6 et 7 février, vote sur le▶ suffrage féminin : supprimer un anachronisme et une injustice (4 février 1971)z aa
« Dans notre société européenne, depuis ◀le▶ xiie siècle, ◀les▶ femmes ont été ◀l’▶agent principal ◀de▶ civilisation des hommes. » Cette phrase, signée Denis de Rougemont, est extraite ◀d’▶un tract publié par ◀l’▶Association suisse pour ◀le▶ suffrage féminin. Cette affirmation n’est pas immédiatement évidente à chacun. Et pourquoi dès ◀le▶ xiie siècle ?
C’est parce que, répond Denis de Rougemont, c’est au xiie siècle qu’a commencé ◀la▶ poésie des troubadours qui consistait dans ◀l’▶adoration ◀de▶ ◀la▶ femme. Elle était considérée par ◀le▶ poète-troubadour comme ◀le▶ seigneur à qui ◀l’▶on devait ◀l’▶obéissance, ◀l’▶allégeance, ◀la▶ fidélité. ◀Le▶ troubadour — c’est une chose complètement nouvelle — s’agenouillait devant ◀la▶ femme à qui il donnait ses vœux, comme ◀le▶ chevalier devant son seigneur. Il s’est produit à ce moment-là une extraordinaire évolution dans ◀les▶ mœurs et ce culte ◀de▶ ◀la▶ femme coïncide avec ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Vierge dans ◀l’▶Église catholique. Ceci coïncide aussi avec ◀la▶ création ◀de▶ ◀la▶ poésie, ◀de▶ ◀la▶ vraie littérature en Europe, et il y a donc un lien tout à fait évident entre ◀la▶ culture, ◀la▶ civilisation, ◀le▶ raffinement des mœurs et ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ femme. Il y a tout un ordre ◀de▶ phénomènes qui se sont produits au xiie siècle dont j’ai longuement parlé dans mon livre ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Et maintenant, c’est une chose admise : ◀le▶ rôle civilisateur ◀de▶ ◀la▶ femme dans ◀les▶ pays ◀d’▶Europe.
Mais ◀la▶ femme n’avait-elle pas plutôt un rôle ◀d’▶inspiratrice, un rôle passif en quelque sorte ?
Justement pas. Elle devenait ◀la▶ maîtresse, ◀le▶ seigneur. Ce qui s’est passé au xiie siècle, c’est que ◀les▶ femmes sont devenues des sujets ◀de▶ ◀la▶ vie non seulement culturelle, mais politique. Aliénor d’Aquitaine — petite fille du premier troubadour, qui épousa d’abord un roi de France, puis un roi d’Angleterre — est une des grandes figures agissantes du siècle. ◀Les▶ hommes, autour ◀d’▶elle, ont l’air ◀de▶ rien du tout. Après cela, il est inutile ◀de▶ dire que ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ femme a été considérable dans tout ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ culture, surtout en France, en Angleterre, en Espagne, moins en Allemagne.
Mythes germaniques
Votre analyse est-elle valable également pour ◀la▶ Suisse ?
En Suisse, nous sommes un peu tributaires ◀de▶ ◀la▶ civilisation germanique, où ◀les▶ hommes porteurs ◀de▶ ◀l’▶épée étaient seuls aptes à ◀la▶ liberté, parce que ◀l’▶épée est ◀le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ liberté pour ◀les▶ Germains. Ce qui fait que ◀les▶ hommes qui vont à ◀la▶ Landsgemeinde ont encore un sabre à ◀la▶ main — avec un parapluie dans l’autre, parce qu’il pleut toujours ! Il y a donc, chez ◀les▶ Suisses allemands notamment, et nous sommes très mélangés en Suisse romande, cette idée que ◀la▶ femme n’a pas sa place dans ◀les▶ affaires publiques qui doivent être ◀le▶ domaine des guerrières, ◀de▶ ◀l’▶homme armé, ce qui est un anachronisme complet dans ◀la▶ société actuelle, où même ◀la▶ guerre n’est plus faite par ◀les▶ gens qui portent un sabre. Si ◀l’▶on sort des mythes germaniques ◀de▶ ◀l’▶homme guerrier et si ◀l’▶on entre dans ◀la▶ société actuelle, je défie qui que ce soit ◀de▶ m’expliquer en quoi ◀les▶ hommes seraient privilégiés par rapport aux femmes dans leur activité. En quoi seraient-ils supérieurs ?
Ce mythe germanique serait donc à ◀la▶ base du refus des Suisses ◀d’▶accorder ◀l’▶égalité politique aux femmes ?
Je crois que cela forme ◀l’▶inconscient des Suisses, très fortement. Et vous savez que, dans ◀l’▶inconscient, agissent toujours des choses très anciennes dont on n’est plus maître, dont on n’a plus conscience, justement. Toutes ces valeurs qui tiennent à des époques où c’était ◀la▶ force physique qui comptait, alors que, dans notre société actuelle, il est impossible qu’on vous démontre en quoi ◀la▶ force physique privilégie quelqu’un.
Égalité, donc service militaire !
Y a-t-il des raisons historiques propres à ◀la▶ Suisse qui expliquent cette inégalité des sexes ?
Oui, parce qu’en Suisse — prenez cet exemple des Landsgemeinde — vous avez des survivances qui nous sont proches, qui sont encore mêlées à notre vie, des vieilles coutumes germaniques. Justement ◀la▶ survivance ◀de▶ ce paysan, homme libre dont ◀la▶ liberté est démontrée parce qu’il a son épée à ◀la▶ main. Comme ◀les▶ nobles au Moyen Âge, ◀les▶ hommes libres en Suisse, c’était ◀la▶ même chose, ils étaient exactement sur ◀le▶ même plan. ◀La▶ noblesse et ◀les▶ hommes libres, c’était ◀la▶ même classe. Et ◀l’▶homme libre était défini par ◀l’▶arme. Vous avez une quantité ◀de▶ gens, en Suisse, qui vous disent : c’est très bien ◀les▶ femmes, qu’elles aient ◀le▶ droit ◀de▶ vote, mais alors qu’elles fassent aussi du service militaire. Vous avez tout de suite cette liaison qui vient très directement ◀de▶ ce fond germanique, médiéval.
Lorsque vous dites que ◀les▶ femmes « ont été ◀l’▶agent principal ◀de▶ civilisation », n’exagérez-vous pas leur rôle ? En tous ◀les▶ cas, ça choque…
Ce que nous avons ◀de▶ culture, nous ◀le▶ devons à nos mères plus qu’à nos pères, en grande partie. Je n’entends pas culture au sens scolaire, universitaire du terme. Mais ◀la▶ transmission des mœurs, des coutumes, ◀de▶ ◀la▶ morale, c’est par ◀les▶ femmes que cela se fait en Europe. C’est très important et on ◀l’▶oublie toujours. D’ailleurs, je reproche beaucoup aux femmes suisses ◀d’▶avoir transporté ces valeurs militaires, ◀d’▶avoir une certaine vénération pour ◀l’▶uniforme, plus que ◀les▶ hommes souvent. Il n’en reste pas moins, que bien ou mal, c’est par ◀les▶ femmes que se fait ◀la▶ culture profonde des enfants.
Psychanalyser ◀le▶ Suisse
Est-ce propre à ◀la▶ culture européenne ? D’autres civilisations n’ont pas accordé ◀le▶ même poids au rôle ◀de▶ ◀la▶ femme.
Je pense que c’est spécifiquement européen, parce que notre civilisation est fondée sur cette idée ◀de▶ ◀la▶ famille, ◀de▶ ◀la▶ femme qui est à peu près ◀l’▶égale ◀de▶ ◀l’▶homme, moralement parlant.
Ce qui n’est absolument pas ◀le▶ cas en Asie, ce qui n’est pas ◀le▶ cas dans ◀les▶ civilisations où il y a beaucoup de femmes pour un homme. Chez nous, considérons qu’il n’y a aucune espèce ◀de▶ différence au point de vue public entre hommes et femmes. Je ne dis pas du tout qu’il n’y a pas ◀de▶ différence entre masculin et féminin. Je dis que sur le plan ◀de▶ ◀la▶ vie publique il n’y en a pas. Je n’en vois pas.
◀Les▶ seules que nous croyons voir, que nous imaginons voir, c’est à cause de ce vieux fond inconscient qui ressort et qui influe nos décisions à notre insu. Autrement dit, il faudrait une bonne petite psychanalyse ◀de▶ ◀la▶ santé des Suisses…