(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Réception du doctorat honoris causa à Zurich (29 avril 1971) » pp. 1-4

Réception du doctorat honoris causa à Zurich (29 avril 1971)a

Monsieur le Recteur, Messieurs les Doyens,

Il m’est un peu difficile de m’adresser à vous au nom des deux autres collègues que vous honorez aujourd’hui, car si leurs compétences scientifiques ou pédagogiques les désignent clairement à votre choix, on ne saurait en dire autant de mon apport à la science juridique, dont je ne crains pas d’avouer qu’il est pratiquement nul.

Il m’est arrivé de jouer avec l’idée qu’il pourrait être bien agréable, et littéralement merveilleux qu’un titre de docteur honoris causa confère d’un seul coup à celui qui le reçoit toute la science qu’il n’a pas apprise dans telle ou telle branche, un peu comme cela se produit, paraît-il, lorsqu’on injecte des cellules d’animaux bien dressés à des individus de la même espèce tout à fait ignorants, et qui se réveillent savants après l’opération, dotés de la mémoire d’un autre ! Cela viendra pour l’homme aussi, dans une ou deux générations, mais je pense qu’il y aura tout lieu de le regretter. Un savoir reçu sans effort et passivement représenterait une sérieuse atteinte à l’intégrité de la personne. Car, après tout, un homme ne se définit-il pas autant par ses ignorances plus ou moins délibérées que par ses connaissances méthodiquement acquises ? La nature de ses ignorances ne fait-elle point partie de sa personne, de son mode d’appréhension du réel, et finalement, de ce qu’il apporte d’unique au monde ?

Par bonheur, je me trouve honoré par une faculté qui n’est pas seulement « de droit » mais qui est aussi une Staatswissenschaftliche Fakultät, et bien que le second terme soit mal traduisible dans ma langue, il me rassure, je commence à mieux voir… Vu sous l’aspect de la science politique, votre geste revêt d’abord une portée confédérale, et ensuite, et au-delà, il suppose et désigne un horizon européen.

Les circonstances historiques, depuis une quarantaine d’années, m’ont amené à beaucoup réfléchir sur nos types suisses de communauté, à partir des Gemeinden ou universitates primitives qui commandaient les abords septentrionaux du Gothard, et qui furent un dernier écho du mouvement des communes lombardes dans un milieu rural encore tout imprégné de droit germanique, communautaire et pluraliste.

J’ai beaucoup écrit et parlé là-dessus. Et finalement, j’ai découvert que toutes mes idées sur la Suisse, sur sa formation et sur ses formules politiques m’avaient mené à l’idée d’union du continent — et que mon utopie de l’Europe n’était rien d’autre, en dernière analyse, que la réalité de la Suisse !

Ainsi votre geste, Messieurs, se trouve revêtir également une certaine signification européenne. Ce qui me le rend particulièrement émouvant, c’est qu’il provienne de l’université qui, en 1946, offrit à Winston Churchill la tribune d’où il allait lancer son appel aussitôt célèbre à l’union des Européens « dans les ruines de leurs villes et leurs foyers », appel qui joua un si grand rôle à la naissance du mouvement européen. Churchill invitait la France et l’Allemagne à se prendre par la main, la Grande-Bretagne jouant le rôle d’une marraine bienveillante mais pas dupe. Son discours eut l’effet paradoxal d’accélérer la formation de l’Europe tout en retardant jusqu’à ce jour l’adhésion britannique aux Six.

Entre l’Europe unie qu’il appelait de ses vœux et l’avenir de son propre pays, Churchill ne voyait pas de continuité logique.

Qu’en est-il aujourd’hui de la Suisse et de l’Europe, et de la continuité logique de l’une à l’autre ?

J’entends dire bien souvent, et plus souvent encore j’entends que l’on pense sans le dire : — notre petite Suisse ne va-t-elle pas se perdre dans l’Europe unifiée des technocrates ?

À cette question, qui est bien plutôt l’expression d’une angoisse réelle qu’une objection de nature politique, je voudrais répondre deux choses : — Je ne crois pas que l’Europe se fera jamais par la coalition de nos États-nations, formule désastreuse pour la Suisse ; mais je crois que la seule Europe qui a des chances de se réaliser sera l’Europe fédéraliste, helvétisée.

Je ne crois pas à l’alliance de nos États-nations, parce qu’on ne peut pas fonder l’union sur l’obstacle par excellence à toute union qu’est la souveraineté absolue, mythe hérité des monarchies de droit divin. Je ne crois pas aux promesses des ministres qui nous annoncent depuis plus de vingt ans leur intention de faire l’Europe sans sacrifier leurs souverainetés. Je ne crois pas à cette amicale des misanthropes ! C’est une chose que l’on peut écrire mais qu’on ne peut faire, car ou bien vous formez une amicale, mais alors vous n’êtes plus des misanthropes, ou bien vous restez misanthropes, mais alors l’amicale est exclue.

Je ne souhaite nullement l’adhésion de la Suisse à quelque Europe des États unifiés par des ministres ou par des technocrates. Le vrai problème me paraît être l’adhésion de l’Europe à la Suisse, l’adhésion des Européens à la formule fédéraliste qui a fait la Suisse et qui demeure sa raison d’être. En d’autres termes : je ne crains rien pour l’avenir de la Suisse en Europe, étant bien convaincu que l’avenir de l’Europe ne saurait être qu’helvétique !

Si ces paroles vous semblent trop hardies, voire téméraires, permettez-moi de les appuyer sur l’autorité, on ne peut plus opportune en l’occurrence, d’un homme qui fut à la fois un grand juriste, un grand Européen, et un grand Zurichois, je veux parler de Johann Caspar Bluntschli.

Décrivant ce qu’il appelait le « caractère international de la nationalité politique des Suisses », il écrivait en 1875 :

Dadurch hat die Schweiz in ihrem Bereiche Ideen und Prinzipien geklärt und verwirklicht, welche fur die ganze europäische Staatenwelt segensreich und fruchtbar, welche bestimmt sind, dereinst auch den Frieden Europas zu sichern… Wenn dereinst das Ideal der Zukunft verwirklicht sein wird, dann mag die internationale Schweizernationalität in der grösseren europäischen Gemeinschaft aufgelöst werden. Sie wird nicht vergeblich und nicht unrühmlich gelebt haben.

Sur quoi Bluntschli propose un modèle d’union européenne dirigée par un conseil fédéral et un sénat représentant les peuples, et il conclut avec une sobriété tout helvétique :

Dieser neue Vorschlag einer europäischen Bundesverfassung ist nicht glänzend und nicht ungewöhnlich, er ist nüchtern und bescheiden ; aber indem er sich an die realen Mächte hält und diesen die Erfüllung der hoheren idealen Aufgaben anvertraut, ist er, wie ich hoffe, eher ausführbar und wirkungsvoller als die früheren Pläne…

Chers amis zurichois, si je puis me dire patriote suisse, c’est peut-être dans la mesure où ces phrases de Bluntschli me touchent.

Sobriété, efficacité, réalisme, au service de solidarités plus vastes, qui nous unissent, mais nous incitent aussi à dépasser l’égoïsme inhérent à toute union : voilà le meilleur de la tradition suisse, nulle part plus sensible à Zurich que dans votre université.

C’est cet esprit qui donne tout son prix aux distinctions que vous venez de nous conférer, et pour lesquelles, au nom de mes deux collègues comme du mien, c’est un honneur pour moi de vous exprimer notre profonde reconnaissance.