Denis de Rougemont : l’▶amour et ◀l’▶Europe en expert (24 décembre 1970)ab ac
Denis de Rougemont, ◀les▶ deux grands thèmes ◀de▶ votre vie ont été ◀l’▶Amour et ◀l’▶Europe. Quel était ◀le▶ Denis de Rougemont ◀de▶ ses 17 ans ?
Si vous me disiez 17 ans et demi, je vous dirai : ◀l’▶âge ◀de▶ mon premier article. J’étais au gymnase ◀de▶ ma ville natale, Neuchâtel. ◀Le▶ trait caractéristique ◀de▶ cet endroit où je suis né est ◀d’▶être un carrefour, une petite principauté placée entre ◀les▶ influences françaises et allemandes, ce qui est très suisse, par définition.
17 ans, c’est ◀le▶ moment où j’ai pris conscience que j’étais un littéraire. À cette époque je n’écrivais que des poèmes, persuadé que toute autre forme ◀de▶ littérature était inférieure et méprisable. En même temps je jouais au football. J’étais gardien ◀de▶ but. C’était pour moi ◀le▶ poste idéal car ◀le▶ gardien ◀de▶ but n’intervient qu’aux moments ◀de▶ crises, au sommet ◀de▶ ◀l’▶effort. Plus tard, j’ai appris que Montherlant et Albert Camus avaient aussi été gardiens ◀de▶ but.
Comment avez-vous découvert ◀l’▶Europe ?
C’est entre 17 et 25 ans que j’ai découvert un peu ◀l’▶Europe. Quand j’allais dans ◀le▶ Midi des troubadours, j’éprouvais un curieux sentiment ◀de▶ reconnaissance. Quand je lisais ◀les▶ romans bretons je me sentais curieusement chez moi.
J’ai fini par comprendre que ce sentiment venait de ce que j’avais des ancêtres dans tous ces pays-là.
Si je regarde ◀l’▶ascendance ◀de▶ mon père, je m’aperçois qu’à ◀la▶ génération où nous avons 64 ancêtres, la sixième, il y a 28 Suisses neuchâtelois et 36 ancêtres ◀de▶ Normandie ou du Midi, mais aussi quelques Allemands et plusieurs Hollandais. Cela vous donne encore une fois une idée assez exacte des influences qui se sont exercées sur notre petit coin ◀de▶ Suisse romande.
Vous avez consacré ◀de▶ nombreuses et passionnantes pages à ◀l’▶amour. Qu’est-ce que ◀l’▶amour pour vous ?
◀L’▶amour c’est tout. Pour moi c’est plus spécialement mon livre ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . ◀L’▶amour au sens ◀de▶ ◀l’▶amour-passion que j’ai décrit dans mon livre fut quelque chose ◀de▶ très important dans ma vie. ◀L’▶opposition entre ◀l’▶amour-passion et ◀le▶ mariage est au fond ◀le▶ sujet même ◀de▶ ce livre.
J’ai été entraîné à écrire cet ouvrage par toute une suite ◀de▶ circonstances. ◀La▶ plus ancienne était un numéro ◀de▶ ◀la▶ revue Esprit consacré à ◀la▶ femme et ◀l’▶amour aujourd’hui, et qui portait comme titre : « ◀La▶ femme est aussi une personne ». Cela se passait en 1936 et Mounier s’était montré un précurseur. Il m’avait demandé une étude sur ◀l’▶opposition qui paraissait éclatante entre ◀l’▶amour dans ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan et ◀l’▶amour dans ◀le▶ mariagead.
Daniel-Rops, qui dirigeait ◀la▶ collection Présence, chez Plon, ayant lu mon article me demanda si je ne voulais pas faire pour lui un petit livre en deux volets opposant ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan et ◀l’▶amour dans ◀le▶ mariage. Et nous avons pris date. Je devais lui donner mon livre en février 1938. ◀Le▶ mois ◀de▶ février arriva et je n’avais pas écrit une ligne. Je reçus une lettre recommandée ◀de▶ Daniel-Rops, que j’ouvris avec un peu ◀d’▶anxiété. Il me disait : « Voudriez-vous me rendre un grand service ? Accepteriez-vous ◀de▶ céder ◀le▶ tour ◀de▶ parution ◀de▶ votre manuscrit, que j’attends ◀d’▶un jour à l’autre, car je dois publier ◀le▶ plus tôt possible ◀le▶ manuscrit ◀d’▶un essai ◀d’▶une grande actualité intitulé ◀La▶ France et son armée, et dont ◀l’▶auteur est un jeune lieutenant-colonel qui s’appelle Charles de Gaulle. »
Ayant cédé mon tour, je me suis mis instantanément à mon livre, et j’ai terminé ◀les▶ 450 pages en trois mois. Comme je ◀l’▶ai écrit dans ◀la▶ préface, c’est un livre qui m’a demandé trois mois ◀de▶ travail et toute ◀la▶ vie.
J’étais devenu, hélas ! aux yeux de beaucoup de gens dans beaucoup de pays un expert sur ◀les▶ choses ◀de▶ ◀l’▶amour. Quand ◀les▶ gens me rencontraient ils me disaient : « C’est vous ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident ? Je croyais que vous aviez une grande barbe blanche. » C’était la première réaction. Voici l’autre réaction : « Savez-vous que votre livre a transformé ma vie ! »… Cette idée ◀d’▶avoir transformé tant de vies m’a beaucoup impressionné. J’ai tâché ◀de▶ suivre un peu ce qui se passait dans ◀la▶ vie ◀de▶ ces gens qui m’avaient fait des confidences et je me suis aperçu que généralement ils étaient près de divorcer avant de m’avoir lu puis qu’ils avaient décidé ◀de▶ ne pas divorcer, ◀de▶ s’en tenir à la dernière partie ◀de▶ mon livre. Mais voilà que, en ◀les▶ suivant un peu plus longtemps, je m’aperçus qu’ils finissaient quand même par divorcer, c’est-à-dire que ◀l’▶action ◀de▶ mon livre était généralement ◀de▶ retarder ◀les▶ divorces ◀de▶ quelques années, ce qui provoquait pas mal ◀de▶ souffrances, mais peut-être aussi des prises ◀de▶ conscience fort utiles. Mon premier mariage s’est terminé par un divorce après mes années ◀d’▶Amérique. C’est pourquoi dans ◀la▶ nouvelle édition qui a paru en 1954ae j’ai ajouté un long chapitre sur ◀le▶ divorce. Depuis lors je n’ai cas cessé ◀de▶ récrire ce livre.
Mon deuxième livre sur ce thème, Comme toi-même , qui est édité en livre ◀de▶ poche sous ◀le▶ titre ◀Les▶ Mythes ◀de▶ ◀l’▶amour, donne à ◀la▶ passion plus ◀de▶ droits que je ne lui en laissais dans mon premier livre.
Que pensez-vous aujourd’hui ?
Je continue à penser qu’il faudrait élever ◀les▶ gens dans une méfiance profonde ◀de▶ ce que représente ◀la▶ passion.
C’est au fond contre ◀la▶ vulgarisation du mythe ◀de▶ Tristan que je m’élevais, surtout dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , et non pas contre ◀le▶ mythe. Cela n’aurait pas ◀de▶ sens ◀de▶ dire que ◀l’▶on est contre ◀la▶ passion qui est l’une des choses glorieuses qui peut arriver à un homme. Aujourd’hui, je suis parvenu à ce point qu’il y a deux morales, l’une qu’il faut enseigner aux enfants, par tous ◀les▶ moyens possibles et qui mène au mariage solide, fait pour durer sinon toute ◀la▶ vie, du moins ◀le▶ plus longtemps possible ; au mariage conçu comme une œuvre d’art qui demande certains sacrifices. Tout artiste sait parfaitement que quand il commence une œuvre, que ce soit un tableau, une sculpture ou un livre, cela lui imposera des disciplines. Ces sacrifices on ◀les▶ fait très joyeusement et consciemment parce que ◀l’▶on sait que c’est ◀la▶ condition ◀de▶ réussite ◀de▶ quelque chose ◀de▶ durable.
Si je fais un plaidoyer pour ◀la▶ fidélité, ce n’est pas au nom d’une morale puritaine, comme certains ◀l’▶ont cru, mais au nom d’une morale ◀d’▶artiste.
Tout homme est amené à être créateur ◀d’▶une œuvre, ne fût-ce que ◀de▶ soi-même et surtout ◀de▶ son couple. Je pense que c’est ◀l’▶œuvre ◀la▶ plus belle.
◀La▶ passion, je ne ◀l’▶exclus pas, mais je pense qu’elle doit être réservée à ◀de▶ très rares personnes qui seront probablement ◀le▶ sel ◀de▶ ◀la▶ terre ou qui seront quelquefois des criminels.
Revenons à ◀l’▶Europe. Vous vivez à Ferney-Voltaire entouré ◀de▶ frontières…
Un jour j’ai passé ◀la▶ frontière avec Robert Schuman en voiture et avec ◀le▶ photographe Pedrazini qui faisait un reportage sur Robert Schuman chez moi et au Centre européen de la culture à Genève. Arrivé à ◀la▶ frontière, ◀le▶ douanier a eu ce mot admirable : « Ah ! ça, c’est ◀l’▶Europe !… passez… »
◀Le▶ fait ◀d’▶être obligé ◀de▶ passer une et souvent plusieurs fois par jour ◀la▶ frontière est bien fait pour entretenir ◀l’▶indignation continuelle que j’ai contre ◀les▶ frontières. Cette frontière avait été à peu près supprimée par des traités qui repoussaient ◀le▶ cordon douanier derrière ◀le▶ Jura et faisaient ◀de▶ ◀l’▶ensemble du pays ◀de▶ Gex, Savoie et Genève, de nouveau une région naturelle comme ◀la▶ géographie ◀l’▶avait dessinée. Mais en 1923, Poincaré, par une espèce ◀de▶ coup ◀d’▶État, a décidé ◀de▶ porter à ◀la▶ frontière politique sa ligne ◀de▶ douaniers et il en a résulté que dans ◀la▶ région que j’habite, qui est prétendument zone franche, nous sommes entre deux cordons douaniers. Cette situation particulièrement scandaleuse n’a pas peu fait pour me convaincre qu’on n’arrivera vraiment à faire ◀l’▶Europe que sur ◀la▶ base des régions, régions recréées en dépit des frontières, par-dessus ◀les▶ frontières, à travers ◀les▶ frontières. Mon slogan est celui-ci : « ◀Les▶ frontières sont faites pour être transformées en écumoires. »
Denis de Rougemont, quelle est votre définition ◀de▶ ◀la▶ gloire ?
C’est ◀le▶ salut. C’est ce qui vient après ◀la▶ mort. C’est ◀l’▶accomplissement. C’est un triomphal accord clamé à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ IXe Symphonie, c’est quelque chose que probablement tout homme a senti dans ◀le▶ fond ◀de▶ soi-même comme ◀l’▶achèvement. Cela n’a rien à voir avec ◀la▶ publicité. Ça peut être secret.
Je crois beaucoup à une notion secrète ◀de▶ ◀la▶ gloire. ◀La▶ gloire n’est pas donnée par ◀la▶ foule, elle n’est pas donnée par ◀le▶ succès. C’est un sentiment ◀d’▶épanouissement suprême, une floraison dans ◀le▶ ciel accompagnée ◀d’▶une grande euphorie et ◀d’▶un grand bonheur.
Et votre définition ◀de▶ ◀la▶ mort ?
Si un homme pouvait penser complètement ◀la▶ mort, il mourrait à cet instant-là. ◀La▶ mort c’est par essence ◀l’▶inconcevable, donc c’est par essence quelque chose dont on ne peut rien dire.
J’ai des idées folles, comme beaucoup ◀d’▶hommes, sur ◀la▶ mort, sur ◀la▶ chronologie, si vous voulez. Je pense que ◀l’▶immortalité n’est pas quelque chose qui commence quand on est mort, ni que ◀l’▶âme sort par ◀la▶ bouche et va voleter on ne sait pas très bien où.
Je me dis que ◀l’▶éternité, ◀l’▶immortalité, c’est quelque chose qui englobe ◀le▶ temps, qui ◀le▶ pénètre complètement et que nous y sommes déjà maintenant.
Plutôt que ◀de▶ me demander ce que c’est que ◀la▶ mort, je m’interroge sur ce qu’est ◀la▶ vie. Là, je peux dire quelque chose : c’est un certain laps ◀de▶ temps pendant lequel une personne peut se constituer pour essayer ◀de▶ découvrir sa vocation. Si elle découvre sa vocation, si elle ◀la▶ réalise plus ou moins bien, elle peut dire qu’elle a réussi sa vie et après cela on ne peut rien lui demander de plus.
Et Dieu ?
Je publierai peut-être un livre qui aura comme titre « Dieu », entre guillemets, ces guillemets voulant dire que je ne donne pas Dieu comme quelque chose dont chacun sait ◀de▶ quoi il s’agit, mais que j’insiste pour indiquer que nous nous trouvons devant un problème.
J’ai écrit des centaines ◀de▶ pages ◀de▶ notes sur ce que ce mot Dieu peut évoquer pour ◀l’▶esprit ◀d’▶un homme du xxe siècle, moi, par exemple. J’écris généralement quelques notes au moment de m’endormir. Dans ces notes, je dis absolument tout, mon incroyance, ma croyance, ma difficulté ◀de▶ croire, mon impossibilité ◀de▶ ne pas croire. Tout cela avec ◀la▶ plus grande précision dans ◀le▶ détail, car il n’y a là que ◀la▶ précision qui est intéressante ; en évitant tout ce qui peut avoir l’air ◀de▶ faire croire aux gens que pour moi croire en Dieu est bien, ne pas y croire est mal, et vice versa.
Pour être complètement sincère, j’éprouve autant ◀de▶ difficultés à ne pas croire en Dieu qu’à y croire, et ce n’est pas peu dire. Cela veut peut-être dire que ◀le▶ problème est mal posé dans ma tête, ou dans mon existence.
À quoi j’en reviens toujours finalement, c’est à ceci : Dieu, c’est ◀le▶ sens. S’il n’y a pas ◀de▶ Dieu, il n’y a pas ◀de▶ sens.
Certains savants aujourd’hui disent qu’ils ne tiennent pas du tout à ce que ◀le▶ monde ait un sens, à ce que notre vie ait un sens, à ce que ◀l’▶humanité ait un sens, puis ils finissent par vous faire un petit couplet ◀de▶ morale scientifique.
On pourrait leur demander : Qu’est-ce que cela veut dire pour vous, ◀la▶ vie, s’il n’y a aucun sens à rien ? Pourquoi ne me comporterais-je pas comme ◀le▶ surhomme ◀de▶ Nietzsche ? Au nom de quoi venez-vous me dire qu’il faut être socialiste ou qu’il faut être ◀de▶ gauche ? Nous entrons dans ◀l’▶arbitraire total.
Si, au contraire, j’entre dans ◀le▶ monde où Dieu existe, alors il y a un sens, il y a quelque chose qui va ◀d’▶un arrière à un avant. Si vous voulez, je pense que Dieu n’est pas une cause au début ◀de▶ tout mais qu’il est une cause finale ◀de▶ ◀l’▶humanité, qu’il appelle ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶homme.
D’autre part, je crois qu’il y a une grande naïveté à discuter sur ◀l’▶existence ou ◀la▶ non-existence ◀de▶ Dieu étant donné que nous savons ◀la▶ place infime que nous tenons dans ◀l’▶univers.
Je fais quelquefois cette comparaison un peu élémentaire, mais qui dit bien ce qu’elle veut dire : comment une cellule ◀de▶ notre corps pourrait croire à ◀l’▶existence ◀de▶ ce corps ? Elle n’a aucun moyen ◀d’▶en prendre connaissance. Elle peut savoir à peu près qu’elle fait partie ◀d’▶un organe, mais elle ne peut pas savoir que cet organe fait partie ◀d’▶un corps. Elle peut donc parfaitement nier ◀l’▶existence du corps.