La▶ Suisse et ◀la▶ CEE (28 novembre 1970)k
Je vais vous proposer ma manière personnelle ◀de▶ considérer ◀les▶ relations ◀de▶ ◀la▶ Suisse et ◀de▶ ◀la▶ CEE, à titre, dirons-nous, ◀d’▶exercice intellectuel. Je vais donc exposer ma thèse en quatre points, puis mes conclusions. Je ne vous demanderai pas ◀de▶ ◀l’▶accepter, mais ◀de▶ me dire en quoi j’aurai pu me tromper, et où, exactement.
1. Qu’entend-on par « politique » en contraste avec « économique » ou « culturel » ?
Quand on écrit que « on ne saurait, estime-t-on à Paris, traiter ◀les▶ problèmes politiques comme ◀l’▶on traite ◀les▶ problèmes économiques » ( ◀Le▶ Monde , 21 novembre 1970), ◀de▶ quels problèmes parle-t-on ?
Il existe, ou devraient exister, dans toute communauté ou société moderne, une politique économique et une politique monétaire, comme il existe (ou devraient exister) une politique des recherches scientifiques, une politique ◀de▶ ◀l’▶écologie, une politique démographique, une politique des transports, une politique culturelle (universités, équivalences), une politique sociale, une politique ◀de▶ ◀l’▶administration, etc., etc.
Mais il est clair que c’est ◀de▶ tout autre problème que parlait ◀le▶ journal cité. Il parlait ◀de▶ ◀la▶ « vraie politique », ◀de▶ ◀la▶ politique en soi, sans adjectif, et qu’il n’y a pas besoin ◀de▶ qualifier, d’ailleurs, parce que tout le monde sait très bien ce que c’est.
Moi, je demande à voir. Je voudrais qu’on m’explique ce que ◀l’▶on entend — ce que je devrais entendre — par une politique qui ne serait celle ◀d’▶aucun des domaines que je viens ◀d’▶énumérer, qui serait ◀la▶ politique, sans qualification, ◀la▶ politique par excellence.
Serait-ce un être ◀d’▶abstraction pure ?
Si je posais la question au journaliste auteur ◀de▶ ◀la▶ phrase dont je pars, il me regarderait comme un mauvais plaisant. Il se dirait que je fais ◀la▶ bête. Tant il est clair pour lui, évident, aveuglant, que ◀la▶ politique — au niveau de ◀l’▶Europe — , c’est ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶affrontement des États ; comme c’est ◀le▶ domaine, au niveau ◀d’▶une nation, ◀de▶ ◀l’▶affrontement des partis.
Mais si ◀l’▶on soustrait ◀de▶ cette politique proprement dite tout ce qui est économique, monétaire, culturel, social, écologique, etc., à quoi se réduit ◀l’▶affrontement ? À des questions ◀de▶ puissance évidemment. Mais ◀de▶ quelle sorte ◀de▶ puissance s’agit-il, si ◀l’▶on écarte, une fois de plus, tout ce qui est puissance économique, monétaire, intellectuelle, etc. ? À des questions ◀de▶ puissance militaire15.
◀Le▶ problème politique suisse numéro 1 est ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ neutralité, qui est, au fait et au prendre, en dernière analyse, un problème militaire, un problème qui concerne ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶armée suisse dans ◀la▶ politique des États — et pas du tout ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶opinion, ◀de▶ ◀la▶ recherche, ◀de▶ ◀l’▶idéologie ou ◀de▶ ◀l’▶économie.
On comprend alors — mais alors seulement — ◀la▶ phrase citée, que je répète : « On ne saurait traiter ◀les▶ problèmes politiques comme ◀l’▶on traite ◀les▶ problèmes économiques. »
En effet, dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀l’▶existence publique, au xx e siècle, ◀la▶ coopération, à tous ◀les▶ étages communautaires, ◀de▶ ◀l’▶entreprise et ◀de▶ ◀la▶ commune à ◀la▶ région, à ◀la▶ fédération continentale, à ◀la▶ fédération mondiale, s’impose comme seule méthode efficace et défendable ◀de▶ co-existence des sociétés humaines au service ◀de▶ leurs fins communes.
Mais dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ puissance des États-nations, qui est militaire en dernier ressort, ◀la▶ coopération ne peut être qu’un pis-aller. (Comme ◀l’▶union franco-britannique proposée à ◀l’▶heure du désastre ◀de▶ 1940.) ◀Le▶ but normal ◀d’▶une armée n’est pas ◀de▶ coopérer avec ◀les▶ armées voisines, mais au contraire ◀d’▶assurer à ◀l’▶État ◀les▶ moyens ◀de▶ mener son jeu propre à sa manière et en vue de ses seuls intérêts, c’est-à-dire ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ne pas coopérer, précisément. ◀Le▶ pouvoir ◀d’▶opposer aux fins communes du genre humain ◀les▶ fins particulières ◀d’▶un État.
Vouloir fonder ◀la▶ politique européenne sur ◀l’▶harmonie des politiques nationales, c’est vouloir ◀l’▶utopie par excellence, ◀l’▶utopie au pire sens du mot, c’est prétendre fonder ◀l’▶union sur ◀les▶ obstacles à toute union, à savoir ◀les▶ États-nations. J’ai appelé cela : une « amicale des misanthropes ». (Ce sont ◀de▶ ces choses qu’on peut écrire ou dire, mais non pas faire.)
Une politique ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée suppose et implique non pas ◀l’▶impossible harmonisation des politiques ◀de▶ puissance nationales, mais ◀la▶ renonciation à toute espèce ◀de▶ politique nationale au sens actuel du terme — dont nous venons de voir qu’il est militaire en fin de compte. De même qu’une politique ◀de▶ ◀la▶ Suisse fédérée supposait et a entraîné en fait ◀la▶ renonciation à toute politique cantonale vis-à-vis d’autres cantons ou ◀d’▶États tiers.
2. ◀La▶ CEE a-t-elle des finalités politiques ?
Dès ◀le▶ moment où ◀la▶ CEE a inauguré son processus ◀d’▶ouverture ◀d’▶un marché commun, ◀la▶ Suisse a déclaré qu’elle ne pouvait en faire partie, à cause des « finalités politiques » attribuées à ◀la▶ CEE, et que ◀la▶ Suisse jugeait incompatibles avec sa neutralité (sous-entendu militaire, non économique).
Si ◀de▶ telles finalités étaient solennellement affirmées dans ◀le▶ préambule et réitérées dans ◀le▶ corps du traité ◀de▶ Rome, pense-t-on que cela suffirait à ◀les▶ imposer pratiquement aux États signataires ? Tous ◀les▶ précédents nous invitent à en douter.
Or, en fait, ◀le▶ traité ◀de▶ Rome ne contient pas ◀la▶ moindre allusion à des finalités politiques, au sens que ◀la▶ Suisse déclarait inacceptable. Il y est question ◀de▶ politique économique, commerciale, monétaire, sociale, scientifique, etc., mais on sait assez que ce n’est pas cela que nos États et ◀l’▶opinion nomment « politique ».
On sait qu’à plusieurs reprises — discours Hallstein, plan Fouchet, conférence des ministres à La Haye en 1969, rapport Davignon en 1970 — , il a été proposé ◀d’▶étendre au domaine politique ◀les▶ compétences ◀de▶ ◀la▶ CEE. On sait aussi que toutes ces propositions ont été repoussées ou différées sine die. Et que, comme ◀l’▶écrivait ◀Le▶ Monde dans son éditorial du 21 novembre 1970 : « ◀les▶ rêves fédéralistes et ◀les▶ grandes constructions supranationales ne sont plus ◀de▶ mise aujourd’hui, non seulement en France où ◀le▶ gaullisme a laissé une trace durable dans ◀les▶ esprits, mais chez ◀les▶ responsables des autres capitales du Marché commun ».
J’en conclus que ◀l’▶objection suisse, qui déjà se trouvait être sans objet quand il n’y avait que ◀le▶ traité ◀de▶ Rome, ne porte que sur des projets non acceptés, des « rêves » ou des « arrière-pensées » qui ne sont « plus ◀de▶ mise aujourd’hui ».
3. ◀La▶ CEE doit-elle « s’élargir au domaine politique » ?
J’ai nommé « illusion ◀de▶ Jean Monnet » ◀la▶ croyance partagée par ◀les▶ matérialistes, tant capitalistes que marxistes, qui veut que si ◀l’▶on se trouve en position ◀de▶ manipuler ◀les▶ facteurs ◀de▶ ◀la▶ production économique (ou infrastructure), des conséquences politiques et culturelles (superstructure) en découlent nécessairement, et en quelque sorte mécaniquement.
Nous avons vu, depuis 1955, que ◀le▶ contraire s’est produit : ◀les▶ prétentions « politiques » ◀de▶ certains des États membres des Six ont freiné et même mis en question ◀les▶ mécanismes économiques institués par ◀la▶ Communauté.
Mais si ◀l’▶Europe politique ne résulte pas mécaniquement ◀de▶ ◀l’▶Europe économique, ne pourrait-elle, ou ne devrait-elle pas en résulter volontairement ?
C’est ce que semblent croire ceux qui, chaque jour, dans ◀la▶ presse ◀de▶ tous nos pays, parlent ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶« élargir ◀la▶ CEE » non seulement à plus ◀de▶ six pays, mais surtout au « domaine politique ».
J’estime pour ma part qu’un tel élargissement, outre qu’il demeure improbable, n’est pas souhaitable.
Imagine-t-on, en Suisse, que ◀le▶ Département fédéral ◀de▶ ◀l’▶économie (ou sa Division du commerce) déclare sa volonté ◀de▶ « s’élargir » au politique, au militaire, au culturel ? Et que ◀les▶ économistes très compétents qui ◀le▶ dirigent voient subitement leurs compétences « élargies » par décret à des domaines complètement différents ?
◀La▶ prétention que ◀l’▶on attribue à ◀la▶ CEE n’est pas seulement inavouable (même si elle existe !), elle est irréalisable, quel que soit ◀le▶ niveau considéré, régional, national ou continental — si toutefois ◀l’▶humanité dans son ensemble n’accepte pas ◀de▶ se soumettre à ◀la▶ seule exigence ◀de▶ ◀l’▶accroissement indéfini du PNB.
4. ◀La▶ Suisse doit-elle accepter ◀les▶ « finalités politiques » attribuées à ◀la▶ CEE ?
Ce qui précède étant posé, quelles conclusions en tirer aujourd’hui pour ◀l’▶Europe, et pour ◀la▶ Suisse par rapport à ◀l’▶Europe ?
Pour ◀l’▶Europe : ◀la▶ CEE doit devenir (à mon sens) ce qu’elle est en puissance et très partiellement en fait : ◀l’▶agence fédérale ◀de▶ ◀l’▶économie, ayant pouvoir ◀de▶ décision sur ◀les▶ problèmes économiques ◀de▶ dimensions continentales.
D’autres agences fédérales doivent être créées, dans tous ◀les▶ autres domaines où une politique continentale s’avère nécessaire : écologie, recherches, université ou culture, transports, démographie, défense, etc.
◀Les▶ chefs ◀de▶ ces agences fédérales formeront tout naturellement ◀le▶ collège exécutif ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne (président nommé par roulement).
Or ce système, qui est à mes yeux non seulement ◀le▶ seul possible, mais ◀le▶ seul souhaitable, se trouve être précisément ◀le▶ système du gouvernement fédéral suisse.
◀Le▶ problème majeur, pour ◀la▶ Suisse, aujourd’hui, n’est donc pas ◀de▶ savoir : — comment adhérer à ◀la▶ CEE, nonobstant ses finalités politiques (dont j’ai dit que 1° elles n’existent pas et 2° elles n’ont pas lieu ◀d’▶exister), mais bien ◀de▶ savoir : — comment contribuer activement à ◀l’▶instauration ◀d’▶un régime fédéral européen conforme au régime que ◀les▶ Suisses ne sauraient qu’approuver sans réserve, puisqu’il est ◀le▶ leur.
Vous me direz que c’est difficile. Je ne suis pas ici pour essayer ◀de▶ formuler ◀la▶ solution ◀la▶ plus facile, mais bien celle qui me paraît à la fois ◀la▶ plus souhaitable (ou : ◀la▶ moins nécessairement catastrophique) et ◀la▶ plus probable (ou : ◀la▶ moins évidemment contradictoire dans ◀les▶ termes et irréalisable dans ◀les▶ faits).
Je ressemble une dernière fois mes arguments.
Si j’étais ◀le▶ négociateur,si j’étais ◀la▶ Suisse à Bruxelles, je dirais :
1° ◀Le▶ traité ◀de▶ Rome n’a pas ◀de▶ finalité politique au sens idéologique et militaire du terme.
2° Rien ne m’empêche donc ◀d’▶adhérer à ses institutions économiques,
3° étant entendu que ◀les▶ « développements politiques ultérieurs », dont parfois vous faites état, ne sauraient m’engager (plus que vous) au-delà ◀de▶ ce que j’aurais signé.
4° Si vous me refusez ◀l’▶entrée ◀de▶ votre groupe économique à cause de cette réserve que je fais sur ◀les▶ « finalités politiques » que vous alléguez, vous aurez :
a) à vous expliquer publiquement sur vos visées politiques, sur leur nature et sur leur lien nécessaire avec ◀la▶ CEE ;
b) à déclarer quels engagements « politiques » chacune ◀de▶ vos nations est prête, en principe, à assumer elle-même. (Je ne puis admettre que vous m’écartiez sous prétexte que moi, je dis clairement ◀d’▶avance que je refuserai ce que vous, vous prétendez, vouloir faire, tout en sachant très bien que vous ne ◀le▶ ferez jamais.)
5° De mon côté, j’exposerai mon point de vue fédéraliste, antinationaliste, anti-centralisateur-uniformiste, et je m’efforcerai ◀de▶ ◀le▶ faire prévaloir dans vos pays et dans le mien, devant ◀l’▶opinion publique.
Ainsi ◀la▶ Suisse se placerait à ◀l’▶avant-garde ◀d’▶un vrai mouvement fédéraliste européen — au lieu de jouer ◀les▶ serre-freins dans un convoi qui ◀l’▶entraînera un jour ou l’autre là où elle ne veut et ne doit pas aller.