne ◀l’▶a-t-on pas constaté tout particulièrement lors de Mai 68 ?
Exactement, puisque c’est à ce moment-là qu’est sorti un manifeste dont on n’a pas assez parlé, bien qu’il fût signé par des gens comme Jacques Monod, Kastler, Guy Michaud, et appuyé par ◀la▶ CFDT, qui était alors ◀le▶ plus gauchiste des syndicats. Ce manifeste demandait une fédération européenne fondée sur ◀les▶ réglons et ◀les▶ communes.
Mai 68 a vu reparaître beaucoup ◀d’▶idées qui avaient déjà été défendues par notre mouvement l’Ordre nouveau. On a aussi retrouvé Proudhon, Bakounine, en particulier ◀la▶ notion proudhonienne ◀de▶ ◀la▶ distribution ◀de▶ ◀l’▶État. ◀D’▶autre, part, ◀les▶ mouvements personnalistes des années 1930 mettaient déjà en question ◀le▶ productivisme sans frein et sans mesure humaine ; nous affirmions que ce productivisme traduisait une mentalité commune au capitalisme bourgeois et au stalinisme.
Comment concevez-vous, concrètement, ◀la▶ « révolution européenne » ?
Il faut créer des cadres civiques permettant ◀la▶ participation, mettre en commun ce qui marche mieux si on ◀l’▶intègre. ◀Le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ dimension a été constamment appliqué au CEC ; nous n’avons centralisé que ce qui fonctionnait mieux en étant centralisé. Notre but était, toujours, ◀de▶ servir ◀les▶ parties composantes. Lors de ◀la▶ Campagne ◀d’▶éducation civique, nous avions un appareil administratif minuscule qui travaillait avec 7 ou 8 grandes organisations et se trouvait en relation quotidienne avec 150 personnes. Nous ne voulons pas coiffer d’autres institutions mais, selon ◀le▶ principe fédéraliste, nous sommes en commun avec elles. Un autre principe me paraît important : il faut fédérer des choses neuves, sinon ◀l’▶on perd trop ◀de▶ temps. C’est ce que nous avons fait au CEC, où les premières nécessités ressenties ont été ◀de▶ créer un laboratoire européen ◀de▶ recherche nucléaire et ◀d’▶assurer une organisation coordonnée des festivals. Nous avons désiré aller aussi loin que possible, sans tenir compte des frontières.
Vous avez souvent affirmé qu’il fallait construire ◀l’▶Europe sur ◀les▶ régions. Une telle conception ne va-t-elle pas compliquer à ◀l’▶excès ◀les▶ réalités socioéconomiques ?
Il est certain que ◀l’▶Europe des régions sera très complexe et diversifiée, ◀d’▶autant plus que ◀les▶ régions culturelles, ethniques, économiques ne se recouperont pas nécessairement. Je pense qu’une telle Europe ne sera possible que par ◀l’▶intermédiaire des ordinateurs. Il conviendra, d’autre part, ◀de▶ maintenir ◀de▶ petites communautés, lesquelles sont ◀les▶ seules à même ◀de▶ protéger ◀l’▶individu, ◀de▶ ◀l’▶amener à se sentir encadré. ◀Les▶ régions nous permettront ◀de▶ revenir à des entités plus petites, ◀de▶ recréer des communautés centrées.
Votre fédéralisme dérive directement du personnalisme. Quels sont, à votre avis, ◀les▶ obstacles à ◀la▶ réalisation ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
◀Le▶ fédéralisme n’est pas possible dans une seule nation. ◀L’▶État national constitue donc ◀l’▶obstacle principal. Je pense que ◀le▶ problème ◀le▶ plus important est celui ◀de▶ ◀l’▶environnement, car ◀la▶ civilisation commence avec ◀le▶ respect des forêts, comme je ◀l’▶ai écrit, ce qui va dans ◀le▶ même sens que ◀le▶ respect ◀de▶ l’autre. ◀L’▶Europe devrait redevenir une sorte ◀de▶ jardin du monde ; c’est ◀la▶ raison pour laquelle nous devons sauver ce qui nous reste ◀de▶ nature et ◀de▶ cellule civique, ◀la▶ commune tout particulièrement. Il faut freiner ◀le▶ gigantisme des villes, pour que ◀l’▶homme soit intégré à une communauté. Il faut dépasser ◀la▶ fausse solitude ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀la▶ rue et ◀la▶ fausse solitude ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀l’▶habitat.
Après avoir rencontré un esprit aussi éminent, il est assez surprenant ◀de▶ retrouver ◀la▶ réalité des frontières et trois douaniers français ◀d’▶une consternante médiocrité… ◀L’▶Europe des esprits n’est pas encore, il s’en faut même ◀de▶ beaucoup, devenue ◀l’▶Europe réelle. Mais, au-delà des uniformes qui séparent, il nous reste, traçant un chemin ◀de▶ rigueur et ◀d’▶audace, ◀la▶ voix ◀de▶ Denis de Rougemont.