L’héritage culturel de▶ l’Europe (1971)t
Tout héritage du passé est porteur ◀d’▶avenir. Il est cette part du passé qui à la fois m’ouvre un certain avenir et par avance le limite. Je ne le connaîtrai vraiment qu’en découvrant à l’expérience ce qu’il me dicte ou m’interdit, mais aussi ce qu’il m’incite ou m’autorise à modifier ◀d’▶une manière inédite — qui sera moi.
Distinguons donc trois sens possibles, du moins pour un Européen, ◀de▶ l’expression héritage culturel.
1. Il représente d’abord la somme ◀de▶ tous les « produits » ◀de▶ la culture au cours des âges : religions et philosophies, arts et lettres, sciences et techniques, idéaux et pratiques politiques, législations et codes ◀de▶ la cité, jugements moraux, esthétiques et critiques, réflexes acquis et sagesse proverbiale, et enfin ou d’abord les langues et tout ce qu’elles conditionnent — ◀modes▶ ◀de▶ sentir, ◀de▶ juger, ◀de▶ penser —, à quoi s’ajoutent, puisque ces éléments constitutifs sont pluriels et souvent antinomiques, leurs combinaisons innombrables en systèmes toujours plus complexes, successifs ou simultanés, et les interactions ◀de▶ ces systèmes… Ce donné historique toujours vivant en nous, ce passé jamais accompli, nul n’en peut prendre les mesures : il s’agrandit sans fin au regard du chercheur, comme si ce regard même causait son expansion, sa profondeur et ses complexités illimitées.
2. L’héritage culturel conditionne en second lieu, que nous le sachions ou non, un grand nombre ◀de▶ chances spécifiques proposées aux Européens, et dont ils peuvent tirer ◀de▶ libres créations ou ne rien faire, mais pose aussi des limitations précises à leur action, qu’ils ne peuvent éluder, surtout s’ils les ignorent.
3. L’héritage culturel enfin reste une somme ◀de▶ virtualités, dont nous ne pouvons en général actualiser qu’une part infime. Il n’est pour nous, au sens concret, que ce que nous sommes capables ◀d’▶en utiliser pour nos fins propres. Tout héritage culturel est en partie offert mais en partie subi. Devant l’immensité ◀de▶ l’offre européenne et ses complexités au moins trimillénaires, nous sommes bien obligés ◀de▶ choisir. Nous assumons ou récusons certaines valeurs ou systèmes ◀de▶ valeurs selon nos problèmes présents. C’est dire que mis en face de l’héritage total, nous sentons qu’il comporte une part ◀d’▶hérédité inéluctable, mais que, dans la part libre, nos choix nécessairement vont constituer des hérésies.
Nous ne deviendrons nous-mêmes qu’à ce prix, qui est ◀d’▶assumer les risques ◀de▶ notre différence personnelle ; et par là même, non point en revêtant un uniforme (matériel ou moral), nous deviendrons ◀de▶ vrais Européens.
Les dimensions ◀de▶ l’héritage
La bourgeoisie occidentale (et tout le peuple à sa suite, et l’École à sa tête) croit encore, dans l’ensemble « naïvement », que la culture consiste à lire ou écrire des romans, enseigner la philosophie, écouter des deuxièmes programmes, et se tenir au courant ◀de▶ l’évolution des arts en avouant volontiers qu’on ne comprend plus — et voilà quelqu’un ◀de▶ cultivé.
Si je dis au contraire que la culture est ce que l’homme ajoute à la nature, on voit qu’elle représente en fait tout ce que nous sommes capables ◀de▶ penser et presque tout ce que nous voyons sur notre petit coin ◀de▶ la planète, entre le sol et les nuages. La culture des Européens, qui est leur véritable unité, est à la fois la somme et le produit complexe ◀de▶ nombreuses sociétés, ◀de▶ civilisations affrontées, mélangées, superposées, partiellement absorbées les unes par les autres, ou absorbantes, évoluant à travers les âges ◀de▶ Sumer à Thulé — ou l’inverse peut-être — avec leur chargement continental ◀de▶ mœurs et ◀de▶ coutumes, ◀d’▶œuvres ◀de▶ tous les ordres, ◀de▶ systèmes religieux, cosmiques et monétaires, politiques ou métaphysiques, ◀de▶ monuments et ◀de▶ paysages. (Presque tout le paysage européen est un fait ◀de▶ culture au sens que je viens de noter.)
Et non seulement le phénomène culturel englobe les activités aussi hétérogènes que le choix et le contrôle des poids et mesures, la rhétorique, l’ethnographie, l’écologie, la peinture gestuelle, l’épistémologie, le sport et le tourisme, les réformes liturgiques, la régionalisation, l’éducation continue, l’urbanisme, la ◀mode▶ et la psychanalyse, outre les disciplines traditionnelles ; non seulement nulle autorité incontestée et nul pouvoir central ne totalisent et ne peuvent unifier les conduites créatrices, mais encore, à la différence des grandes cultures du passé asiatique, proche-oriental, précolombien, l’héritage culturel ◀de▶ l’Occident se révèle pluraliste jusqu’au vertige. Dans ses sources géohistoriques, dans ses conceptions religieuses, dans ses options fondamentales, dans ses méthodes comme dans ses fins, notre culture assume toutes les antinomies. On dirait même qu’elle les nourrit et les accuse. C’est qu’elle y a vu, ou pressenti, le secret ◀de▶ son dynamisme.
Aux trois sources ◀d’▶Athènes, Rome et Jérusalem, toujours citées, mais dont on ne dira jamais assez combien les valeurs qu’elles transportent sont étrangères les unes aux autres — si deux se découvrent compatibles sur un point, par quelque chance imméritée, ce sera pour mieux exclure la troisième —, il faut que nous prenions l’habitude ◀de▶ combiner en contrepoint la source celte, la germanique, la scandinave, et leurs contradictions multipliées avec les trois premières, ou l’une au moins, ou deux d’entre elles. L’apport celtique — sens ◀de▶ la Quête, sens ◀de▶ l’échec transfigurant, sens ◀de▶ la démesure créatrice ; l’apport grec des grands mythes, des tragiques, ◀de▶ Platon ; l’apport hébreu des psaumes et du Cantique, à travers le culte chrétien ; l’apport ◀de▶ la cortezia occitane mêlée ◀de▶ gnose et ◀d’▶érotique arabe : voilà la poésie et le roman ◀de▶ l’Europe. Ils auront contre eux, dès le départ, contre leur conception du monde, l’Église, les Rois et l’Université, plus tard l’État qui entend totaliser ces trois puissances ◀de▶ mise en ordre, mais aussi les cyniques et libertins d’une part, et ◀de▶ l’autre les scientifiques, rationalistes, empiristes logiques, ou marxistes. Tout cela est européen. Tout cela est culturel ou je ne sais pas ce que c’est. Et tout cela vit en chacun ◀de▶ nous, sous forme de conflits, ◀de▶ défis passionnants, ◀de▶ crises latentes ou ◀de▶ schizophrénie, ◀d’▶harmonie des contraires par sublime exception : Dante, Leibniz ou Bach, Mozart ou Goethe, quelques chevaliers ou quelques moines dans l’honneur allié avec l’humilité, la vocation unique et le service commun. La plupart vivent dans le débat perpétuel, les conciliations temporaires, les synthèses hasardeuses, défis ou compromis, chances et frustrations, nostalgies et plaisirs alternés. Les meilleurs sont en quête ◀de▶ leur vrai nom ; la masse est fuite devant la personne responsable ; et tous, tant que nous sommes, représentons une figure irremplaçable dans le ballet des milliards ◀de▶ possibles sans relâche rythmé et rompu par la culture européenne.
Un très grand nombre ◀de▶ combinaisons, voire ◀de▶ permutations des éléments ◀de▶ base, sont compatibles ; d’autres non. Einstein, Churchill, C. G. Jung, Picasso peuvent très bien se détester, ils sont dans le droit fil ◀de▶ l’héritage européen ; Hitler et Staline en travers.
Les deux mémoires
Mais ces grands noms nous trompent. Harmonieux ou non, conscient ou non, le rapport ◀d’▶un Européen à la culture européenne — notre seule unité fondamentale, répétons-le — n’est pas exceptionnel : il est irrécusable. J’entends qu’il est universel. Pas un seul d’entre nous n’y échappe. Que nous soyons « très cultivés » ou illettrés y change bien moins qu’on ne l’imagine.
Nous sommes tous tributaires ◀de▶ deux mémoires, celle des peuples et celle des gènes.
Celle des grandes bibliothèques, des monuments, des codes, ◀de▶ la langue, des jurisprudences, des croyances et des œuvres dominantes, des data banks et du système des préjugés ◀de▶ notre siècle — mémoire externe.
Et celle des chromosomes, des chaînes ◀de▶ l’ADN, des formules ◀de▶ l’intégration biologique, des réflexes conditionnés et des programmes physiologiques ou sociaux, des complexes et ◀de▶ l’hérédité — mémoire interne.
Quantité ◀de▶ chances culturelles et ◀de▶ handicaps en résultent.
Nul besoin ◀d’▶avoir lu Homère, Platon, Virgile et saint Thomas, Hölderlin et Rousseau, Marx et Proudhon, Sigmund Freud et les surréalistes ; ni ◀de▶ savoir l’histoire ◀de▶ l’art. Les grands et petits bourgeois les plus ignares, les paysans, les ouvriers ont des réflexes et des goûts conditionnés qui leur sont transmis par leur mère, la Maternelle, l’Alma Mater, l’armée, les sports et le bistrot, et dont les origines remontent toujours à des œuvres qui firent leur temps, littéralement. Dans chacun ◀de▶ nos chromosomes, il y a l’histoire entière des hommes du passé, plus une nouvelle virtualité. Dans chacun ◀de▶ nos codes civiques ou juridiques, il y a la féodalité, les coutumes germaniques et celtiques, le droit romain, Dracon, Solon, qui ont inventé la liberté en déclarant que c’est l’individu et non le clan qui est responsable en justice ; et à travers eux, derrière eux, il y a l’Égypte et Sumer.
Chacun ◀de▶ nous, dans chacun ◀de▶ ses jugements moraux, civiques, sociaux ou juridiques, parle au nom de tout cela, dont il ignore presque toujours les origines, mais qui le meut.
Enfermés dans nos États-nations depuis un siècle et demi, grâce à Napoléon puis à nos écoles nationales, nous nous croyons si différents ◀de▶ nos voisins ! Nous sommes si fiers ◀de▶ nos langues, nous affirmons qu’il faut les garder « pures », et nous allons jusqu’à prétendre que leur diversité empêche l’union ◀de▶ l’Europe. Orgueils, craintes et prétextes également vains. Car la « pureté » ◀d’▶une langue n’est nullement sa vertu, comme l’a fait voir T. S. Eliot. L’anglais, dit-il, « offre le plus ◀de▶ richesses à qui veut écrire ◀de▶ la poésie ». Et il en voit la raison, précisément, dans la variété des sources européennes qui ont fait l’anglais : la base germanique, les apports scandinave puis franco-normand, une succession ◀d’▶influences françaises et latines, l’élément celtique enfin. Et il ajoute : « Quand les nations ◀de▶ l’Europe sont coupées les unes des autres, et que les poètes ne lisent plus ◀d’▶autre littérature que celle ◀de▶ leur propre langue, la poésie dépérit nécessairement dans chaque pays. » Voilà pour les bienfaits du chauvinisme : il ne cesse ◀de▶ trahir ce qu’il prétend sauver.
Quant à la diversité des langues, si on la respecte, elle n’empêche pas l’union, bien au contraire, elle ne condamne que l’unification forcée. Entre le breton, l’alsacien, le catalan, le flamand, l’occitan, le français, deux dialectes italiens et le basque, parlés par des peuples entiers dans l’Hexagone, les différences sont aussi grandes qu’entre l’espagnol et le grec, le danois, l’allemand et le tchèque. Ces différences n’ont nullement empêché l’édit ◀de▶ Villers-Cotterêts, imposant à toutes les nations annexées par les rois ◀de▶ France le français comme seule langue officielle. Elles n’ont pas empêché non plus les dragonnades linguistiques perpétrées par l’école primaire depuis un siècle. Elles n’ont pas empêché le pire, qui est l’unification forcée. Mais grâce à la renaissance des régions, elles peuvent encore permettre le meilleur, l’union librement décidée des vraies « nations », qui ne peut se faire que dans le cadre européen.
Car des vraies « nations » ou régions ne seront vraiment elles-mêmes que toutes ensemble, dans leurs interrelations. Aucune ne sera jamais une « culture nationale », ou un microcosme ◀de▶ l’Europe, mais seulement un ensemble ◀d’▶œuvres composées ◀d’▶éléments empruntés à l’héritage commun, et qui vont l’enrichir en retour.
Rien de plus commun à toutes les nations ◀de▶ l’Europe que leur désir ◀de▶ se trouver une vocation originale. Rien de plus caractéristique du véritable Européen que sa volonté ◀de▶ n’être pas comme son voisin, ◀de▶ ne ressembler à aucun autre.
Cette volonté ◀de▶ différer fait partie intégrante ◀de▶ l’héritage commun. Ceci noté, il n’en est que plus frappant ◀de▶ constater qu’un même mot originel, grec, latin, germanique ou celtique, se retrouve dans tous nos États et montre bien ce qu’il faut penser ◀de▶ leur soi-disant « originalité culturelle ». Ainsi le mot dubron : eau en celtique, dour en breton armoricain, donne leur nom au Douro espagnol, à la Drance et à la Thur suisses, à la Dordogne, à la Durance, à la Drôme et aux Dore françaises, aux deux Doire italiennes, à Dordrecht en Hollande, et à vingt autres fleuves et rivières ◀de▶ l’Europe.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », dit notre « mère l’Europe » — comme l’appelait déjà une chronique en latin rédigée au début du xie siècle — aux nations qui se croient suffisantes…
Limitations, libérations
Tout héritage comporte donc une part ◀d’▶hérédité subie et une part ◀d’▶hérésie active (ou ◀de▶ libre choix personnel), ◀de▶ nombreuses et précises prédéterminations, et un grand risque, par définition mal défini, celui ◀de▶ devenir soi-même, par quelque différence ◀de▶ structure.
Moins une culture est homogène, mieux elle incite à cette autonomie, à cette autostructuration ◀de▶ la personne, ◀de▶ l’œuvre, des régions ou nations… À la limite, osons le dire : l’héritage culturel ◀de▶ l’Europe oblige tous ses bénéficiaires au génie pur, qui est ◀d’▶être malgré tout dans le tout. Chaque homme ◀d’▶Europe est une dramatis persona qui crée son rôle avec plus ou moins ◀de▶ bonheur dans la communauté la plus follement complexe ◀de▶ toute l’histoire ◀de▶ l’humanité.
En revanche, tout héritier est hérétique, du seul fait qu’il ne peut embrasser la totalité ◀de▶ l’héritage. Ses données génétiques le prédisposent ou le commandent en partie, et ses libres choix, d’autre part, font nécessairement tort à l’Europe idéale et théoriquement orthodoxe, qui serait non pas la somme ◀de▶ toutes ses sources mais le produit optimal ◀de▶ leurs interactions — et qui n’existera jamais.
Donnons maintenant quelques exemples ◀de▶ limitations héritées par tout Européen moyen, dans la mesure exacte où il reste tributaire ◀de▶ son programme génétique.
1. Le nationalisme ou partisanerie, besoin et goût ◀d’▶être ◀d’▶un parti contre un autre, indépendamment ◀de▶ leurs buts allégués.
Ce besoin et ce goût stimulent sans aucun doute, provoquent l’émulation, l’ardeur au jeu pour une élite ◀de▶ joueurs. Mais dans la masse des spectateurs passifs, la partisanerie cloisonne et appauvrit.
Elle existe partout en Europe, des Bleus et des Verts ◀de▶ Byzance aux « sportifs » des cinq continents et surtout à la droite et à la gauche dans le jeu politique ◀de▶ nos pays, ces deux partis qui n’arrivent plus à se définir autrement que par leur opposition.
Cette limitation du jugement, ce blocage du sens critique et l’agressivité stérile qui en résulte n’ont jamais existé (avant notre influence) en Inde, en Chine, ou dans les grands empires ◀de▶ l’Afrique noire et des Aztèques.
2. L’Européen moderne (produit des sources grecque, romaine et judéo-chrétienne, en l’occurrence) est à la fois trop englué dans la matière (◀d’▶où son impuissance spirituelle, manque ◀de▶ distance, ◀de▶ détachement et ◀de▶ liberté, si on le compare à l’Hindou ou aux bouddhistes), et trop désincarné par l’abstraction (◀d’▶où sa pauvreté animique si on le compare à l’Africain noir).
Il en résulte une étonnante absence ◀de▶ grandes qualités sociales et personnelles et quantité ◀de▶ maladies « nerveuses » ou « somatiques », nées du refoulement ◀de▶ l’animique ou du mépris des réalités non calculables écartées sous le nom ◀de▶ subjectivité à partir du xixe siècle mais déjà condamnées par Descartes. Il y a la science et la conscience d’une part (le cortex et le système nerveux) et le corps physique d’autre part ; entre les deux demeurent en friche ces grandes réserves ◀d’▶énergies archaïques, affectives et rythmiques dont dépendent l’euphorie ou la mélancolie, l’amour, l’humeur, et dont on sait maintenant qu’elles ont leur siège dans les masses profondes du cerveau (thalamus, hypothalamus).
Ces deux limitations natives combinées — nationalisme et disjonction ◀de▶ l’homme en matière et intellect abstrait — ont causé les grandes guerres mondiales. Le nationalisme a drainé les puissances affectives désormais manipulées par l’État et les prétendues « nécessités matérielles » d’une part, et les abstractions idéologiques d’autre part : souveraineté absolue et finalités courtes (intérêt national) ou utopiques (autarcie). ◀D’▶où les dévastations planétaires que l’on sait.
Les Européens ne sont pas plus cruels et violents que les Asiates ou les Noirs, loin de là. Mais ils ont causé, en fait, les grands massacres ◀de▶ l’Histoire : 1914-1918 au nom du nationalisme et ◀de▶ ses finalités bornées. Hiroshima et Nagasaki en vertu de calculs « politiques » et « économiques » monstrueux, qui faisaient abstraction ◀de▶ l’humain.
3. Conditionné par le respect ◀de▶ la Science, qui a pris la place qu’occupaient la théologie au xiiie siècle et l’idéologie au xixe siècle, l’Européen moyen abdique sa liberté devant « ceux qui savent » mais il croit mieux les savants ◀d’▶aujourd’hui que les curés ◀d’▶hier, ou les marxistes ◀de▶ tout à l’heure, s’il ne les comprend pas davantage. Le scientifique gouverne ; c’est lui qui a fait la Bombe, qui connaît les mathématiques et qui parle des ordinateurs. Le laïque, le politicien et le militaire ne peuvent que subir sans comprendre. Il en résulte une inégalité fondamentale entre l’élite scientifique et la masse des incultes médusés. Cette inégalité ◀de▶ formation prépare des clivages sociaux sans précédent. Elle annonce un nouvel esclavage par manipulation des gènes ◀de▶ pharmacologie au service du Pouvoir. Elle annonce des révoltes sauvages, dont la sécession des hippies (ou drop off) ne donne qu’une faible et trop aimable idée.
4. L’Européen romanisé, organisé, étatisé depuis des siècles, ne peut guère plus concevoir « Dieu » et la ◀vie▶ spirituelle que dans les cadres institutionnels des Églises. Si bien que l’anticlérical devient athée (ou en tout cas antichrétien) et ainsi se mutile en esprit pour se venger ◀d’▶une trahison, si longtemps arrogante, ◀de▶ l’esprit.
5. L’Européen moyen hérite ◀de▶ son histoire mille raisons ◀de▶ mépriser l’Histoire et ◀de▶ s’occuper plutôt des « réalités », c’est-à-dire ◀de▶ son pouvoir ◀d’▶achat, ou ◀de▶ la « gauche » sacralisée, c’est-à-dire du « sens ◀de▶ l’Histoire », fiction commode.
Ce faisant, il se coupe ◀de▶ la mémoire humaine, ◀de▶ l’approche familière des symboles, que nous découvrons dans nos rêves, et que transmet la sagesse des nations par les proverbes. Le petit citadin ◀d’▶aujourd’hui, prisonnier ◀d’▶un « ensemble » où chacun se sent seul et coupé ◀de▶ l’Histoire autant que ◀de▶ la nature, a tout ce qu’il faut pour devenir aliéné.
Quant aux éléments libérateurs ◀de▶ l’héritage culturel européen, ils sont trop connus et trop souvent exaltés pour qu’il me soit besoin ◀de▶ les analyser. Il s’agit ◀de▶ :
—l’esprit critique ou remise en question perpétuelle ◀de▶ toutes choses (héritage grec, sans lequel point ◀de▶ sciences) ;
—l’amour ◀de▶ Dieu et du prochain comme ◀de▶ soi-même (héritage judéo-chrétien) ;
— la notion ◀de▶ personne humaine, autonome et chargée ◀d’▶une vocation unique mais fondatrice ◀de▶ communauté (héritage gréco-chrétien, coloré ◀de▶ valeurs germaniques et celtiques) ;
—la fidélité, fondement du couple, du groupe et ◀de▶ la commune, condition ◀de▶ l’œuvre d’art et lien social sans quoi ne sauraient exister ni crédit ni institutions, ni États ni fédérations (héritage ◀de▶ la cité grecque, ◀de▶ l’Ecclesia chrétienne, des « libertés » germaniques et celtiques) ;
— enfin le sécularisme, qui libère des contraintes effrayantes du sacré et du culte des morts, des mythes tribaux, des ◀modes▶ révérées ◀de▶ la Cour avant de l’être ◀de▶ la Ville, et ◀de▶ toutes les religions nées ◀de▶ la peur (héritage très précisément évangélique).
Tout cela représente sans nul doute la part la plus menacée ◀de▶ notre héritage, celle qu’il nous est possible ◀de▶ dilapider. Car ces vertus ne contraignent pas l’individu comme le fait un programme génétique, si elles sont ce qui permet seul ◀de▶ le dépasser.
Tout cela n’existe guère comme vertus, ou s’est vu décrié dans les cultures antiques ◀de▶ l’Inde, ◀de▶ la Chine, du Mali, des Incas, ou ◀de▶ la Rome impériale. Tout cela est mal vu de nouveau en URSS et dans la Chine de Mao. Mais c’est bien à tout cela que l’Europe a dû ses pouvoirs ◀d’▶invention, ◀d’▶innovation, ◀d’▶expansion planétaire, ◀d’▶universalité : au respect ◀de▶ la véracité des poids et mesures, ◀de▶ la parole exacte, ◀de▶ l’autre en tant que tel, et ◀de▶ la foi jurée. Tout cela peut permettre à chaque Européen ◀de▶ dépasser un jour, fût-ce ◀d’▶une manière infime — mais décisive, puisque sa personne même se définit dans cette marge ◀de▶ liberté — le programme hérité ◀de▶ ses ancêtres et ◀de▶ vingt-huit siècles ◀de▶ pensée occidentale.