« Ô saisons ! Ô châteaux ! » (novembre 1970)
Voulez-vous découvrir l’Europe ? Allez donc vivre en Amérique. Quelques années.
La route américaine est exaltante à travers les forêts de▶ « l’été indien », comme le sont les gratte-ciel ◀de▶ Manhattan sur un fond ◀d’▶or pollué, quand on passe le Triboro Bridge vers quatre heures du soir en décembre, ou les champs ◀de▶ batailles perdues du Sud profond, dans l’arc immense des Appalaches. Mais je me disais, après plusieurs années ◀d’▶intimité avec ce continent, qu’il y manquait un je ne sais quoi… Ce n’étaient ni grandeur ni beautés éclatantes, ni fascinants bas-fonds ◀de▶ villes énormes, et ni même le charme désuet des grandes demeures boisées ◀de▶ blanc dans un paysage luxueux ◀de▶ prairies à paddocks. Un je ne sais quoi… Et tout ◀d’▶un coup je l’ai su, en me remémorant quelques pages ◀d’▶Ortega y Gasset intitulées « Notes ◀de▶ l’errant été ».
Il s’agit des châteaux ◀de▶ Castille et Léon, mais cela vaut pour tout le reste ◀de▶ l’Europe médiévale, ◀de▶ l’Aquitaine à la Scanie, et ◀de▶ l’Écosse à la Sicile, à la Morée. Que se passe-t-il, interroge Ortega, « quand ces monstres ◀de▶ pierre entrent avec leurs grands gestes dans notre champ visuel ?… Gestes géants, plongés dans l’arrière-monde ◀de▶ la mémoire… »
Le château, pour l’Européen, figure un archétype ◀de▶ l’âme.
« C’est une fertile expérience que celle que nous faisons en soumettant la chimie ◀de▶ notre âme au réactif des châteaux… Comment faut-il que soit une vie, pour que son logis soit un château ? »
Admirable question ! À quoi j’oserai répondre : il faut que cette vie soit européenne.
Voilà qui définit l’Europe mieux que toute autre description géographique ou économique. Europe, terre des « Châteaux ◀de▶ l’âme », selon le titre ◀d’▶un traité mystique ◀de▶ sainte Thérèse d’Avila.
Château et âme sont si profondément liés, qu’un pays sans château me semble privé ◀d’▶âme. Quelles que soient ses beautés visibles, elles font décor.
Les vraies beautés ◀de▶ l’Europe sont intérieures, et c’est pourquoi Versailles me laisse indifférent, vaguement hostile : longue façade qui ne cache aucune profondeur. Les vraies beautés ◀de▶ l’Europe sont dans les formes qui enclosent et protègent une aventure secrète, burgs ◀de▶ l’Europe centrale peints par Victor Hugo, castra du Toulousain hérétique et chantant, vastes manoirs ◀de▶ la forêt normande où Lancelot, Bohor et Perceval affrontent les charmes périlleux ◀de▶ Morgane la fée, ◀de▶ Merlin l’enchanteur, passions ◀de▶ l’âme et quête ◀de l’esprit…