L’▶héritage culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe (1971)t
Tout héritage du passé est porteur ◀d’▶avenir. Il est cette part du passé qui à la fois m’ouvre un certain avenir et par avance ◀le▶ limite. Je ne ◀le▶ connaîtrai vraiment qu’en découvrant à ◀l’▶expérience ce qu’il me dicte ou m’interdit, mais aussi ce qu’il m’incite ou m’autorise à modifier ◀d’▶une manière inédite — qui sera moi.
Distinguons donc trois sens possibles, du moins pour un Européen, ◀de▶ ◀l’▶expression héritage culturel.
1. Il représente d’abord ◀la▶ somme ◀de▶ tous ◀les▶ « produits » ◀de▶ ◀la▶ culture au cours des âges : religions et philosophies, arts et lettres, sciences et techniques, idéaux et pratiques politiques, législations et codes ◀de▶ ◀la▶ cité, jugements moraux, esthétiques et critiques, réflexes acquis et sagesse proverbiale, et enfin ou d’abord ◀les▶ langues et tout ce qu’elles conditionnent — modes ◀de▶ sentir, ◀de▶ juger, ◀de▶ penser —, à quoi s’ajoutent, puisque ces éléments constitutifs sont pluriels et souvent antinomiques, leurs combinaisons innombrables en systèmes toujours plus complexes, successifs ou simultanés, et ◀les▶ interactions ◀de▶ ces systèmes… Ce donné historique toujours vivant en nous, ce passé jamais accompli, nul n’en peut prendre ◀les▶ mesures : il s’agrandit sans fin au regard du chercheur, comme si ce regard même causait son expansion, sa profondeur et ses complexités illimitées.
2. ◀L’▶héritage culturel conditionne en second lieu, que nous ◀le▶ sachions ou non, un grand nombre ◀de▶ chances spécifiques proposées aux Européens, et dont ils peuvent tirer ◀de▶ libres créations ou ne rien faire, mais pose aussi des limitations précises à leur action, qu’ils ne peuvent éluder, surtout s’ils ◀les▶ ignorent.
3. ◀L’▶héritage culturel enfin reste une somme ◀de▶ virtualités, dont nous ne pouvons en général actualiser qu’une part infime. Il n’est pour nous, au sens concret, que ce que nous sommes capables ◀d’▶en utiliser pour nos fins propres. Tout héritage culturel est en partie offert mais en partie subi. Devant ◀l’▶immensité ◀de▶ ◀l’▶offre européenne et ses complexités au moins trimillénaires, nous sommes bien obligés ◀de▶ choisir. Nous assumons ou récusons certaines valeurs ou systèmes ◀de▶ valeurs selon nos problèmes présents. C’est dire que mis en face de ◀l’▶héritage total, nous sentons qu’il comporte une part ◀d’▶hérédité inéluctable, mais que, dans ◀la▶ part libre, nos choix nécessairement vont constituer des hérésies.
Nous ne deviendrons nous-mêmes qu’à ce prix, qui est ◀d’▶assumer ◀les▶ risques ◀de▶ notre différence personnelle ; et par là même, non point en revêtant un uniforme (matériel ou moral), nous deviendrons ◀de▶ vrais Européens.
◀Les▶ dimensions ◀de▶ ◀l’▶héritage
◀La▶ bourgeoisie occidentale (et tout ◀le▶ peuple à sa suite, et ◀l’▶École à sa tête) croit encore, dans ◀l’▶ensemble « naïvement », que ◀la▶ culture consiste à lire ou écrire des romans, enseigner ◀la▶ philosophie, écouter des deuxièmes programmes, et se tenir au courant ◀de▶ ◀l’▶évolution des arts en avouant volontiers qu’on ne comprend plus — et voilà quelqu’un ◀de▶ cultivé.
Si je dis au contraire que ◀la▶ culture est ce que ◀l’▶homme ajoute à ◀la▶ nature, on voit qu’elle représente en fait tout ce que nous sommes capables ◀de▶ penser et presque tout ce que nous voyons sur notre petit coin ◀de▶ ◀la▶ planète, entre ◀le▶ sol et ◀les▶ nuages. ◀La▶ culture des Européens, qui est leur véritable unité, est à la fois ◀la▶ somme et ◀le▶ produit complexe ◀de▶ nombreuses sociétés, ◀de▶ civilisations affrontées, mélangées, superposées, partiellement absorbées ◀les▶ unes par ◀les▶ autres, ou absorbantes, évoluant à travers ◀les▶ âges ◀de▶ Sumer à Thulé — ou ◀l’▶inverse peut-être — avec leur chargement continental ◀de▶ mœurs et ◀de▶ coutumes, ◀d’▶œuvres ◀de▶ tous ◀les▶ ordres, ◀de▶ systèmes religieux, cosmiques et monétaires, politiques ou métaphysiques, ◀de▶ monuments et ◀de▶ paysages. (Presque tout ◀le▶ paysage européen est un fait ◀de▶ culture au sens que je viens de noter.)
Et non seulement ◀le▶ phénomène culturel englobe ◀les▶ activités aussi hétérogènes que ◀le▶ choix et ◀le▶ contrôle des poids et mesures, ◀la▶ rhétorique, ◀l’▶ethnographie, ◀l’▶écologie, ◀la▶ peinture gestuelle, ◀l’▶épistémologie, ◀le▶ sport et ◀le▶ tourisme, ◀les▶ réformes liturgiques, ◀la▶ régionalisation, ◀l’▶éducation continue, ◀l’▶urbanisme, ◀la▶ mode et ◀la▶ psychanalyse, outre ◀les▶ disciplines traditionnelles ; non seulement nulle autorité incontestée et nul pouvoir central ne totalisent et ne peuvent unifier ◀les▶ conduites créatrices, mais encore, à ◀la▶ différence des grandes cultures du passé asiatique, proche-oriental, précolombien, ◀l’▶héritage culturel ◀de▶ ◀l’▶Occident se révèle pluraliste jusqu’au vertige. Dans ses sources géohistoriques, dans ses conceptions religieuses, dans ses options fondamentales, dans ses méthodes comme dans ses fins, notre culture assume toutes ◀les▶ antinomies. On dirait même qu’elle ◀les▶ nourrit et ◀les▶ accuse. C’est qu’elle y a vu, ou pressenti, ◀le▶ secret ◀de▶ son dynamisme.
Aux trois sources ◀d’▶Athènes, Rome et Jérusalem, toujours citées, mais dont on ne dira jamais assez combien ◀les▶ valeurs qu’elles transportent sont étrangères ◀les▶ unes aux autres — si deux se découvrent compatibles sur un point, par quelque chance imméritée, ce sera pour mieux exclure la troisième —, il faut que nous prenions ◀l’▶habitude ◀de▶ combiner en contrepoint ◀la▶ source celte, ◀la▶ germanique, ◀la▶ scandinave, et leurs contradictions multipliées avec ◀les▶ trois premières, ou l’une au moins, ou deux d’entre elles. ◀L’▶apport celtique — sens ◀de▶ ◀la▶ Quête, sens ◀de▶ ◀l’▶échec transfigurant, sens ◀de▶ ◀la▶ démesure créatrice ; ◀l’▶apport grec des grands mythes, des tragiques, ◀de▶ Platon ; ◀l’▶apport hébreu des psaumes et du Cantique, à travers ◀le▶ culte chrétien ; ◀l’▶apport ◀de▶ ◀la▶ cortezia occitane mêlée ◀de▶ gnose et ◀d’▶érotique arabe : voilà ◀la▶ poésie et ◀le▶ roman ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ils auront contre eux, dès ◀le▶ départ, contre leur conception du monde, ◀l’▶Église, ◀les▶ Rois et ◀l’▶Université, plus tard ◀l’▶État qui entend totaliser ces trois puissances ◀de▶ mise en ordre, mais aussi ◀les▶ cyniques et libertins d’une part, et ◀de▶ l’autre ◀les▶ scientifiques, rationalistes, empiristes logiques, ou marxistes. Tout cela est européen. Tout cela est culturel ou je ne sais pas ce que c’est. Et tout cela vit en chacun ◀de▶ nous, sous forme de conflits, ◀de▶ défis passionnants, ◀de▶ crises latentes ou ◀de▶ schizophrénie, ◀d’▶harmonie des contraires par sublime exception : Dante, Leibniz ou Bach, Mozart ou Goethe, quelques chevaliers ou quelques moines dans ◀l’▶honneur allié avec ◀l’▶humilité, ◀la▶ vocation unique et ◀le▶ service commun. La plupart vivent dans ◀le▶ débat perpétuel, ◀les▶ conciliations temporaires, ◀les▶ synthèses hasardeuses, défis ou compromis, chances et frustrations, nostalgies et plaisirs alternés. ◀Les▶ meilleurs sont en quête ◀de▶ leur vrai nom ; ◀la▶ masse est fuite devant ◀la▶ personne responsable ; et tous, tant que nous sommes, représentons une figure irremplaçable dans ◀le▶ ballet des milliards ◀de▶ possibles sans relâche rythmé et rompu par ◀la▶ culture européenne.
Un très grand nombre ◀de▶ combinaisons, voire ◀de▶ permutations des éléments ◀de▶ base, sont compatibles ; d’autres non. Einstein, Churchill, C. G. Jung, Picasso peuvent très bien se détester, ils sont dans ◀le▶ droit fil ◀de▶ ◀l’▶héritage européen ; Hitler et Staline en travers.
◀Les▶ deux mémoires
Mais ces grands noms nous trompent. Harmonieux ou non, conscient ou non, ◀le▶ rapport ◀d’▶un Européen à ◀la▶ culture européenne — notre seule unité fondamentale, répétons-◀le▶ — n’est pas exceptionnel : il est irrécusable. J’entends qu’il est universel. Pas un seul d’entre nous n’y échappe. Que nous soyons « très cultivés » ou illettrés y change bien moins qu’on ne ◀l’▶imagine.
Nous sommes tous tributaires ◀de▶ deux mémoires, celle des peuples et celle des gènes.
Celle des grandes bibliothèques, des monuments, des codes, ◀de▶ ◀la▶ langue, des jurisprudences, des croyances et des œuvres dominantes, des data banks et du système des préjugés ◀de▶ notre siècle — mémoire externe.
Et celle des chromosomes, des chaînes ◀de▶ ◀l’▶ADN, des formules ◀de▶ ◀l’▶intégration biologique, des réflexes conditionnés et des programmes physiologiques ou sociaux, des complexes et ◀de▶ ◀l’▶hérédité — mémoire interne.
Quantité ◀de▶ chances culturelles et ◀de▶ handicaps en résultent.
Nul besoin ◀d’▶avoir lu Homère, Platon, Virgile et saint Thomas, Hölderlin et Rousseau, Marx et Proudhon, Sigmund Freud et ◀les▶ surréalistes ; ni ◀de▶ savoir ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶art. ◀Les▶ grands et petits bourgeois ◀les▶ plus ignares, ◀les▶ paysans, ◀les▶ ouvriers ont des réflexes et des goûts conditionnés qui leur sont transmis par leur mère, ◀la▶ Maternelle, ◀l’▶Alma Mater, ◀l’▶armée, ◀les▶ sports et ◀le▶ bistrot, et dont ◀les▶ origines remontent toujours à des œuvres qui firent leur temps, littéralement. Dans chacun ◀de▶ nos chromosomes, il y a ◀l’▶histoire entière des hommes du passé, plus une nouvelle virtualité. Dans chacun ◀de▶ nos codes civiques ou juridiques, il y a ◀la▶ féodalité, ◀les▶ coutumes germaniques et celtiques, ◀le▶ droit romain, Dracon, Solon, qui ont inventé ◀la▶ liberté en déclarant que c’est ◀l’▶individu et non ◀le▶ clan qui est responsable en justice ; et à travers eux, derrière eux, il y a ◀l’▶Égypte et Sumer.
Chacun ◀de▶ nous, dans chacun ◀de▶ ses jugements moraux, civiques, sociaux ou juridiques, parle au nom de tout cela, dont il ignore presque toujours ◀les▶ origines, mais qui ◀le▶ meut.
Enfermés dans nos États-nations depuis un siècle et demi, grâce à Napoléon puis à nos écoles nationales, nous nous croyons si différents ◀de▶ nos voisins ! Nous sommes si fiers ◀de▶ nos langues, nous affirmons qu’il faut ◀les▶ garder « pures », et nous allons jusqu’à prétendre que leur diversité empêche ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Orgueils, craintes et prétextes également vains. Car ◀la▶ « pureté » ◀d’▶une langue n’est nullement sa vertu, comme ◀l’▶a fait voir T. S. Eliot. ◀L’▶anglais, dit-il, « offre ◀le▶ plus ◀de▶ richesses à qui veut écrire ◀de▶ ◀la▶ poésie ». Et il en voit ◀la▶ raison, précisément, dans ◀la▶ variété des sources européennes qui ont fait ◀l’▶anglais : ◀la▶ base germanique, ◀les▶ apports scandinave puis franco-normand, une succession ◀d’▶influences françaises et latines, ◀l’▶élément celtique enfin. Et il ajoute : « Quand ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe sont coupées ◀les▶ unes des autres, et que ◀les▶ poètes ne lisent plus ◀d’▶autre littérature que celle ◀de▶ leur propre langue, ◀la▶ poésie dépérit nécessairement dans chaque pays. » Voilà pour ◀les▶ bienfaits du chauvinisme : il ne cesse ◀de▶ trahir ce qu’il prétend sauver.
Quant à ◀la▶ diversité des langues, si on ◀la▶ respecte, elle n’empêche pas ◀l’▶union, bien au contraire, elle ne condamne que ◀l’▶unification forcée. Entre ◀le▶ breton, ◀l’▶alsacien, ◀le▶ catalan, ◀le▶ flamand, ◀l’▶occitan, ◀le▶ français, deux dialectes italiens et ◀le▶ basque, parlés par des peuples entiers dans ◀l’▶Hexagone, ◀les▶ différences sont aussi grandes qu’entre ◀l’▶espagnol et ◀le▶ grec, ◀le▶ danois, ◀l’▶allemand et ◀le▶ tchèque. Ces différences n’ont nullement empêché ◀l’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts, imposant à toutes ◀les▶ nations annexées par ◀les▶ rois ◀de▶ France ◀le▶ français comme seule langue officielle. Elles n’ont pas empêché non plus ◀les▶ dragonnades linguistiques perpétrées par ◀l’▶école primaire depuis un siècle. Elles n’ont pas empêché ◀le▶ pire, qui est ◀l’▶unification forcée. Mais grâce à ◀la▶ renaissance des régions, elles peuvent encore permettre ◀le▶ meilleur, ◀l’▶union librement décidée des vraies « nations », qui ne peut se faire que dans ◀le▶ cadre européen.
Car des vraies « nations » ou régions ne seront vraiment elles-mêmes que toutes ensemble, dans leurs interrelations. Aucune ne sera jamais une « culture nationale », ou un microcosme ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais seulement un ensemble ◀d’▶œuvres composées ◀d’▶éléments empruntés à ◀l’▶héritage commun, et qui vont ◀l’▶enrichir en retour.
Rien de plus commun à toutes ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe que leur désir ◀de▶ se trouver une vocation originale. Rien de plus caractéristique du véritable Européen que sa volonté ◀de▶ n’être pas comme son voisin, ◀de▶ ne ressembler à aucun autre.
Cette volonté ◀de▶ différer fait partie intégrante ◀de▶ ◀l’▶héritage commun. Ceci noté, il n’en est que plus frappant ◀de▶ constater qu’un même mot originel, grec, latin, germanique ou celtique, se retrouve dans tous nos États et montre bien ce qu’il faut penser ◀de▶ leur soi-disant « originalité culturelle ». Ainsi ◀le▶ mot dubron : eau en celtique, dour en breton armoricain, donne leur nom au Douro espagnol, à ◀la▶ Drance et à ◀la▶ Thur suisses, à ◀la▶ Dordogne, à ◀la▶ Durance, à ◀la▶ Drôme et aux Dore françaises, aux deux Doire italiennes, à Dordrecht en Hollande, et à vingt autres fleuves et rivières ◀de▶ ◀l’▶Europe.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », dit notre « mère l’Europe » — comme ◀l’▶appelait déjà une chronique en latin rédigée au début du xie siècle — aux nations qui se croient suffisantes…
Limitations, libérations
Tout héritage comporte donc une part ◀d’▶hérédité subie et une part ◀d’▶hérésie active (ou ◀de▶ libre choix personnel), ◀de▶ nombreuses et précises prédéterminations, et un grand risque, par définition mal défini, celui ◀de▶ devenir soi-même, par quelque différence ◀de▶ structure.
Moins une culture est homogène, mieux elle incite à cette autonomie, à cette autostructuration ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀de▶ ◀l’▶œuvre, des régions ou nations… À ◀la▶ limite, osons ◀le▶ dire : ◀l’▶héritage culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe oblige tous ses bénéficiaires au génie pur, qui est ◀d’▶être malgré tout dans ◀le▶ tout. Chaque homme ◀d’▶Europe est une dramatis persona qui crée son rôle avec plus ou moins ◀de▶ bonheur dans ◀la▶ communauté ◀la▶ plus follement complexe ◀de▶ toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité.
En revanche, tout héritier est hérétique, du seul fait qu’il ne peut embrasser ◀la▶ totalité ◀de▶ ◀l’▶héritage. Ses données génétiques ◀le▶ prédisposent ou ◀le▶ commandent en partie, et ses libres choix, d’autre part, font nécessairement tort à ◀l’▶Europe idéale et théoriquement orthodoxe, qui serait non pas ◀la▶ somme ◀de▶ toutes ses sources mais ◀le▶ produit optimal ◀de▶ leurs interactions — et qui n’existera jamais.
Donnons maintenant quelques exemples ◀de▶ limitations héritées par tout Européen moyen, dans ◀la▶ mesure exacte où il reste tributaire ◀de▶ son programme génétique.
1. ◀Le▶ nationalisme ou partisanerie, besoin et goût ◀d’▶être ◀d’▶un parti contre un autre, indépendamment ◀de▶ leurs buts allégués.
Ce besoin et ce goût stimulent sans aucun doute, provoquent ◀l’▶émulation, ◀l’▶ardeur au jeu pour une élite ◀de▶ joueurs. Mais dans ◀la▶ masse des spectateurs passifs, ◀la▶ partisanerie cloisonne et appauvrit.
Elle existe partout en Europe, des Bleus et des Verts ◀de▶ Byzance aux « sportifs » des cinq continents et surtout à ◀la▶ droite et à ◀la▶ gauche dans ◀le▶ jeu politique ◀de▶ nos pays, ces deux partis qui n’arrivent plus à se définir autrement que par leur opposition.
Cette limitation du jugement, ce blocage du sens critique et ◀l’▶agressivité stérile qui en résulte n’ont jamais existé (avant notre influence) en Inde, en Chine, ou dans ◀les▶ grands empires ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire et des Aztèques.
2. ◀L’▶Européen moderne (produit des sources grecque, romaine et judéo-chrétienne, en ◀l’▶occurrence) est à la fois trop englué dans ◀la▶ matière (◀d’▶où son impuissance spirituelle, manque ◀de▶ distance, ◀de▶ détachement et ◀de▶ liberté, si on ◀le▶ compare à ◀l’▶Hindou ou aux bouddhistes), et trop désincarné par ◀l’▶abstraction (◀d’▶où sa pauvreté animique si on ◀le▶ compare à ◀l’▶Africain noir).
Il en résulte une étonnante absence ◀de▶ grandes qualités sociales et personnelles et quantité ◀de▶ maladies « nerveuses » ou « somatiques », nées du refoulement ◀de▶ ◀l’▶animique ou du mépris des réalités non calculables écartées sous ◀le▶ nom ◀de▶ subjectivité à partir du xixe siècle mais déjà condamnées par Descartes. Il y a ◀la▶ science et ◀la▶ conscience d’une part (◀le▶ cortex et ◀le▶ système nerveux) et ◀le▶ corps physique d’autre part ; entre ◀les▶ deux demeurent en friche ces grandes réserves ◀d’▶énergies archaïques, affectives et rythmiques dont dépendent ◀l’▶euphorie ou ◀la▶ mélancolie, ◀l’▶amour, ◀l’▶humeur, et dont on sait maintenant qu’elles ont leur siège dans ◀les▶ masses profondes du cerveau (thalamus, hypothalamus).
Ces deux limitations natives combinées — nationalisme et disjonction ◀de▶ ◀l’▶homme en matière et intellect abstrait — ont causé ◀les▶ grandes guerres mondiales. ◀Le▶ nationalisme a drainé ◀les▶ puissances affectives désormais manipulées par ◀l’▶État et ◀les▶ prétendues « nécessités matérielles » d’une part, et ◀les▶ abstractions idéologiques d’autre part : souveraineté absolue et finalités courtes (intérêt national) ou utopiques (autarcie). ◀D’▶où ◀les▶ dévastations planétaires que ◀l’▶on sait.
◀Les▶ Européens ne sont pas plus cruels et violents que ◀les▶ Asiates ou ◀les▶ Noirs, loin de là. Mais ils ont causé, en fait, ◀les▶ grands massacres ◀de▶ ◀l’▶Histoire : 1914-1918 au nom du nationalisme et ◀de▶ ses finalités bornées. Hiroshima et Nagasaki en vertu de calculs « politiques » et « économiques » monstrueux, qui faisaient abstraction ◀de▶ ◀l’▶humain.
3. Conditionné par ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ Science, qui a pris ◀la▶ place qu’occupaient ◀la▶ théologie au xiiie siècle et ◀l’▶idéologie au xixe siècle, ◀l’▶Européen moyen abdique sa liberté devant « ceux qui savent » mais il croit mieux ◀les▶ savants ◀d’▶aujourd’hui que ◀les▶ curés ◀d’▶hier, ou ◀les▶ marxistes ◀de▶ tout à ◀l’▶heure, s’il ne ◀les▶ comprend pas davantage. ◀Le▶ scientifique gouverne ; c’est lui qui a fait ◀la▶ Bombe, qui connaît ◀les▶ mathématiques et qui parle des ordinateurs. ◀Le▶ laïque, ◀le▶ politicien et ◀le▶ militaire ne peuvent que subir sans comprendre. Il en résulte une inégalité fondamentale entre ◀l’▶élite scientifique et ◀la▶ masse des incultes médusés. Cette inégalité ◀de▶ formation prépare des clivages sociaux sans précédent. Elle annonce un nouvel esclavage par manipulation des gènes ◀de▶ pharmacologie au service du Pouvoir. Elle annonce des révoltes sauvages, dont ◀la▶ sécession des hippies (ou drop off) ne donne qu’une faible et trop aimable idée.
4. ◀L’▶Européen romanisé, organisé, étatisé depuis des siècles, ne peut guère plus concevoir « Dieu » et ◀la▶ vie spirituelle que dans ◀les▶ cadres institutionnels des Églises. Si bien que ◀l’▶anticlérical devient athée (ou en tout cas antichrétien) et ainsi se mutile en esprit pour se venger ◀d’▶une trahison, si longtemps arrogante, ◀de▶ ◀l’▶esprit.
5. ◀L’▶Européen moyen hérite ◀de▶ son histoire mille raisons ◀de▶ mépriser ◀l’▶Histoire et ◀de▶ s’occuper plutôt des « réalités », c’est-à-dire ◀de▶ son pouvoir ◀d’▶achat, ou ◀de▶ ◀la▶ « gauche » sacralisée, c’est-à-dire du « sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire », fiction commode.
Ce faisant, il se coupe ◀de▶ ◀la▶ mémoire humaine, ◀de▶ ◀l’▶approche familière des symboles, que nous découvrons dans nos rêves, et que transmet ◀la▶ sagesse des nations par ◀les▶ proverbes. ◀Le▶ petit citadin ◀d’▶aujourd’hui, prisonnier ◀d’▶un « ensemble » où chacun se sent seul et coupé ◀de▶ ◀l’▶Histoire autant que ◀de▶ ◀la▶ nature, a tout ce qu’il faut pour devenir aliéné.
Quant aux éléments libérateurs ◀de▶ ◀l’▶héritage culturel européen, ils sont trop connus et trop souvent exaltés pour qu’il me soit besoin ◀de▶ ◀les▶ analyser. Il s’agit ◀de▶ :
—◀l’▶esprit critique ou remise en question perpétuelle ◀de▶ toutes choses (héritage grec, sans lequel point ◀de▶ sciences) ;
—◀l’▶amour ◀de▶ Dieu et du prochain comme ◀de▶ soi-même (héritage judéo-chrétien) ;
— ◀la▶ notion ◀de▶ personne humaine, autonome et chargée ◀d’▶une vocation unique mais fondatrice ◀de▶ communauté (héritage gréco-chrétien, coloré ◀de▶ valeurs germaniques et celtiques) ;
—◀la▶ fidélité, fondement du couple, du groupe et ◀de▶ ◀la▶ commune, condition ◀de▶ ◀l’▶œuvre d’art et lien social sans quoi ne sauraient exister ni crédit ni institutions, ni États ni fédérations (héritage ◀de▶ ◀la▶ cité grecque, ◀de▶ ◀l’▶Ecclesia chrétienne, des « libertés » germaniques et celtiques) ;
— enfin ◀le▶ sécularisme, qui libère des contraintes effrayantes du sacré et du culte des morts, des mythes tribaux, des modes révérées ◀de▶ ◀la▶ Cour avant de ◀l’▶être ◀de▶ ◀la▶ Ville, et ◀de▶ toutes ◀les▶ religions nées ◀de▶ ◀la▶ peur (héritage très précisément évangélique).
Tout cela représente sans nul doute ◀la▶ part ◀la▶ plus menacée ◀de▶ notre héritage, celle qu’il nous est possible ◀de▶ dilapider. Car ces vertus ne contraignent pas ◀l’▶individu comme ◀le▶ fait un programme génétique, si elles sont ce qui permet seul ◀de▶ ◀le▶ dépasser.
Tout cela n’existe guère comme vertus, ou s’est vu décrié dans ◀les▶ cultures antiques ◀de▶ ◀l’▶Inde, ◀de▶ ◀la▶ Chine, du Mali, des Incas, ou ◀de▶ ◀la▶ Rome impériale. Tout cela est mal vu de nouveau en URSS et dans ◀la▶ Chine de Mao. Mais c’est bien à tout cela que ◀l’▶Europe a dû ses pouvoirs ◀d’▶invention, ◀d’▶innovation, ◀d’▶expansion planétaire, ◀d’▶universalité : au respect ◀de▶ ◀la▶ véracité des poids et mesures, ◀de▶ ◀la▶ parole exacte, ◀de▶ l’autre en tant que tel, et ◀de▶ ◀la▶ foi jurée. Tout cela peut permettre à chaque Européen ◀de▶ dépasser un jour, fût-ce ◀d’▶une manière infime — mais décisive, puisque sa personne même se définit dans cette marge ◀de▶ liberté — ◀le▶ programme hérité ◀de▶ ses ancêtres et ◀de▶ vingt-huit siècles ◀de▶ pensée occidentale.