L’▶Europe à ◀l’▶heure ◀de▶ ses choix I : Niveau ◀de▶ vie ou mode de vie ? (15 novembre 1970)m n
Dans votre dernier ouvrage, reprenant l’une des constantes ◀de▶ toute votre œuvre, vous lancez un véritable cri ◀d’▶alarme : selon vous, ◀l’▶heure n’est plus ◀de▶ savoir si on veut rester Français, Suisse ou Italien, mais si on sera Européen ou une sorte ◀de▶ colonisé américain ou soviétique.
Colonisé ◀de▶ manière assez différente. Je veux éviter ce parallèle que ◀l’▶on fait trop facilement entre ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie soviétique. Ce sont deux menaces virtuelles pour ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe désunie mais pas de même nature.
Ce que j’appelle ◀la▶ colonisation possible par ◀les▶ États-Unis — si nous ne faisons pas ◀les▶ États-Unis d’Europe — c’est une colonisation essentiellement économique, mais qui peut réagir sur le plan culturel et sur ◀les▶ mœurs. Tandis que ◀la▶ colonisation à redouter du côté soviétique est déjà un fait dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶est ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui sont réellement colonisés…
Et il n’est pas impensable, si nous continuons à rester divisés par nations, chacune trop faible pour se défendre, qu’une ou deux ◀de▶ celles-ci deviennent plus ou moins communistes.
Quand, par exemple, ◀les▶ Hongrois se sont soulevés en 1956, on a vu que leur appel, leur espoir, c’était ◀l’▶Europe. Vous vous rappelez que ◀les▶ derniers qui ont été tués dans ◀le▶ poste ◀de▶ Radio Budapest appelaient ◀l’▶Europe à leur secours. C’était extrêmement tragique parce que ◀l’▶Europe n’était pas là. Il n’y avait personne pour leur répondre.
Et vous pensez que, actuellement, ◀l’▶alternative : assujettissement ou Europe se pose en termes d’urgence cruciale ?
C’est déjà un fait pour ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est. Pour ce qui est ◀de▶ ◀l’▶Ouest, ◀la▶ colonisation américaine devient chaque année plus pénétrante. Par ◀la▶ force des choses, là où il y a des vides, ◀l’▶industrie américaine, ◀la▶ technique américaine se précipitent. Tant qu’il y aura cet état ◀de▶ divisions nationales, voire nationalistes, des Européens, ◀les▶ Américains auront beau jeu ◀d’▶intervenir dans ce contexte sans aucune contrepartie.
Vous voyez une quantité immense ◀d’▶entreprises européennes qui sont contrôlées par ◀le▶ dollar, par ◀le▶ « know-how » américain sans que ◀l’▶inverse se produise aux États-Unis. Il y a là un danger extrêmement grave.
Par exemple, dans ce village où j’habite depuis vingt-trois ans : quand j’y suis arrivé, il y avait 1800 habitants ; aujourd’hui, il y en a 5500, qui ont été amenés depuis cinq ou six ans par ◀l’▶IOS, affaire américaine qui, chassée des États-Unis et ◀de▶ Suisse, s’est installée ici ; maintenant, on bâtit 321 appartements (1300 habitants de plus) pour une usine américaine ◀d’▶ordinateurs qui va s’installer. Cela a complètement transformé ◀le▶ village. Pas seulement ◀le▶ passage ◀de▶ 1800 à 5500 habitants, mais ◀les▶ mœurs, ◀le▶ rythme ◀de▶ ◀la▶ vie des gens : tous ◀les▶ petits magasins ont fait faillite ◀les▶ uns après ◀les▶ autres ; ils ont dû se mettre ensemble pour faire un supermarché ; tout ◀l’▶équilibre des relations quotidiennes entre ◀les▶ gens se trouve changé.
C’est ce bouleversement des équilibres vivants qui est extrêmement grave ; et ce sera toujours pire, car aucun ◀de▶ nos pays ne peut se défendre.
Il n’est pas trop tard
Mais ne pensez-vous pas qu’il est déjà trop tard et que ◀les▶ « États-Unis d’Europe » risquent ◀d’▶être ◀l’▶Europe des États-Unis ? Est-ce qu’une Europe unie ne faciliterait pas, au contraire, ◀la▶ pénétration américaine ?
Je n’ai rien contre ◀la▶ pénétration américaine si c’est une question ◀d’▶échanges, si nous produisons suffisamment et si nous sommes capables ◀d’▶affirmer notre originalité européenne. Nous ne pouvons ◀le▶ faire désunis ; mais si nous nous mettons tous ensemble, nous aurons des moyens plus importants que ceux des Américains. Nous ne sommes pas du tout écrasés par ◀les▶ deux géants que sont ◀l’▶Union soviétique et ◀les▶ États-Unis. Pour employer une image, si ceux-ci montaient sur ◀les▶ épaules l’un ◀de▶ l’autre, ils n’arriveraient pas à notre hauteur.
Au point de vue démographique, certes …
Oui, mais il y en a bien d’autres, tout aussi importants : par exemple, ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre ouvrière européenne, ◀de▶ ◀l’▶artisanat qui vit encore dans beaucoup de nos pays, qui se perdra si nous nous américanisons, dans ◀le▶ mauvais sens du terme.
Prenez ◀les▶ grandes découvertes des temps modernes ; tout a été fait en Europe, presque rien aux États-Unis. Ces derniers ont sur nous une seule supériorité : celle du « management », parce qu’ils disposent ◀d’▶un grand espace et nous pas. Prenez ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France, qui a un retard presque scandaleux dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ technique. Cela tient au fait qu’elle s’est toujours défendue contre ◀l’▶étranger. Dans cet état d’esprit, nous jouons perdants.
Mais est-il trop tard pour renverser ◀le▶ courant ? On pouvait déjà ◀le▶ dire en 1949, quand nous avons lancé ◀l’▶idée du CERN, puisque ◀les▶ Américains avaient presque tout fait dans ce domaine des recherches nucléaires. On pouvait se dire : « Ce n’est pas ◀la▶ peine ◀de▶ partir, ils ont pratiquement un siècle ◀d’▶avance sur nous. » Mais nous n’avons pas tenu ce raisonnement. Nous nous sommes dit que ◀les▶ Américains avaient réussi à mettre en œuvre des découvertes toutes faites par ◀les▶ Européens ; ils avaient eu comme supériorité ◀les▶ capitaux, ◀la▶ situation ◀de▶ guerre qui leur ont permis ◀de▶ mettre ◀la▶ bombe atomique au point dans ◀le▶ plus grand secret. C’était une question ◀d’▶organisation, rien de plus. Nous avons dit : « Il n’est pas du tout trop tard. Nous avons ◀les▶ cerveaux, nous avons, par exemple, dans un pays comme ◀la▶ Suisse, ◀l’▶industrie mécanique ◀de▶ précision ; nous avons tous ◀les▶ savants qui pourraient rester chez nous s’ils disposaient ◀d’▶un appareil ◀de▶ recherche suffisant ».
Cela s’est parfaitement réalisé, nous avons réussi à renverser ◀la▶ vapeur.
◀De▶ grands choix à faire
Ce serait donc ◀le▶ moment ◀de▶ « renverser ◀la▶ vapeur » et nous serions aujourd’hui à ◀la▶ croisée des chemins, parce que — pour la première fois dans ◀l’▶histoire — ◀l’▶homme serait en situation ◀de▶ choisir librement son avenir. Pourquoi serions-nous à ce moment privilégiés ?
À cause du développement des sciences et des techniques. Jusqu’au milieu du xxe siècle, quel était ◀le▶ principal effort des hommes ? C’était ◀la▶ lutte contre ◀les▶ dangers que représentent ◀la▶ nature, ◀les▶ famines, ◀les▶ maladies. Tandis que depuis ◀le▶ milieu du xxe siècle, il y a eu une sorte ◀de▶ mouvement ◀de▶ bascule qui s’est fait et nous arrivons à un point où ◀la▶ production dépasse largement ◀le▶ minimum vital, où elle entraîne une série ◀de▶ conditions auxquelles on n’avait jamais réfléchi avant : ◀l’▶industrie est en train de détruire ◀la▶ nature, par exemple ; cela nous pose une grande question : que voulons-nous en fait ? Est-ce plus ◀de▶ voitures ? Ou voulons-nous sauver ◀la▶ nature qui nous entoure et sans laquelle nous ne pourrions pas vivre ?
Il y a ◀de▶ grands choix à faire et cela pour la première fois, car jamais avant notre génération ◀l’▶homme n’avait été en mesure ◀de▶ porter des coups pareils à ◀la▶ terre elle-même. Maintenant, il a ces moyens, donc il est obligé ◀d’▶avoir une politique.
Il s’agit aujourd’hui ◀de▶ choisir entre mode de vie et niveau de vie, mesuré purement quantitativement.
Est-ce que nous voulons, comme ◀les▶ Américains, augmenter simplement ◀le▶ produit national brut ◀de▶ chacun ◀de▶ nos pays ou ◀de▶ ◀l’▶Europe dans son ensemble, au prix de ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀la▶ nature ? C’est ◀l’▶idée matérialiste, capitaliste : pourvu que ◀le▶ PNB augmente, qu’il n’y ait pas ◀de▶ chômage, tout ira bien et tant pis pour ◀la▶ nature. Nous commençons à nous réveiller ◀de▶ cette illusion.
L’autre politique pour ◀l’▶avenir est beaucoup plus européenne, par tradition : c’est ◀l’▶attachement à un certain mode de vie. Qu’est-ce qu’un mode de vie ? C’est ◀l’▶ensemble des rythmes ◀de▶ ◀la▶ vie, c’est ◀l’▶ensemble des valeurs. À quoi est-on prêt à sacrifier beaucoup de choses ? Il y a beaucoup de variétés et c’est très heureux, car cela constitue un frein à ce développement, à ◀l’▶infini, du niveau de vie.
Je pense que maintenant se dessine une réaction assez forte que ◀l’▶on peut voir dans ◀la▶ jeunesse américaine pour ◀le▶ développement ◀d’▶un niveau de vie où toutes ◀les▶ valeurs intellectuelles, spirituelles, morales reprendraient leur importance. ◀Les▶ colonies ◀de▶ hippies essaient ◀de▶ recréer un mode de vie qui corresponde à un certain nombre ◀de▶ valeurs qu’ils jugent plus importantes que ◀l’▶accumulation des objets ou un compte en banque.
Pour ◀les▶ Européens, cela me paraît une très bonne direction ◀d’▶évolution. ◀L’▶Europe, qui a hérité ◀de▶ civilisations comme ◀la▶ Grèce dominée par ◀l’▶idée ◀de▶ nature, a toujours ressenti un certain malaise devant ◀le▶ gigantisme américain et devant ◀les▶ grands plans abstraits des Russes. On voit maintenant que c’est une réaction saine.
Mais justement, il se trouve que dans tous ◀les▶ pays européens, pour une partie ◀de▶ ◀la▶ population, ce dilemme entre niveau de vie et mode de vie ne se pose même pas. Pour eux, ◀le▶ problème se résume encore à celui ◀de▶ ◀la▶ survie dans ◀la▶ rareté.
Attention ! Je ne suis pas du tout pour que ◀l’▶on freine ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ société ; je suis au contraire pour qu’on ◀le▶ pousse, beaucoup plus que nos compartimentages nationaux ne permettent ◀de▶ ◀le▶ faire. Il nous faut dépasser ◀les▶ Américains, mais il nous faut aussi des techniques qui soient adaptées à nos fins. Par exemple, il est absolument faux ◀de▶ continuer à faire des automobiles qui marchent à ◀l’▶essence, alors que ◀l’▶on a ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀les▶ faire marcher à ◀l’▶électricité. Ce serait là un développement technique supérieur à celui des États-Unis et qui changerait tout dans ◀le▶ monde. Mais on y viendra s’il y a une masse ◀d’▶Européens telle qu’elle permettra ◀d’▶envisager une véritable politique ◀de▶ production, qui tienne compte ◀de▶ certains buts généraux que ◀l’▶on donnera à ◀la▶ vie. Ce serait une révolution complète.
Deux mouvements antagonistes
Ne touche-t-on pas là un problème ◀de▶ structures politiques et économiques, plutôt qu’un problème ◀de▶ dimension et ◀d’▶organisation des pays ? ◀Le▶ type ◀de▶ société que vous évoquez prend ses distances par rapport à ◀la▶ notion du profit en tant que but suprême, privilégie ◀les▶ besoins collectifs par rapport à ◀la▶ consommation individuelle, et là, nous sommes à ◀l’▶opposé du type ◀de▶ civilisation capitaliste qui se développe en Europe, qu’elle soit fédéraliste ou qu’elle en reste au stade des États-nations.
Bien sûr, si ◀l’▶on prend, par exemple, ◀le▶ problème des transports, ce serait un progrès considérable ◀de▶ remplacer, dans ◀les▶ villes, ◀la▶ voiture par des moyens ◀de▶ transport qui ne fassent pas ◀de▶ bruit, qui ne dégagent pas ◀de▶ gaz. Quant à savoir si cela touche ◀l’▶organisation sociale et politique ? Oui, profondément. Ce que j’essaie ◀de▶ montrer depuis un certain temps, c’est que nous sommes en présence de deux mouvements, dans ◀le▶ monde, qui ont l’air antagonistes : un mouvement ◀de▶ convergence et un mouvement ◀de▶ divergence. Vous avez un mouvement ◀de▶ convergence au-delà des États : ◀les▶ organisations mondiales, ◀les▶ organisations continentales y obéissent. Mais il y a en même temps un mouvement ◀de▶ « séparatisme », ◀de▶ différentiation, presque ◀d’▶atomisation : ◀les▶ régions.
Ces deux mouvements sont-ils contraires, comme ils ont l’air ◀de▶ ◀l’▶être ? Ne sont-ils pas plutôt un seul et même mouvement qui pourrait se définir ainsi : adapter ◀le▶ niveau ◀de▶ décisions et ◀les▶ communautés chargées ◀d’▶exécuter ces dernières aux dimensions des tâches à réaliser ? Il y a des tâches qui, par nature, sont du niveau ◀de▶ décision communal ou ◀de▶ ◀l’▶entreprise ; d’autres sont ◀de▶ dimension supranationale, à cause de leur prix ou ◀de▶ leur extension. Il s’agit ◀d’▶une reclassification des tâches d’après ◀les▶ dimensions des diverses communautés.