Souvenir d’▶Honegger et ◀de▶ Nicolas de Flue (1971)v
◀La▶ part du hasard
Dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ses œuvres, il n’est pas ◀de▶ chance imméritée : ◀les▶ choses ne viennent à point que pour qui s’y attendait, pour qui s’était obscurément disposé à ◀les▶ recevoir. Il importe au propos ◀de▶ ces pages que je marque d’abord ◀la▶ part des hasards apparents dans ◀la▶ création du Nicolas de Flue qui me valut ◀le▶ bonheur ◀de▶ travailler avec Arthur Honegger.
◀Le▶ mercredi 28 septembre 1938, au milieu de ◀l’▶après-midi, je suis appelé au téléphone par un ami qui est à ◀la▶ radio suisse. Est-ce ◀la▶ guerre, qu’on attend ◀d’▶une heure à l’autre ? C’est Munich, c’est ◀la▶ paix (pense-t-on vraiment ce jour-là…) et ◀l’▶avenir ◀d’▶un coup qui se rouvre, mais aussi ◀les▶ problèmes qui reviennent, cette réponse à donner surtout…
Deux semaines plus tôt, à Venise, j’écoutais Honegger dirigeant son Nocturne au théâtre ◀de▶ ◀la▶ Fenice. J’éprouvais une fois de plus que sa musique me touchait plus qu’aucune ◀de▶ notre temps, si haut que fût à mes yeux Stravinski, et je me disais qu’un jour je ferais quelque chose, un opéra peut-être, avec et pour cet homme selon mon cœur… Mais ce n’était pas pour tout ◀de▶ suite ! Je venais ◀d’▶écrire coup sur coup, en moins ◀de▶ neuf mois, ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , ◀le▶ Journal ◀d’▶Allemagne , un troisième ouvrage (demeuré inédit) et une série ◀de▶ conférences. C’était assez pour cette année.
◀Les▶ menaces ◀de▶ guerre me firent rentrer en Suisse plus tôt que prévu. C’est à ce moment que ◀l’▶on m’offrit ◀d’▶écrire une pièce pour ◀l’▶Exposition nationale qui devait s’ouvrir à Zurich ◀l’▶année suivante. J’étais en train de sortir mes uniformes ◀d’▶une malle, je n’avais pas ◀de▶ sujet et je défiais quiconque ◀d’▶en trouver un, en Suisse, qui fût ◀de▶ taille à occuper ◀l’▶énorme scène dont j’avais vu ◀les▶ plans : 35 m ◀de▶ large, 18 ◀de▶ profondeur, trois niveaux reliés par des marches, point ◀de▶ décors ni ◀de▶ rideaux, tout cela béant devant une salle ◀de▶ 6000 places. Je demandai quelques jours « pour réfléchir » et n’en fis rien, certain qu’avant ◀le▶ terme fixé, ◀la▶ catastrophe réglerait tout. Sur quoi, ◀le▶ coup ◀de▶ téléphone que j’ai dit, toute ◀la▶ vie qui se reprend à vivre, ◀les▶ délais à courir, ◀le▶ sujet à me fuir. ◀Le▶ jour même, une vieille dame américaine m’avait fait remettre sans raison apparente une biographie nouvelle ◀de▶ Nicolas de Flue. J’en avais parcouru distraitement quelques pages. ◀L’▶image scolaire que je gardais ◀de▶ cet ermite du xve siècle était bien pâle. Mais ce soir-là, je reprends ◀le▶ livre et je découvre un personnage fascinant. Mystique naïf, au bord de ◀l’▶hérésie, exerçant, ◀de▶ son ermitage dans ◀les▶ Alpes, un empire étendu et profond sur ◀l’▶esprit ◀de▶ ses compatriotes, s’il a prévenu in extremis ◀la▶ guerre entre ◀les▶ cantons suisses, c’est par ◀l’▶autorité que sa vie ◀d’▶ascète donne au message secret qu’il envoie à ◀la▶ Diète, et dont on ne connaît que ◀le▶ résultat : ◀la▶ paix sauvée, « comme par miracle », disent ◀les▶ témoins…
Et soudain un contact s’établit, ◀le▶ passé se charge ◀de▶ ◀l’▶émotion présente et lui prête en retour une dimension nouvelle, comme si c’était ◀le▶ message du Solitaire qui venait de suspendre nos destins ! Cette menace, cette attente au bord du gouffre, cette minute où, retenant son souffle, ◀le▶ peuple attend ◀l’▶annonce fatidique, et tout ◀d’▶un coup, à grandes volées, ◀les▶ cloches ◀de▶ ◀la▶ délivrance : c’est cela que ◀l’▶Europe vient de vivre ! Nuit blanche. Trois actes se composent. Au matin j’ai tout ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ pièce et j’en ai vu ◀le▶ paradoxe essentiel : peupler et animer une scène immense autour ◀d’▶un seul personnage important, ◀le▶ Solitaire par excellence ! Revenir au théâtre grec, avec son chœur ? Ce serait ◀la▶ solution formelle ; encore faudrait-il ◀l’▶adapter à ◀la▶ structure chrétienne du sujet. Je songe alors au style monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’adapter à la fois à ◀la▶ déclamation ◀d’▶un chœur en marche et au dialogue du drame civique et spirituel. Tout cela crée ◀l’▶appel au musicien — et celui-ci ne peut être qu’Honegger.
◀La▶ part ◀de▶ ◀la▶ commande
Je vais ◀le▶ voir à Paris. Je ne ◀le▶ connaissais pas. En pleine gloire, à 46 ans, il vient ◀d’▶écrire Jeanne au bûcher et ◀La▶ Danse des morts avec Claudel. ◀De▶ quinze ans son cadet, inconnu du grand public, je ne lui apporte rien qu’une commande peu munificente. Je lui en résume ◀les▶ données, j’esquisse ◀la▶ structure ◀de▶ ◀la▶ pièce, suggérée par celle ◀de▶ ◀la▶ scène, et ◀les▶ ressources du canton qui patronnera ◀l’▶œuvre : une compagnie ◀de▶ théâtre ◀d’▶amateurs et deux petits chœurs à Neuchâtel, un grand chœur et une fanfare à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, 400 figurants fournis par diverses sociétés, et ◀l’▶on fabriquera ◀les▶ costumes à domicile. Je tombe bien : Honegger vient ◀d’▶écrire que ◀la▶ seule forme théâtrale à laquelle il croit pour ◀l’▶avenir est « celle qui arrive à grouper toute une population ». C’est donc oui, et ◀l’▶on se met au travail dès novembre. En janvier, tout sera terminé.
J’écris d’abord le deuxième acte, et ◀le▶ lui envoie, puis le premier, puis le troisième. Une ou deux fois ◀la▶ semaine, je descends à Paris, ◀de▶ ◀La▶ Celle-Saint-Cloud où j’habite, et je monte au boulevard ◀de▶ Clichy avec quelques pages dans ma poche. (J’ai écrit ◀le▶ chœur des Compagnons ◀de▶ ◀la▶ Follevie sur ◀les▶ marches ◀de▶ son escalier, un jour qu’il était en retard.) Nos entretiens sont strictement techniques. Il me demande combien il y a ◀de▶ cuivres durs et ◀de▶ cuivres mous dans ◀la▶ fanfare ◀de▶ ◀La▶ Chaux-de-Fonds. (Je n’en sais rien.) Il me prête un recueil ◀de▶ chorals luthériens, pour que j’en étudie ◀la▶ prosodie précise. Il veut savoir ◀la▶ fonction, ◀la▶ durée et presque ◀la▶ tonalité ◀de▶ chacune des interventions ◀d’▶un des trois chœurs que j’ai prévus. Quelquefois il m’appelle au téléphone : « Au 5e vers, 3e reprise du Choral I, il manque une syllabe. — Ah ? Que faire ? — Eh bien ! nous mettrons un soupir ».
Il m’a dit : « Quand vous écrivez ◀les▶ paroles ◀d’▶un chœur, chantez-◀les▶ sur un air quelconque, comme “Frère Jacques”. Ce qui a été une fois chanté peut être remis en musique. » À chaque visite dans son grand atelier, il me joue au piano ce qu’il a fait. Il joue mal, je ne distingue pas grand-chose, une fin ◀de▶ choral pourtant, dont il me dit en riant : « Vous voyez, ça finit comme à ◀l’▶église — catholique ou protestante peu importe. »
Mais un soir ◀d’▶août 1939, à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, assistant pour la première fois à une répétition des chœurs — et ce sera la dernière : ◀la▶ guerre est pour demain — je me sens littéralement transporté ! Voici chanté, clamé ou soutenu par ◀le▶ chœur au sublime ◀de▶ ◀la▶ précision dans ◀le▶ sentiment, non seulement mon texte, mais tout ce que j’ai pensé, arrière-pensé en ◀l’▶écrivant et renoncé à y mettre faute de mots… Et surtout, ◀l’▶arrière-plan religieux (voire pour moi théologique, à cette époque) ◀de▶ ma « Légende dramatique » est révélé tantôt en majesté, — toute ◀la▶ prière « Mon Dieu, ton serviteur » — tantôt par un lyrisme aérien, alpestre, cristallin, comme dans ◀le▶ chœur fugué : « Étoile du matin ».
◀La▶ part du cœur
Plus tard, je lui ai demandé ◀le▶ secret ◀de▶ cette divination spirituelle, et il m’a dit modestement : « J’apprends par cœur ◀les▶ paroles, et puis je me ◀les▶ répète continuellement, dans mon atelier, dans ◀la▶ rue, en conduisant ma Bugatti. Jusqu’à ce que ◀la▶ mélodie sorte des paroles. » Je ◀le▶ crois, c’est évident, mais cela n’explique pas tout. Il y a là plus qu’un processus psychologique ◀de▶ transmission par ◀les▶ mots. Jamais, pas un instant, nous n’avons eu ◀l’▶idée ◀de▶ parler du sens profond ◀de▶ ◀la▶ pièce, ni ◀de▶ ◀la▶ religion en général, ni ◀de▶ nos positions personnelles à son égard. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Par pudeur ? Je ne ◀le▶ pense pas. Mais peut-être tout simplement parce qu’il fallait d’abord bien voir ◀les▶ données fixes du problème et mettre au point un code ◀de▶ collaboration, et, cela fait, chacun s’absorbe en son travail, selon ◀les▶ lois ◀de▶ son langage particulier. Or, ◀l’▶aisance même à nous mettre d’accord sur ces règles du jeu, puis à jouer — ◀la▶ partie ◀de▶ création proprement dite nous prit deux mois — voilà qui ne pouvait signifier qu’un accord plus profond, par nature implicite, j’entends ◀de▶ telle nature qu’il ne pût se traduire ◀d’▶une manière authentique et fidèle que dans ◀l’▶œuvre commune, non sous une forme discursive.
Cette espèce ◀d’▶harmonie préétablie, comment ne pas admettre après coup qu’elle ait gouverné dans ◀le▶ fait plusieurs séries ◀de▶ « hasards objectifs », comme dit Breton, et tiré bon parti ◀de▶ leur convergence avec ◀l’▶événement historique, pour aboutir à notre oratorio, puis en 1945 à son exécution au Vatican, lors des fêtes ◀de▶ ◀la▶ canonisation (combien tardive) ◀de▶ Nicolas, premier saint suisse, célébrée par deux protestants !
◀La▶ part ◀de▶ Dieu
Il serait vain ◀de▶ faire appel à des éléments contingents pour expliquer ◀le▶ phénomène. Tous ◀les▶ biographes ont insisté comme il convenait sur ◀l’▶éducation protestante du jeune Zurichois, né au Havre : à 13 ans, il écrit un oratorio intitulé ◀le▶ Calvaire ; à 15 ans, il reçoit ◀le▶ choc ◀de▶ sa vie lorsque Caplet vient diriger au temple protestant des cantates ◀de▶ Bach. Parmi ses plus belles œuvres et ses plus grands succès, ◀les▶ trois quarts ont des thèmes religieux : ◀le▶ Roi David, Judith, Jeanne au bûcher, ◀la▶ Danse des morts, Nicolas de Flue, ◀l’▶Oratorio ◀de▶ Noël, mais aussi ◀le▶ Cantique pour Pâques dès 1918, ◀les▶ Psaumes ◀de▶ 1940, ◀la▶ Symphonie liturgique. Une connaissance intime du lyrisme biblique — « notre Antiquité », dit Ramuz —, du choral luthérien et ◀de▶ ◀la▶ polyphonie du xvie siècle calviniste, ce serait assez pour définir ◀le▶ style ◀d’▶un musicien confessionnel et du genre pieux, ce qu’Honegger n’est à aucun degré. Je ne crois même pas qu’il se soit jamais dit croyant, encore moins incroyant, d’ailleurs. Ce n’est pas avec des traces « ◀d’▶éducation chrétienne » et des formes vidées ◀de▶ ◀la▶ foi qui ◀les▶ forma qu’on a jamais créé un style : avec tout cela on ne fait que du folklore, et ◀le▶ pire est ◀le▶ folklore religieux. Si ◀le▶ style ◀d’▶Honegger, dans la plupart des œuvres « à sujet religieux » que je viens ◀d’▶énumérer, doit être qualifié ◀d’▶essentiellement chrétien, ce n’est pas à cause des sujets, ni des paroles et situations mises en musique, ni même des croyances ◀de▶ ◀l’▶homme, quelles qu’elles fussent. Sa musique est chrétienne parce qu’elle est une prière, si ◀la▶ prière est ◀l’▶acte ◀de▶ celui qui s’ouvre et s’ordonne à ◀l’▶amour, c’est-à-dire : à Dieu tel qu’il s’annonce au « cœur » ◀de▶ ◀l’▶homme. Sa musique est chrétienne en cela qu’elle signifie, par son affectivité même, « ◀l’▶adéquation physique (◀de▶ ◀l’▶homme) au monde », pour reprendre une formule ◀d’▶Ansermet, « ◀le▶ fondement commun du monde et ◀de▶ ma propre existence » (◀de▶ ma conscience), ou encore « ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀l’▶être dans ◀le▶ monde, à savoir Dieu »3.
En ce point, tout s’éclaire et s’enchaîne. ◀L’▶anecdote dont je parlais prend force ◀d’▶exemple, ◀les▶ hasards apparents deviennent autant ◀de▶ signes, ◀l’▶aléatoire devient liberté ◀de▶ choisir qui ne se renonce que dans ◀le▶ choix du sens. Or ce sens tout d’abord jalonné par ◀les▶ signes, doit être décidé par ◀la▶ personne, et ne peut ◀l’▶être que dans ◀l’▶acte ◀de▶ foi, par quoi je n’entends pas du tout ◀l’▶adhésion à quelque credo, mais ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶opération en nous ◀de▶ quelque chose, disons ◀l’▶Esprit, qui n’est pas vérifiable autrement que par ses créations ou incarnations. Celles-ci seront pour l’un certaines actions, pour l’autre certains objets ◀de▶ mots ou ◀de▶ couleurs ; pour Arthur Honegger, elles furent sa musique.