Le testament de▶ Tristan (14-15 novembre 1970)ax ay
Il a choisi le pays ◀de▶ son nom contre le continent ◀de▶ son prénom ; et jusqu’à près de la fin ◀de▶ son règne, les prestiges du mythe national contre les réalités du monde naissant.
Plus chevalier que militaire, plus efficace à lui tout seul par la passion et le mépris que tous les autres par le calcul et la flatterie, Charles de Gaulle aura été le dernier monarque ◀d’▶une France qui n’a rien préféré à l’amour ◀de▶ son roi, sinon le plaisir ◀de▶ le décapiter, ou seulement ◀de▶ voter son exil.
Mais j’ai tort ◀de▶ dire France : il s’agit des Français, et de Gaulle a toujours distingué.
Toute ma ◀vie▶, je me suis fait une certaine idée ◀de▶ la France… vouée à une destinée éminente et exceptionnelle… S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, [c’est] imputable aux fautes des Français, non au génie ◀de▶ la patrie.
Phrase ◀de▶ passionné et non ◀de▶ démagogue, ◀de▶ romantique et non ◀d’▶opportuniste.
L’homme politique opportuniste et joueur, toujours prêt à saisir ou à brusquer l’occasion, relève du type donjuanesque. À l’autre extrême, le général de Gaulle fut le Tristan ◀de▶ la passion nationale. Son Iseut, c’est la France, et il est près de le dire dans plus ◀d’▶une page ◀de▶ ses Mémoires, et pas seulement dans ces célèbres premières phrases où il l’a peinte « telles la princesse des contes ou la madone des fresques… créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires ».
Il l’a longtemps aimée ◀de▶ loin, dans son exil. Il l’a délivrée ◀de▶ haute lutte en terrassant le monstre, qui la tenait captive. Il l’a ramené au mari légitime, à ce roi Marc que figurait le Pays légal, la République. Puis il a dû s’éloigner ◀d’▶elle et ◀de▶ la Cour, de nouveau, écœuré par l’intrigue des « barons félons » (son premier départ volontaire, en 1946). Certes, il est revenu à son appel, et c’est en 1958. « Mais la vraie passion tristanienne se nourrit ◀de▶ retraits et ◀d’▶obstacles, quitte à les susciter s’ils semblent faire défaut. Entre la France et lui, quand il était le plus fort — Tristan plus fort que le roi Marc —, n’a-t-il pas déposé une épée symbolique ? » J’écrivais cela en 1961, annonçant un second retrait devant d’autres intrigues prévisibles. Et l’on sait quel en fut le prétexte allégué : l’instauration en France des régions, qu’il proposa solennellement, et à quoi il choisit ◀de▶ lier son sort. Un suicide politique, dirent les observateurs.
Mais ici le personnage prend ses vraies dimensions qui sont celles ◀d’▶une glorieuse ambiguïté et ◀d’▶un tragique malentendu entre « de Gaulle », comme il disait, et cette Europe qui l’eût plébiscité comme un second Charles le Grand.
Ce Tristan ◀de▶ la nation déifiée, cet ennemi juré ◀de▶ l’Europe « intégrée », était en réalité un fédéraliste ! (Mais le mot ne peut passer le gosier ◀d’▶un Français héritier ◀de▶ Louis XIV, des jacobins et ◀de▶ Napoléon.)
Il m’écrivait en 1962 à propos de mes Vingt-huit siècles ◀d’▶Europe :
En réunissant et replaçant en leur contexte tous ces écrits à travers lesquels, au long des siècles, s’est manifestée l’idée ◀d’▶Europe, ce sont les cheminements ◀de▶ la conscience européenne, elle-même, que vous mettez en lumière.
Je vous félicite ◀d’▶avoir entrepris et mené à bien cet immense et intéressant travail. Je vous en remercie aussi parce que nos efforts actuels, en vue de bâtir une union des peuples européens, qui respecte le caractère original ◀de▶ chacun et le génie propre à notre continent, y trouvent appuis et encouragements.
On ne peut mieux définir le régime général ◀d’▶union dans la diversité qu’il admirait dans notre Suisse.
Quant à la participation qu’il demandait, c’est le mot clé du fédéralisme.
Merveilleux compromis entre le mythe et l’avenir : ce dernier paladin ◀de▶ l’ère des Nations a choisi délibérément ◀de▶ se faire écarter du pouvoir en liant son sort au symbole même ◀de▶ l’ère nouvelle, qui est la région.
Mais dans la page si belle qui règle ses obsèques, c’est Tristan qui revient dans sa pleine stature : écartant les barons et le Pays légal, il ne veut devant sa tombe que la France seule, une fois de plus symbolisée par son armée…